Archive pour le 4 juillet, 2019

Ici la route du Tour de France 1949 (1)

J’ai pris l’habitude quand l’été se profile, d’évoquer les fêtes de juillet d’antan, non pas la commémoration de la prise de la Bastille, mais les Tours de France cyclistes de ma jeunesse.
Cette fois, il s’agit même d’un Tour de ma prime enfance. Je n’avais que deux ans et demi en 1949. Je suis, en effet, un de ces enfants du baby boom souvent jalousés aujourd’hui. À juste raison, car outre d’avoir bénéficié de l’époque de plein emploi dite des Trente Glorieuses, nous avons surtout connu les beaux et grands Tours de France des années cinquante.
C’était un temps de l’insouciance après des années de guerre et de privations. La vie semblait plus belle et facile. À défaut de revêtir des gilets jaunes sur des hideux ronds-points qui n’existaient pas encore, la France, le temps d’un mois, voyait la vie en jaune. Imaginez la joie indicible, quelques années plus tard quand je sus tenir en équilibre sur mon petit vélo vert à deux roues, que me procura mademoiselle Millet, une enseignante du collège dirigé par ma maman : elle me confectionna un magnifique maillot bouton d’or en poussant même le souci du détail à broder dessus les légendaires initiales HD du créateur du Tour de France Henri Desgrange.

Une de L'Equipe avant le départ

Pour être honnête, je ne possède absolument aucun souvenir réellement vécu du Tour 1949, troisième édition d’après-guerre de l’épreuve. Mon père et sans doute mon frère aîné devaient s’asseoir devant le poste à galène pour écouter les reportages lyriques de Georges Briquet.
On allait à l’école maternelle à l’âge de cinq ans, j’appris à lire dans ma sixième année. C’est probablement à partir de là, que j’ai commencé à fureter dans le vaste grenier du domicile familial et à me plonger dans les revues spécialisées Miroir-Sprint et But&Club.

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Qu’elles étaient belles ces images sépia ou vertes, ces histoires épiques ou cocasses ! Je les tant vues, lues et relues que, finalement, elles me sont devenues familières. Avec les décennies, elles ont acquis une vraie valeur géographique et sociologique : les coureurs, facilement reconnaissables avec leurs maillots des équipes nationales et régionales, avec juste l’inscription de leur marque de cycle, les suiveurs, torse nu, à moto sans casque, les chasses à la canette par temps de canicule avec les razzias de bouteilles dans les bistrots ou les attroupements autour des fontaines communales, les barrières des passages à niveau malencontreusement baissées, les spectateurs avec bérets et marcels sur le bord de la route abandonnant leur attelage de chevaux ou de bœufs, des villes en reconstruction, des routes propices aux crevaisons. Certains, défenseurs du cyclisme moderne, parleront de folklore. J’ai découvert la France et ses provinces en feuilletant ces magazines que je conserve encore précieusement aujourd’hui.

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Pour vous donner un aperçu de l’atmosphère bon enfant qui règne alors, je vous livre l’éditorial de l’excellent journaliste Georges Pagnoud paru dans le numéro spécial de Miroir-Sprint d’avant ce Tour 1949 sous le titre très familier (et familial) de : Mais oui, cousine, c’est ça le Tour ! :
« Eh oui ! cousine, c’est définitif, je ne serai pas des vôtres ce juillet au Trayas … J’ai tout de même grand plaisir à vous annoncer que je viens d’être à nouveau désigné par mon journal pour faire le Tour. C’est vous dire que mon mois de juillet sera quand même bien employé. Quel Tour ? Pas le tour du monde, bien sûr. Le Tour de France cycliste me suffit. C’est effectivement, ce même tour que nous allions, enfants, voir passer au bas du mont Cassel avec les Verstraete et toute la bande de copains. Les coureurs venaient alors de Charleville à Malo. Et la première année que nous avions accompli cette sorte de pèlerinage estival, Nicolas Frantz, le vainqueur naviguait de concert avec les Belges Dewaele et Demuysère et le seul champion français s’appelait Leducq. Ah ! cousine, Dieu sait si vous m’en avez parlé de celui-là. Il était beau, élégant et sympathique. Allons, convenez-en, vous rêviez de lui à l’époque. Et ne vous gêniez même pas pour faire son panégyrique en public. Sans même savoir si cela ne « picotait » un tout petit peu ma jalousie et mon cœur.
Vous m’avez depuis souvent parlé de lui et posé plusieurs fois posé la question : Est-ce du chiqué ? Eh bien ! même si j’ai pu à une certaine époque soutenir près de vous le contraire, je suis maintenant catégorique : non, ce n’est pas du chiqué. Comment pourrait-ce en être d’ailleurs ? Ces 5 000 kilomètres ou 4 870 si vous aimez la précision, il faut comme dit l’autre se « les pédaler ». À 30 de moyenne. Malgré des côtes à vous donner le vertige, plus d’autres encore plus impressionnantes et aussi des cols si hauts perchés qu’ils baignent dans la neige à toute époque de l’année. Alors, cousine, quand vous lisez ce mot, col, songez tout de suite à la grimace que vous faites, vous, quand il vous faut arpenter celle, bien ridicule pourtant, qui mène chez la mère Choquet, cette brave femme qui vous sert le lait chaque jour quand vous venez chez nous à Chemiré. Que faites-vous, chère cousine ? Que fait votre déjà (excusez-moi Édouard !) bedonnant époux ? Vous mettez tout de suite pied à terre. C’est trop dur ! Eux, les géants ont des dizaines de kilomètres de côtes à gravir, sans aide, sans rechigner. Et autant de kilomètres à dévaler. À 80 à l’heure, au bord des précipices. Vous croyez vraiment que c’est à ce moment-là qu’il pourrait y avoir combine ? Sérieusement ?
Que le Tour fût devenu une vaste affaire commerciale, c’est autre chose. Que la course forme un chapitre dans un seul grand livre de comptes, c’est vrai. Mais à qui le reprocher ? Des gens prennent des risques financiers –ils sont d’ailleurs bien minces maintenant- ils entendent par conséquent les compenser et font argent un peu de tout. Du vernicire, de l’encaustique, du papier peint, de la crème à raser comme de la dernière samba. Mais où mieux placer tous ces produits qu’auprès de l’immense foule déplacée par les « géants » ? Chacun doit y trouver son compte même si celui-ci n’est pas des meilleurs marchés.
On dit communément, paraît-il, que le Tour de France c’est d’abord quelques coureurs perdus parmi des dizaines d’immenses cars beuglant les mérites d’une crème de gruyère. On ne voit que ceux-ci et non ceux-là. Légende que cette image ! La caravane publicitaire est une chose, la course en est une autre. Une heure doit les séparer. Si ce décalage n’existe pas, il est le fait de fraudeurs mais les organisateurs eux, savent bien, que si le sport devait être étouffé par le commerce, leur épreuve aurait tôt fait de ne plus intéresser ceux qui chantent la beauté de ses batailles. Or, si les foules acceptent de venir des heures au bord des routes pour assister au passage d’une caravane si fugitive qu’elle passe en moins de dix minutes (si on l’alignait bout à bout), c’est parce que d’autres, dont je suis, lui certifient que ces cyclistes qui se présentent souvent en peloton se conduisent à d’autres instants, en surhommes.
Je vous ai donc fait, chère cousine, une profession de foi en ce qui concerne l’épreuve elle-même. Il me resterait à poursuivre par une narration géographique des lieux traversés. Mais, sur ce chapitre, vous avez un excellent guide Michelin dans le coffre de votre « 402 », et, de temps à autre, je vous enverrai des cartes postales. En couleurs, évidemment. Je peux néanmoins vous dire qu’un suiveur français ne peut pas ne pas suivre avec d’autres yeux la course sitôt qu’elle passe ses frontières. On a beau ne pas vouloir faire le « ran-tan-plan », quand des foules immenses ceinturent toutes les routes pour voir cette chose (grande) qui vient de France, je vous l’assure, ça vous rend fier. Et quand les nôtres sont en tête, donc ! C’est assez rare, il est vrai, mais, enfin, quand le fait se produit, quelle émotion nous gagne. Tenez, j’ai souvenance de la marche de Vietto, voilà deux ans, vers Bruxelles. Elle était triomphale pour nous mais non pour nos hôtes. C’était une véritable consternation de voir un Français passer en tête. Aucun encouragement. De ces dizaines de milliers de spectateurs, une seule exclamation jaillissait. Où sont-ils ? Ils, « les leurs » Depredhomme, Impanis. Mais Vietto fonçait sûr de son affaire. Et soudain notre voiture fut stoppée comme toutes les autres par un « tortillard local » qui, à l’abri derrière le passage à niveau, narguait l’ « Armada » mécanique. Vietto allait-il être stoppé lui aussi par la barrière réglementaire ? il sprinta, sprinta et passa de justesse devant le train par le chemin réservé aux piétons. Alors, près de nous, s’éleva un juron effroyable : -Cré, nom de Dieu, de vingt mille milliards de sacré nom de Dieu, sacré veinard !- Un sportif de là-bas, exacerbé, lançait vers le cannois et vers le ciel ses imprécations et son poing menaçant.
Bartali est-il beau ? C’est affaire de goût. Personnellement, je ne le trouve pas très sympathique, et, lui, le pieux Gino, invective les suiveurs comme un charretier napolitain quand il s’est levé trop tôt Je préfère de beaucoup la simplicité de Coppi, mais c’est évidemment une réaction toute personnelle. Au point de vue valeur sportive, l’un n’a pas grand chose à envier à l’autre. De même qu’au point de vue gloire et fortune. Dès lors, leur comportement est assez difficile à prévoir.
Nos Français ? Le plus bel athlète est incontestablement Lucien Teisseire, un costaud qui n’a pas encore donné son maximum. Le plus distingué ? Sans conteste, Louison Bobet. L’est-il trop ? En tout cas, il ne jouit pas d’une estime unanime auprès de ses pairs. Celui qui rallie bien des suffrages, c’est Apo Lazaridés. C’est un peu le « chouchou » de tout le monde et j’avoue qu’il sera mon favori sentimental. Quoique j’aime également beaucoup Guy Lapébie, garçon intelligent, correct, qui court autant avec sa tête et sa gouaille qu’avec ses jambes. Guy sera-t-il aussi heureux que l’an dernier où ses débuts dans l’épreuve furent assurément sensationnels ? Nul, même un augure, ne saurait se prononcer. L’équipe de France possède encore un trio de jeunes capables, à mon avis, du meilleur comme du pire. Ne peut-on craindre en effet que Gauthier, Géminiani et Chapatte, au contraire des Sudistes, aient poussé trop loin leurs efforts pour mériter la sélection. »
Le journal Miroir-Sprint sollicite aussi ceux qu’on n’appelle pas encore les « people » à l’époque, en l’occurrence, Suzanne Georgette Charpentier, actrice célèbre alors sous le pseudonyme d’Annabella. Je découvre en rédigeant ce billet qu’après avoir débuté dans le Napoléon d’Abel Gance, elle fut l’une des plus grandes séductrices du cinéma français, jouant notamment aux côtés de Jean Gabin dans La Bandera de Julien Duvivier, puis sous les ordres de Marcel Carné dans Hôtel du Nord. Tentant l’aventure d’Hollywood, elle fut l’une des multiples conquêtes de Tyrone Power qu’elle épousa. Voici son ressenti sur les géants de la route après avoir suivi une étape du Tour 1948 :
« Le matin, au départ, le coureur près de son vélo est, en général, un monsieur pas très beau, plutôt lourdaud, le visage mangé par le vent et le soleil, avec un air sombre et soucieux. Son maillot se bosselle sur des petits paquets biscornus qui lui gonflent les poches et il a sur la tête certainement ce qu’il y a au monde de plus laid en matière de couvre-chef. Puis il monte en selle, il s’élance et, tout à coup, le miracle s’accomplit.
L’homme et la machine ne font plus qu’un. C’est un merveilleux mélange de puissance et d’adresse. Les maillots de toutes les couleurs jouent dans la lumière, le chromé des guidons scintille dans le soleil.
En plus du tour de force sportif, c’est pour moi un spectacle d’une grande beauté …
… Quand, après avoir suivi Lazaridés pendant qu’il prenait magnifiquement d’assaut le col d’Aubisque, j’ai vu son pneu éclater. J’ai cru que j’allais pleurer de rage et j’aurais étranglé avec plaisir tous les cantonniers des Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques aujourd’hui, ndlr) qui ont semé sur les routes ces cailloux meurtriers.
Il semble que le monde s’arrête et que, pour quelques heures, rien d’autre que ce qui se passe dans l’étape n’a d’importance. Pourtant, il arrive un moment où la faim vous tracasse. En quelques minutes, notre chauffeur nous sort de la caravane. Nous avons vingt minutes pour trouver un bistro, se laver les mains, commander des sandwiches et les manger. Nous courons de la cuisine à la fenêtre pour être sûrs de ne rien perdre de ce qui se passe à l’extérieur.
Nous partons et je m’aperçois que j’ai oublié mon verre de vin. J’ouvre la bouche pour le réclamer quand je vois là-bas un point jaune qui se détache du groupe. C’est mon ami Bobet. Il est si jeune, si bien élevé, si peu « dur de dur » que j’ai l’impression qu’on ne le prenait pas tout à fait au sérieux. Et voilà qu’il va se révéler un merveilleux grimpeur. Je suis dans la joie et j’ai complètement oublié ma soif.
Le visage de Robic est inouï (euh ! Aussi beau que celui de Tyrone Power ? ndlr). Tout son petit corps sec semble un mécanisme sûr et parfait.
Que les organisateurs qui interdisent la présence des femmes dans le Tour se rassurent. Si j’avais l’air tant soit peu féminine au départ, j’ai beaucoup plus l’air d’un monstre que d’une pin-up à l’arrivée. Couverte de poussière, les cheveux sans couleur, aplatis par une casquette aimablement prêtée, je n’ai presque plus figure humaine. Mais cela n’a aucune importance, je viens de vivre une merveilleuse journée. Et maintenant, en pensant à mes coureurs qui se reposent enfin, je retrouve un peu cette impression que j’ai quelquefois au cirque quand les trapézistes, après avoir volé dans l’espace, saluent enfin au milieu des bravos, une impression de délivrance. Ma gorge se desserre, mon estomac redescend à sa place. Ils se reposent ! Ils se reposent d’un repos tellement bien gagné ! »
À propos, la présence de femmes parmi les journalistes était rarissime, et même, en principe, interdite pour un alibi misogyne : les protéger de la vision des coureurs effectuant leurs besoins naturels à l’air libre.
Nostalgie quand tu nous tiens (déjà) : en page 4 de ce numéro spécial de présentation, le « vieillard qui a gagné le 1er Tour de France en 1903, Maurice Garin, égrène ses souvenirs : « J’ai pris le départ sur ma bonne vieille Française-Diamant. Une bien belle machine, vous pouvez m’en croire. Elle ne pesait que 16 kilos et ne possédait ni freins ni roue libre. Le développement que j’avais adopté et que j’ai d’ailleurs toujours conservé pendant mes courses, était de 5 mètres 85. Les boyaux, car c’était déjà des boyaux, avaient 32 millimètres… »
La roue a tourné depuis, et le vélodrome de Lens, qui avait été baptisé de son nom, a été détruit pour élever le musée du Louvre-Lens.

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Comme au départ de chaque épreuve, on suppute les chances de victoire de tel ou tel champion, et notamment celles du campionissimo italien Gino Bartali auteur d’un exploit toujours unique dans les annales : remporter le Tour de France à dix ans d’intervalle (1938 et 1948).
Pour fidéliser le lecteur, Miroir-Sprint organise un grand concours Le Tour en images richement récompensé par 100 000 francs en espèces, des voyages en avion, tous frais payés, au championnat du monde cycliste, un vélo de course ou touriste. Il s’agit de reconnaître dix photographies prises par les talentueux reporters du journal lors du Tour de France précédent.

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On découvrait alors intelligemment notre Douce France. Avouez que c’était autrement éducatif que les « jeux » débiles d’aujourd’hui : « Qui était le grand champion italien rival de Bartali ? Coppi tapez 1, Platini tapez 2. Envoyez vos réponses par sms au … » !
Plus qu’Il Vecchio Bartali, Gino le Pieux, les pronostics vont surtout vers l’autre campionissimo Fausto Coppi qui vient de remporter, quelques semaines auparavant, un Giro de légende que l’écrivain Dino Buzzati, auteur du célèbre roman Le Désert des Tartares, exalte dans ses chroniques du Corriere della Sera (traduites et publiées dans Sur le Giro 1949, le duel Coppi-Bartali)

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Pour faire trébucher le grand Fausto les journalistes spécialisés pensent évidemment à son compatriote Bartali, mais aussi au Suisse Ferdi Kubler (mort en 2016, à 97 ans, il était alors le plus vieux vainqueur du Tour encore en vie), au trio de Belges Stan Ockers (un monument est érigé en son souvenir en haut de la côte des Forges sur le parcours de la classique Liège-Bastogne-Liège), Raymond Impanis et Briek Schotte surnommé l’homme de fer, au jeune Français Louison Bobet, son équipier Lazaridès (lequel ? Apo ou Lucien ?) et son rival breton Jean Robic vainqueur du Tour de France 1947 et relégué pour absence d’affinités dans la formation régionale Ouest-Nord.
Imaginez combien, à la lecture de ces revues, j’étais émerveillé devant ces légendes des cycles, ces Ulysse à vélo à la conquête de la toison d’or, le maillot jaune. Les yeux écarquillés, sur les épaules de mon père, je les découvris en chair et en os, quelques années plus tard, lors d’un Critérium des As autour de l’hippodrome de Longchamp.
Imaginez aussi, j’avais onze ans, j étais à l’arrière de la Peugeot familiale, mon frère aîné à la vitre avec la caméra 9,5 mm de mon père qui conduisait, filmant l’immense Fausto Coppi qui s’entraînait, à la veille du championnat du monde 1958, sur le circuit automobile de Reims-Gueux. Il faudra quand même, un jour, que je numérise ces images !
Aux sept équipes nationales et les quatre régionales, s’ajoutent une équipe d’Aiglons belges et de Cadets Italiens.

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Cette formule par équipes nationales, si elle faisait vibrer la fibre patriotique du public, était moins du goût des champions qui, tout le reste de la saison, défendaient les couleurs de marques de cycles concurrentes.
Ainsi, la rivalité entre Coppi et Bartali, le fameux divismo, est à son paroxysme. Fausto participe pour la première fois au Tour. Gino est le vainqueur sortant mais il vient d’être surclassé par son rival sur les routes du Giro. Le directeur sportif de la Squadra Azzura Alfredo Binda a dû déployer des trésors de diplomatie pour faire cohabiter les deux campionissimi. À l’issue d’une réunion houleuse organisée à Chiavari (à un r près c’est le bazar !), port de plaisance au sud de Gênes, les deux champions ont fini par s’engager en signant une pièce officielle précisant les droits et les devoirs de chacun. À suivre !
Quant à l’autre cador transalpin Fiorenzo Magni, le « troisième homme » dans l’ombre des deux campionissimi, au passé controversé de « chemise noire » sous la période mussolinienne, il est versé avec les Cadetti.
Pour ce Tour 1949, je ne peux vous faire partager les savoureuses chroniques d’Antoine Blondin, et pour cause, il ne fera irruption sur la course qu’en 1954, à l’occasion d’une étape traversant les Landes qu’il intitulera « Des pins et des jeux ».
Il n’est pas inutile de rappeler que L’Auto, ancêtre du journal L’Équipe et créateur du Tour de France, a été interdit de parution en août 1944 pour propagande pour l’occupant et avoir fustigé la Résistance. L’Équipe paraît à partir du 28 février 1946, trois fois par semaine, avec comme sous-titre : le stade, l’air, la route, puis devient le quotidien que l’on connaît toujours le 8 avril 1946. Jacques Goddet a remplacé Henri Desgrange, décédé en 1940, à sa tête.
Hors Gino le Juste, dont l’admirable destin fut évoqué dans un livre traduit de l’italien, Un vélo contre la barbarie nazie, il serait sans doute intéressant de connaître ce que fut la vie des géants de la route durant le conflit de la Seconde Guerre mondiale. En fit-elle d’excellents Français comme le chanta Maurice Chevalier ?
Ce Tour de France 1949 m’intrigua plus encore après que le regretté écrivain Louis Nucera m’eût illuminé de ses Rayons de soleil. Admirateur invétéré de René Vietto dont il brossa un portrait dans un joli petit livre Le roi René, il s’émerveilla, dans sa jeunesse niçoise, pour Fausto Coppi après avoir assisté, en voisin, à son arrivée de légende dans la classique Milan-San Remo de 1946. Ainsi, au printemps 1985, il eut l’idée de refaire à vélo le parcours de ce … Tour de France 1949. Je suis toujours bouleversé et révolté que cet écrivain à la plume savoureuse et cet amoureux de la petite reine soit mort de sa passion, fauché à vélo par un chauffard.
En relisant donc ces revues, il me semble que les articles étaient plus factuels. Encore que … !
Au soir de la première étape, Maurice Vidal qui découvre la grande boucle, livre ses Impressions nouvelles dans Miroir-Sprint :
« Bien sûr. Une impression du Tour n’a rien de très original. Pourtant il semble toujours au suiveur nouveau que nul autre avant lui n’a vu pareil spectacle. Jamais il n’y eut tant de foule Au Palais-Royal, sur les Grands Boulevards, à Pantin, à La Ferté-sous-Jouarre ou à Château-Thierry. Jamais cette foule n’a jamais été aussi enthousiaste. C’est ce qui m’arrive. Et pourtant ! Notre ami Pélissier lui-même devrait alors être blasé, lui qui passe son temps à répondre gentiment à toutes les acclamations qui saluent son passage. Et il ne l’est pas, loin de là !
Que faut-il le plus regarder ? Ces dix gosses qui, juchés sur des vélos de course miniature, se fraient gentiment un passage en soufflant dans une trompette, ou ce pasteur anglican qui ne perd rien de sa dignité pour crier : « Vas-y Charlot ! » ? ou bien encore cet acharné groupe de Bretons qui attend « Saint » Robic au « virage » ? Ou ces ouvrières en blouse blanche, de la Porte de Pantin ? Ou ces messieurs cossus, chapeautés, mais cramoisis d’enthousiasme ? Ou ces cultivateurs qui ont tout abandonné pour venir au bord de la route.
Le spectacle est partout : sur la route où passent les dieux du jour, escortés de milliers de cyclistes ; sur les trottoirs, aux balcons, sur les toits, dans le ciel même où l’avion de « Miroir » survole la caravane.

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Le Tour, c’est bien sûr la lutte terrible des champions, le démarrage de Goasmat, le « coup de rein » de Lauredi, la fugue foudroyante de Dussault, premier gagnant de cette étape, 36ème édition. Mais c’est aussi ce peuple de sportifs qui, toutes classes mêlées, accourt à ce spectacle qui, malgré les affaires, l’argent, les petites combines, reste un spectacle sain.
Certes, le Tour n’est pas tout. Il ne faut pas oublier les petits et les grands soucis quotidiens, mais cette grande kermesse populaire est une si réconfortante image du temps de paix qu’il faut se féliciter de son immense succès. Et malgré tout, malgré les « vieux » du Tour, je continue à penser, au soir de cette première étape, qu’il ne fût jamais aussi grand. »

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Dans son livre, Louis Nucera relata ainsi en compulsant les journaux de l’époque, la première étape Paris-Reims :
« Le 30 juin 1949, à Livry-Gargan, il y avait foule. Les cent-vingt coureurs étaient partis de la place du Palais-Royal à Paris. Ils avaient défilé dans la capitale en peloton avant de se rassembler là. En cours de route, Lucien Lazaridès, équipier bleu blanc rouge, avait cassé la manivelle gauche de son vélo au ras du pédalier. Ce fut le premier accidenté du 36ème Tour de France. Une dame italienne demandait à Gino Bartali de bénir son bambin. Il refusait. D’être surnommé « le Pieux » ne donne pas tous les pouvoirs. Pierre de Gaulle serrait des mains : sa qualité de président du conseil municipal de Paris l’y obligeait. Les barnums de la réclame s’époumonaient dans leur micro et porte-voix. On applaudissait, on s’affairait. La déférence était de mise : d’approcher des champions et de côtoyer le rêve exigent de la tenue. Départ réel : 11h 36. Reims, terme de la première étape, se trouvait éloigné de cent-quatre-vingt-deux kilomètres. Selon les prévisions, on atteindrait la ville du sacre des rois –depuis le baptême de Clovis- dans cinq heures et trois minutes …

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À la sortie d’Épernay, Édouard Fachleitner et Bernard Gauthier déclenchèrent la première bagarre du Tour. Le laminoir de Hautvillers n’était pas loin. C’est en l’abbaye de ce village qu’un moine, Dom Pérignon, se voua jusqu’à sa mort, en 1715, à la taille, à l’art du découpage et des assemblages, au mariage entre vendanges de divers cantons, bref à la gloire du vin du cru. Ce ne fut pas une mince affaire. Fachleitner et Gauthier se souciaient peu de Dom Pérignon, à qui le champagne et par conséquent la Champagne doivent tant. L’objectif, pour eux, était de s’assurer quelque avance sur leurs poursuivants. Elle fut insuffisante. Tel un bolide, Jean-Marie Goasmat, tantôt surnommé Adémaï mais plus fréquemment « le Farfadet », franchit seul en tête, le sommet de la rampe. À l’époque, cette nouvelle ne fut pas pour me déplaire. J’en jubile encore. Goasmat était du bois dont on fait les vaillants. Dès l’enfance, je l’appréciais. J’ai continué. Les grandes personnes sont rares.
À l’arrière, on se démenait. Jean Robic, coiffé d’un casque des plus ostentatoires – ne l’appelait-on pas « Tête de cuir » ? – n’était pas le dernier à s’activer. Il avait ce rictus des êtres qui ne renoncent jamais. Ç a existe.

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Ce fut le citoyen de La Châtre – un Castrais comme on désigne aussi les habitants de Castres -, Marcel Dussault, qui eut le dernier mot. Son ascension de la côte de Selve fut conquérante. Il rejoignit et lâcha Goasmat. Reims l’accueillit en vainqueur. Non pas dans la cathédrale, mais au vélodrome ; l’archevêque était absent. En revanche, Line Renaud l’attendait, une gerbe à la main, sous une banderole claquant au vent. Remplaçait-elle le fameux étendard de Jeanne ? La chanteuse l’embrassa. Afin de satisfaire les photographes, elle lui donna plusieurs baisers sans manifester le moindre signe de lassitude … Coppi termina dans le peloton, 13ème ex æquo, à 1 mn 49 s du premier ... »

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Louis Nucera vient encore à la rescousse pour nous relater la seconde étape qui mène les coureurs à Bruxelles :
« En ce 1er juillet 1949, il fallut attendre Charleville pour voir le Belge Demulder et le cadet italien Ausenda mettre le feu aux poudres. Les Carolomacériens (ou Carolopolitains) applaudirent à ce début de feu d’artifice. Il ne cessa plus de pétarader et d’étinceler jusqu’à l’arrivée.

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À Profondeville, Caput et Brûlé, deux gars d’Île-de-France, rattrapaient Guiseppe Ausenda qui, dès la côte de Fumay, s’était débarrassé de Marcel Demulder sous les regards des ouvriers ardoisiers du coin accompagnés de leur famille. Entre-temps, à la sortie de Dinant, là où naquit l’inventeur du saxophone, Adolphe Sax, le généreux Pino Cérami, le joyeux Léon Jomaux et le crâne Jacques Marinelli, troisième représentant de l’équipe d’Île-de-France, avaient quitté le peloton.
La montée vers la citadelle de Namur, au confluent de la Sambre et de la Meuse, dans un décor qui s’y entend en austérité et majesté, devait être propice à une furieuse bataille. Ausenda et Brûlé étaient distancés ; Cérami ne pouvait suivre ses compagnons ; Marinelli et Jomaux rejoignaient le duo de tête. Au sommet, Louis Caput se détachait au sprint. Voilà qui paraît bien loin, déjà aux lisières de l’oubli, mais tout rempli de superbe et d’émotion, si on s’exerce à secouer quelques poussières …
À Perwez, Ockers, Lambrecht, Teisseire, Ricci, Lauredi se mêlèrent aux avant-postes. Caput, souffrant de crampes, cédait du terrain ainsi que Ricci et Lauredi. Ockers et Teisseire étaient victimes de crevaisons. Ce dernier ne s’avouait pas vaincu. Il se rapprochait de Marinelli et Lambrecht quand, pris de fringale, il renonça. Une banane et un gâteau de riz, j’aurais été sauvé, dira-t-il plus tard.

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Au stade du Heysel, à Bruxelles, le Belge de Brest, Lambrecht, gagnait l’étape et endossait le maillot jaune. Coppi terminait 11ème à 3 min 17 s . Dans les côtes de Heer, de Namur et d’Overijse, il montra qu’il pouvait jouer sur la soie de ses boyaux comme on dit sur du velours. Derrière lui, les échines se courbèrent, les souffles se firent courts. Le chansonnier Gabriello estima que Marinelli « gazouillait ». Il le surnomma « mon p’tit oiseau », avant d’apprendre que le directeur de la course l’appelait déjà « la Perruche ». »

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René Mellix, un des envoyés spéciaux du Miroir des Sports, résume la troisième étape Bruxelles-Boulogne :
« 22 kilomètres après la capitale belge, une échappée était déclenchée par Marcelak, Callens et Mathieu. Elle devait tenir jusqu’à l’arrivée où Callens réglait au sprint ses deux compagnons, prenant du même coup le maillot jaune.
L’avance des trois, qui avait été au maximum de 11’ 30’’ sur le peloton, restait à l’arrivée de 7’ 10’’. C’était suffisant pour que Lambrecht cède son trophée à son compatriote.
Une nouvelle fois, les « caïds » n’avaient pas donné la chasse avec vigueur, sauf dans les quarante derniers kilomètres.
Quelques audacieux s’étaient sauvés du groupe des endormis. Van Steenbergen et Geminiani, après avoir lâché Deledda, prenaient les 4ème et 5ème places à 3’ 23’’. Kubler, Martini, Ockers, Deprez, Dupont, Pezzi, Verhaert, échappés au 175ème kilomètre, terminaient dans l’ordre à 5’ 51 » ».
Cette étape a eu de nombreux malchanceux, notamment Robic, victime de trois crevaisons et d’une chute. Bobet tomba deux fois. Thiétard creva deux fois et fit une chute se cassant la clavicule et se déboîtant l’épaule. Courageux, il termina dans les délais … »

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En ce temps-là, enseignants et élèves avaient classe tout le samedi ! Mais le 3 juillet 1949 tombait un dimanche. Ma maman me garda sans doute tandis que mon père alla voir passer le Tour à Neufchâtel-en-Bray.
Comme tous les spectateurs massés sur le parcours entre Boulogne et Rouen, il dut être perplexe : « Où est le maillot jaune ? Mais où est-il ? ». En fait, nulle part !
Le soigneur de Norbert Callens, négligent, avait omis, la veille, à l’arrivée, de prévenir le responsable du camion atelier, persuadé que Lambrecht serait un solide leader, que le maillot jaune changeait d’épaules. Pour la cérémonie protocolaire, on habilla Callens d’un magnifique pull-over canari prêté par un journaliste compatriote belge présent sur la ligne d’arrivée.
Le lendemain, le camion partit emportant son stock de paletots bouton d’or et Callens courut avec son maillot habituel.
Il avait fallu attendre 30 ans après la création de ce maillot distinguant le leader de la course, pour se résigner à l’improbable : pas de maillot jaune !
Ce n’est pas tout à fait exact : lors du Tour 1924, l’Italien Ottavio Bottecchia, qui devait le porter de bout en bout, sollicita auprès des organisateurs d’enfiler une tenue plus discrète (violette comme mon encre) pendant l’étape Toulon-Nice par crainte d’un geste de vindicte des « chemises noires » au plus fort de l’affaire Matteoti (député socialiste enlevé puis assassiné par les fascistes).
En tout cas, Callens ne put profiter complètement de son jour de gloire.
C’est mon papa qui devait être content : dans le groupe de 16 échappés qui traversa Neufchâtel, capitale du fromage en forme de cœur du même nom, on comptait 5 coureurs de l’équipe de France, Lucien Teisseire, Maurice Diot, Camille Danguillaume, Guy Lapébie et Robert Chapatte le futur populaire téléreporter, 4 régionaux d’Île-de-France, Émile Idée, Édouard Muller, Attilio Redolfi et l’intenable Jacques Marinelli, André Mahé et Ange le Strat de l’équipe de l’Ouest, le bordelais Robert Desbats du Centre-Sud-Ouest, Édouard Fachleitner le « berger de Manosque ». Les Italiens Ricci et Ausenda et le Belge Lambrecht complétaient le groupe.

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Pour la suite, je vous donne à lire, dans le Miroir des Sports, la chronique de Max Favalelli, le très populaire cruciverbiste et animateur des jeux télévisés Le mot le plus long et Des chiffres et des lettres :
« Les coureurs observeront-ils la trêve du Seigneur et ce chapitre sera-t-il celui qui permet, dans un roman, de sacrifier à l’art descriptif ? Il n’en est rien. Georges Cuvelier (directeur technique de l’équipe de France ndlr), qui évoque avec son nez pointu, ses petits yeux en grains de café, son crâne chauve où volettent quelques copeaux, sa démarche sautillante et ses airs légèrement gourmés, les oncles de province qui abondent dans les vaudevilles de Labiche, Cuvelier affiche ce matin un sourire en accent circonflexe qui indique aux initiés que ses troupes ont dû recevoir l’ordre d’attaquer.
Depuis la veille, en effet, les tricolores rayonnent d’une allégresse qui réchauffe le cœur de leurs partisans. Aussi n’est-on point étonné de voir Chapatte et Danguillaume passer à l’offensive. Ce sont les deux boute-en-train de l’équipe. Ils forment un tandem inséparable. Ils sont Passepoil et Cocardasse dans ce récit. Lorsque Camille a des insomnies, il n’est pas rare qu’il réveille Chapatte et lui dise : – « Robert, fais-moi rigoler ! »
Et Chapatte, qui a la verve gouailleuse des Parigots, y va de sa petite histoire. Son secret espoir est de provoquer chez Camille une telle crise d’hilarité que celui-ci soit contraint de mettre pied à terre dans une modeste montée. Aujourd’hui, rien de tel. Nos deux gaillards filent comme le vent.
Pourtant, ce ne sera pas l’escadron tricolore qui effectuera la charge finale. À Blangy-sur-Bresle, seize coureurs se groupent, foncent ensemble. Après de multiples péripéties, qui font s’effilocher peu à peu ce peloton de laines bariolées, Lucien Teisseire parvient bien à déposer dans le corbillon de Cuvelier la place de premier que celui-ci désirait. Mais les rayons de la gloire sont braqués sur un autre concurrent.

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Dans tout bon roman d’aventures, l’auteur ne manque jamais de glisser un personnage chargé d’émouvoir le lecteur et de faire vibrer en lui la corde sensible. Ce personnage, c’est le jeune orphelin, chétif, à la mine souffreteuse. L’oisillon tombé du nid. Et ce gringalet doit, pour exciter les passions et faire jaillir au bord des paupières la douce rosée des larmes, affronter sans vergogne les puissants et les terrasser. Le bon public n’a jamais souhaité qu’une chose : c’est que le Petit Poucet dévore l’ogre.
Ce héros merveilleux, le voici qui surgit miraculeusement dans le Tour et entre d’un coup dans la légende. C’est Marinelli. Un pygmée. Un torse pas plus épais qu’un stylomine. Des jambes pas plus grosses qu’un haricot vert. Et une tête comme le poing.
Au départ de Paris, André Brûlé lui avait dit, avec une moue moqueuse : « Dis donc, môme, tu as oublié ton brassard de première communion. »
Le môme a pris sa revanche. Un sourire plisse son visage de pomme ridée ; À Rouen, il enfile le maillot jaune. »
Jacques Marinelli, la Perruche, se transformait donc en canari. On dansa tard ce soir-là à Blanc-Mesnil.
Quatre étapes et déjà quatre maillots jaunes différents !

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Mieux vaut tard que jamais ! En 1994, lors d’une étape à Boulogne-sur-Mer, l’infortuné Norbert Callens reçut enfin un vrai maillot jaune sur le plateau d’Antenne 2.
Quant à la Perruche, elle est sans doute déplumée, mais Jacques Marinelli, né en 1925, est toujours de ce monde. Sa popularité exceptionnelle née de ces étapes lui permit, à la fin de sa carrière cycliste, de devenir propriétaire de plusieurs commerces florissants dans l’électroménager et de réussir en politique comme maire de Melun de 1989 à 2002 ainsi que président de la communauté d’agglomération Melun Val de Seine.
Albert Baker d’Isy fustige le comportement des deux grandissimes favoris italiens: « Bartali et Coppi ne se marquent pas et font leur course comme s’ils étaient des frères siamois. Ce soir, sur les bords de la Seine que nous retrouverons dans 22 jours seulement pour le grand final, l’attentisme des deux campionissimi leur vaut 18 minutes et 22 secondes de retard sur Marinelli et 15 minutes et 29 secondes sur un Teisseire qui s’annonce redoutable. »
Pierre Chany prend le relais entre Rouen et Saint-Malo :
« Depuis le départ du Tour, on attendait une attaque, une manifestation, un geste … de Coppi ou Bartali.
Aussi, lorsque peu après le départ de Rouen, Brambilla, Camellini, puis Tacca, qui s’étaient échappés, furent rejoints par Fausto Coppi avec Marinelli (encore), Kubler, Dupont, Dussault, Bernard Gauthier attaché à sa roue, chacun pensa que quelque chose de « grand » allait se jouer. L’avance des neuf hommes de tête, qui était de 3 minutes à Pont-Audemer (50èmekm), s’arrondit à 9 minutes près de Caen, à La Tranchée.
Le campionissimo livrait sa première bataille du Tour dans une chaleur suffocante, un comble dans ma Normandie natale :
« Écoute ! Écoute ! C’est le Sahara qui gémit ! Il voudrait être un jardin. »
Naguère prisonnier des Anglais de Montgomery, dans un océan de sable, du côté de Medjez-el-bab, puis à Blida, Coppi connaissait-il le proverbe arabe ? On eût pu le psalmodier, le 4 juillet 1949, sur le sol de France. Les gouttes des troncs de pommiers étaient sèches, l’alouette se terrait dans les blés, le moindre bien-être se trouvait mis en quarantaine. De mémoire de suiveur, jamais il n’avait fait aussi chaud. La poussière envahissait tout. Dans un ciel misanthrope, le soleil brandissait les torches de Néron.
Coppi pédalait dans l’huile. Les temps étaient revenus où il ne laisserait à la plupart de ses adversaires, courbés sous sa férule, qu’un bonheur dégoté dans la sujétion. On le percevait.

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Las, à Mouen, une spectatrice, chez qui la maladresse le disputait à la dévotion, tendit une carafe d’eau à son chouchou, Marinelli. Un faux mouvement : Coppi, gêné, tombait. Fourche tordue, roue cassée : le mal eût été moindre si le directeur sportif de l’équipe d’Italie avait été présent.
À 11h 21, Coppi se releva ; impassible, il constata les dégâts. À 11h 22, il prit une pêche dans sa poche et la jeta : elle n’était pas mûre. Il en mordit une seconde : il l’estima à son goût. Il scrutait l’horizon. À 11h 23, il manifesta des signes d’impatience. À 11h 26 min et 30 sec, Binda arriva. Coppi lui lança un regard au vitriol (Mes rayons de soleil de Louis Nucera).
– Ne vous pressez plus, Alfredo, c’est inutile : j’abandonne !
… Entre Coppi et Binda s’engage alors un dialogue dramatique :
– N’insistez pas, j’arrête !
Le ton était poli, sans plus. Depuis le moment de sa chute, plus de six minutes s’étaient écoulées durant lesquelles il avait attendu son vélo de rechange. Il avait refusé celui trop petit de Ricci offert immédiatement par Tragella qui conduisait la « 4 CV » de l’équipe et le « couvrait » durant son échappée, en remplacement de Binda retenu au ravitaillement des hommes à la traîne. À tout le moins, son vélo de rechange aurait dû se trouver sur le toit de la voiture conduite par Tragella. Il voyait là une atteinte au pacte signé à Milan et ne doutait plus que le directeur technique avait pris le parti de Bartali. Dans son esprit fiévreux, Fausto dramatisait et tombait dans l’extrême :
– Non, c’est fini, je rentre …
Au départ de Rouen, le matin, il accusait déjà dix-huit minutes de retard sur Marinelli, dix-huit minutes perdues en cinq jours. Il était en train d’en perdre beaucoup plus et, dès lors, sa présence dans la course n’avait plus lieu d’être. Une course qui l’avait d’ailleurs déconcerté dès son début par son rythme endiablé. Les « régionaux » animaient toutes les offensives. Il était trop habitué, lui, à la course dite « à l’italienne », très structurée et sévèrement régentée par les quelques capitaines, où les « gregari », les domestiques, enrayaient les initiatives, refusant systématiquement de collaborer avec les rares animateurs. Au lieu de cela, il voyait se développer chaque jour des échappées, qui projetaient loin devant lui des « seconds plans » dont il ignorait jusqu’à l’existence la veille !
Après un dialogue pathétique, Binda parvint à le remettre en selle.
– Nous en reparlerons ce soir, Fausto …
Le champion ne répondit pas.
Il apparut très vite que le campionissimo avait perdu l’harmonie de son mouvement. La belle mécanique était déréglée. À ses côtés, le brun Ricci l’encourageait de la voix. Il le remercia : « C’est gentil ce que tu fais pour moi, mais c’est fini. Pars avec les autres ! » Survint Bartali. Le toscan fit roue libre, lui tendit un bidon. La tête rentrée dans les épaules, Fausto pensait au ralenti, dans le sillage de Pasquini. Ses équipiers lui épluchèrent des oranges. Il roula longtemps ainsi, la tête vide et les jambes cotonneuses, jusqu’au moment où, ses forces étant un peu revenues, ses hommes le ramenèrent dans le peloton principal. Un peu plus tard, Guido De Santi lui apprit que Bartali s’était lancé à la poursuite du groupe des échappés comprenant Kubler, Bernard Gauthier et Marinelli (toujours lui ! ndlr).

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À l’arrivée à Saint-Malo, Coppi avait perdu dix-neuf minutes et il était relégué à 36’ 55’’ au classement général ! Il descendit lentement de son vélo, prit une bouteille d’eau minérale, en lava le goulot et but à petites gorgées. On l’interrogeait de toutes parts.
Il répondait d’une façon laconique : – À cause de cette chute …
Le soir, ses compagnons et Alfredo Binda se relayèrent pour le réconforter. Il persistait dans son idée de tout laisser tomber. Le directeur sportif l’assura de sa bonne foi. Milano lui dit qu’il ne pourrait pas se marier avec la fille de Cavanna (soigneur de Fausto) s’il abandonnait, car sans lui, il n’aurait pas gagné assez d’argent à la fin du Tour. Avant de s’endormir, le campionissimo tenta une explication :
– Je suis découragé, autant par ma chute que par l’attitude de mes adversaires. Quand je suis là, personne ne veut mener. Le Tour en devient une course de lenteur ! C’est à celui qui ira le moins vite ! Quand je bouge, c’est la ruée derrière moi ! Et quand les autres attaquent, on les laisse partir.
– Tu repartiras ?
– Je veux dormir. » (La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany)
Même Jacques Goddet, le directeur du Tour de France, lui rendit visite dans sa chambre et, grandiloquent, lui lança : « N’oubliez rien de ce qui peut vous faire grand », reprenant la recommandation de Stendhal à Delacroix. Fausto eut un sourire triste
Les journalistes remplissent des pages pour relater les états d’âme des vedettes. Le truculent Georges Pagnoud (celui qui avait écrit à sa cousine !), consacre, lui, un billet d’humeur aux sans-grades arrivés hors des délais. Il pense peut-être à Éloi Tassin qui, à Rouen, a crevé exactement à un kilomètre de l’arrivée, et a été éliminé pour avoir franchi la ligne deux minutes après les délais réglementaires :
« Lorsque tout est fini … Un Tel et Machin arrivés après le délai de 10% accordé aux coureurs sont éliminés. La lecture de ce morceau de littérature condensé en deux lignes déclenche généralement un flot d’imprécations. Le directeur sportif des intéressés abrège son repas et, d’un geste fort théâtral, déclare :
– Je vais aller pour leur dire ce que je pense … Ça va s’arranger.
Mais ça ne s’arrange jamais. Et Grosjean comme devant, le directeur sportif, penaud, s’en retourne à l’hôtel annoncer la décisive sentence au condamné. Il n’ajoute pas : « L’arrêt est définitif dans l’heure qui suit » mais : « M. Manchon t’attend à l’état-major dans un quart d’heure. »
M. Manchon c’est l’exécuteur des hautes œuvres. Manager général du Tour de France, il en est aussi l’écrivain public. C’est lui qui remplit et signe les états. Il fait preuve d’une délicatesse de confesseur pour obtenir des aveux car il faut une entrée en matière, avant d’entrer dans le vif du sujet :
– Tu as un excellent train demain à 7 heures. Si tu te couches de bonne heure, tu peux l’avoir …
Il dit cela d’un ton très doux, osant à peine achever sa phrase.
– C’est injuste ce qui m’arrive, dit Chose. J’étais avec Machin, on a roulé fort, crevé trois fois, mais malgré tout nous étions dans les délais. Ça, j’en suis sûr …
Il croit faire partager sa conviction au Père Manchon qui paraît l’approuver mais n’en continue pas moins la rédaction de ses bordereaux, tout en jetant un coup d’œil sur le Chaix.
– Trou-la-Ville – Rouen … aller et retour au tarif … Ça fait … tant. Les voici, pour les frais de route. Cette feuille te permettra de te faire régler à la caisse du journal. Avec ce mot, tu auras le droit d’être hébergé un jour à l’Hôtel du Louvre. Tu en profiteras pour aller toucher – muni de cette quatrième feuille – tes indemnités quotidiennes.
– Tu as bien tout … N’oublie rien. »
La nuit porta conseil à Fausto: « Je pars, mais je ne promets rien ».

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92 rescapés prennent le départ de la sixième étape entre Saint-Malo et Les Sables-d’Olonne, longue de 305 kilomètres, une distance qui laisse songeur aujourd’hui.
L’allure calme permet aux photographes de sacrifier au traditionnel et magnifique cliché du franchissement de la Rance sur le pont de Dinan.
Mais c’est le Belge Stan Ockers qui fait la une du Miroir des Sports après sa cabriole qui lui vaut une fracture de l’auriculaire gauche. Les 275 kilomètres qui restaient à accomplir furent pour lui un calvaire. Chaque tressautement lui arrachait grimaces et cris.

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À Saint-Méen-le-Grand, l’enfant du pays, Louison Bobet embrasse au passage sa famille qui a pris place dans la voiture de Miroir-Sprint.
La chaleur, aussi accablante que la veille, ne décourage pas le Luxembourgeois Diederich auteur d’une belle chevauchée solitaire. Mais c’est le régional de l’équipe du Sud-Est Adolphe Deledda , sur cycle Mervil et pneus Dunlop, qui file au nez de tout le monde, à 3 kilomètres du vélodrome des Sables. Stan Ockers, dur (au mal) comme du bois dont on fait les Flahutes, termine second malgré son doigt cassé.

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Des télégrammes des écrivains Curzio Malaparte et de Dino Buzzati furent remis à Fausto Coppi à l’arrivée. L’étape avait été bonne pour lui et la journée de repos arrivait à point pour remettre ses idées en place.
À suivre …

Pour vous faire revivre ces premières étapes du Tour De France 1949, j’ai puisé dans :
– les belles collections des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports
Mes rayons de soleil de Louis Nucera (éditions Grasset 1986)
Arriva Coppi ou les rendez-vous du cyclisme de Pierre Chany (La Table Ronde 1960
La Fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva 2003)

Publié dans:Cyclisme |on 4 juillet, 2019 |1 Commentaire »

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