Ici la route du Tour de France 1949 (2)

Pour ceux et celles qui auraient manqué les premières étapes :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/04/ici-la-route-du-tour-de-france-1949-1/

Vous avez bien profité de la journée de repos aux Sables-d’Olonne ?
Comme, par exemple, le coureur de l’équipe d’Île-de-France Émile Idée qui se prélasse à la plage en famille. Le grand Fausto Coppi se contente, lui, de tremper les pieds dans le bidet de sa salle de bains à l’hôtel.

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Photos, veilles photos des Tours de ma jeunesse, des scènes que vous ne risquez plus de connaître avec les coureurs d’aujourd’hui calfeutrés au fond des cars pullman de leurs équipes. Et pourtant demain, les champions du Tour de 1949 reprennent la route avec au menu, une étape contre la montre de 92 kilomètres, ça aussi vous n’avez aucune chance de le revivre.

L'Equipe Coppi

Sous le soleil de Vendée, les suiveurs supputent sur les chances de victoire à Paris des deux super favoris italiens, Gino Bartali, vainqueur du Tour de France précédent, et Fausto Coppi, triomphateur dans le récent Giro et dont les espoirs se sont singulièrement amenuisés.
Dans Miroir-Sprint, Albert Baker d’Isy – une brillante plume qui, comme celle d’Antoine Blondin, se dilua dans la distillation – établit un premier bilan :
« Le Tour n’a pas encore atteint le tiers de son kilométrage et toutes les opinions émises actuellement ne sauraient être que provisoires. Seuls, pour l’instant, les coureurs sont en mesure de donner des appréciations valables sur la condition physique » réelle des rescapés. Pour avoir bavardé avec tous les favoris, et les autres, nous pouvons écrire aujourd’hui que Gino Bartali réalise l’unanimité des voix auprès de ses adversaires.
Brûlé résumait ainsi la conviction générale : « Bartali est le seul homme qui n’ait pas encore fait appel à toutes ses forces. Je l’ai vu conserver l’œil clair dans l’échauffourée de Saint-Malo et hier encore entre Nantes et Les Sables, alors que nous étions tous à plat ventre. Ces signes ne trompent pas : c’est Gino qui sera le principal adversaire de Marinelli à partir de Bordeaux. »
Le « cas » Coppi, par contre, est diversement commenté. En réalité, le recordman de l’heure s’ennuie dans une course qui n’est pas faite pour les « pur-sang ». mais il ne rentrera pas chez lui avant d’avoir réalisé un exploit retentissant susceptible, par la suite, de porter ombrage au vainqueur lui-même, et qui laissera planer un doute sur la supériorité de ce dernier relativement à la sienne.
Le petit Jacques Marinelli a joué la bonne carte, comme l’avait fait Louison Bobet l’an passé. S’il parvient à passer les Pyrénées avec le maillot jaune, il prendra place parmi cette collection de « héros malheureux » qui ont fait la gloire du Tour. Mais il lui restera, même en cas de défaite, la satisfaction d’avoir été l’homme du début, celui qui aura porté le premier coup de pioche à « l’édifice » Coppi.
Vietto qui n’est pas homme à se laisser étonner, a été conquis par la résistance de ce petit bonhomme, qui s’est offert la liberté d’attaquer depuis Paris et … de reléguer l’équipe de France au second plan des compte-rendus. Mais il ne croit pas à la victoire du gars de Blanc-Mesnil, ainsi qu’il le déclarait : « Si Marinelli arrivait à Briançon avec le maillot jaune, je le saluerais comme le plus grand champion que j’ai connu. Mais des Sables à la ville des forts, beaucoup d’heures de selle nous séparent. »
À présent, vous en savez aussi long que nous sur ce Tour, un Tour commencé comme les précédents et qui se terminera (peut-être) comme « le » précédent. C’est-dire par le triomphe de Bartali. C’est du moins ce qui se disait le 6 juillet 1949 aux Sables-d’Olonne. »
Vous avez les doigts qui tapotent les cocottes de freins ? Vous avez hâte de connaître la réaction de Fausto ?

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Louis Nucera vous fournit la réponse :
« Qui pouvait le croire destitué d’orgueil ? Quelques-uns. On vit même des augures, durant la journée de repos aux Sables-d’Olonne, le rayer de la liste des favoris. Selon eux, il n’en restait qu’un : Gino Bartali. Il était expédient de l’admettre.
Pour certains, sa fragilité morale en faisait un champion incapable d’exploits considérables hors des frontières d’Italie ; pour d’autres, il se contenterait de gagner une étape puis se replierait outre-Alpes. Alfredo Binda, à l’époque où il courait, n’avait pas fait mieux.

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Et il y eut la victoire contre la montre sur les 92 kilomètres séparant Les Sables de La Rochelle ! Est-ce en imaginant l’existence future d’un Coppi que l’homme inventa le vélo ? L’observant, il était possible de se le demander. Avec lui, la bicyclette devenait l’instrument le plus docile qui fût.
« Fausto semble, dans son effort solitaire, dépouillé de toute attache terrestre. Il se détache des autres par le résultat chiffré mais aussi par son élégance suprême. Impossible de haïr le mouvement qui déplace ses lignes quand, juché haut sur son vélo, il pédale. » Par ces propos, Jacques Goddet résumait l’opinion de beaucoup. Et l’Aigle, qui, à Saint-Malo, risqua de s’ensevelir dans une capitulation, survola l’étape. »
Le Suisse Ferdi Kubler, l’aigle d’Adliswil, qui a fini en boulet de canon, est second à 1’ 32’’. La Perruche, le maillot jaune Marinelli perd 7’ 32’’. Èmile Idée, ancien vainqueur du Grand Prix des Nations, la plus prestigieuse course contre la montre, qui se dorait sur le sable la veille, est relégué à plus de dix minutes. Pour les Tricolores, c’est la débandade.
Quant à Bartali, réputé plutôt grimpeur, il finit honorablement sixième ne concédant que 4’ 31’’ : « D’aucuns continuaient à estimer que tel qu’il était bâti à chaux et à sable, il viendrait à bout de l’anxieux Fausto. Gino se joue des éléments, répétaient-ils. Le froid le plus intense ne le gêne pas et par la pire des canicules, il boirait de l’eau salée en disant : « Les poissons en boivent bien, ils n’ont pas plus soif pour autant … » »

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Puni par je ne sais quel diable, Ange Le Strat ne prend pas le départ de la 8ème étape La Rochelle-Bordeaux.
Les coureurs n’ont pas envie d’attaquer. Les efforts de la veille ont sans doute durci leurs muscles.

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Louis Nucera : « C’est au cours de cette étape que le premier maillot jaune du Tour 1949 abandonna. « Déchirure musculaire à la cuisse », tel fut le verdict du docteur Mathieu. Cent kilomètres après le départ, Marcel Dussault, en sanglots, monta dans l’ambulance. C’est durant cette étape aussi que Guy Lapébie fit une sacrée culbute sur les pavés de Rochefort : le cadre de sa monture se cassa net. Originaire de Saint-Geours-de-Marenne, dans les Landes, Guy Lapébie était chez lui à Bordeaux. »
À une trentaine de kilomètres de l’arrivée, en compagnie des Belges Van Steenbergen et Impanis, de Louis Caput, Maurice Diot, Jean Blanc, Pierre Tacca et du « cadet italien » Peverelli, il rejoint un autre régional du jour, Robert Desbats de Saint-Aubin-de-Médoc.
Le sprint au vélodrome du Parc Lescure semble devoir se jouer entre le redoutable Belge Rik Van Steenbergen et Guy Lapébie, excellent pistard vainqueur des Six Jours de Paris l’année précédente.
Le Belge déboule largement en tête puis s’effondre complètement et se fait dépasser par Lapébie. La foule girondine est au comble du bonheur, mais pas le célèbre radioreporter Georges Briquet … qui soupçonne Lapébie d’avoir acheté son succès.

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Pour sa défense, Van Steenbergen plaide ne pas avoir entendu la cloche et s’être trompé d’un tour ou de ligne, et ajoute : « Si j’avais abusé de la confiance de mes équipiers, je n’oserais plus me présenter devant eux. » On ne saura jamais la vérité !
Louis Nucera conclut : « Guy Lapébie était dans les bras de son frère Roger, surnommé « le Végétarien » et vainqueur du Tour de France 1937 (il y eut aussi pas mal de micmacs dans ce Tour dont l’historien Pierre Miquel fit un livre intéressant ndlr). Tout à sa joie, indifférent au tumulte, il avait oublié les fatigues d’une journée éreintante.
Les angoisses de la perplexité avaient déserté Coppi. Son emprise sur lui-même s’affermissait de nouveau. Durant l’étape, la majorité s’en était tenue aux préceptes de la course « à l’italienne » : inutile d’attaquer sans relâche car ce que tu dépenses de forces aujourd’hui, tu ne l’auras pas en réserve demain. Les Pyrénées pointent leurs cimes. »
À l’occasion de la 9ème étape Bordeaux-San Sebastian, le tour de France pénètre pour la première fois en Espagne. Ironie du sort … il n’y a plus aucun Espagnol dans le peloton !
« L’air du pays stimule le Basque Albert Dolhats, dit « Bébert les Gros Mollets » car à l’inverse de la plupart des coureurs ses muscles n’étaient pas ceux d’un longiligne. Il se devait d’honorer sa famille, ses amis, ses années d’illusions quand, dans sa candeur, il imaginait que vivats, pactoles et arcs de triomphe lui étaient naturellement dévolus.
À Tarnos, le public hurla son nom : il devançait un groupe d’attaquants. À Bayonne, « chirula » et ttunttun » jouaient encore pour lui seul. À partir de Saint-Jean-de-Luz, une offensive d’Édouard Fachleitner – celui qu’on appelle « le Berger de Manosque » et avec qui Jean Giono aimait à discuter sur les pentes du mont d’Or et les ombrages de Saint-Pancrace au-dessus de Pradines – anéantit ses illusions.

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À Irun, Caput, Ockers (l’homme au doigt cassé), Dupont, Pezzi et Demulder tenaient la tête. Nul ne les rejoignit. À Saint-Sébastien, l’arc de triomphe convoité par Dolhats fut pour Louis Caput. Il n’y avait plus d’Espagnols en course. Mais sur le circuit d’Amara, la foule était dense et frénétique.
Coppi terminait à 3 min 51 sec. Il polarisait de plus en plus l’attention, comme si une certaine poésie sourdait de cet homme par sa manière d’être dans ses rapports permanents avec les menus faits de la vie. « Revenez l’an prochain » dit l’alcade aux coureurs. »

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Le 10 juillet au matin, tout San Sebastian est sur la célèbre concha pour voir partir les coureurs vers Pau.
La 10ème étape s’annonce sans histoire avec juste quelques hors-d’œuvre avant l’étape des 4 grands cols pyrénéens : les cols de la Croix-des-Bouquets, de Saint-Ignace (« c’est un petit nom charmant » chantait Fernandel !) et d’Osquich.
Elle va tout bouleverser, pourtant, de course, il n’y en aura pas ou si peu.
Une échappée est lancée dès le 7ème kilomètre par Fiorenzo Magni, Édouard Fachleitner, Raymond Impanis, Serafino Biagioni, ainsi que Bernard Gauthier et Corrieri qui disparaissent très tôt.
C’est un désastre pour l’équipe de France. Souffrant d’un ganglion à l’aine, Louison Bobet est aussitôt lâché et abandonne au pied du col de la Croix-Bouquets. Saisi de contractures musculaires aux mollets, Guy Lapébie fait de même. Bernard Gauthier, Camille Danguillaume et Maurice Diot terminent hors des délais et connaissent la honte de l’élimination.

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L’écart entre les 4 échappés et le peloton apathique ne cesse de croître pour atteindre 20’ 36’’dans la cité d’Henri IV.
Fiorenzo Magni l’emporte au sprint et s’empare du maillot jaune que Jacques Marinelli, qui a préféré calquer sa course sur Bartali, n’a pas défendu avec grande conviction malgré quelques larmes de circonstance.

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Magni ne montre pas une joie débordante. Il rumine encore que malgré son palmarès (Tour d’Italie 1948 et Tour des Flandres 1949 qui lui vaudra bientôt le surnom de Lion des Flandres), il a été affecté à l’équipe réserve des Cadetti italiens et … qu’Alfredo Binda, le directeur technique de l’équipe A, ait ordonné à Biagioni de ne pas rouler dans l’échappée.
Le lendemain, la Grande Boucle faisait relâche (encore ?) si j’en crois Louis Nucera dont la plume semble très alerte : « Les jambes dans la laine, on se prélassait dans les chambres en évitant le moindre effort. Gino Bartali renonça à se rendre à Lourdes. René Vietto demanda qu’on bouche les oreilles de son protégé Apo Lazaridès, si on souhaitait qu’il améliore son classement. Son explication ? Il fronça le front, hocha la tête et fit languir ses interlocuteurs avant de déclarer d’un ton pénétré : « Que voulez-vous ? Autrement, il est perdu le pôvre … Dès qu’il entend : « Vas-y Apo », il fonce sans réfléchir … »
Et Fausto ? Songeait-il à l’interrogation de Dino Buzzati le concernant : « Est-ce un fou, un maniaque, un mystique de la bicyclette, une espèce de chevalier errant ? » À l’affirmation de Jacques Perret : « Si le rocher de Sisyphe avait été muni de pédales, il eût –grâce à Coppi- roulé sans peine jusqu’au sommet à la barbe de Jupiter » ? … On percevait son rayonnement ; mais aussi sa solitude comme si à force d’être glorifié il devinait qu’on pouvait mieux encore le broyer. On exigeait toujours plus de lui. Il sortait du Tour d’Italie qu’il avait gagné et, dans leur démesure insatiable, ses supporters réclamaient d’autres victoires, défiant l’univers en son nom, eux qui, souvent, se contentaient de bravades de bistrots. Sous les fenêtres des hôtels où logeaient les coursiers, on dansait et entonnait couplets et refrains. La tradition le voulait. Jeanne III d’Albret, reine de Navarre, n’avait-elle pas chanté en mettant au monde, au château de Pau, celui qui allait devenir Henri IV ? Son père le lui avait demandé. La « princesse virile » obtempéra. L’accouchement sans douleur naquit-il ce jour-là ? »

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Dans sa chronique Des bornes … et des hommes, Georges Pagnoud revient sur l’abandon de Louison Bobet avec un billet intitulé N’avez-vous rien à déclarer ? :
« Raymond Le Bert, masseur du Stade Rennais, avait été engagé comme l’un des masseurs de l’équipe de France. Mais les rangs de celle-ci étant devenus très clairsemés, il suit son ami Bobet dans sa retraite. Il a consigné tous les malheurs que connut Louison sur un petit carnet. Nous ne recopierons pas mot à mot le carnet, car les termes en sont trop techniques. Résumons néanmoins tous les ennuis que valut à Louison sa chute de Boulogne :
1) une plaie au genou gauche
2) 2) une plaie très importante sur la hanche qui faillit entraîner l’adhémite
3) une forte contusion articulaire du coude gauche avec hémorragie interne
4) une plaie plus légère à l’épaule gauche et à la main
Ajoutons que l’enfant de Saint-Méen-le-Grand a frisé de peu la septicémie et on comprendra que son abandon s’explique dans une large mesure. »
Il me semble qu’il a oublié l’anthrax ! Pauvre Louison : « J’ai les hanches qui s’démanchent/L’épigastre qui s’encastre/L’abdomen qui s’démène/J’ai l’thorax qui s’désaxe » chantait le comique troupier Ouvrard !
À Pau aussi, l’ancien champion d’athlétisme Marcel Hansenne reconverti chroniqueur dans But&Club, clame … Merci pour les belles vacances :
« On m’avait dit : « Vous verrez, le Tour de France, ce sont de véritables vacances … » Cela m’avait paru assez plausible. Après tout, il ne s’agit que de suivre des coureurs. Mais après la 9ème étape, j’ai eu la curiosité de me regarder dans une glace. Et j’ai cru apercevoir un marcheur de la faim.
Si c’est ça qu’on appelle des vacances … Je passe sur les incidents de la route et pourtant je trouve scandaleux que l’on ait fait une telle publicité au doigt cassé de Stan Ockers alors que mes deux piqûres de guêpes passèrent tellement inaperçues. Une au bras droit qui m’empêchait d’écrire, et l’autre au mollet gauche qui me faisait boiter.
Vous voyez le tragique de la situation. Quant à me restaurer en route, cela dépend entièrement du chef de notre voiture, un homme despotique et de peu d’appétit. Nous ne pouvons nous désaltérer que lorsqu’il a soif et c’est avec envie que je regarde les coureurs s’arrêter près d’une fontaine.
Mais tout cela n’est encore rien. Noir et courbaturé, nous nous précipitons, après la course, vers l’hôtel et nous déballons, à la hâte, machine à écrire et bloc-notes. La grande compétition contre la montre est commencée. Tous les quarts d’heure, on frappe à la porte et une voix désagréable nous dit : « alors, cette copie, ça vient ? »
Les paupières tombantes de sommeil, on fait travailler la matière grise à toute vitesse. Mais aussi rapidement que soit fait le travail, c’est encore trop lent et l’on peut être certain que le patron ne vous regardera pas d’un œil reconnaissant.
Enfin, vers 21 heures, tout est fini. Avec un ouf de soulagement, on prend un bain pour se soulager de toute la crasse accumulée pendant le voyage.
Et à 21h 30, on se met à table. C’est là que les malheurs recommencent. Car, cette table est rarement complète, il manque un camarade, ou deux, et on ne peut vraiment pas leur faire l’affront de commencer sans eux.
Finalement, il n’est pas loin de minuit, lorsqu’on peut enfin se glisser entre les draps. Hélas, on a une chambre qui donne sur la cour et, dans cette cour, il y a les mécanos qui réparent les vélos jusqu’à 1 heure du matin et parfois plus. On les entend donner des coups de marteau. Laisser tomber des clés sur le sol. Enfin l’on s’endort mais, pour comble de malchance, le dévoué « Trois Pattes » s’étant levé à l’aube, vient réclamer vos valises à 6h 30 pour les mettre dans le camion qui les transportera vers l’arrivée.
Ou, alors, les circonstances font que vous partagez la chambre avec un camarade et que ce dernier est tellement consciencieux, qu’il passe la nuit à vérifier le classement général pour voir si aucune erreur ne s’était glissée.
À 7 heures parfois, tout le monde est à nouveau sur pied de guerre, bâillant à qui mieux mieux. Et la nouvelle journée s’allonge longue et fatigante …
Il y en a qui ont le toupet d’appeler cela des vacances ! »
En cette journée de repos, Jean Robic est allé rouler un bout, c’est peut-être un détail pour vous, Il connaît pourtant bien cette étape pour y avoir effectué une échappée extraordinaire lors de son Tour victorieux de 1947. Le magazine But&Club n’est pas peu fier de présenter à ses lecteurs « en exclusivité » Tête de cuir sans casque, lunettes de soleil, tricot de peau (bonjour le bronzage paysan !) et short, s’entraînant dans le col d’Aubisque.

Robic reconnaît l'Aubisque

Pour la « bataille de pauluchon », je vous concocte un petit cocktail : un zeste de Louis Nucera, une pincée de Christian Laborde, deux doigts de René Mellix et Pierre Chany, et quelques autres épices dénichés au fil de mes lectures.
Comme les Mousquetaires, les grands cols pyrénéens ne sont pas trois, mais quatre !
« Le col d’Aubisque, quand il fait chaud, c’est le bagne. Il faisait chaud. Le Tour s’engageait avec lenteur dans un immense brasier. Sous leurs casquettes, Coppi et Bartali avaient glissé des feuilles de chou, et la tête de Jacques Goddet disparaissait sous un casque colonial, comme le pied d’un bolet sous sa calotte. Les motards de la presse avaient tombé la chemise. Au virage de Gourette, quelques spectateurs en maillots de bain, abrités du soleil par des chapeaux de gendarmes en papier, actionnaient la pompe d’incendie, arrosant sur cinquante mètres, le marécage du goudron fondu.
Une minute derrière Coppi et Bartali, Apo Lazaridès faisait des pointes sur les pédales. Il montait nu-tête, immédiatement suivi de Robic casqué …
En tête, Bartali y allait de son style caractéristique, donnant dix coups de pédale et s’accordant ensuite un bref temps de repos. La sueur coulait par tous les pores de son visage, mais celui de Coppi n’était pas moins inondé… »
C’est à ce moment qu’on a coutume de situer le célèbre échange de bidon entre Coppi et Bartali. Le cliché appartient tellement à la légende des cycles qu’avec le temps, sa localisation et son interprétation varient. Certains placent la scène dans ce Tour de France 1949, d’autres dans celui de 1952 certains dans les Pyrénées, d’autres dans divers cols des Alpes.
On parla de bidon, de gourde, il semblerait qu’il s’agisse ici d’une bouteille d’eau. Et qui des deux compatriotes, fit offrande à l’autre ? Fausto prétendait que c’était lui, Gino dit le Pieux soutenait mordicus que son rival ne lui avait jamais rien donné pendant sa carrière …
Allez savoir ! En fait, il y aurait eu plusieurs échanges.
On pourrait développer une thèse ou écrire un roman sur ce sujet… bidon. Nul besoin de posséder le talent de l’as du barreau Éric Dupond-Moretti dans la recherche de la vérité.
Ainsi, nous pouvons éliminer d’emblée la couverture du magazine italien puisqu’elle date de 1952 et que Coppi porte le maillot jaune. C’est de cette image que s’inspira Henry Anglade (un excellent coureur dont je vous reparlerai cet été) pour réaliser son vitrail dans la chapelle Notre-Dame des Cyclistes de La Bastide d’Armagnac.

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Si vous comparez les deux photographies vert sépia prises à l’époque, lors de la même étape Pau-Luchon, par les deux revues concurrentes Miroir-Sprint et But&Club, vous observez que les deux campionissimi ont changé de côté (que ne ferait-on pas aujourd’hui avec Photoshop !).

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Un mauvais esprit pourrait même invalider le verdict pour vice de forme quand on lit le petit encadré destiné à « nos amis lecteurs de Miroir-Sprint :
« L’étape Pau-Luchon a été un jour de malchance pour « Miroir-Sprint ». Outre l’accident que notre voiture a causé au malheureux Lazaridès et que Charles Pélissier vous explique d’autre part, l’avion spécial qui transportait notre production photographique a été contraint à un atterrissage forcé.
Miroir-Sprint aurait pu SORTIR DANS LES DÉLAIS UN NUMÉRO SPÉCIAL grâce à ses archives, mais IL N’A PAS VOULU TRICHER AVEC SES LECTEURS. C’est ce qui explique le retard apporté à notre parution. Mais Miroir-Sprint sait d’autre part qu’il garde ainsi l’estime et la fidélité de ses amis. C’est ce qui lui tient le plus à cœur. »
Il faut féliciter la déontologie des journalistes de l’époque. On nous balance aujourd’hui tellement de fake news illustrées par des photos de banques de données qui n’ont aucun lien temporel.
Un autre esprit suspicieux pourrait prétendre que Miroir-Sprint était un magazine proche du Parti Communiste Français et qu’en matière de communication et de propagande … ! Allez, roulons !
Christian Laborde, pyrénéen pure souche, a, lui, vite fait son choix avec lyrisme :
« L’Aubisque, c’est le col de l’Aube, et tout est clair dans le col d’Aubisque en 1949 : il y a Fausto Coppi et à côté de lui Gino Bartali. En route, deux Italie.
Bartali, c’est l’Italie de la Vierge Marie et des bonnes sœurs, Coppi l’Italie des rationalistes. Comme l’écrit Curzio Malaparte : « Coppi n’a personne au ciel pour s’occuper de lui. »
Et dans l’Aubisque, c’est Fausto Coppi qui va s’occuper de Gino Bartali. Le soleil cogne comme un dératé, et tous les deux ont glissé sous leur casquette une feuille de chou pour se protéger de l’insolation. Au-dessus de Gourette, sur la route en corniche, Gino saisit son bidon, le porte à ses lèvres : il est vide. Aussitôt Coppi, son rival, lui tend le sien : « Tiens, il en reste ».
Tout est clair. La chevalerie, c’est la clarté humaine dans la clarté de l’Aubisque. »
Louis Nucera poursuit l’ascension : « Quelle étape mes aïeux ! ». Peu après cet instant de partage, « À mi-Aubisque, Fausto Coppi s’affranchissait de ses barreaux, quittait la volière. Derrière les dos se voûtaient, les poumons flambaient, les cœurs s’affolaient. En haut, il précédait Apo et Lucien Lazaridès de plus d’une minute » et empochait la minute de bonification attribuée au sommet des cols de première catégorie.

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« Dans la descente, il (Coppi) crevait. La volonté a aussi l’adversité pour fouet. Au faîte du Tourmalet, il était de nouveau en tête devant Apo Lazaridès. Où culmine l’Aspin, les deux champions roulaient toujours de conserve. Dans Peyresourde, tandis que la canicule faisait gémir jusqu’aux roches, Coppi stoppait ; boyau arrière éclaté. Quelques kilomètres plus loin, une voiture dans laquelle Charles Pélissier avait pris place heurtait le guidon d’Apo Lazaridés. »
Laissons le très populaire ancien champion français donner sa version des faits :
« Nul plus que moi n’a regretté l’accident survenu à Apo Lazaridès, à quelques centaines de mètres du sommet de Peyresourde. Je suis, et pour cause, l’un des principaux témoins de cet accident.
Voilà deux Tours de France que je fais avec mon conducteur Jacques Rami, qui en avait déjà plusieurs à son actif. C’est dire que ce garçon calme et prudent possède l’expérience indispensable pour rouler derrière ou à côté du peloton. Victime d’une panne aujourd’hui, c’était seulement la seconde fois que notre voiture doublait les coureurs. D’ailleurs, nous passons ceux-ci le moins possible car mon expérience connaît trop les désagréments que cela comporte pour eux. Mais, enfin, journalistes et photographes ont aussi une tâche à assurer.
Apo montant en danseuse et s’écartant de la ligne droite au moment où nous étions déjà engagés – des spectateurs imprudents suivant au pas de course pour l’asperger durant 25 mètres valurent à Lazaridès de se rabattre sur la droite. À ce moment, son guidon heurta l’aile avant de notre voiture, ce qui le déséquilibra, le fit tomber devant notre roue avant gauche et lui écrasa son vélo.
Il y eut heureusement plus de peur que de mal et notre petit Cannois, après avoir subi une dépression nerveuse très naturelle, voulut bien me faire confiance, ce qui me permit de l’aider progressivement à marcher puis de le prendre dans mes bras, de le consoler, puis quand un vélo de rechange fut trouvé, de l’aider à repartir.
Je regretterai évidemment longtemps ce coup du sort d’autant plus que, vous ne l’ignorez pas, j’ai fait de ce sympathique Apo l’un de mes grands favoris.
À l’arrivée, je me suis précipité à l’Hôtel Continental de Luchon, prendre de ses nouvelles. Je l’ai trouvé dans les mains de son masseur niçois Lucetti, très détendu.
Il regrettait certes la victoire qui semblait vraiment à sa portée aujourd’hui. Mais il ne nous en voulait pas et c’est très gentiment qu’il a conclu : « Dîtes surtout à votre chauffeur qu’il ne se rende pas malade pour cela ».
Vous voyez que je n’élude pas les responsabilités. Mais alors, amis sportifs, laissez-moi vous dire ce qui suit : les spectateurs, surtout ceux des cols, ne sont vraiment pas assez disciplinés … »

Apo et Lucien Lazarides-1949-07-13+-+Miroir+Sprint+-+06Apo Lazaridès héros malheureux1949-07-13+-+Miroir+Sprint+-+13

accident Apo Lazarides1949-07-13+-+BUT-CLUB+190+-+36th+Tour+de+France+-+011ARobic gagne à Luchon

Louis Nucera reprend son récit : « À Luchon, Jean Robic, 1m 57, 56 kg, sorte d’abrégé d’opiniâtreté et de panache, gagnait. Déjà, en 1947, après une échappée solitaire de 250 kilomètres il avait remporté l’étape Luchon-Pau. Les Pyrénées lui faisaient les yeux doux. Lucien Lazaridès parvenait au but en même temps que lui. Coppi était 3ème …
Au classement général, Coppi se trouvait à moins d’un quart d’heure du maillot jaune Magni. Fachleitner était deuxième. Comme chaque soir, il appela sa femme à Manosque, lui parla, s’adressa ensuite à son chien et exigea qu’il aboie au téléphone. C’était un rite. Il en sortait requinqué.
Comme chaque soir aussi, et plus encore au terme des damnations d’une étape de montagne, le bureau des pleurs était ouvert. Ulcéré et bourru, René Vietto racontait sa culbute sous le tunnel de l’Aubisque et son fantastique retour aux premières places malgré ses blessures. André Brûlé écumait contre les spectateurs qui l’arrosaient d’eau glacée : il toussait à fendre l’âme et envisageait l’abandon tant il souffrait du dos …
… Seul, peut-être, l’Italien Alfredo Martini se montrait d’une placidité épanouie. Dans un bistrot, il avait pris une bouteille au hasard et en avait rempli son bidon. C’était du pastis … »
Voici l’analyse d’Albert Baker d’Isy à Luchon :
« Le double drame de Peyresourde, d’abord la crevaison de Coppi puis l’accident d’Apo Lazaridès, ont lourdement pesé sur le résultat à Luchon de l’étape reine des Pyrénées. Non pas qu’il soit question de critiquer la victoire de Jean Robic devant Lucien Lazaridès. L’un et l’autre, au contraire, ont terminé l’étape en beauté, regagnant dix minutes et rejoignant le groupe de tête dans les deux derniers cols. Victimes tous deux de crevaisons dans la descente de l’Aubisque, Lucien Lazaridéè à 3’ 54’’ et Robic à 4’ 17’’ de Sa Majesté Fausto Coppi, semblaient hors course (pour la victoire à Luchon, bien entendu).
Pourtant la montée d’Aspin leur permit de revenir sur le tandem majeur de l’étape Apo-Fausto alors que Gino était dépassé et perdait du terrain.
Donc, précisons-le, la victoire remportée par des « revenus » sur les attaquants des premiers cols ne saurait être du reste considérée come une victoire de seconde zone. Mais puisqu’il faut déjà penser par delà les étapes du Midi aux grandes batailles des Alpes et à la victoire finale, on doit regretter la minute perdue par Coppi et surtout les 4’ 30’’ plus la bonification qu’Apo a dû abandonner à Robic. On a beau se dire qu’il ne s’agit que d’un simple épisode d’un grand drame et que les vraies batailles se joueront à Briançon, Aoste et Lausanne, on ne peut s’empêcher de songer que le Tour peut aussi être gagné ou perdu pour moins que cela. »

Descente Soulor1949-07-15+-+Miroir+Sprint+-+07Fachleitner Ste-Marie de Campan1949-07-13+-+Miroir+Sprint+-+11René Vietto1949-07-13+-+Miroir+Sprint+-+15

Dans le Miroir des Sports, Gaston Bénac apparaît sceptique sur les chances de victoire finale de Coppi et fait preuve d’un optimisme cocardier un peu excessif :
« La grandiose offensive italienne qui devait tout culbuter a fait long feu après le Tourmalet. Et son échec, en permettant une belle victoire française obtenue par deux tricolores, deux Bretons, un Azuréen et un Parisien, a redoré le blason de l’ensemble de nos formations. Que Fiorenzo Magni ait conservé de justesse le maillot jaune constitue presque une surprise, car l’athlétique Italien au crâne légèrement déplumé n’est pas un grimpeur, de loin s’en faut. Il ne reste pas moins la proie facile, dans les Alpes, des escaladeurs qui accourent à l’arrière.
Le Tour de France a pris un nouveau départ, et bien des hommes de la plaine se trouvent relégués maintenant à leur véritable rang.
Mais on revient bien vite aux Italiens qui firent figure de croquemitaines dans l’Aubisque et qui perdirent la partie devant l’obstination d’Apo Lazaridès qui s’accrocha impitoyablement à la roue de Coppi ; et les ardentes contre-attaques de Robic et de Lucien Lazaridès qui ressemblèrent à deux roquets acharnés à poursuivre le dogue. Devant le feu croisé des deux Azuréens et du Breton, Bartali perdit pied le premier, et sa crevaison de Sainte-Matie-de-Campan le relègue à plus de trois minutes du premier.
Coppi qui s’était élancé vers le sommet de l’Aubisque en vainqueur, s’il fut malchanceux en crevant d’abord dans la scandaleuse descente de Soulor, poussiéreuse et parsemée de silex, ensuite peu avant le sommet de Peyresourde, me parut dans les derniers kilomètres, et fatigué et découragé.
Dans Peyresourde, alors que Lucien Lazaridès, le plus frais de tous, menait très fort, Coppi, en queue du groupe, n’avait pas la figure d’un vainqueur. Il pédalait dans un style heurté, la bouche ouverte, en tirant la langue. Non, ce n’était plus le beau Fausto s’envolant vers le sommet de l’Aubisque.
Qu’en déduire, si ce n’est trois choses :
1.Coppi n’est pas l’homme des efforts répétés
2.Il se décourage rapidement lorsqu’il est rejoint, ce qui ne lui arrive jamais en Italie
3.Il porte dans ses jambes le poids de trop de courses cette saison
Qu’en conclure, si ce n’est qu’il est très possible que Coppi ait perdu le Tour de France, et que Bartali devienne bientôt le leader, malgré son classement à l’arrivée ? Car, lui, il récupère plus vite que son rival, moralement surtout.
S’il est un homme qui fut régulier, c’est bien Fachleitner qui, très prochainement, prendra le maillot jaune …
… La partie qui va se jouer dans les Alpes entre les deux Italiens et nos grimpeurs a de fortes chances de tourner en faveur des nôtres.
N’avons-nous pas cinq atouts en main contre deux ? La partie perdue avant-hier a changé, hier, grandement d’aspect. »

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En ce temps d’après-guerre, l’autoroute A64 n’existait pas et pour rejoindre la ville rose, plus tard louée par Claude Nougaro, les coureurs empruntaient les petites routes du Comminges.
« Le 13 juillet 1949, malgré un soleil à faire frire la nature, on s’attendait à une étape rondement menée. Il n’y avait que 134 kilomètres au programme. L’expérience enseignait aux suiveurs que pour un coureur cycliste il est peut-être plus facile de vivre à l’apogée de soi-même sur une distance relativement courte … »
Georges Pagnoud, excédé mais toujours plein d’humour, revient sur la journée de poisse qu’ont vécue les journalistes de Miroir-Sprint :
« 9h 30 : départ. Le soleil donne (même sans Laurent Voulzy ndlr) déjà passablement. Le radiateur de la voiture aussi … Que sera-ce dans les cols ?
10h 30 : Eaux-Bonnes. Nous y voilà. Le fameux virage, et ce sont les premières pentes de l’Aubisque. Le thermomètre marque constamment 100 degrés. Il faut s’arrêter, débouchonner en se brûlant le chapeau du radiateur. Celui-ci ne chauffe pas … Il bout. En haut, il explosera.
Mesure de prudence. Mieux vaut retourner confier le moteur aux mains expertes d’un garagiste. Mais il ne s’en trouve qu’à Pau. Quarante kilomètres à refaire.
Midi : ce n’est pas grave. On peut repartir. Il s’agit de rattraper les coureurs en bas du Tourmalet. Tarbes, Bagnères-de-Bigorre, Sainte-Marie de Campan.
Nous retrouvons nos amis ! Coppi, Lazaridès, Robic sont en tête. Montée régulière d’Aspin. Vietto nous montre son coude poussiéreux et sanglant, son cuissard maculé dans sa chute.
– C’est dommage que j’aie crevé ! dit-il, comme si a cabriole ne comptait pas.
16 heures : les derniers hectomètres de la montée de Peyresourde. Drame Apo Lazaridès !
De cela, vous êtes déjà informé !
« 16h 30 : dans la bagarre, nous avons perdu notre voiture. Il nous faut redescendre à pied un kilomètre, deux, trois, quatre. Personne ne s’arrête. Au cinquième, Marcel Bidot, bon samaritain, fait stopper sa jeep.
17 heures : appel téléphonique à la Poste vers Paris.
19h 30 : aucune nouvelle de l’appel.
20h 30 : la réclamation ne donne rien.
21h 15 : Qui a demandé Opéra 78-74 ? (c’était pas encore Franck Alamo ndlr) … cabine 17.
Ah ! Enfin Paris. On n’entend rigoureusement rien. Eux non plus !
Tiens, voilà qui arrange tout, nous sommes coupés.
22h 30 : Voici à nouveau « Miroir-Sprint ». Nous les entendons un peu mieux. Pas suffisamment en tout cas pour comprendre la phrase : avion pas arrivé !
L’avion ! C’est-à-dire les plaques, les reportages de nos trois photographes. Et le camion-laboratoire qui a quitté Luchon. Catastrophe !
Minuit : Confirmation : rien d’arrivé. Il faut envoyer par bélinos d’urgence, développer le magasin de réserve et partir pour Montréjeau où les circuits électriques sont meilleurs.
2h 28 : la communication téléphonique avec notre poste bélin est obtenue, au moment où chacun s’endormait.
3 heures : Ça tourne … L’hôtelière qui s’étonne de telles fantaisies nocturnes consent cependant à servir un repas. Le premier depuis vingt heures !
3h 20 : Fin de l’émission des bélinos. Paris a de quoi boucler le journal. Nous pouvons donc nous coucher.
Nos camarades de Paris qui ont passé une nuit blanche aussi angoissante que la nôtre ont encore quatre bonnes heures de travail … Puis ils prépareront le prochain numéro … Les journées de poisse sont encore plus longues que les autres. »
Si j’en crois le compte-rendu de René Mellix, « la 12ème étape Luchon-Toulouse, dont le départ fut donné après une demi-journée de repos, a été morne au possible. Les rescapés, au nombre de 69, Caput (le vainqueur à San Sebastian ndlr) malade ayant été contraint à l’abandon sur l’ordre du docteur, avaient à récupérer après les rudes efforts de la veille. »
Pierre Chany titre malicieusement que les « Six Jours » empiètent sur le Tour de France pour décrire la victoire de Van Steenbergen sur la piste rose (évidemment) du Stadium de Toulouse.
« Rik Van Steenbergen est un monsieur qui ne badine pas avec les questions de prestige. Et qui a sa petite fierté. Vexé par les commentaires plutôt désagréables qui lui furent adressés après « l’affaire » de Bordeaux, il avait décidé de profiter de la moindre occasion qui lui serait offerte pour renverser la situation à son avantage…
Sa victoire dans la cité des noblesses fut d’ailleurs grandement facilitée par le service de surveillance italien qui fonctionna comme un organisme bien réglé. La consigne donnée par Alfredo Binda se résumait ainsi : ne laisser partir personne afin d’éviter les échauffourées.
C’est pourquoi ni Idée, ni Marinelli, ni Pineau (simple coursier du cru ndlr), ni Ramoulux, ni Verhaert et pas davantage Geminiani, dans les derniers kilomètres, ne parvinrent à se détacher… »
L’arrivée au sprint était inévitable : le rapace Rik 1 (Van Looy sera surnommé Rik 2 dans les années 1960) gagnait en fumant la pipe devant son coéquipier « l’Aigle noir » Marcel Kint, Roger Le Nizhery et « l’Aigle d’Adliswil » Ferdi Kubler.

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Fiorenzo Magni conservait le maillot jaune. Les spectateurs du Stadium ont réclamé un tour d’honneur à Robic, héros des Pyrénées, qui s’est exécuté de bonne grâce. Le Breton apprenait à la foule que son bidon contenait du potage de légumes et des pâtes. « C’est le secret de ma forme » prétendait-il. On le nantit d’un nouveau surnom : « le Père la Soupe » !
Lorsqu’il accomplit son Tour en hommage, Louis Nucera se régala d’un copieux cassoulet que « la vélocipédie aiderait à digérer » !
Dans un entrefilet, Miroir-Sprint revient sur l’accident survenu à Apo Lazaridès, de la faute de son chauffeur, et tellement soulagé que ce ne fût qu’un préjudice, « dédommage le champion par une prime spéciale et purement amicale de 50 000 francs ».

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En ce jour de 14 juillet, les 68 rescapés ne furent pas à la fête. « Les hagiographes du cycle ne furent pas gâtés en immortels exploits lors de l’étape Toulouse-Nîmes. Non que les coureurs fussent frappés d’indignité, mais à l’évidence, ils ne tenaient pas à dégainer. La canicule était cause de cette non-agression. Elle les matraquait. Guêpes, frelons, abeilles et mouches patibulaires se jetaient sur leurs visages. La nature crépitait comme si des flammes la léchaient. Dans ce four solaire où l’atmosphère se brouillait, la chasse aux points d’eau mobilisait les esprits. De se précipiter à l’étourdie sur tout ce qui était liquide causait de multiples affections. On ne comptait plus les coliques aiguës, les crises de foie, les maux d’estomac, les inflammation du côlon, les échauffements, les révoltes du sang … »

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Âmes sensibles s’abstenir ! Louis Nucera nous confie les soucis de Lucien Teisseire :
« Depuis Saint-Malo, Lucien Teisseire était parmi les plus frappés. Une colonie de furoncles le persécutait. Les escalopes placées entre selle et fesses se révélaient insuffisantes. À chaque coup de pédale, il s’employait à réprimer des cris de douleur. Dans l’Aubisque et le Tourmalet, certains clous percèrent d’eux-mêmes (beurk !). À Toulouse, par thermocautère, une médecine radicale vint à bout des autres. Durci par sa longue infortune, il lui tardait de prendre l’offensive. »
L’annonce d’une prime de 100 000 francs, offerte par le quotidien régional Midi Libre, émoustille légèrement les coureurs.
Voilà qu’une (Émile) Idée qu’elle est bonne ! Vers Montpellier, le valeureux rouleur de l’équipe d’Île-de-France lança une échappée avec son coéquipier Édouard Muller, Teisseire « défuronculosé », l’Italien Ausenda, le Belge Roger Lambrecht et « l’aiglon » Marcel Dupont.
Le véloce Émile Idée, le gars de Ménilmontant, estoque ses compagnons d’échappée à l’ombre des arènes de Nîmes.

Émile Idée gagne à Nîmes-1949-07-15+-+Miroir+Sprint+-+15

Une Emile Idée1949-07-15+-+Miroir+Sprint+-+01

« Les grands malchanceux du jour ? Magni, affaibli par une fièvre qui alla empirant. Mais « le Colosse de Monza » stupéfia les témoins de son calvaire. Il se montra héroïque, refusant de courber la tête. Ainsi sont les Toscans. N’ont-ils pas, aux dires de Malaparte, « une manière de s’agenouiller qui est plutôt de rester debout, jambes pliées ».
Robert Chapatte écumait. Accidenté à la sortie de Montpellier avec Roger Le Nizerhy par la faute d’un spectateur, victime ensuite de deux crevaisons, il fut abandonné corps et biens par l’équipe de France, alors qu’il était le mieux placé des Tricolores au classement général. Perte : plus de 13 minutes sur le premier de l’étape.
Coppi ? D’aucuns affirmaient qu’il n’attendrait pas les grands cols alpestres pour croiser le fer avec Bartali. Dans les rues, c’était la fête. « Ça ira, ça ira » ! La République pavoisait. »

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La 14ème étape est encore morne et sans signification. Les 68 coureurs partis de Nîmes sont tous arrivés à Marseille, à l’issue d’une journée rendue accablante par toujours une très forte chaleur. Mais qu’est-ce qui a encore pris Apo Lazaridès de vouloir danser sur le pont d’Avignon ?
« Le fait que son nom soit le plus ovationné ? Le désir d’animer une échappée d’envergure qui le rapprocherait de Bartali et de Coppi avant les Alpes ?
Comme la veille, comme depuis le jour du départ de ce 36ème Tour de France, la chaleur harassait un peloton de réprouvés et faisait crier jusqu’aux choses. Tout, une fois encore, incitait à la prudence. À la surprise de l’aréopage cycliste, l’ « Enfant grec » démarra malgré la route en fusion, la chasse à la canette, les cigales qui mouraient sur place. Les Italiens veillaient. Désireux de cadenasser la course, ils se livrèrent à une intense poursuite. René Vietto, qui avait du mal à chauffer ses vieilles jambes, et Lucien Teisseire, mis au supplice par ses plaies non cicatrisées en dépit des cautères de platine incandescents appliqués à Toulouse, eurent toutes les peines du monde à ne pas lâcher prise. Quand l’échauffourée cessa, poissé de sueur, le regard noyé par l’effort, Vietto rattrapa son élève et le gifla en hurlant : « Mais qu’est-ce que tu as là-dedans ? » Il lui montrait sa tête. « René ! C’est fini ! Je ne te pardonnerai jamais cette gifle ! »
Jusqu’à Marseille, où le Luxembourgeois Jean Goldschmitt gagna devant l’Auvergnat Jean Blanc surnommé le « Ferrailleur de Cébazat », il n’y eut pas de suite à l’incident, sinon la bouderie du benjamin des Lazaridès qui voulait abandonner.

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Sur la pelouse du vélodrome, les journalistes se précipitèrent vers les deux amis. « Amis ! s’écria Lazaridès. Vous plaisantez ! Croyez-moi, cette fois, ce n’est pas un petit nuage ! C’est une tempête ! Un tel affront ne s’excuse pas ! »
Plus loin, en spartiate expérimenté qui ne négligeait pas l’emphase si besoin était, Vietto, penché sur son vélo, continuait à désigner sa tête. « Un psychiatre ! Il lui faut un psychiatre à ce petit ! Il n’a rien dans la cervelle ! » Son accent du Midi colorait chaque syllabe. De leur côté, les commissaires se réunissaient afin de pénaliser le « roi René » pour « voie de fait vis-à-vis d’un concurrent.
Et Coppi ? Il s’était appliqué à suivre Roger Le Nizhery. Quand on l’interrogea sur la raison de cette conduite, il dit : « Que voulez-vous ? Il pédale si bien qu’on a du plaisir à le regarder. »

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Le lendemain, entre Marseille et Cannes, peu après le départ de la cité phocéenne, dès le pied du col de Carpiagne (12ème kilomètre) … boosté par l’air du pays, le Cannois Apo Lazaridès attaque, et le premier lâché est … René Vietto qui, dans la montée, perd plus de deux minutes ! Aie, aie, aie !
Apo est vite rejoint, mais sur les pavés de Toulon, il se retrouve de nouveau dans la bonne échappée en compagnie des deux beaux-frères Émile Idée et Paul Giguet, l’italo-français Fermo Camellini autre régional de l’étape, l’Italien Guido De Santi, le Luxembourgeois Diederich et les deux Belges Roger Lambrecht et Désiré Keteleer.

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À Beauvallon, où repose le créateur du Tour de France, Paul Giguet remporte la prime spéciale de 100 000 francs du Souvenir Henri Desgrange,
Équipier dévoué, Giguet était souvent chargé de l’approvisionnement en boisson de son leader, en pratiquant la chasse à la canette. C’est lors d’un de ces exercices qu’il fut enfermé accidentellement dans la cave d’un bistrot.
Keteleer, sur cycle Garin et pneus Wolber, lâché dans le col de l’Estérel, revient dans la descente et règle au sprint Émile Idée sur la Croisette.
Adolphe Deledda, victime d’une chute dans la descente de la Gineste, termine hors des délais. Fausto Coppi n’admirera plus le styliste Roger Le Nizhery qui, ne pouvant plus s’alimenter depuis trois jours, abandonne exténué.

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Sur des routes qui lui sont coutumières, Apo Lazaridès a réussi l’exploit qu’on attendait de lui : il reprend 12 minutes au maillot Jaune Magni, Bartali, Coppi et Robic, et se replace au classement général presque à égalité de temps avec les favoris.
Et comment ça va avec Vietto ?
« Des messages invitaient les deux hommes à se défâcher. Lisette Vietto usait de ses bons offices.
– La gifle ? René a oublié, disait-elle.
– Par exemple ! répliquait Apo, c’est moi qu’il frappe et c’est lui qui oublie !
Elle suppliait ensuite son mari de ne pas s’obstiner dans sa bouderie.
– Pas question ! Ce farfelu n’avait qu’à m’écouter au lieu de faire le malin !
Puis il ajoutait, sans qu’on sût vraiment si un rire intérieur le secouait : « Cela dit, entre nous, j’ai fourni ses braquets au mécanicien afin qu’il franchisse les cols comme un cabri ! J’y laisserai ma peau mais ce Tour de France il faut qu’il le gagne ! Ah, si je pouvais retrouver mes jambes de vingt ans pour lui donner ma roue en cas de besoin ! » (sans doute, un clin d’œil à son sacrifie pour Antonin Magne dans un Tour de France d’avant-guerre ndlr)
Et les yeux tournés vers les Alpes, comme les musulmans vers La Mecque quand ils prient, il retombait dans un lourd silence qui ne permettait pas de discerner s’il se moquait de son auditoire ou s’il ironisait sur lui-même…
Vietto termina sa soirée en glorifiant le chant des cigales cannoises : – Voilà de vraies cigales, répétait-il d’un air pénétré. Aucune comparaison avec leurs ersatz de Nîmes. »
Pour la suite et le final grandiose de ce Tour, on en reparle après la journée de repos…

Pour vous faire revivre ces étapes du Tour De France 1949, j’ai puisé comme toujours dans :
– les belles collections des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports
Mes rayons de soleil de Louis Nucera (éditions Grasset 1986)
Arriva Coppi ou les rendez-vous du cyclisme de Pierre Chany (La Table Ronde 1960
- La Fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva 2003)
Vélociférations Je me souviens du Tour de Christian Laborde (éditions Cairn)

Publié dans : Cyclisme |le 11 juillet, 2019 |Pas de Commentaires »

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