Ici la route du Tour de France 1959 (2)
Pour « mieux comprendre », lire le billet consacré à la première partie de ce Tour de France :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/22/ici-la-route-du-tour-de-france-1959-1/
Chers lecteurs, j’espère que vous avez profité pleinement de cette journée de repos à Bayonne, au confluent de la Nive et de l’Adour. En principe, sur le Tour de France, quand les Pyrénées se profilent à l’horizon, les choses sérieuses devraient enfin commencer.
La dixième étape conduit les coureurs à travers les départements des Basses-Pyrénées (de nos jours, Pyrénées-Atlantiques) et des Hautes-Pyrénées avec, à une trentaine de kilomètres de l’arrivée à Bagnères-de-Bigorre, l’ascension du Tourmalet, le premier grand col de ce Tour.
Ce n’est donc pas étonnant qu’avant de reprendre la route, Maurice Vidal nous joue une petite sérénade à Federico Bahamontès :
« On nous a changé notre Castillan. Il n’a pas perdu une demi-heure sur les pavés du Nord, il n’a pas menacé d’abandonner à chaque étape. Il est sérieux comme un pape (et en Espagne, ils sont diablement sérieux !). Il suit Gaul comme son ombre, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être associé à lui dans les chasses contre les Français et les Italiens…
… On appréciera que ce soit dans un restaurant basque que Federico ait reçu la sérénade, des mains de compatriotes musiciens aux magnifiques costumes. Ah ! il fallait le voir, Fede !
Je tiens sa tête pour la plus belle qui puisse se voir dans le peloton. Il est vrai que j’aimais aussi celle de Fausto Coppi, pour une noblesse différente, certes, mais bien réelle. Federico a le masque anguleux et fier, des yeux où la gentillesse se mélange à l’orgueil, des dents de loup (un beau plateau de trente-deux dents), et un rire merveilleusement enfantin.
On ne peut s’empêcher de le voir en pantalon collant de danseur, talons hauts et chapeau plat à bandeaux, scandant de ses mains osseuses et nerveuses une mesure impossible à saisir pour tout étranger à la péninsule ibérique. Et, ce soir-là, nous n’étions que quelques-uns à le voir, tambourin en mains, la tête baissée ou relevée par un sourire, les yeux noyés dans la musique, voguer à petits coups secs sur le rythme d’un flamenco.
Ce ne fut pas long, pas assez long. Mais il y avait dans cette courte scène, tant de noblesse, tant de beauté nue, que c’est cette dernière image de l’Aigle de Tolède que je veux emporter en partant pour ces Pyrénées où nous espérons enfin rencontrer à nouveau le coureur de grande race qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. »
Je souris, sensiblement, à la même époque, je m’amusais des espagnolades de Marcel Amont, originaire de la vallée d’Aspe voisine, chantant le combat épique d’un toréro de fortune Escamillo contre une mouche ! Olé !
En cette première étape de montagne, Bahamontès et Gaul se contentent d’un petit numéro de duettistes des cimes en distançant les favoris Baldini, Anquetil, Rivière, Bobet et Anglade d’une minute et demie. Simple avertissement sans trop de frais !
Antoine Blondin consacre sa chronique quotidienne au Passage avide connu par un autre favori Vito Favero vainqueur de l’étape de Namur :
« Dans la montagne, s’il y a beaucoup à gagner, il n’y a surtout pas de temps à perdre. Dans la panique qui saisit le coureur en perdition sur la pente, toutes les bouées sont bonnes à prendre.
Sur cette même route de Bagnères nous en eûmes une démonstration d’école, prodiguée par l’Italien Favero, qui avait ter¬miné second du Tour, l’année précédente, derrière Charly Gaul. L’homme se distingue de l’animal en ceci qu’il est doué d’arrière-pensées. Ayez confiance en lui : on peut exiger à l’intérieur ce que l’on ne voit pas à la devanture. Quand Guillaumet, en perdition dans la cordillère des Andes, déclara à son retour : « Ce que j’ai fait, une bête ne l’aurait pas fait », nous le croyons d’autant plus volontiers que ses actes sont chargés de sens et de prix. La signification est un des privilèges de l’espèce.
Nous avons pu mesurer aujourd’hui, en traversant les Pyrénées, le merveilleux double fond de la nature humaine. Nous accompagnions l’Italien Favero. Échappé depuis le matin, il était l’un des seuls favoris éventuels à avoir franchi le mur de la méfiance que les grands ont élevé en tête du peloton. Ce Vénitien se promenait avec plus d’un quart d’heure d’avance sur ses concurrents. Les premiers lacets du Tourmalet lui furent désastreux. Il se trouva non seulement rejoint, mais dépassé par ses camarades en l’espace de quelques kilomètres. Hagard, l’œil trémulant sous l’arcade, il montait à sa main, quand ce n’était pas à celle des autres, et semblait faire la quête sur les bas-côtés de la route où il évoluait en zigzags déconcertants. Une gloutonnerie l’habitait, qui réclamait son dû, sous forme de limonade et de bourrades efficaces. Les allègres montagnards, joignant l’utile à l’agréable, se prodiguaient autour de lui et l’escortaient au pas. On eût dit l’image même de la mendicité. Un filet de bave reliait son menton au cadre de sa bicyclette et, au train où allaient les choses, nous n’aurions pas été étonnés de voir une araignée tisser sa toile le long de ce canevas écumant. L’instinct de réclamer était plus fort que celui de donner. Toute pudeur et toute vergogne étaient bannies. On ne pouvait s’empêcher d’évoquer le Monsieur Perrichon de Labiche, qui n’était jamais si content en montagne que lorsqu’il lui arrivait d’obliger son entourage. Favero a dû faire bien des heureux en élisant les supporters spontanés vers lesquels il fonçait tout droit, la main tendue, la bouche ouverte.
Pour notre part, loin d’être tentés de le pousser, nous ne songions qu’à le retenir, cherchant une argumentation susceptible de le dissuader d’aborder la descente, ses périls réels, l’isolement à quoi sont promis les coureurs tout au long de leur dégringolade vertigineuse. Lui, paraissait ne rien entendre et poursuivait son cheminement insolite, comme le Pater des chapelets intercalés entre deux dizaines d’Ave Maria. Nous avions mauvaise conscience à sentir ce grain rouler sous nos doigts …
… Nous franchîmes le col sur ses talons et ce fut la basculade. Alors, comme les faux aveugles qu’on voit plier bagage dans les couloirs du métro lorsqu’ils estiment avoir terminé leur journée, Favero se redressa soudain, avala un bon bol d’air et, avec une singulière ingratitude, se laissa plonger vers l’arrivée. La métamorphose fut si brutale que nous en ressentîmes le pincement de dépit que les meilleures volontés éprouvent quand elles ont le sentiment d’avoir été dupées. L’avidité, cette fois, s’avançait à visage découvert. Haut les cœurs et bas les masques ! Ce cul-de-jatte prenait ses jambes à son col. Nous avions envie de crier : « Remboursez ! » Autour de lui s’opérait une grande lessive qui projetait vers la vallée, et parfois plus rapidement qu’ils ne l’eussent voulu, des coureurs plus légers que des flocons. Favero, de son côté, reprenait contenance d’instant en instant, négociait ses virages avec une économie consommée et s’intégrait avec aisance aux divers orphelinats où s’était essaimé le peloton.
… Si je me suis cru tenté d’évoquer l’attitude de Favero, c’est dans une certaine mesure pour rendre hommage à un subtil talent de comédien. Ce qu’a fait cet athlète, il n’est que trop évident qu’une bête ne l’aurait pas fait. »
En arrière-plan de cette « stupéfiante » description digne de la commedia dell’arte, il faut y voir surtout les dégâts causés par l’usage abusif d’amphétamines. Rappelez-vous des prévisions funestes de Maurice Vidal sur le champ de foire de Blain au départ de l’étape contre la montre (voir billet précédent).
Mais la plus romantique histoire du jour appartient à Michel Vermeulin, coureur de la formation régionale Paris-Nord-Est, qui, en marge de l’attentisme des grands favoris, a su se glisser dans la bonne échappée et s’emparer du maillot jaune. Maurice Vidal en brosse le portrait :
« Michel, qui est né à Montreuil le 6 septembre 1964, fut un gosse heureux. Ses parents étaient des travailleurs sérieux, et ils étaient gentils. Ils lui offrirent un vélo pour Noël à l’âge de 2 ans, ce qui prouve qu’ils n’ont jamais gêné sa carrière. Lorsqu’il fallut travailler, il entra aux P.T.T comme télégraphiste. On dit aussi « bouliste » dans le métier. C’est la place où l’on débute, mais si le jeune télé est sérieux, il a espoir de franchir les échelons de l’administration …
Le père de Michel ne s’était pas mal défendu lui-même en vélo, et cela pourrait constituer une raison suffisante à son goût du sport cycliste. Mais la plus passionnée, c’était sa mère, laquelle, aujourd’hui encore, ne manque pas de suivre une course quand elle en a l’occasion.
Pourtant, ils ne poussèrent pas Michel dans cette voie. On peut être amateur de vélo enthousiaste, et rêver pour son rejeton d’un autre avenir. Mais le rejeton en question n’eut besoin de personne. Entre deux télégrammes, ça discutait dur avec le copain Dédé (André Le Dissez dit le facteur, quelque chose me dit qu’on en reparlera bientôt ndlr). Ce qui devait arriver, arriva : le jeune Michel se fit coureur cycliste. Il prit une licence à l’Étoile Sportive du Nord-Est (déjà). Sa première victoire ? Elle est datée puisqu’il s’agit du Prix du 14 Juillet. Ensuite, il remporta le Prix des Télégraphistes (pardi) en 1951. Cela lui valut comme premier prix un séjour de trois semaines à Cannes.
– Ça c’était chouette, dit Le Dissez. On était tous partants pour se mettre les orteils en éventail. On n’avait jamais vu la mer ! »
Moi j’avais déjà vu la mer, et pour cause, la Manche était à 50 kilomètres de chez moi, et j’avais déjà vu aussi Michel Vermeulin. Il avait gagné, quelques années auparavant, Paris-Forges-les-Eaux, une de ces nombreuses classiques amateurs qui, en ce temps-là, rayonnaient de la capitale à la proche province (Paris-Ézy, Paris-Évreux, Paris-Rouen considérée comme la première course cycliste de ville à ville). Allez savoir pourquoi, j’adorais les couleurs gris et orange de son club, l’ACBB (Athletic Club de Boulogne-Billancourt). Qui sait si je ne retrouverais pas des images de son sprint dans les films 9,5 mm que réalisait mon père.
À Bagnères-de-Bigorre, maillot jaune oblige, Vermeulin a les honneurs de la station de radio Europe n°1 et Fernand Choisel vient lui donner une aubade dans sa chambre. Il doit choisir des disques :: « Celui-ci de Dalida pour ma fiancée. Et puis celui-là encore … Je peux en dédier un à ma mère ? Oui ? Alors, jouez lui une chanson de Luis Mariano … et pour finir « Qu’on est bien » de Guy Béart … ».« Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé/Qu’on est bien dans ces bras-là !/ Qu’on est bien dans les bras d’une personne du genre qu’on n’a pas … ». À l’époque, je ne pouvais émettre aucun avis (quoi que). Aujourd’hui, il paraît que l’on peut être bien aussi dans les bras d’une personne du genre qu’on a !
L’étape suivante conduit les coureurs de Bagnères-de-Bigorre à Saint-Gaudens avec au menu l’ascension des cols d’Aspin et de Peyresourde.
« Nous ne venons pas chaque année à Saint-Gaudens, et c’est somme toute assez dommage, car la population est chaleureuse, et il y a tout autour de la ville de charmants petits bourgs comme Loures-Barousse ou Barbazan, où le séjour constitue un oasis d’autant plus apprécié qu’il était plus nécessaire … »
Pour bien connaître la contrée, je ne peux qu’adhérer aux propos de Maurice Vidal qui a choisi pour sa chronique bihebdomadaire de rendre visite au leader de l’équipe Centre-Midi, le champion de France en titre Henry Anglade lequel semble jouer dans la cour des Grands.
Antoine Blondin préfère braquer un dernier (?) coup de projecteur sur un ancien vainqueur du Tour, le populaire Jean Robic, à l’occasion d’un événement cocasse, non loin de Luchon.
« Personne n’a jamais su m’expliquer l’harmonie préétablie qui existe entre certains tempéraments de coureurs et les accidents de terrain qu’ils ont élus pour cadre de leurs exploits. On voit mal pourquoi Louison Bobet ne s’exprime jamais mieux que dans l’Izoard et pourquoi Jean Robic, aussi breton que le précédent, s’accomplissait parfaitement dans les Pyrénées. Il y a là matière à une méthode du climat qu’on aimerait voir développer un jour par un Monsieur Taine du grand braquet.
En revanche, il nous paraît tout à fait dans l’ordre naturel du monde que le drame, ou du moins la tragi-bouffonnerie, rejoigne parfois l’apothéose et qu’un champion vienne finir sa carrière sur les lieux mêmes où il a trouvé sa consécration. C’est sur la scène de son théâtre, dans le fauteuil où il a créé Le Malade imaginaire, que Molière s’écroule. C’est dans cette étape tronquée, succédané des Pau-Luchon d’autrefois où il connut la gloire, que Jean Robic a touché le fond. Il est étrange de voir comme les choses se bouclent dans le Tour de France.
Depuis le départ de Mulhouse, Robic qu’on attendait au tournant nous a étonné. Ses 38 ans, son visage boucané, sa calvitie, sa petite taille, sont désormais aux antipodes de l’image qu’on se fait d’un coureur. Le dernier mot n’appartient plus désormais aux Quasimodos argileux, ni aux farfadets branchés sur les sciences occultes, mais aux athlètes bien tempérés, cajolés comme des cantatrices par leurs soigneurs et par leurs équipiers…
… Or Robic, dont la condition humaine fut toujours marquée par des incidents extraordinaires et qui porte le mot flamboyant de « fatalitas », tatoué dans le subconscient, a été, aujourd’hui, le héros d’une péripétie qui a dû l’arrêter définitivement dans le sentiment que cette planète n’était pas faite pour lui. Après avoir rencontré, au long de son existence, des arbres, des rochers, des concurrents et même des photographes, ayant télescopé sa douloureuse carcasse contre tout ce que la nature et le caprice des hommes dressent sur la route d’un coureur cycliste, il s’est mesuré, cet après-midi, à un train de marchandises, étonnante épreuve de force où le fluide quasi mystique qui l’alimente, sa hargne superbe, faillirent obtenir raison.
Nous quittions précisément les Pyrénées duveteuses qui furent le fief de Robic et abordions les vallonnements du Comminges qui en sont l’antichambre. Notre homme pouvait à bon droit se sentir encore chez lui et se donner des airs de raccompagner quelques amis jusqu’à la porte. Ils étaient une vingtaine et lui qui marchait en serre-file, comme une souris accouchée par la montagne. D’autres pelotons les précédaient, que nous aurions pu accompagner, mais celui-ci possédait un cachet particulier à base de nostalgie et de réminiscence. Nous avions bien l’impression que Robic, dont le visage en course est celui d’une Mater Dolorosa qui aurait séjourné chez les Jivaros, si tant est qu’une tête réduite puisse être en même temps une tête enflée, était abîmé dans une méditation sur les splendeurs anciennes. Peut-être fut-ce là ce qui le perdit.
Le passage à niveau d’Antignac (on dirait un titre de Pierre Benoit) ne rejoindra pas la forge de Sainte-Marie-de-Campan chère à Eugène Christophe dans la topographie légendaire du Tour. Il fut néanmoins le lieu d’un spectacle délirant. Un tronçon de la caravane, bloqué par les barrières fermées, provoqua spontanément le méli-vélos habituel. Le train arrivait, Jacques Goddet fit les gros yeux et le train s’immobilisa comme le taureau dominé par le matador. Las ! Un garde-barrière sourd remit tout en question en soufflant dans une petite trompette. Le train s’ébranla. Les compagnons de Robic, se bousculant au portillon, parvinrent à traverser la voie devant les roues de la locomotive. Robic, tiré par le maillot, relégué au fin bout de la queue par une hargne de commères au seuil d’une crémerie, ceinturé par les officiels, fut le seul à regarder passer le train des autres sans pouvoir suivre le train des siens. L’écume et l’injure aux lèvres, pitoyable et grandiose comme l’individu qui se débat sous l’emprise de la camisole de force, il perdit quatre minutes, un Sahara dans le temps à l’échelle de la course, et se retrouva seul …
… Robic mâcha cette manière d’adieu entre ses mâchoires crispées et, dans un mouvement rageur du buste, se tourna vers les Pyrénées qu’il ne traversera sans doute plus à bicyclette et nous pûmes déchiffrer la détresse non feinte d’un fils qui ne retournera jamais chez sa mère.
On lui a attribué, ce soir, la prime de la malchance qui s’assortit d’un billet de la Loterie nationale : là aussi, la roue tourne. »
Un coureur de l’équipe de France a franchi le premier la ligne à Saint-Gaudens. Ce n’était sans doute pas celui qu’on attendait : en effet, malgré l’ascension de deux cols, c’est le sprinter André Darrigade qui a remporté sa 14ème victoire d’étape sur le circuit automobile du Comminges (il n’est plus qu’à 3 unités du record de Charles Pélissier) réglant un groupe de 25 coureurs comprenant l’épatant maillot jaune Vermeulin et tous les favoris, à l’exception de, mais l’était-il encore après sa défaillance de la veille, l’italien Favero qui a mis définitivement pied à terre entre Aspin et Peyresourde.
Est-ce à dire que la journée fut encore décevante ? La fibre patriotique du public français a vibré, en début d’étape, avec les excellentes ascensions en solitaire de deux valeureux « régionaux » : le Provençal Jean Dotto surnommé le « Vigneron de Cabasse » (vainqueur de la Vuelta en 1955) dans le col d’Aspin et le Périgourdin Valentin Huot (champion de France en 1957 et 1958) dans le col de Peyresourde.
Sinon, ça commence à jaser si l’on en juge l’enquête de Roger Bastide et René de Latour dans le Miroir des Sports : « La montée du Tourmalet, celles le lendemain d’Aspin et de Peyresourde ont offert le même spectacle : Federico Bahamontès qui se dressait sur les pédales et secouait la tête de droite à gauche en un mouvement convulsif, et Charly Gaul qui suivait calmement, se déhanchant le moins possible et relançant son braquet avec une souplesse de jambes incomparable. L’on eut l’impression, les autres suivant loin derrière, d’un numéro de duettistes parfaitement au point. Tous deux, dans les moments de répit, se parlaient, s’encourageaient mutuellement du geste et partageaient fraternellement le contenu de leurs bidons ou des canettes qu’ils cueillaient au passage. Au sommet de Peyresourde, ce fut le couronnement : Gaul ralentit et donna une vigoureuse poussée à Bahamontès comme pour marquer ostensiblement qu’il ne tenait pas à franchir avant lui la ligne du classement pour le Trophée St-Raphaël-Quinquina du meilleur grimpeur (le maillot distinctif à pois n’existait pas encore ndlr).
Chacun s’est interrogé sur la signification de cette poussette. Était-elle le fait d’un coureur complaisant, condescendant ou excédé ?
Le doute n’est plus possible, ont ricané les suspicieux : Gaul et Bahamontès sont d’accord. Ils ont désormais la confirmation qu’ils sont bien les plus forts dans les cols et les aigles, comme les loups, ne se mangent pas entre eux. Ils vont se partager le Tour de France : à l’un le maillot jaune, à l’autre le titre et les profits de « roi de la montagne ».
Il est de bon ton, dans certains milieux, pour paraître au courant, pour être le « monsieur-à-qui-on-ne-la-fait-pas » de crier « à la combine ». Il y a eu mieux dans le genre. L’envoyé spécial d’un hebdomadaire à sensation a été parachuté sur le Tour. On –ce « on » bavard, insinuant, malveillant, insaisissable-, on chuchote que tout était arrangé : Rivière allait gagner le Tour et Bahamontès le Grand Prix de la Montagne. Gaul serait dédommagé par une somme importante et Baldini signerait une série d’avantageux contrats dans les tournées d’après-Tour. Seuls, Anquetil et Bobet n’avaient pas encore reçu d’emploi dans cette fructueuse répartition. Mais cela n’allait sans doute pas tarder. Quelles réponses opposer à de telles inepties ?
Les accusations portées contre Gaul et Bahamontès sont du moins étayées par une argumentation plus précise. Anquetil, Rivière et Baldini sont des champions complets, nous a démontré un confrère belge. Qu’ils perdent le Tour et il leur restera la ressource de préserver leur standing, de faire des contrats sur piste. Ils peuvent gagner de l’argent, toute l’année, dans les poursuites, les américaines, les Six-Jours, et ils ont aussi leurs chances dans les classiques en ligne. Ce n’est pas le cas de Gaul et de Bahamontès qui sont exclusivement des spécialistes des courses par étapes. Ils ne peuvent bâtir et maintenir leur réputation, donc leur standing commercial, que dans la Vuelta, le Giro et surtout le Tour de France. Leur intérêt est donc de barrer la route aux autres dans ces épreuves, de s’entendre et non de se battre au profit d’un troisième larron. L’occasion est belle pour eux de le faire dans le Tour … »
Fake news ou pas, comme on dirait aujourd’hui ? Qui sait s’il n’y a pas un fond de vérité, on vérifiera plus tard.
Le chansonnier Jacques Grello, maître dans l’ironie, a une interprétation plus « music-hall » :
« Les grands grimpeurs sont, par nature, des solitaires. Leurs moyens supérieurs les isolant automatiquement du commun des pédaleurs, ils vivent, en général, les étapes de montagne dans l’isolement le plus complet, ne recevant des nouvelles que par l’ardoisier (ce facteur qui rédige lui-même ses messages).
Cette année, la course nous offre le spectacle somptueux de deux champions uniques (si j’ose dire), se hissant épaule contre épaule vers les sommets, tendus de banderoles apéritives (comme s’il y avait de la goutte à boire là-haut). C’est la première fois que deux artistes arrivés séparément à la vedette décident de faire un numéro de duettistes.
Gaul et Bahamontès sont actuellement les Poiret et Serrault de la bicyclette. Comme Poiret et Serrault, ils sont bavards, c’est-à-dire que moulinant un tout petit braquet, ils ont le coup de pédale, en quelque sorte, volubile. Ils alternent les répliques à deux dans les démarrages avec un égal brio et ils ne cessent de se demander lequel a le plus de talent, fin et léger. Les voir se hisser vers les sommets (de l’humour ou des Pyrénées) est un régal pour l’esprit, fût-il sportif.
Bahamontès est le Poiret de l’association. Dans un style un peu saccadé, il se charge de relancer sans cesse la conversation. Gaul, comme Serrault, joue parfois les ahuris. Et, comme Serrault, il a le secret des répliques à la fois simples et fulgurantes dévoilant d’immenses possibilités. Le spectacle de ces deux paires de vedettes est également fascinant, mais la situation n’est pas tout à fait la même. Poiret et Serrault se produisent en qualité de complices, Gaul et Bahamontès, dans ce Tour, sont officiellement rivaux … »
12ème étape Saint-Gaudens-Albi (184km) : routes plates et larges, en descente légère jusqu’à Toulouse, forte chaleur, vent nul. Étape de transition avant les escarpements du Massif Central qui doivent permettre une reprise de la bataille.
La campagne commingeoise inspire Antoine Blondin qui, pour louer la vaillance de deux coureurs « sans-grade » de nos provinces, Emmanuel Busto, né à Cransac en Aveyron, et le normand Félix Le Buhotel ancien vainqueur du Maillot des As de Paris-Normandie, pastiche les fameux couplets des Bœufs de Pierre Dupont, compositeur attitré de la Révolution de 1848 et chantre de la paysannerie et du monde ouvrier. Si vous souhaitez écouter la version originale de ce petit chef-d’œuvre démodé, ça tombe bien demain on rejoindra les burons auvergnats, cliquer ici :
« Le décor représente la plaine retrouvée où labourage et pâturage sont à nouveau les deux manivelles du Tour de France. Tandis que les aristocrates du troupeau paissent obstinément dans le peloton où les kilomètres se broutent tout seuls, deux spécimens superbes par leur générosité et leur haute taille se sont associés sous le joug et tracent droit le sillon qui doit les mener à Albi. Voici à peu près ce que l’on peut entendre sur Radio-Tour dans ces circonstances-là, et sur un air de Pierre Dupont :
J’ai deux grands bœufs dans mon étape,
L’un d’eux est blanc marqué de rouge,
L’autre azur, qu’un chevron d’or frappe,
Prouve que Centre-Midi bouge.
Ils se nomment Le Buhotel,
Sous le droguet de Le Drogo ,
Et l’autre, Busto Emmanuel,
Connaît Deledda pour sergot.
Si je les vois descendre,
J’aimerais mieux me fendre
D’une belle prime aujourd’hui …
J’aime le Maillot Jaune et peux le dire, oh oui !
Eh bien, j’aimerais mieux
Le voir mourir aussi
Que de voir mes bœufs
Coincer soudain ici.
(Refrain)
Admirez-les ces belles bêtes,
Leurs cornes sont comme un guidon,
C’est beau de faire course en tête
Quand ça rumine au peloton
Je les pousse à creuser l’écart
De plus en plus encourageant
Qui les sépare des lascars
Dont l’apathie vient en mangeant. »
Mieux vaut Tarn que jamais, les deux lascars sont rejoints à vingt kilomètres de l’arrivée à Albi. Aussitôt démarrent le Suisse Rolf Graf, un styliste comme son vénéré compatriote Hugo Koblet, ainsi que l’effronté maillot jaune Vermeulin.
Ce n’est pas cela qui déstabilise Blondin calé au fond de la voiture de L’Équipe. Après Dupont, il s’inspire de Brassens, Victor Hugo et La Ballade de la Nonne :
« Venez, vous, dont l’étincelle,
Écouter une histoire encore.
Approchez : je vous dirai celle
De notre petit maillot d’or,
Qui ajoute à son escarcelle
Au moment où le bœuf s’endort.
Il lâche donc ceux qui pourchassent
Et le traitent de fou à lier,
Aperçoit les bœufs qui se lassent
Et appuie sur le pédalier.
Enfants, voici les bœufs qui passent
Cachez vos rouges tabliers.
Suivant ceux-ci avec audace,
Il les rejoint en palier.
Peu s’en fallut que ne pleurassent
Les motards et les écoliers
Sans un meuh ! les laisse sur place
Au premier détour d’un hallier.
Enfants, voyez les bœufs qui cassent
Cachez vos rouges tabliers.
On voit des vaches qui remplacent
Les toros par des sangliers
Graf n’était pas un ratagasse
Auprès du jeune chevalier
Le destin voulut qu’ils fonçassent
Et arrivassent bons premiers.
Enfants, voyez, les bœufs se lassent
Sanglotez dans vos tabliers. »
Soi-dit en passant, à l’ombre de la cathédrale Sainte-Cécile en brique foraine (ou toulousaine) rose, je suis encore admiratif de la verve et la culture de Blondin. En ce temps-là, il n’y avait pas internet et Wikipédia, ni de bibliothèque à proximité de la salle de presse !
C’est bien joli tout ça mais, depuis Mulhouse, il faut avouer que, sportivement parlant, on n’a pas eu grand-chose à se mettre sous les dents du dérailleur.
On peut espérer qu’après la traversée de Carmaux, la patrie de Jaurès (au fait, pourquoi l’ont-ils tué ?!) et de Naucelle, capitale des tripous (eh oui, avec un s, la célèbre cochonnaille n’appartient pas aux exceptions en x), les paysages magnifiques mais traîtres du Rouergue, de l’Aveyron et du Cantal, vont être le théâtre, enfin, d’une belle bagarre entre les favoris.
Vous n’allez sans doute pas encore me croire, mais, six décennies plus tard, je me souviens encore assez précisément de cette étape. Il me semble que j’ai encore en tête la voix de Fernand Choisel dans la montée de la côte de Montsalvy qui ne va pas tarder à entrer parmi les hauts-lieux du Tour de France.
Une échappée lancée à la sortie de Rodez rassemble Anquetil (ouais !!!), Baldini, Bahamontès et … Anglade. Vous avez compris, n’y figurent ni Charly Gaul, ni Louis-le-Grand (Bobet), ni P’tit Roger (Rivière), ni plus accessoirement le maillot jaune Vermeulin.
Donc, après Entraygues-sur-Truyère, à la sortie du village médiéval de Vieillevie, il y a un embranchement : à gauche, vous descendez vers Conques pour, de nos jours, voir les vitraux de Soulages dans l’abbaye ; les coureurs, eux, s’engageaient à droite dans un sacré raidard, tout de même répertorié en seconde catégorie pour le trophée du meilleur grimpeur, mais non identifié comme un col.
Les mollets de mon ami collectionneur Jean-Pierre se souviennent encore de la côte de Montsalvy, même si la chaussée devait être améliorée, lors de son pèlerinage en guise d’anniversaire de ses cinquante ans.
« Baldini, qui piaffait depuis le début de l’étape, s’était enfui. Anquetil avait bondi, puis Anglade, Bahamontès et quelques autres. Gaul les avait vu partir mais hésita. Il faisait chaud et il n’aime pas cela. Il regarda Rivière, espérant que la rivalité entre le Normand et le Stéphanois allait éclater et qu’il en profiterait. Mais Roger ne broncha pas, parfaitement fidèle à l’esprit d’équipe, et les hommes de tête s’enfuirent. Il n’en était pas de même pour Bobet. L’an dernier déjà, un jour de 14 juillet, Geminiani et Anquetil avaient célébré la fête nationale sans lui. Dans l’équipe à deux têtes, il était resté prisonnier avec Gaul. Dans l’équipe à trois leaders, il était encore des restants.
Il remua sans cesse le problème dans la montée du col de Polissal. Au sommet, un écart très important s’était déjà creusé entre le peloton Anquetil et le peloton Gaul. Alors, dans la descente, Louison se lança à corps perdu. Rivière vit ainsi partir le deuxième leader français. Gaul fut incapable de s’y opposer. C’est alors que commença l’une des plus émouvantes poursuites que nous ayons suivies.
Nous venions de traverser Entraygues, où nous quittâmes le Lot pour suivre la capricieuse Truyère. Nous venions de dévaler ses ruelles moyenâgeuses derrière les fuyards. Passé le second point ancien, nous avions stoppé pour attendre la venue, dans les lacets qui surplombent les gorges, du peloton de Gaul. Ce fut Bobet qui arriva, le Bobet des grands jours. Il avait à ce moment repris plus d’une minute à ceux qu’il venait de quitter. Il l’avait donc reprise aussi à ceux qui le précédaient et qui ne s’amusaient pas sous les châtelets aux toits d’ardoise qui surplombaient notre route. La lutte paraissait folle. Mais, tant et tant de fois nous avions vu Louison réaliser ce genre d’impossible exploit que tous, nous y crûmes.
Seconde par seconde, le triple vainqueur du Tour revenait sur ses adversaires parmi lesquels figuraient quelques-uns des meilleurs rouleurs du monde. Il se rapprocha jusqu’à 2 minutes et 30 secondes. Entre les échappés et lui, une immense file de voitures assistait à la lutte. Il arriva un moment où la Truyère cessant pour quelques centaines de mètres de serpenter, Louison aperçut les dernières voitures suivant le groupe de tête. Elles s’étageaient sur plus d’un kilomètre, mais si Louison arrivait à les rejoindre, il profiterait finalement de leur sillage, ou même simplement de leur présence. Il pourrait manger, souffler un peu, puis repartir.
Il y fut bientôt. Mais elles étaient arrêtées, bloquées par le terrible début de la côte de Vieillevie. Bobet, qui avait tout donné pour atteindre le mirage des voitures, arriva sur la bosse absolument vidé, le souffle court. Ce fut terrible. Immédiatement, il fut en danseuse, arrachant chaque mètre d’un coup de pédale atrocement lent … »
Tout ce que l’on avait vainement attendu des cols pyrénéens, une côte inconnue et inédite le provoquait. Les roues des voitures et des vélos projetaient sur le visage et le corps des plaques brûlantes de goudron liquéfié par le soleil.
Le légendaire homme au marteau venait d’abattre Bobet, qui n’avait jamais autant porté le poids des ans qu’à Vieillevie, avant de terrasser l’Ange de la montagne Charly Gaul complètement en perdition. À l’agonie, dans la fournaise qui régnait ce jour-là, le Luxembourgeois s’arrêta après la côte de Montsalvy pour se désaltérer à la fontaine du petit bourg de Junhac. Les photographes le mitraillèrent sous tous les angles ;
Comme avait écrit Barrès à propos de sa « colline inspirée », « il est des lieux où souffle l’esprit » … du Tour de France. Junhac avec sa fontaine bucolique en fait partie désormais au même titre que la forge d’Eugène Christophe à Sainte-Marie-de-Campan.
Bien des années plus tard, le Tour repassa par Junhac et, à cette occasion, le bistrotier local décora la fontaine en choisissant comme thème cette anecdote, ce qui lui permit de gagner le premier prix pour la meilleure décoration sur la grande boucle.
Le bilan de la journée est désastreux pour Charly Gaul : bonifications comprises, il perd 21’ 40’’ sur Henry Anglade vainqueur de l’étape sur la piste d’Aurillac, 21’ 10’’ sur Anquetil second, 20’ 40’’ sur Bahamontès et 20’ 30’’ sur Baldini.
Vae Victis, comme disait un gars dans le temps, à peu près dans la même région ! Mais on ne sait jamais avec le champion grand-ducal, spécialiste des chevauchées fantastiques, surtout si la pluie voire la neige venait à tomber.
Bonne affaire aussi pour Anquetil qui assied un peu son leadership dans l’équipe de France : il possède désormais près de deux minutes d’avance sur Rivière et … 24 minutes sur Louison Bobet.
Les yeux des suiveurs sont de plus en plus tournés vers Federico Bahamontès, qui n’a jamais connu position aussi favorable depuis qu’il court le Tour de France, et … le Lyonnais de l’équipe du Centre-Midi, Henry Anglade, champion de France en titre il ne faut pas l’oublier. Il pointe désormais à la seconde place du classement général juste derrière le discret Belge Jos Hoevenaers qui a profité des circonstances de course pour s’immiscer dans l’échappée décisive et revêtir le maillot jaune.
Voici d’ailleurs une jolie histoire comme le Tour de France sait nous offrir : ce soir-là, à l’hôtel Terminus d’’Aurillac, comme le veut la coutume dans l’équipe de Belgique, Hoevenaers, parce qu’il détient la tunique jaune, a droit à une chambre pour lui seul.
Il dépose la précieuse tunique sur l’autre lit vide (un de ses coéquipiers devait partager la chambre avec lui). Au cœur de la nuit, un visiteur inattendu se glisse dans la pièce et vient s’allonger sur le lit jumeau auprès du trophée. Au matin, lorsqu’il voudra caresser son maillot, Hoevenaers découvrira, lové dessus, un vieux cocker au poil presque aussi jaune ! Cela inspira à Blondin « Les animaux malades de la veste » !
Le Tour semble, enfin, véritablement lancé et l’étape Aurillac-Clermont-Ferrand, avec les ascensions du Puy Mary, la Roche-Vendeix, les cols de Diane et de la Ventouse, constitue un terrain favorable aux stratégies offensives.
Déception, ceux qu’on dénomme les « Grands » vont se contenter d’admirer le paysage qui, de Salers au lac Aydat, est l’un des plus beaux de France.
Ainsi, les opprimés de la veille voient s’offrir là une opportunité de se « refaire la cerise ».
Pour Antoine Blondin, c’est l’occasion de rédiger, sinon l’une de ses plus talentueuses chroniques, du moins de lui attribuer l’un de ses plus beaux titres : L’Iliade et Le Dissez, je vous ai déjà un peu parlé de cet ancien facteur parisien, équipier de Vermeulin. Attention, chef-d’œuvre :
« « Si je tenais la nièce de Mackintosh, elle passerait un mauvais quart d’heure », disait en substance, et en termes moins déguisés, le coureur qui franchissait la ligne d’arrivée, brandissant ses boyaux déchiquetés par les minuscules éclats de lave qui crépitaient sous ses roues depuis cinq ou six heures. Ne cherchons pas plus avant : la nièce de Mackintosh n’est pas la Némésis de la crevaison, mais plus simplement la parente d’un illustre savant anglais, qui s’adonna vers 1830 à certains travaux de jeune fille d’où découlèrent l’invention de la chambre à air, du pneu, de l’accessoire de caoutchouc en général, et par la même, toutes les avanies susceptibles de s’abattre sur un champion cycliste. Plus encore que l’accident de terrain, l’accident tout court a donné à l’étape d’aujourd’hui son visage : prudence à l’arrière, audace à l’avant, modestie dans l’ensemble, car enfin, la guerre des trois n’a pas eu lieu. (Je ne cite pas de noms pour ne pas m’immiscer dans le pronostic, aussi tortueux et culbutant, ces jours-ci, que le paysage où nous nous aventurons.)
Nous étions arrivés à Aurillac, pénétrés de terreur et d’admiration, ces deux grands ressorts de la tragédie. L’Auvergne qui, par elle-même, nous en avait mis plein la vue, déposait en outre dans notre souvenir les alluvions volcaniques d’une éruption à tous les étages du peloton. L’indigène souriait sous ses fortes moustaches, qui évoquent à la fois Vercingétorix et le guidon de vélo, se réservant de nous confier au moment du départ que l’étape du jour serait encore plus grandiose. Ce qui s’appelle promettre monts et merveilles. Or, nous couchons à Clermont-Ferrand convaincu qu’une somptueuse mise en scène n’est rien sans un bon scénario. Certes, nous avons eu les monts, mais de merveilles point. Du moins pas à l’échelle où nous les attendions.
On moque souvent les journalistes du Tour pour le ton qu’ils se croient tenu d’employer lorsqu’ils relatent leur petite affaire. Je défie quiconque a suivi cette épreuve d’échapper à la tentation du style homérique quand il s’agit de faire revivre le combat et les voyages auxquels il s’est trouvé mêlé. L’Iliade et L’Odyssée sont ses moindres références pour ces multiples raisons que la notion du « retour à la maison » apparente chaque membre de la caravane à Ulysse, qu’une ration quotidiennement dosée d’obstacles et de péripéties s’ingénie à contrarier cette espérance, qu’on y sacrifie constamment des Iphigénies boueuses sur l’autel de la victoire finale, qu’on y scrute les vents, qu’on s’y injurie avec une emphase pittoresque, et qu’on y pourchasse à tous les instants les ravisseurs d’une belle Hélène ou d’une Toison d’or en forme de Maillot Jaune.
Néanmoins, pour une fois, je ne me sens pas attiré par les vertiges de la grandiloquence. Je le regrette d’autant plus qu’il est délicieux d’y succomber et que le cadre de la journée s’y prêtait admirablement, avec ses immenses panoramas de montagnes à vaches où surgissait, çà et là, le cratère chevelu d’un volcan éteint. Ah ! le splendide parcours pour un « cratérium » ! Les mouvements de troupe s’y distinguaient à l’œil nu au flanc continu des vallées comme ces batailles figuratives qu’on voit sur les anciennes estampes. On aurait volontiers invoqué Vulcain, le Cyclope ou le Titan. Or, la victoire de Le Dissez, malgré la débauche d’efforts et de mérites qu’elle implique, appelle surtout l’intimité de la sympathie.
Le Dissez est l’un des plus charmants et des plus rigolos parmi les coureurs cyclistes, mais il se rattache davantage à la tradition des bateleurs du Pont-Neuf qu’à celle de l’Olympe. Ce qu’il faut admirer en lui, c’est d’abord sa maîtrise d’un don qu’il sait contenir dans de justes limites. L’homme n’a rien d’un surhomme …
Ce Le Dissez n’est pas le bouillant Achille, c’est une farce de la nature. »
Du côté du col de Diane qui porte aussi le nom de col de la Croix Morand, il est un gamin de sept ans qui regarde émerveillé passer le Tour au-dessus de la ferme de ses parents. À l’âge adulte, le Brenoï, le petit Jean-Louis Bergheaud, confiera :
« J’aime les champions, j’aime l’idée du tour de France, le circuit du tour de France. Le classement, le palmarès des étapes a participé à une sorte de mythologie intime. Le premier champion que j’ai vu était passé au dessus de la ferme de mes grands parents, échappé. J’étais petit, il s’appelait Gérard Saint, et je suis resté très longtemps avec l’idée que le coureur cycliste était un saint. Je ne voyais pas de différence entre un type qui courait le tour de France et Saint François d’Assise. »
Ce gosse est le futur chanteur Jean-Louis Murat dont le premier grand succès populaire s’appellera … Col de la Croix Morand !
Je me souviens l’avoir vu, lors d’un concert près de chez moi, pour manifester sa mauvaise humeur, sa fatigue et sa passion du vélo, « descendre » le dit col … en chantant à tombeau ouvert les couplets dans l’ordre inverse de leur chronologie. Sacré Jean-Louis !
Outre la tournée du facteur Le Dissez, les seuls faits vraiment notables sont la seconde place de Saint Gérard d’Argentan qui, mal en point aussi la veille, a repris 18 minutes aux « grands », et la remontée à la seconde place du classement général du Belge Eddy Pauwels à 9 secondes de son compatriote Hoevenaers.
Le lendemain, on espère que la vérité (de la course) va enfin sortir du … Puy, avec les 12,5 kilomètres d’ascension contre la montre du Puy de Dôme.
Voici ce qu’en retient le coorganisateur du Tour Jacques Goddet dans L’Équipe : « Tout était allégresse dans la chevauchée de Federico. On voyait qu’il y avait effort, par les saillies des muscles asséchées par la forme, ceux des cuisses débordant à bâbord et à tribord, par les saccades admirablement rythmées des épaules, par le balancement ondulatoire du vélo, dansant un flamenco frénétique dans la musique des cris et des battements de main. C’était un effort gai, régenté par les lois les plus naturelles de l’athlétisme. Pas de douleur, pas d’image de la souffrance, amie facile des chroniqueurs de la belle époque… »
L’Aigle de Tolède plane au-dessus du volcan auvergnat. Bahamontès relègue Charly Gaul, requinqué, à 1’ 26’’, l’étonnant Anglade à 3’, Rivière à 3’ 37’’ et Anquetil à 3’ 44’’. Au classement général, l’Espagnol titille Hoevenaers, toujours maillot jaune, à 4 secondes. Anglade pointe à 43 secondes et précède Anquetil, le premier Français de l’équipe de France de plus de 4 minutes.
Il y a quelques années, Jean-Louis Murat commit une belle chanson Le champion espagnol, autant poème symphonique à Federico qu’une résurgence des images fugitives de l’enfance et des véritables héros des temps modernes qu’étaient les cyclistes.
En marge de ces classements, la montée du volcan, en un temps record par Bahamontès, a pour conséquence de provoquer l’élimination de neuf coureurs arrivés hors des délais impartis, dont Hassenforder, Mastrotto et Privat, trois membres de l’équipe de France.
La mansuétude des commissaires leur accorda le sursis, ce qui déclencha aussitôt l’ire d’Alfredo Binda, directeur technique de la squadra italienne : « Pas de repêchage ou nous repartons immédiatement vers l’Italie. » Langarica, qui dirige la formation ibérique, surenchérit : « Si Bahamontès a réalisé un exploit, il doit en recueillir les fruits. Les Français que vous repêchez seront peut-être ceux qui feront perdre Federico demain ou après-demain. »
« Entre temps, les quatre commissaires internationaux avaient disparu. Il fallut battre la campagne une heure et demie durant avant de les découvrir dans un restaurant de Royat, devisant tranquillement sur les mérites comparés du chanturgue et du lacrima cristi. »
Sont-ce les effluves des vins trop méconnus d’Auvergne, les commissaires dénichèrent, quelques heures plus tard, un articulet qui leur permettait de reporter à 36% du temps réalisé par Bahamontès les délais d’élimination. Aussitôt dit, aussitôt fait, ils repêchèrent Privat mais éliminèrent Hassenforder et Mastrotto, donnant ainsi satisfaction aux Italiens et Espagnols qui voulaient surtout la peau du champion de la région du riesling !
Décidément, l’intérêt de la course se déroule surtout en coulisses, et notamment, dans la villa de Geminiani à Chamalières. Anquetil, avec beaucoup de sagesse, aurait dit à Rivière : « Nous ne devons pas nous détruire mutuellement. Nous avons dix ans de carrière à faire ensemble. » Après le pacte de Poigny-la-Forêt, y aurait-il un pacte de Clermont ?
Le Pacte de Clermont
Toujours en marge de la course, voici ce que l’on pouvait lire dans le magazine Miroir-Sprint du 13 juillet 1959, dans la chronique Dans le secret des dieux de la route de l’incontestable et incontesté Jacques Périllat (alias Pierre Chany), intitulée de manière sibylline, « Le Tour a sonné … la charge » :
« Le mal dont souffre le Luxembourgeois est étrange :
– Je ne suis pas malade, je ne souffre de nulle part, mais le soleil m’endort un peu à la manière d’un soporifique, expliquait-il au toubib du Tour, à Clermont-Ferrand.
Le plus insolite dans cette affaire, c’est que Marcel Ernzer, le compagnon de Charly, souffre du même mal.
Les deux hommes sont soignés par l’Italien Ferre, l’ancien masseur de Koblet, un homme compétent et scrupuleux. Mais pour aussi scrupuleux que soit Ferre, il est bien obligé de suivre et d’appliquer les progrès de la « technique » moderne. Cette technique de la préparation appliquée aux coureurs cyclistes –à 90% d’entre eux- se résume en un régime alimentaire très strict, à des injections intra-musculaires de vitamines B12 et … à des injections intraveineuses beaucoup moins inoffensives celles-là.
Un spécialiste des maladies nerveuses s’est penché sur le problème. De ses investigations, il a tiré une conclusion parue récemment en Italie, au lendemain du Giro. Certains excitants pris par les coureurs sous forme de piqûres intra-veineuses déminéralisent l’organisme et font monter la température … rendant l’athlète vulnérable à la chaleur.
Or, les coureurs du Tour se plaignent de la chaleur beaucoup plus que les années précédentes, le fait a été vérifié.
Au lendemain de l’étape de Montsalvy, nombre de concurrents présentaient des lèvres aphteuses. La plupart déploraient une baisse de tension. Et tous, ou presque, souffraient de courbatures nerveuses : doping !
Concluez vous-mêmes … »
On ne peut pas dire, comme souvent je l’ai lu mensongèrement, que c’était l’omerta à l’époque sur la question du dopage. Au contraire même, les choses étaient dites avec talent et aussi bienveillance.
Le « régional de l’étape », le chantre auvergnat Jean-Louis Murat, dont on connaît l’esprit de provocation, a son avis sur le sujet : « J’ai une faiblesse absolue pour les champions. Le dopage ça n’existe pas ». (…) « Supprimez le dopage la hiérarchie reste la même ». (…) « Si tu juges les performances humaines en te demandant si le mec a pris des adjuvants ou pas, tu deviens complètement dingue. Si tu empêches Balzac de boire soixante-dix cafés par jour, eh bien, le Père Goriot, il ne le publie plus. Tu interdis aussi Rimbaud parce qu’il tournait au shit 24/24. Et si tu enlèves la dope tu n’as pas le jazz. Je suis pour le dopage ». (…) « Nous avec les musiciens, nos meilleurs concerts c’est quand on est chargé comme des mules ! Dans la musique je ne connais que des mecs chargés et je n’aime que des mecs chargés. : si tu mets Gainsbourg à l’eau, ça devient Jean-Jacques Debout ! ».
Leçon de Photographie
Samedi 11 juillet, la seizième étape conduit les coureurs de Clermont-Ferrand à Saint-Étienne où ils bénéficieront d’une seconde journée de repos. Peut-on espérer une lutte au couteau à Thiers et quelques défaillances dans le col de la Croix de l’Homme Mort, après avoir dit bonjours aux Copains de Jules Romains à Ambert ?
La réponse vous est fournie par Maurice Vidal :
« Connaissez-vous la meilleure histoire du Tour ?…
…Samedi, c’était le lendemain du dîner de Chamalières. On savait que les deux leaders tricolores, Anquetil et Rivière, avaient convenu qu’il fallait s’unir pour attaquer les adversaires communs. Dans le jardin de Geminiani, Rivière avait dit à Raphaël, avec un clin d’œil : « J’ai fait mettre le 13 dents, il faut absolument que j’aie le 52 x 13. »
C’est un braquet de descente. Ce n’était pas par hasard, Anquetil et lui avaient décidé d’attaquer dans la descente du col de la Croix de l’Homme Mort. Le moment venu donc, Rivière se trouvait près de la tête. Le regard fixé vers Saint-Étienne, il n’attendait plus que son néo-complice. Il attendit si longtemps qu’il commença à s’inquiéter. Puis, tout à coup, il vit Graczyk arriver de l’arrière. À pédales abattues, Popoff apportait un message d’Anquetil :
– Jacques te fait dire qu’il ne viendra pas. Il a mal aux jambes.
Et Rivière reste, lui aussi, dans le peloton qui filait vers sa ville natale. Vous ne la trouvez pas belle, cette histoire ? Moi, je la trouve parfaitement symbolique. Car, ce Tour de France, c’est le Tour des rendez-vous manqués … et dans le col de la Croix de l’Homme Mort ! on a le sens de l’humour ou on ne l’a pas. »
L’étape est finalement monotone, preuve en est que, pour sa chronique quotidienne, Blondin choisit de feuilleter, Saint-Étienne oblige, un « catalogue d’une manufacture d’âmes et de cycles » avec quelques calembours à l’appui.
Aux abords de la capitale forézienne, trois coureurs se dégagent : Dino Bruni, déjà victorieux à Rouen, l’emporte devant l’élégant Suisse Rolf Graf et le Belge Eddy Pauwels. Ce dernier, pour 6 petites secondes, ravit le maillot jaune à son compatriote Hoevenaers. En y ajoutant Bahamontès et Anglade, ce sont quatre coureurs qui se tiennent en 49 secondes au classement général.
Il faut bien meubler la journée de repos. Jacques Périllat, toujours « dans le secret des dieux de la route », en rajoute une dose et révèle qu’à Saint-Étienne, les organisateurs du Tour ont réuni les soigneurs pour évoquer l’usage trop répandu du doping dans le peloton … suite à l’interception par les douaniers de la frontière franco-suisse d’un colis, destiné à l’un des meilleurs grimpeurs du Tour (pas Bahamontès), contenant des produits pharmaceutiques dynamiques au possible. Il y en avait, paraît-il, de quoi faire exploser un village !
Dans ce Tour de France, on cause plus qu’on ne roule. Ainsi, en compulsant la somme de Pierre Chany (alias Jacques Périllat !!!), La fabuleuse histoire du Tour de France, je découvre :
« D’autres que Marcel Bidot ont fait également le point après les étapes en Auvergne. À commencer par Anquetil et Rivière. Le premier est satisfait d’avoir pris place devant le second au classement général. Le second partage avec le premier la crainte de voir Henry Anglade gagner le Tour. Ils ne sont peut-être pas faits pour s’entendre longtemps ces deux-là, mais ils partagent le même manager, en l’occurrence le très influent Daniel Dousset, alors qu’Henry Anglade a confié ses intérêts à Roger Piel. Or, ces deux hommes se livrent à une concurrence féroce, ils parviendront néanmoins à un accord commercial quelques années plus tard seulement. Bref, ça grenouille dur dans la coulisse, où les conflits d’intérêt se confondent, d’une façon assez trouble d’ailleurs et d’une manière finalement très négative, avec la raison d’État invoquée par Marcel Bidot : il ne faut surtout pas laisser gagner un régional (vous aurez deviné qu’il s’agit d’Anglade ndlr) !
– Je vous assure que Napoléon ne gagnera pas ! promet Anquetil à l’entourage. On va s’occuper de lui (le peloton avait surnommé le coureur lyonnais « Napoléon » eu égard à ses attitudes volontiers autoritaires). »
Entre Saint-Étienne et Grenoble terme de la dix-septième étape, à trop vouloir s’occuper de Napoléon, les « Tricolores » ne prêtent pas suffisamment attention au démarrage de Charly Gaul (il crachine) dans le col de Romeyère, surtout qu’il est accompagné par l’Aigle de Tolède.
Les années se suivent mais ne se ressemblent pas. En 1954, après être passé en tête au sommet de ce même col, Bahamontès s’était arrêté pour déguster une glace.
Cette fois, les deux spécialistes de la montagne prolongent leur effort et arrivent ensemble à Grenoble.
Gaul l’emporte sur Bahamontès avec plus de trois minutes d’avance sur les favoris blousés.
Dans la capitale du Dauphiné, Bahamontès endosse le maillot jaune avec 4’ 51’’ d’avance sur Anglade, 9’ 16’’ sur Anquetil et 11’ 36’’ sur Rivière.
Événement, c’est le second Espagnol à porter l’emblème d’or depuis la reprise du Tour en 1947, après Miguel Poblet à Dieppe en 1955, j’y étais en bord de mer sur les épaules de mon père !
Dans son éditorial de L’Équipe, Jacques Goddet écrit : « Federico rit, il rit de sa bouche ouverte sur ses dents aiguës, brillant dans l’épice du visage, rit de ses yeux qui voient au-delà des Pyrénées, les filles de Castille gonfler d’orgueil leurs jeunes poitrines tandis que les oriflammes décorent le quartier de la maison du Greco qu’il habite … »
Dans quelle mesure, les « nationaux » de Marcel Bidot s’étaient-ils opposés à l’offensive de Bahamontès ? Dans une toute petite mesure, affirma Pierre Chany, autant qu’il avait pu en juger depuis le tan-sad de sa moto !
Nous ne sommes pas au bout des tractations occultes. À Grenoble, le Tour reçoit la visite d’un émissaire de Fausto Coppi qui a donné son nom à une marque de cycle (Tricofilina-Coppi) … comptant Bahamontès dans ses rangs. Il souhaite évidemment la victoire finale du Castillan et partage l’opinion d’Anquetil, Rivière et Geminiani selon laquelle mieux vaut le succès d’un Espagnol que celui d’un « régional ».
Le Tour a choisi d’aller fêter le 14 Juillet en Italie : une étape montagneuse avec, aussitôt après le départ devant les restaurant des Glaciers au col du Lautaret, la montée du Galibier, beaucoup moins difficile par ce versant, puis les ascensions de deux cols de première catégorie, l’Iseran et le Petit-Saint-Bernard, avant d’arriver sur la cendrée du stade municipal de Saint-Vincent d’Aoste.
On s’attendait enfin à un grand jour, l’un de ceux qui inscrivent à jamais l’épopée du Tour.
Maurice Vidal se lamente : « Je ne vous raconterai pas l’ascension du Galibier, pas plus que celle de l’Iseran ou du Petit-Saint-Bernard. Que vous raconterais-je, d’ailleurs ? Il ne se passait rien à l’avant. Presque rien à l’arrière non plus. Seulement, dans les premiers lacets, alors que le peloton ventru escaladait pesamment un Galibier dont le ciel s’éclaircissait progressivement, un Tricolore était lâché. Bientôt, de nos belvédères successifs, nous voyions Louison Bobet, car c’était lui bien sûr, rétrograder, rester quelques centaines de mètres au milieu du flot de voitures qui ne le passaient que lentement. D’en haut, on devinait l’étonnement des passagers. Quoi ? Bobet déjà lâché, et dans le Galibier ? Que se passait-il ?
Il fut bientôt seul à l’arrière. Devant, ils restaient tous accrochés au peloton, même les plus humbles, même les plus petits. Encore une fois et pour que vous pénétriez bien de cette étonnante vérité, un seul lâché : Louison Bobet.
Pourtant, il n’était pas seul à l’arrière. Rapidement, un homme revenait sur lui, un petit homme se dandinant sur un vélo, casque de cuir sur la tête, notre Robic qui, ayant regonflé son boyau, avait enfin pris le départ quelques secondes après tout le monde. Inutile de dire que lorsqu’il aperçut son grand rival, Biquet piqua des deux et le rejoignit.
Pour Bobet, ce fut l’effet inverse. Pensez donc : être lâché dans les premiers kilomètres, c’est déjà terrible pour un Bobet. Mais être persuadé qu’on est seul à l’arrière, qu’on va mourir tranquillement, et voir surgir (mais d’où est-il sorti, ce Robic), le dernier homme qu’on voulait voir à ce moment-là, c’est vraiment un comble !
Cela changea tout pour Louison. Prêt à se laisser couler à pic, le visage grimaçant de son vieil adversaire le raviva. Pas question d’abandonner pour l’instant ! Douloureux, la respiration coupée, il relança la mécanique. Au sommet du Galibier, Louison était pointé à trois minutes vingt-cinq secondes. Mais ce n’était rien ! Le prodige, c’était qu’il se soit hissé jusque-là.
En tête, le peloton se reformait après une timide attaque contre Bahamontès, de Rivière et de Geminiani. Et une fois reformé, il reprenait son ronron. Dans la vallée de l’Arc, dans cette Maurienne défoncée, et qui crie encore au secours à notre passage, Louison entreprit la poursuite. Il avait un peu récupéré au cours de la descente et, s’il se sentait toujours mal, il reprenait quelque espoir. Il en avait vu d’autres au cours de sa carrière. Et les trois minutes vingt-cinq secondes, il les reprit au peloton ! Il réintégra la queue de celui-ci comme le naufragé se laisse tomber sur la plage : aussi hâve, aussi épuisé, aussi exsangue … »
Pour la suite, je donne la parole à André Chassaignon dans Le Miroir des Sports :
« C’était son dixième Tour de France et c’était le plus haut col d’Europe …
C’est dans un sommet à sa mesure que Louison Bobet a dit adieu au Tour. Il a tenu à honneur de le vaincre. Il en a gravi les 2 770 mètres sur 14 kilomètres d’une route dont les escarpements aboutissaient à un fantastique cirque de rochers plaqués de congères en contrebas du glacier du Grand-Pissaillas, débouchaient sur les sommets de la Tarentaise et de la Maurienne aux cimes perdues dans ces nuages noirs qui allaient crever en pluie glaciale sur les coureurs. Il a franchi le passage signalé d’une banderole, échappé aux caméras de la télévision braquées sur lui du haut de miradors érigés sur des pentes herbeuses où poussait une humanité grouillante, hurlante, frénétique. Il a basculé dans la descente, s’est dérobé à cette foule, à ces yeux électroniques, à ce panorama démesuré et cinq cent mètres plus bas, dans le profond silence d’une descente vertigineuse, il est descendu de vélo. C’était fini…
… C’est au sommet qu’il eut envie de tout planter là. Il avait escaladé l’Iseran. Il ne sera pas dit qu’il avait calé dans l’ascension d’un col. Le reste …
Il avait très froid. Un kilomètre avant la banderole, il avait emprunté un journal à une voiture suiveuse et l’avait appliqué sur sa poitrine, sous le maillot. Dans la descente, il fut pris d’un étourdissement. La route vacillait devant lui, les virages se confondaient sous l’averse qui, brusquement, fouettait son corps transi.
– Va-t-en, dit-il à Meneghini. M’attends pas. Ce n’est pas la peine.
Meneghini s’en fut et il demeura seul avec la Dauphine de l’équipe de France qui s’était arrêtée. Dans le même temps, la voiture blanche et rose du docteur Dumas et la petite Fiat vert amande de Bartali stoppèrent.
Le Dr Dumas prit le poignet de Bobet et compta le pouls, puis, sans donner le résultat de son investigation, il hocha la tête :
– Je crois qu’il serait plus raisonnable de vous arrêter, Louison.
– Oui, dit Gino Bartali, ce serait plus prudent, Louison. À quoi cela te servira d’insister ?
– J’abandonne, dit Bobet à Maurice Dubois, le chauffeur de la Dauphine. Garde mes roues. Elles pourront servir à des copains …
– Qu’est-ce que je fais ? demanda Dubois, perplexe.
– Sauve-toi, j’abandonne. C’est fini … »
Il faut avouer que cette sortie de scène du fier champion, un jour de 14 Juillet, était empreinte d’une grande dignité. Fausto Coppi l’avait photographié, quelques années plus tôt, lors de l’une de ses chevauchées dans le col d’Izoard. Un autre campionissimo, Gino Bartali, l’assistait dans sa déchéance, au sommet du plus haut col de France (à l’époque).
Autrement indigne fut le comportement des leaders de l’équipe de France Rivière et Anquetil en deux circonstances de course.
D’abord, dans la descente vers Tignes et son barrage, rendue glissante par la pluie, Bahamontès, toujours aussi piètre descendeur, se retrouva distancé par un groupe comprenant notamment Baldini, Anquetil, Rivière, Geminiani, Anglade, Gérard Saint et Hoevenaers. On était en droit d’attendre une insistance du groupe de tête. Mais avec stupéfaction, on constata un rechignement évident de certains coureurs au moment de prendre les relais. Anglade forçait, Baldini y allait de bon cœur, les Belges Brankart, Hoevenaers et Adriaenssens aussi. Par contre, Rivière, Anquetil et Geminiani passaient leur tour, justifiant par la présence d’Anglade, leur conduite ou plutôt leur manque de conduite. Dans la guerre ouverte contre le « régional » qui risque de leur souffler la place de premier Français, les Tricolores ont préféré participer par leur manque d’implication au retour de Federico.
Ce ne fut pas tout. Dans la descente du Petit-Saint-Bernard, Baldini et Anglade se détachèrent, bientôt suivis par Charly Gaul et Gérard Saint. L’écart se creusa rapidement mais l’Aigle de Tolède, en passe d’être plumé, s’accrocha de toutes ses serres à Anquetil et Rivière roulant comme des locomotives, pour conserver son maillot jaune.
Mon idolâtrie enfantine pour Anquetil ne souffrait aucune critique à son égard. Mais l’objectivité et la sagesse, acquises depuis, m’obligent à reconnaître que la guéguerre des égos était bien décevante et même consternante.
Une mention pour les travaux d’Ercole ! Baldini, revigoré par l’air du pays, s’impose à Aoste devant Gaul, Saint, Anglade … et des tifosi en liesse.
S’il subsiste encore un espoir d’assister au déclenchement des hostilités vélocipédiques, c’est à l’occasion de l’ultime étape de montagne du Tour (251 kilomètres) qui mène les coureurs d’Aoste à Annecy avec le franchissement du col du Grand-Saint-Bernard, dans le Valais suisse, ainsi que deux cols de la Forclaz différents, l’un dans le même canton suisse, l’autre, la Forclaz-de-Montmin, en Haute-Savoie au-dessus du lac d’Annecy.
Les coureurs entre les congères du Grand-Saint-Bernard
Antoine Blondin, jamais en mal d’inspiration, se met dans la peau d’un collégien, en colonie de vacances dans les Alpes, donnant des nouvelles à sa mère :
« À la sortie d’Aoste, il y avait un très vieil éléphant vivant, embusqué au coin d’une rue, qui nous a salués au passage avec sa trompe. Pour s’amuser, on est allé demander au maître si c’était là qu’Hannibal avait abandonné pour se taper un vin chaud, en oubliant sa machine. Cela ne l’a pas beaucoup distrait parce qu’il était en train de s’apercevoir que le Grand-Saint-Bernard, pas davantage que le petit, ne tenait les promesses qu’il en attendait. À quel saint se vouer ? Comme tu dis parfois. Alors, comme devoir de vacances, puisqu’on ne pouvait pas mettre le nez dehors, il nous a donné une version latine à faire. Un morceau de César particulièrement de circonstance, a-t-il dit. C’est un épisode de La Guerre de Gaul. Je t’envoie ma copie pour que tu la fasses corriger par papa :
« Les Alpes ayant été franchies comme une lettre à l’Aoste (ici, j’ai dû commettre un contresens dans l’ablatif absolu), les légions du consul J. Gaudetus Magnus (Jacques Goddet organisateur du Tour ndlr) n’eurent de cesse qu’elles n’eussent pris le chemin inverse pour cette raison invoquée par la suite devant le Sénat, qu’on est mieux ici qu’en face. Les troupes, fourbues par une longue campagne, n’écoutaient plus les exhortations de leurs centurions et se contentaient de leur répondre : « Si votre cœur est tellement vers cette chose (obvius ad rem), vous êtes assez grands pour faire vos courses vous-mêmes ! »
Vers la treizième heure, il devint évident aux yeux des augures que la course, précisément, pâtissait de cet état d’esprit. « Le renoncement est fils de la brume » dit la sage Minerve. Les nuées qui s’abattaient sur les sommets des monts obscurcissaient encore davantage les cerveaux. Les Aruspices s’arrêtaient sur le bord de la route pour fouiller les entrailles des vélos éventrés et y déchiffrer l’avenir. Mais les pronostics ne perçaient pas le brouillard et l’on vit pour la première fois le chef au casque léger renoncer à enfourcher son cheval pour gravir la côte et attendre dans son char les nouvelles des messagers.
Cependant, dans les vallées, la foule s’amoncelait : plèbes, esclaves, enfants, femmes, vieillards caducs, et tout ce que vomit Suburre et l’Ergastule, tous anxieux de lire le sinistre présage de la sueur qui perle au bronze d’un maillot jaune. « Les statues ont pleuré, malédiction sur nous ! » proclamaient volontiers les prophètes de l’Empire, quand pareille occurrence se présentait. Or, on voyait au torse des idoles les larges taches qui annoncent la peste, la famine, l’anarchie.
Quand les légions eurent atteint le camp, sans ordre ni discipline, il fut à constater que l’affaire était dans le lac » …d’Annecy, je précise.
Je laisse volontiers à Blondin ce qui appartient (un peu) à César. À travers son excellente version latine (niveau élève de troisième, précise-t-il), on comprend qu’une fois encore, la montagne a accouché d’une souris et que les grandes manœuvres sont renvoyées … aux calendes grecques !
Il faut remercier tout de même deux courageux animateurs partis loin d’Annecy, deux beaux rouleurs, le Suisse Rolf Graf, vivifié par l’air du Valais, vainqueur de l’étape, et le Normand Gérard Saint valeureux second.
Gaul et Bahamontès ont effectué leur classique numéro de duettistes en se dégageant, dans l’ascension du col de la Forclaz de Montmin, d’un peloton où Belges et Français n’ont éprouvé la moindre envie de les attaquer.
Henry Anglade, retardé par une crevaison dans la descente vers Annecy, faillit être la seule vraie victime de la journée. En effet, il n’en fallut pas plus pour qu’Anquetil et Rivière s’agitassent aussitôt et reprennent 38 secondes à Napoléon.
Dans la guéguerre civile que se livrent les coureurs français, il faut tout de même signaler l’excellente troisième place au classement général du Breton François Mahé.
Quant au « champion espagnol » Bahamontès, il semble ne plus rien devoir craindre pour son maillot jaune.
Vingtième étape Annecy-Chalon-sur-Saône, une étape type de transition avant l’ultime bataille contre-la-montre, une aubaine pour les audacieux, une possibilité d’accessit pour les sans-grades. Calendrier et littérature ne font pas bon ménage : à défaut de vendredi, le Britannique Brian Robinson a trouvé son jeudi en remportant l’étape avec une avance de vingt minutes et six secondes, après une longue échappée solitaire.
Même Robert Chapatte est en panne d’inspiration : « Au moment où j’écris ces lignes, autour de moi, dans la salle de presse de Chalon, mes confrères se pressent le citron pour en sortir quelques gouttes. Que dire de cette étape qui tienne les 300 lignes imposées par le rédacteur en chef ? On scrute le plafond. On mâchonne le bout du stylo, on compulse le carnet de notes résumées en quelques mots d’Annecy à Chalon. J’avoue me battre les flancs moi aussi … »
Finalement, la grande affaire de la journée fut l’adieu de Jean Robic au Tour de France, 48 heures après celui de Louison Bobet.
En effet, l’allure soutenue de Mister Robinson eut pour principal effet l’élimination brutale du populaire Biquet qui rejoignit Chalon quarante minutes après l’Anglais, donc hors des délais. La décision irrévocable des commissaires révolta d’autant plus le Breton, vainqueur du Tour 1947, que, quelques jours auparavant, le Robinson en question aurait lui-même dû être éliminé au Puy-de-Dôme mais bénéficia alors de la clémence du jury. Même à vélo, selon que vous serez puissant ou misérable …
L’une des dernières images de Jean Robic sur le Tour
L’intérêt de l’étape de 69 kilomètres contre la montre entre Seurre et Dijon, le maillot jaune Bahamontès semblant hors d’atteinte, réside dans la lutte pour l’honneur entre les trois recordmen de l’heure Rivière, Baldini et Anquetil, ainsi que l’éventualité pour Anquetil de déloger Napoléon Anglade de la seconde place en lui reprenant les 4 minutes et 34 secondes qui les séparent.
Au-dessus du lot, à mon grand regret (!), Roger Rivière survole encore la course de vérité. In vino veritas, membre de l’équipe Saint-Raphaël-Geminiani tout au long de la saison, il reçoit à l’arrivée les félicitations du maire de Dijon, le populaire chanoine Kir qui donna son nom au traditionnel apéritif à base d’aligoté de Bourgogne et de crème de cassis.
L’accordéoniste Yvette Horner félicite Federico Bahamontès toujours en jaune
Mon champion Jacques Anquetil termine deuxième mais creuse insuffisamment l’écart avec Anglade qui préserve sa place de premier Français.
Les positions au classement général apparaissent définitivement acquises malgré les 331 kilomètres à parcourir lors de l’ultime étape entre Dijon et Paris.
Une course, même le Tour de France, ne se termine-t-elle pas sur la ligne d’arrivée selon le vieux principe emprunté à Lapalisse ? Mais on ne verra rien ! Notre-Dame-de Bonsecours n’est pas placée sur la route pour déléguer un nouveau Robic, comme en 1947, à l’assaut tardif du maillot jaune.
Un sprint général réunit tous les rescapés sauf un, l’Italien Falaschi contraint à l’abandon dès les premières heures de l’interminable randonnée entre Bourgogne et Ile-de-France.
En sort victorieux le Breton de l’équipe Ouest-Sud-Ouest Joseph Groussard, un sacré bon coureur, encore de ce monde, qui remportera notamment, quelques années plus tard, la prestigieuse classique Milan-San Remo.
Jacques Périllat, toujours « dans le secret des dieux de la route », nous offre, un peu rabat-joie, sa dernière livraison de … propos stupéfiants :
« On a souvent parlé de doping durant le Tour de France. Il s’est avéré que la plupart des concurrents usaient de stimulants sitôt que le niveau de la course montait d’un ton. Le docteur Dumas attira l’attention des organisateurs sur la généralisation du mal. Les soigneurs furent réunis par les soins de Jacques Goddet. Une enquête discrète fut menée dans les chambres de coureurs. À ce sujet, Ferdi Kubler (vainqueur du Tour de France 1951 et … victime d’une étonnante défaillance dans le Ventoux lors d’un autre Tour ndlr) a pris position dans un journal suisse :
« Les lendemains de courses contre la montre, les coureurs sont incapables de fournir un effort … car ils ont outrepassé leurs possibilités la veille. Sur dix concurrents, il en est huit au moins qui fonctionnent à l’intra-veineuse ! »
Nous avons interrogé Raymond Le Bert, adversaire déclaré du doping sous la forme d’un stimulant brutal et momentané. Le soigneur breton n’a pas dissimulé ses sentiments :
« Trop de champions trichent dans le Tour et dans les autres courses. C’est pourquoi les performances enregistrées un jour sont rarement confirmées le lendemain. Lors des premières étapes, j’ai remarqué des arrivages de colis pharmaceutiques adressés à quelques coureurs. Il se trouve que la plupart des destinataires n’ont pas terminé … »
Les organisateurs envisagent de faire une démarche auprès de l’Union Cycliste Internationale afin que les fédérations nationales établissent au plus vite un règlement destiné à réprimer l’usage du doping.
La tâche n’est pas facile, voire impossible. En vérité, c’est l’esprit du professionnalisme qui est en cause. Tant que la course cycliste fera des millionnaires, l’appareil pharmaceutique fera des ravages dans le peloton. »
Antoine Blondin, qui n’a jamais ignoré ce fléau sans vouloir s’exprimer dessus, boucle ce Tour de France décevant avec une chronique douce-amère :
« … La capitale offre le visage d’une vieille reine morte à qui on aurait laissé ses bijoux. Une ample torpeur l’habite et l’on se demande par quel miracle elle a trouvé l’ultime courage d’ouvrir un œil pour accueillir le Tour de France. Les derniers globules de cette ville exsangue s’étaient récapitulés au Parc des Princes et, plus tard, dans le Faubourg Montmartre. On constatait que si les jours rallongent, les jupes raccourcissent. Les corolles ondulantes qui cernent les genoux des jeunes femmes, désormais déguisées en fillettes, nous apprenaient de plein fouet le dépaysement qui va être le nôtre dans les jours à venir. C’est fou ce qu’il se passe de choses dès qu’on a le dos tourné …
… Le pouvoir de la presse écrite et parlée est considérable. Nous avons pu mesurer, au Parc des Princes, le subtil talent de lecteur du public. Ses réactions étaient les nôtres. Pour douloureux et dignes qu’ils fussent, les tours d’honneur, sous les sifflets, de Marcel Bidot et de Jacques Anquetil sanctionnaient un état des âmes que nous avons contribué à faire partager : celui d’une épaisse déception.
Je regardais Anquetil s’avancer sur la piste, empoignant d’une main ferme sa gerbe d’orties et fonçant à l’abattoir et je n’avais qu’une crainte : celle qu’il ne se sente pas directement concerné par l’opprobre et considère ce mauvais moment à passer comme un des risques du métier où il s’est engagé. Il enfourcha sa bicyclette, jeune Christ aux outrages, et je me désolidarisai soudain de ces milliers de gens qui ne l’avaient jamais vu pédaler, admirable machine et de loin la plus belle de celles qui s’offrent habituellement à la solitude des parcours que la course emprunte maintenant. À travers les injures dont on l’accablait, je me sentais atteint et, puisque ces champions sont nos porte-parole, j’espérais qu’il allait tirer pour nous tous un profit de cette aventure … »
Mon champion, qui laissait rarement transparaître ses émotions, fut sans doute fort affecté par l’énorme bronca que lui réserva le public parisien. Peu de temps après, alors qu’il habitait encore sa propriété des Elfes, à Saint-Adrien, en bordure de Seine, il fit l’acquisition d’un hors-bord qu’il baptisa … Sifflets 59.
Jacques Anquetil oubliera rapidement les sifflets auprès de son épouse
L’évocation de ce 46ème Tour de France assez insipide et de ses médiocres dissensions franco-françaises ne doit pas masquer la grande valeur de son vainqueur Federico Bahamontès, premier coureur espagnol à inscrire son nom au palmarès. Certes, auparavant, il y avait eu de grands champions ibériques tels Vicente Trueba, la puce de Torrelavega vainqueur en 1933 du premier Grand Prix de la Montagne du Tour, Julian Berrendero surnommé el negro, et Bernardo Ruiz, mais il n’y aura qu’un Federico Martin Bahamontès : Yo soy el primero, comme dirait Dominguin. Mais Dominguin oubliait Manolete. Federico aura fait oublier les autres, tous les autres. Il a bien mérité, sur le podium du Parc des Princes, les félicitations de Fausto Coppi qui décédera quelques moins plus tard.
Federico Bahamontès dans la tribune présidentielle du Parc des Princes
Grimpeur de grande classe, Bahamontès avait jusqu’alors souvent gaspillé ses chances par le fait de son extrême fantaisie, rappelons-nous l’épisode de l’esquimau au sommet du col de Romeyère, mais aussi à cause d’une rivalité exacerbée avec le Basque Jésus Loroño.
Outre son maillot jaune, Bahamontès a évidemment remporté le Grand Prix de la Montagne parrainé par Saint-Raphaël-Quinquina. Hips !
André Darrigade revient avec le maillot vert Vabé du classement par points. Hips encore ! Quant à l’équipe de Belgique, autre affront à l’équipe de France, elle s’adjuge le classement par équipes Martini. Hips toujours !
Pour ses multiples attaques lors de nombreuses étapes, le Normand d’Argentan Gérard Saint, 9ème du classement général, est récompensé par le Prix de la Combativité.
À l’écart de toutes les entourloupettes, dont il a été victime, qui lui valent peut-être le prix du coureur le plus loyal du Tour, Henry Napoléon Anglade est acclamé au Parc des Princes pour sa belle seconde place. Beaucoup plus que son statut de régional de l’équipe du Centre-Midi, il a fait honneur à son maillot de champion de France enfilé quelques jours avant le départ du Tour, sur le circuit de Montlhéry.
Une fois encore, en vous racontant ce Tour de mon enfance, j’ai souhaité rendre hommage aux talentueux journalistes et écrivains qui nous faisaient rêver par leurs écrits épiques.
Il en est un, Alphonse Boudard, que je n’ai pas cité une fois, et pour cause :
« En 1959, j’étais au trou, à Fresnes. Je partageais ma cellule et mon temps avec Jo Attia, un mec de la bande à Pierrot le Fou. Jo avait des origines espagnoles. Il aimait bien tous les coureurs, mais il préférait Bahamontès. Un type du Sud, comme lui. Pour nous, le Tour, c’était l’évasion. Pourtant à cette époque, on n’avait droit ni aux journaux du jour ni à la radio. Quant à la télévision, elle appartenait à la science-fiction. Pour les nouvelles fraîches, on se contentait de L’Équipe de la veille et des informations que voulaient bien nous distiller les matons. Entre taulards, on pouvait s’engueuler sur plein de choses, mais l’on s’accordait toujours sur un sujet : le Tour. Cette sacrée Grande Boucle faisait l’unanimité. Au contraire des champions. Ils avaient leurs partisans et leurs détracteurs. Cela nous aidait à passer le temps …
Les matons nous informaient quotidiennement de l’évolution du Tour. Ils suivaient l’épreuve dans leur coin, à la TSF. Puis ils passaient de cellule en cellule distribuer la soupe. À peine avaient-ils ouvert la porte qu’on les bombardait de questions : « Alors, chef ? Qui c’est qu’a gagné aujourd’hui ? Comment ça s’est passé ? Tant bien que mal, on récoltait des nouvelles.
Le Tour dont je me souviens le mieux est celui de 1959. Les Français partaient favoris. Avec Bobet, Anquetil, Geminiani et Rivière dans la même équipe, on aurait dû tout gagner. Pourtant, mes copains et moi, on ne se faisait guère d’illusion sur leurs chances. Quand on met plusieurs crocodiles dans le même marigot, ils finissent toujours par se bouffer … C’est ce qui s’est passé. Bahamontès les a tous battus. Pour la plus grande joie de mon pote Attia.
Au-delà de la course et de ses péripéties, le Tour était aussi pour nous un moyen d’évasion. C’est une espèce de rêverie qui serpente sur les routes en visitant nos régions. Pratiquement, à chaque étape, il passait par celle de l’un d’entre nous. Le type ouvrait aussitôt la boîte aux souvenirs et racontait sa vie autrefois, quand il était encore libre. On s’échappait ainsi, sans enfreindre la loi.
Mais ce n’était qu’un rêve. Le Tour, nous l’avons également touché. À notre manière … Quelques semaines avant le départ, nous recevions des tombereaux de casquettes publicitaires d’un côté et des rouleaux d’élastiques de l’autre côté. Nous enfilions les élastiques dans les casquettes. Le tour était joué. La caravane publicitaire pourrait les distribuer. À Fresnes, nous avions également une autre spécialité : les petits coureurs en plomb ou en plastique. Nous les peignions aux couleurs des équipes du Tour. À notre façon, nous aidions les enfants à rêver … » (extrait de Tour de France Nostalgie par Christian Laborde)
Superbe confidence en forme de parabole sur le thème de l’évasion ! Le lien est tout trouvé avec un ancien billet sur les Tours de mon enfance :
« Les jours de pluie, j’ouvrais une grande boîte en bois d’où je sortais un peloton de cyclistes en plomb portant les mêmes maillots que les vrais champions. Alors, à travers la maison et les escaliers, se déroulait un long serpentin multicolore. Je notais sur un cahier de classe, l’ordre d’arrivée en regardant, les petits papiers portant le nom des coureurs, que j’avais collés sous les socles. A priori, cela était parfaitement anonyme mais j’avais vite fait de mettre aux avant-postes, toujours le même maillot tricolore qui s’emparait bientôt du maillot jaune … vous avez deviné, inutile de retourner le coureur, il se nommait Jacques Anquetil ! Près de cinquante ans plus tard, lors du déménagement de la maison familiale, j’ai retrouvé avec émotion, dans le grenier, cette boîte avec les petits cyclistes et leur nom en-dessous. »
Vous comprenez que l’émotion m’étreint lorsque je me replonge dans les Tours de France d’antan. Beaucoup de mes « compagnons du Tour de France », coureurs et journalistes, ont aujourd’hui tiré leur révérence. Il n’est pas une année où je n’apprenne pas le décès de l’un d’entre eux.
Mais Federico, l’Aigle de Tolède, a encore bon pied bon œil : il fêtera ses 91 printemps ce 9 juillet. Il est à ce jour, depuis le décès du Montluçonnais Roger Walkowiak en février 2017, le plus ancien vainqueur du Tour de France encore en vie.
Il coule des jours heureux dans sa ville de Tolède où l’on peut admirer sa statue. Un hommage lui sera aussi rendu lors de 19ème étape de la prochaine Vuelta entre Avila et Tolède. Durant ce Tour de France 2019, le quotidien L’Equipe lui a consacré une interview d’une double page : « Aujourd’hui je me demande où ils sont tous ceux qui couraient avec moi … Moi, je prenais un peu de café, pas trop, ça m’empêchait de dormir, je le mélangeais avec du cognac, du Kola Astier (un excitant vendu exclusivement en Italie), de l’Agua del Carmen (un tranquilisant à base de produits naturels). Le Kola, c’était un soigneur de la Bianchi qui m’en procurait, après je ne voulais pas m’empoisonner : quand je le voyais mettre des pastilles dans les thermos, je versais tout dans les toilettes, comme à Solingen où le Suisse Fritz Schaer a vendu le champoinnat du monde à Louison Bobet … » Je vous livrerai dans mon blog les souvenirs d’Alaphilippe et Pinot … en 2069 !!!
Depuis quelques années, une revue trimestrielle luxueuse, en langue flamande (la version française n’a malheureusement pas connu de succès), porte son nom, c’est dire l’empreinte qu’a laissée le champion ibérique dans l’histoire du cyclisme : « Un ovni car BAHAMONTÈS ne ressemble à aucune autre des revues existantes sur le vélo. Des histoires de courses, de bas-côtés, d’hommes. Des récits émouvants, singuliers, parois oubliés, de leaders et de porteurs de bidon, de coureurs de grands tours et de classiques. Des triomphes historiques en défaites dramatiques d’hier et d’aujourd’hui. Nous faisons fi de l’écume du jour mais offrons une place majeure aux sujets intemporels qui resteront gravés dans nos mémoires. »
Une lecture en forme d’échappée aussi belle que les chevauchées que nous offrait Federico, d’autant plus qu’elles étaient souvent pour le panache.
Ce numéro de la revue « Bahamontès » témoigne de lieux où s’envola souvent l’Aigle de Tolède
J’aimais plus Bahamontès que Charly Gaul, peut-être parce qu’il posa moins de problèmes que l’Ange de la montagne à mon champion Jacques Anquetil.
Philippe Bordas, dans son bel ouvrage Forcenés, consacre évidemment quelques lignes à Federico dans son chapitre « L’art de grimper » :
« Federico Bahamontès de Tolède est au temps de Gaul le seul humain qui lui soit comparable. Mais Bahamontès escalade dans un style caprin désordonné, secouant ses parts, l’échine levée vers les feuilles tendres, tournant la nuque comme si ses arrières brûlaient. Il tend un cou long compliqué de couleuvres palpitant sous sa peau. Il va vite, dans une anarchie qui fait mal. Arrivé sur les cimes, il écoute le vent, il s’achète une glace à la vanille et pâture sur le col, en attendant. Comme il ne sait pas descendre, il reste sur l’échelle. Jean Bobet le lettré l’appelle « Fédé le fada ». Bahamontès n’excelle qu’en côte. Plus qu’un grimpeur, c’est un côtoyeur. »
Le jugement de l’Aigle de Tolède est aussi acéré que ses serres. Il y a quelques années, alors que le journal L’Équipe l’élut meilleur grimpeur de l’histoire du Tour de France, le fier hidalgo refusa d’être comparé à Richard Virenque, qui le devance pourtant au nombre de victoires dans le Grand Prix de la montagne : « Il ne m’arrive pas à la cheville. Qu’il ne m’en veuille pas, mais, si lui il est grimpeur, moi, je suis Napoléon. ! » Je croyais que c’était Henry Anglade … !
Bahamontès voulait être el ùnico ! Comme Christian Laborde l’écrit à la lettre B de son Dictionnaire amoureux du Cyclisme :
« Federico, il veut être seul. Au commencement, il ne s’appelait pas Federico Bahamontès mais Alejandro-Federico Martin Bahamontès. Martin, c’est une portion du patronyme de son père –Juliàn Martin Losana- et Bahamontès, une portion de celui de sa mère –Victoria Bahamontès San Cristóbal. En bourrant la musette, on arrive à Alejandro-Federico Martin Bahamontès San Cristóbal. Plus qu’un nom, c’est un peloton. Et du peloton, il n’aura de cesse de s’extirper pour devenir Federico, puis Fédé, puis Fédé le fada, ce champion époustouflant qui, le 26 juillet 1954, découvrit le Tour de France, distançant Louison Bobet, Ferdi Kubler et Fritz Schaer dans la montée du col de Romeyère avant de s’arrêter au sommet et de prendre le temps de déguster une glace à la vanille. »
« Au pays de-gue de Castille/Il y avait te-gue d’un garçon/Qui vendait des glaces vanille et citron … » Vous savez maintenant ce qu’il en est advenu …
PS Je venais de publier ce billet que je découvre dans La Dépêche du Midi du jour que la statue de Federico Bahamontès à Tolède a été brisée . Comme quoi la connerie peut rimer avec Ibérie!
Pour rédiger ce billet, j’ai fait appel à l’incontournable romancier et chroniqueur de L’Équipe Antoine Blondin, ainsi qu’aux journalistes, chroniqueurs et photographes des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports : Maurice Vidal, Abel Michea, Robert Chapatte, Pierre Chany alias Jacques Périllat, André Chassaignon, Jacques Grello.
J’ai emprunté aussi quelques lignes du Dictionnaire amoureux du Cyclisme de Christian Laborde, de Forcenés de Philippe Bordas, et des confidences d’Alphonse Boudard dans 100 ans du Tour de France en 90 histoires.
Mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint. Amoureux du cyclisme et du cyclotourisme, je vous conseille la lecture de son nouveau blog: https://montourdelafrance1861.home.blog/2019/03/26/premier-article-de-blog/
Il a pour projet une nouvelle aventure, un tour de France original au cours duquel il visitera la commune la moins peuplée de chacun des 42 départements frontaliers et littoraux.