Archive pour juillet, 2019

Ici la route du Tour de France 1959 (2)

Pour « mieux comprendre », lire le billet consacré à la première partie de ce Tour de France :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/22/ici-la-route-du-tour-de-france-1959-1/

Chers lecteurs, j’espère que vous avez profité pleinement de cette journée de repos à Bayonne, au confluent de la Nive et de l’Adour. En principe, sur le Tour de France, quand les Pyrénées se profilent à l’horizon, les choses sérieuses devraient enfin commencer.
La dixième étape conduit les coureurs à travers les départements des Basses-Pyrénées (de nos jours, Pyrénées-Atlantiques) et des Hautes-Pyrénées avec, à une trentaine de kilomètres de l’arrivée à Bagnères-de-Bigorre, l’ascension du Tourmalet, le premier grand col de ce Tour.
Ce n’est donc pas étonnant qu’avant de reprendre la route, Maurice Vidal nous joue une petite sérénade à Federico Bahamontès :
« On nous a changé notre Castillan. Il n’a pas perdu une demi-heure sur les pavés du Nord, il n’a pas menacé d’abandonner à chaque étape. Il est sérieux comme un pape (et en Espagne, ils sont diablement sérieux !). Il suit Gaul comme son ombre, ce qui lui vaut d’ailleurs d’être associé à lui dans les chasses contre les Français et les Italiens…
… On appréciera que ce soit dans un restaurant basque que Federico ait reçu la sérénade, des mains de compatriotes musiciens aux magnifiques costumes. Ah ! il fallait le voir, Fede !
Je tiens sa tête pour la plus belle qui puisse se voir dans le peloton. Il est vrai que j’aimais aussi celle de Fausto Coppi, pour une noblesse différente, certes, mais bien réelle. Federico a le masque anguleux et fier, des yeux où la gentillesse se mélange à l’orgueil, des dents de loup (un beau plateau de trente-deux dents), et un rire merveilleusement enfantin.
On ne peut s’empêcher de le voir en pantalon collant de danseur, talons hauts et chapeau plat à bandeaux, scandant de ses mains osseuses et nerveuses une mesure impossible à saisir pour tout étranger à la péninsule ibérique. Et, ce soir-là, nous n’étions que quelques-uns à le voir, tambourin en mains, la tête baissée ou relevée par un sourire, les yeux noyés dans la musique, voguer à petits coups secs sur le rythme d’un flamenco.
Ce ne fut pas long, pas assez long. Mais il y avait dans cette courte scène, tant de noblesse, tant de beauté nue, que c’est cette dernière image de l’Aigle de Tolède que je veux emporter en partant pour ces Pyrénées où nous espérons enfin rencontrer à nouveau le coureur de grande race qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. »
Je souris, sensiblement, à la même époque, je m’amusais des espagnolades de Marcel Amont, originaire de la vallée d’Aspe voisine, chantant le combat épique d’un toréro de fortune Escamillo contre une mouche ! Olé !
En cette première étape de montagne, Bahamontès et Gaul se contentent d’un petit numéro de duettistes des cimes en distançant les favoris Baldini, Anquetil, Rivière, Bobet et Anglade d’une minute et demie. Simple avertissement sans trop de frais !

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Antoine Blondin consacre sa chronique quotidienne au Passage avide connu par un autre favori Vito Favero vainqueur de l’étape de Namur :
« Dans la montagne, s’il y a beaucoup à gagner, il n’y a surtout pas de temps à perdre. Dans la panique qui saisit le coureur en perdition sur la pente, toutes les bouées sont bonnes à prendre.
Sur cette même route de Bagnères nous en eûmes une démonstration d’école, prodiguée par l’Italien Favero, qui avait ter¬miné second du Tour, l’année précédente, derrière Charly Gaul. L’homme se distingue de l’animal en ceci qu’il est doué d’arrière-pensées. Ayez confiance en lui : on peut exiger à l’intérieur ce que l’on ne voit pas à la devanture. Quand Guillaumet, en perdition dans la cordillère des Andes, déclara à son retour : « Ce que j’ai fait, une bête ne l’aurait pas fait », nous le croyons d’autant plus volontiers que ses actes sont chargés de sens et de prix. La signification est un des privilèges de l’espèce.
Nous avons pu mesurer aujourd’hui, en traversant les Pyrénées, le merveilleux double fond de la nature humaine. Nous accompagnions l’Italien Favero. Échappé depuis le matin, il était l’un des seuls favoris éventuels à avoir franchi le mur de la méfiance que les grands ont élevé en tête du peloton. Ce Vénitien se promenait avec plus d’un quart d’heure d’avance sur ses concurrents. Les premiers lacets du Tourmalet lui furent désastreux. Il se trouva non seulement rejoint, mais dépassé par ses camarades en l’espace de quelques kilomètres. Hagard, l’œil trémulant sous l’arcade, il montait à sa main, quand ce n’était pas à celle des autres, et semblait faire la quête sur les bas-côtés de la route où il évoluait en zigzags déconcertants. Une gloutonnerie l’habitait, qui réclamait son dû, sous forme de limonade et de bourrades efficaces. Les allègres montagnards, joignant l’utile à l’agréable, se prodiguaient autour de lui et l’escortaient au pas. On eût dit l’image même de la mendicité. Un filet de bave reliait son menton au cadre de sa bicyclette et, au train où allaient les choses, nous n’aurions pas été étonnés de voir une araignée tisser sa toile le long de ce canevas écumant. L’instinct de réclamer était plus fort que celui de donner. Toute pudeur et toute vergogne étaient bannies. On ne pouvait s’empêcher d’évoquer le Monsieur Perrichon de Labiche, qui n’était jamais si content en montagne que lorsqu’il lui arrivait d’obliger son entourage. Favero a dû faire bien des heureux en élisant les supporters spontanés vers lesquels il fonçait tout droit, la main tendue, la bouche ouverte.
Pour notre part, loin d’être tentés de le pousser, nous ne songions qu’à le retenir, cherchant une argumentation susceptible de le dissuader d’aborder la descente, ses périls réels, l’isolement à quoi sont promis les coureurs tout au long de leur dégringolade vertigineuse. Lui, paraissait ne rien entendre et poursuivait son cheminement insolite, comme le Pater des chapelets intercalés entre deux dizaines d’Ave Maria. Nous avions mauvaise conscience à sentir ce grain rouler sous nos doigts

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Nous franchîmes le col sur ses talons et ce fut la basculade. Alors, comme les faux aveugles qu’on voit plier bagage dans les couloirs du métro lorsqu’ils estiment avoir terminé leur journée, Favero se redressa soudain, avala un bon bol d’air et, avec une singulière ingratitude, se laissa plonger vers l’arrivée. La métamorphose fut si brutale que nous en ressentîmes le pincement de dépit que les meilleures volontés éprouvent quand elles ont le sentiment d’avoir été dupées. L’avidité, cette fois, s’avançait à visage découvert. Haut les cœurs et bas les masques ! Ce cul-de-jatte prenait ses jambes à son col. Nous avions envie de crier : « Remboursez ! » Autour de lui s’opérait une grande lessive qui projetait vers la vallée, et parfois plus rapidement qu’ils ne l’eussent voulu, des coureurs plus légers que des flocons. Favero, de son côté, reprenait contenance d’instant en instant, négociait ses virages avec une économie consommée et s’intégrait avec aisance aux divers orphelinats où s’était essaimé le peloton.
… Si je me suis cru tenté d’évoquer l’attitude de Favero, c’est dans une certaine mesure pour rendre hommage à un subtil talent de comédien. Ce qu’a fait cet athlète, il n’est que trop évident qu’une bête ne l’aurait pas fait. »
En arrière-plan de cette « stupéfiante » description digne de la commedia dell’arte, il faut y voir surtout les dégâts causés par l’usage abusif d’amphétamines. Rappelez-vous des prévisions funestes de Maurice Vidal sur le champ de foire de Blain au départ de l’étape contre la montre (voir billet précédent).
Mais la plus romantique histoire du jour appartient à Michel Vermeulin, coureur de la formation régionale Paris-Nord-Est, qui, en marge de l’attentisme des grands favoris, a su se glisser dans la bonne échappée et s’emparer du maillot jaune. Maurice Vidal en brosse le portrait :
« Michel, qui est né à Montreuil le 6 septembre 1964, fut un gosse heureux. Ses parents étaient des travailleurs sérieux, et ils étaient gentils. Ils lui offrirent un vélo pour Noël à l’âge de 2 ans, ce qui prouve qu’ils n’ont jamais gêné sa carrière. Lorsqu’il fallut travailler, il entra aux P.T.T comme télégraphiste. On dit aussi « bouliste » dans le métier. C’est la place où l’on débute, mais si le jeune télé est sérieux, il a espoir de franchir les échelons de l’administration …
Le père de Michel ne s’était pas mal défendu lui-même en vélo, et cela pourrait constituer une raison suffisante à son goût du sport cycliste. Mais la plus passionnée, c’était sa mère, laquelle, aujourd’hui encore, ne manque pas de suivre une course quand elle en a l’occasion.
Pourtant, ils ne poussèrent pas Michel dans cette voie. On peut être amateur de vélo enthousiaste, et rêver pour son rejeton d’un autre avenir. Mais le rejeton en question n’eut besoin de personne. Entre deux télégrammes, ça discutait dur avec le copain Dédé (André Le Dissez dit le facteur, quelque chose me dit qu’on en reparlera bientôt ndlr). Ce qui devait arriver, arriva : le jeune Michel se fit coureur cycliste. Il prit une licence à l’Étoile Sportive du Nord-Est (déjà). Sa première victoire ? Elle est datée puisqu’il s’agit du Prix du 14 Juillet. Ensuite, il remporta le Prix des Télégraphistes (pardi) en 1951. Cela lui valut comme premier prix un séjour de trois semaines à Cannes.
– Ça c’était chouette, dit Le Dissez. On était tous partants pour se mettre les orteils en éventail. On n’avait jamais vu la mer ! »
Moi j’avais déjà vu la mer, et pour cause, la Manche était à 50 kilomètres de chez moi, et j’avais déjà vu aussi Michel Vermeulin. Il avait gagné, quelques années auparavant, Paris-Forges-les-Eaux, une de ces nombreuses classiques amateurs qui, en ce temps-là, rayonnaient de la capitale à la proche province (Paris-Ézy, Paris-Évreux, Paris-Rouen considérée comme la première course cycliste de ville à ville). Allez savoir pourquoi, j’adorais les couleurs gris et orange de son club, l’ACBB (Athletic Club de Boulogne-Billancourt). Qui sait si je ne retrouverais pas des images de son sprint dans les films 9,5 mm que réalisait mon père.

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À Bagnères-de-Bigorre, maillot jaune oblige, Vermeulin a les honneurs de la station de radio Europe n°1 et Fernand Choisel vient lui donner une aubade dans sa chambre. Il doit choisir des disques :: « Celui-ci de Dalida pour ma fiancée. Et puis celui-là encore … Je peux en dédier un à ma mère ? Oui ? Alors, jouez lui une chanson de Luis Mariano … et pour finir « Qu’on est bien » de Guy Béart … ».« Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé/Qu’on est bien dans ces bras-là !/ Qu’on est bien dans les bras d’une personne du genre qu’on n’a pas … ». À l’époque, je ne pouvais émettre aucun avis (quoi que). Aujourd’hui, il paraît que l’on peut être bien aussi dans les bras d’une personne du genre qu’on a !

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L’étape suivante conduit les coureurs de Bagnères-de-Bigorre à Saint-Gaudens avec au menu l’ascension des cols d’Aspin et de Peyresourde.

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« Nous ne venons pas chaque année à Saint-Gaudens, et c’est somme toute assez dommage, car la population est chaleureuse, et il y a tout autour de la ville de charmants petits bourgs comme Loures-Barousse ou Barbazan, où le séjour constitue un oasis d’autant plus apprécié qu’il était plus nécessaire … »
Pour bien connaître la contrée, je ne peux qu’adhérer aux propos de Maurice Vidal qui a choisi pour sa chronique bihebdomadaire de rendre visite au leader de l’équipe Centre-Midi, le champion de France en titre Henry Anglade lequel semble jouer dans la cour des Grands.
Antoine Blondin préfère braquer un dernier (?) coup de projecteur sur un ancien vainqueur du Tour, le populaire Jean Robic, à l’occasion d’un événement cocasse, non loin de Luchon.
« Personne n’a jamais su m’expliquer l’harmonie préétablie qui existe entre certains tempéraments de coureurs et les accidents de terrain qu’ils ont élus pour cadre de leurs exploits. On voit mal pourquoi Louison Bobet ne s’exprime jamais mieux que dans l’Izoard et pourquoi Jean Robic, aussi breton que le précédent, s’accomplissait parfaitement dans les Pyrénées. Il y a là matière à une méthode du climat qu’on aimerait voir développer un jour par un Monsieur Taine du grand braquet.
En revanche, il nous paraît tout à fait dans l’ordre naturel du monde que le drame, ou du moins la tragi-bouffonnerie, rejoigne parfois l’apothéose et qu’un champion vienne finir sa carrière sur les lieux mêmes où il a trouvé sa consécration. C’est sur la scène de son théâtre, dans le fauteuil où il a créé Le Malade imaginaire, que Molière s’écroule. C’est dans cette étape tronquée, succédané des Pau-Luchon d’autrefois où il connut la gloire, que Jean Robic a touché le fond. Il est étrange de voir comme les choses se bouclent dans le Tour de France.
Depuis le départ de Mulhouse, Robic qu’on attendait au tournant nous a étonné. Ses 38 ans, son visage boucané, sa calvitie, sa petite taille, sont désormais aux antipodes de l’image qu’on se fait d’un coureur. Le dernier mot n’appartient plus désormais aux Quasimodos argileux, ni aux farfadets branchés sur les sciences occultes, mais aux athlètes bien tempérés, cajolés comme des cantatrices par leurs soigneurs et par leurs équipiers…
… Or Robic, dont la condition humaine fut toujours marquée par des incidents extraordinaires et qui porte le mot flamboyant de « fatalitas », tatoué dans le subconscient, a été, aujourd’hui, le héros d’une péripétie qui a dû l’arrêter définitivement dans le sentiment que cette planète n’était pas faite pour lui. Après avoir rencontré, au long de son existence, des arbres, des rochers, des concurrents et même des photographes, ayant télescopé sa douloureuse carcasse contre tout ce que la nature et le caprice des hommes dressent sur la route d’un coureur cycliste, il s’est mesuré, cet après-midi, à un train de marchandises, étonnante épreuve de force où le fluide quasi mystique qui l’alimente, sa hargne superbe, faillirent obtenir raison.
Nous quittions précisément les Pyrénées duveteuses qui furent le fief de Robic et abordions les vallonnements du Comminges qui en sont l’antichambre. Notre homme pouvait à bon droit se sentir encore chez lui et se donner des airs de raccompagner quelques amis jusqu’à la porte. Ils étaient une vingtaine et lui qui marchait en serre-file, comme une souris accouchée par la montagne. D’autres pelotons les précédaient, que nous aurions pu accompagner, mais celui-ci possédait un cachet particulier à base de nostalgie et de réminiscence. Nous avions bien l’impression que Robic, dont le visage en course est celui d’une Mater Dolorosa qui aurait séjourné chez les Jivaros, si tant est qu’une tête réduite puisse être en même temps une tête enflée, était abîmé dans une méditation sur les splendeurs anciennes. Peut-être fut-ce là ce qui le perdit.
Le passage à niveau d’Antignac (on dirait un titre de Pierre Benoit) ne rejoindra pas la forge de Sainte-Marie-de-Campan chère à Eugène Christophe dans la topographie légendaire du Tour. Il fut néanmoins le lieu d’un spectacle délirant. Un tronçon de la caravane, bloqué par les barrières fermées, provoqua spontanément le méli-vélos habituel. Le train arrivait, Jacques Goddet fit les gros yeux et le train s’immobilisa comme le taureau dominé par le matador. Las ! Un garde-barrière sourd remit tout en question en soufflant dans une petite trompette. Le train s’ébranla. Les compagnons de Robic, se bousculant au portillon, parvinrent à traverser la voie devant les roues de la locomotive. Robic, tiré par le maillot, relégué au fin bout de la queue par une hargne de commères au seuil d’une crémerie, ceinturé par les officiels, fut le seul à regarder passer le train des autres sans pouvoir suivre le train des siens. L’écume et l’injure aux lèvres, pitoyable et grandiose comme l’individu qui se débat sous l’emprise de la camisole de force, il perdit quatre minutes, un Sahara dans le temps à l’échelle de la course, et se retrouva seul …
… Robic mâcha cette manière d’adieu entre ses mâchoires crispées et, dans un mouvement rageur du buste, se tourna vers les Pyrénées qu’il ne traversera sans doute plus à bicyclette et nous pûmes déchiffrer la détresse non feinte d’un fils qui ne retournera jamais chez sa mère.
On lui a attribué, ce soir, la prime de la malchance qui s’assortit d’un billet de la Loterie nationale : là aussi, la roue tourne. »

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Un coureur de l’équipe de France a franchi le premier la ligne à Saint-Gaudens. Ce n’était sans doute pas celui qu’on attendait : en effet, malgré l’ascension de deux cols, c’est le sprinter André Darrigade qui a remporté sa 14ème victoire d’étape sur le circuit automobile du Comminges (il n’est plus qu’à 3 unités du record de Charles Pélissier) réglant un groupe de 25 coureurs comprenant l’épatant maillot jaune Vermeulin et tous les favoris, à l’exception de, mais l’était-il encore après sa défaillance de la veille, l’italien Favero qui a mis définitivement pied à terre entre Aspin et Peyresourde.
Est-ce à dire que la journée fut encore décevante ? La fibre patriotique du public français a vibré, en début d’étape, avec les excellentes ascensions en solitaire de deux valeureux « régionaux » : le Provençal Jean Dotto surnommé le « Vigneron de Cabasse » (vainqueur de la Vuelta en 1955) dans le col d’Aspin et le Périgourdin Valentin Huot (champion de France en 1957 et 1958) dans le col de Peyresourde.

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Sinon, ça commence à jaser si l’on en juge l’enquête de Roger Bastide et René de Latour dans le Miroir des Sports : « La montée du Tourmalet, celles le lendemain d’Aspin et de Peyresourde ont offert le même spectacle : Federico Bahamontès qui se dressait sur les pédales et secouait la tête de droite à gauche en un mouvement convulsif, et Charly Gaul qui suivait calmement, se déhanchant le moins possible et relançant son braquet avec une souplesse de jambes incomparable. L’on eut l’impression, les autres suivant loin derrière, d’un numéro de duettistes parfaitement au point. Tous deux, dans les moments de répit, se parlaient, s’encourageaient mutuellement du geste et partageaient fraternellement le contenu de leurs bidons ou des canettes qu’ils cueillaient au passage. Au sommet de Peyresourde, ce fut le couronnement : Gaul ralentit et donna une vigoureuse poussée à Bahamontès comme pour marquer ostensiblement qu’il ne tenait pas à franchir avant lui la ligne du classement pour le Trophée St-Raphaël-Quinquina du meilleur grimpeur (le maillot distinctif à pois n’existait pas encore ndlr).
Chacun s’est interrogé sur la signification de cette poussette. Était-elle le fait d’un coureur complaisant, condescendant ou excédé ?
Le doute n’est plus possible, ont ricané les suspicieux : Gaul et Bahamontès sont d’accord. Ils ont désormais la confirmation qu’ils sont bien les plus forts dans les cols et les aigles, comme les loups, ne se mangent pas entre eux. Ils vont se partager le Tour de France : à l’un le maillot jaune, à l’autre le titre et les profits de « roi de la montagne ».
Il est de bon ton, dans certains milieux, pour paraître au courant, pour être le « monsieur-à-qui-on-ne-la-fait-pas » de crier « à la combine ». Il y a eu mieux dans le genre. L’envoyé spécial d’un hebdomadaire à sensation a été parachuté sur le Tour. On –ce « on » bavard, insinuant, malveillant, insaisissable-, on chuchote que tout était arrangé : Rivière allait gagner le Tour et Bahamontès le Grand Prix de la Montagne. Gaul serait dédommagé par une somme importante et Baldini signerait une série d’avantageux contrats dans les tournées d’après-Tour. Seuls, Anquetil et Bobet n’avaient pas encore reçu d’emploi dans cette fructueuse répartition. Mais cela n’allait sans doute pas tarder. Quelles réponses opposer à de telles inepties ?
Les accusations portées contre Gaul et Bahamontès sont du moins étayées par une argumentation plus précise. Anquetil, Rivière et Baldini sont des champions complets, nous a démontré un confrère belge. Qu’ils perdent le Tour et il leur restera la ressource de préserver leur standing, de faire des contrats sur piste. Ils peuvent gagner de l’argent, toute l’année, dans les poursuites, les américaines, les Six-Jours, et ils ont aussi leurs chances dans les classiques en ligne. Ce n’est pas le cas de Gaul et de Bahamontès qui sont exclusivement des spécialistes des courses par étapes. Ils ne peuvent bâtir et maintenir leur réputation, donc leur standing commercial, que dans la Vuelta, le Giro et surtout le Tour de France. Leur intérêt est donc de barrer la route aux autres dans ces épreuves, de s’entendre et non de se battre au profit d’un troisième larron. L’occasion est belle pour eux de le faire dans le Tour … »
Fake news ou pas, comme on dirait aujourd’hui ? Qui sait s’il n’y a pas un fond de vérité, on vérifiera plus tard.
Le chansonnier Jacques Grello, maître dans l’ironie, a une interprétation plus « music-hall » :
« Les grands grimpeurs sont, par nature, des solitaires. Leurs moyens supérieurs les isolant automatiquement du commun des pédaleurs, ils vivent, en général, les étapes de montagne dans l’isolement le plus complet, ne recevant des nouvelles que par l’ardoisier (ce facteur qui rédige lui-même ses messages).
Cette année, la course nous offre le spectacle somptueux de deux champions uniques (si j’ose dire), se hissant épaule contre épaule vers les sommets, tendus de banderoles apéritives (comme s’il y avait de la goutte à boire là-haut). C’est la première fois que deux artistes arrivés séparément à la vedette décident de faire un numéro de duettistes.
Gaul et Bahamontès sont actuellement les Poiret et Serrault de la bicyclette. Comme Poiret et Serrault, ils sont bavards, c’est-à-dire que moulinant un tout petit braquet, ils ont le coup de pédale, en quelque sorte, volubile. Ils alternent les répliques à deux dans les démarrages avec un égal brio et ils ne cessent de se demander lequel a le plus de talent, fin et léger. Les voir se hisser vers les sommets (de l’humour ou des Pyrénées) est un régal pour l’esprit, fût-il sportif.
Bahamontès est le Poiret de l’association. Dans un style un peu saccadé, il se charge de relancer sans cesse la conversation. Gaul, comme Serrault, joue parfois les ahuris. Et, comme Serrault, il a le secret des répliques à la fois simples et fulgurantes dévoilant d’immenses possibilités. Le spectacle de ces deux paires de vedettes est également fascinant, mais la situation n’est pas tout à fait la même. Poiret et Serrault se produisent en qualité de complices, Gaul et Bahamontès, dans ce Tour, sont officiellement rivaux … »

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12ème étape Saint-Gaudens-Albi (184km) : routes plates et larges, en descente légère jusqu’à Toulouse, forte chaleur, vent nul. Étape de transition avant les escarpements du Massif Central qui doivent permettre une reprise de la bataille.

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Blog St-Gaudens-Albi Busto Le Buhotel

La campagne commingeoise inspire Antoine Blondin qui, pour louer la vaillance de deux coureurs « sans-grade » de nos provinces, Emmanuel Busto, né à Cransac en Aveyron, et le normand Félix Le Buhotel ancien vainqueur du Maillot des As de Paris-Normandie, pastiche les fameux couplets des Bœufs de Pierre Dupont, compositeur attitré de la Révolution de 1848 et chantre de la paysannerie et du monde ouvrier. Si vous souhaitez écouter la version originale de ce petit chef-d’œuvre démodé, ça tombe bien demain on rejoindra les burons auvergnats, cliquer ici :

Image de prévisualisation YouTube

« Le décor représente la plaine retrouvée où labourage et pâturage sont à nouveau les deux manivelles du Tour de France. Tandis que les aristocrates du troupeau paissent obstinément dans le peloton où les kilomètres se broutent tout seuls, deux spécimens superbes par leur générosité et leur haute taille se sont associés sous le joug et tracent droit le sillon qui doit les mener à Albi. Voici à peu près ce que l’on peut entendre sur Radio-Tour dans ces circonstances-là, et sur un air de Pierre Dupont :

J’ai deux grands bœufs dans mon étape,
L’un d’eux est blanc marqué de rouge,
L’autre azur, qu’un chevron d’or frappe,
Prouve que Centre-Midi bouge.

Ils se nomment Le Buhotel,
Sous le droguet de Le Drogo ,
Et l’autre, Busto Emmanuel,
Connaît Deledda pour sergot.

Si je les vois descendre,
J’aimerais mieux me fendre
D’une belle prime aujourd’hui …
J’aime le Maillot Jaune et peux le dire, oh oui !
Eh bien, j’aimerais mieux
Le voir mourir aussi
Que de voir mes bœufs
Coincer soudain ici.

(Refrain)
Admirez-les ces belles bêtes,
Leurs cornes sont comme un guidon,
C’est beau de faire course en tête
Quand ça rumine au peloton
Je les pousse à creuser l’écart
De plus en plus encourageant
Qui les sépare des lascars
Dont l’apathie vient en mangeant. »

Mieux vaut Tarn que jamais, les deux lascars sont rejoints à vingt kilomètres de l’arrivée à Albi. Aussitôt démarrent le Suisse Rolf Graf, un styliste comme son vénéré compatriote Hugo Koblet, ainsi que l’effronté maillot jaune Vermeulin.

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Blog Graf Veermeulin

Ce n’est pas cela qui déstabilise Blondin calé au fond de la voiture de L’Équipe. Après Dupont, il s’inspire de Brassens, Victor Hugo et La Ballade de la Nonne :

« Venez, vous, dont l’étincelle,
Écouter une histoire encore.
Approchez : je vous dirai celle
De notre petit maillot d’or,
Qui ajoute à son escarcelle
Au moment où le bœuf s’endort.

Il lâche donc ceux qui pourchassent
Et le traitent de fou à lier,
Aperçoit les bœufs qui se lassent
Et appuie sur le pédalier.
Enfants, voici les bœufs qui passent
Cachez vos rouges tabliers.

Suivant ceux-ci avec audace,
Il les rejoint en palier.
Peu s’en fallut que ne pleurassent
Les motards et les écoliers
Sans un meuh ! les laisse sur place
Au premier détour d’un hallier.
Enfants, voyez les bœufs qui cassent
Cachez vos rouges tabliers.

On voit des vaches qui remplacent
Les toros par des sangliers
Graf n’était pas un ratagasse
Auprès du jeune chevalier
Le destin voulut qu’ils fonçassent
Et arrivassent bons premiers.
Enfants, voyez, les bœufs se lassent
Sanglotez dans vos tabliers. »

Soi-dit en passant, à l’ombre de la cathédrale Sainte-Cécile en brique foraine (ou toulousaine) rose, je suis encore admiratif de la verve et la culture de Blondin. En ce temps-là, il n’y avait pas internet et Wikipédia, ni de bibliothèque à proximité de la salle de presse !
C’est bien joli tout ça mais, depuis Mulhouse, il faut avouer que, sportivement parlant, on n’a pas eu grand-chose à se mettre sous les dents du dérailleur.
On peut espérer qu’après la traversée de Carmaux, la patrie de Jaurès (au fait, pourquoi l’ont-ils tué ?!) et de Naucelle, capitale des tripous (eh oui, avec un s, la célèbre cochonnaille n’appartient pas aux exceptions en x), les paysages magnifiques mais traîtres du Rouergue, de l’Aveyron et du Cantal, vont être le théâtre, enfin, d’une belle bagarre entre les favoris.

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Vous n’allez sans doute pas encore me croire, mais, six décennies plus tard, je me souviens encore assez précisément de cette étape. Il me semble que j’ai encore en tête la voix de Fernand Choisel dans la montée de la côte de Montsalvy qui ne va pas tarder à entrer parmi les hauts-lieux du Tour de France.
Une échappée lancée à la sortie de Rodez rassemble Anquetil (ouais !!!), Baldini, Bahamontès et … Anglade. Vous avez compris, n’y figurent ni Charly Gaul, ni Louis-le-Grand (Bobet), ni P’tit Roger (Rivière), ni plus accessoirement le maillot jaune Vermeulin.

Blog Vieillevie-Montsalvy 2

Donc, après Entraygues-sur-Truyère, à la sortie du village médiéval de Vieillevie, il y a un embranchement : à gauche, vous descendez vers Conques pour, de nos jours, voir les vitraux de Soulages dans l’abbaye ; les coureurs, eux, s’engageaient à droite dans un sacré raidard, tout de même répertorié en seconde catégorie pour le trophée du meilleur grimpeur, mais non identifié comme un col.
Les mollets de mon ami collectionneur Jean-Pierre se souviennent encore de la côte de Montsalvy, même si la chaussée devait être améliorée, lors de son pèlerinage en guise d’anniversaire de ses cinquante ans.
« Baldini, qui piaffait depuis le début de l’étape, s’était enfui. Anquetil avait bondi, puis Anglade, Bahamontès et quelques autres. Gaul les avait vu partir mais hésita. Il faisait chaud et il n’aime pas cela. Il regarda Rivière, espérant que la rivalité entre le Normand et le Stéphanois allait éclater et qu’il en profiterait. Mais Roger ne broncha pas, parfaitement fidèle à l’esprit d’équipe, et les hommes de tête s’enfuirent. Il n’en était pas de même pour Bobet. L’an dernier déjà, un jour de 14 juillet, Geminiani et Anquetil avaient célébré la fête nationale sans lui. Dans l’équipe à deux têtes, il était resté prisonnier avec Gaul. Dans l’équipe à trois leaders, il était encore des restants.
Il remua sans cesse le problème dans la montée du col de Polissal. Au sommet, un écart très important s’était déjà creusé entre le peloton Anquetil et le peloton Gaul. Alors, dans la descente, Louison se lança à corps perdu. Rivière vit ainsi partir le deuxième leader français. Gaul fut incapable de s’y opposer. C’est alors que commença l’une des plus émouvantes poursuites que nous ayons suivies.
Nous venions de traverser Entraygues, où nous quittâmes le Lot pour suivre la capricieuse Truyère. Nous venions de dévaler ses ruelles moyenâgeuses derrière les fuyards. Passé le second point ancien, nous avions stoppé pour attendre la venue, dans les lacets qui surplombent les gorges, du peloton de Gaul. Ce fut Bobet qui arriva, le Bobet des grands jours. Il avait à ce moment repris plus d’une minute à ceux qu’il venait de quitter. Il l’avait donc reprise aussi à ceux qui le précédaient et qui ne s’amusaient pas sous les châtelets aux toits d’ardoise qui surplombaient notre route. La lutte paraissait folle. Mais, tant et tant de fois nous avions vu Louison réaliser ce genre d’impossible exploit que tous, nous y crûmes.
Seconde par seconde, le triple vainqueur du Tour revenait sur ses adversaires parmi lesquels figuraient quelques-uns des meilleurs rouleurs du monde. Il se rapprocha jusqu’à 2 minutes et 30 secondes. Entre les échappés et lui, une immense file de voitures assistait à la lutte. Il arriva un moment où la Truyère cessant pour quelques centaines de mètres de serpenter, Louison aperçut les dernières voitures suivant le groupe de tête. Elles s’étageaient sur plus d’un kilomètre, mais si Louison arrivait à les rejoindre, il profiterait finalement de leur sillage, ou même simplement de leur présence. Il pourrait manger, souffler un peu, puis repartir.
Il y fut bientôt. Mais elles étaient arrêtées, bloquées par le terrible début de la côte de Vieillevie. Bobet, qui avait tout donné pour atteindre le mirage des voitures, arriva sur la bosse absolument vidé, le souffle court. Ce fut terrible. Immédiatement, il fut en danseuse, arrachant chaque mètre d’un coup de pédale atrocement lent … »

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Blog Gaul Vermeulin en détresse à Montsalvy

Tout ce que l’on avait vainement attendu des cols pyrénéens, une côte inconnue et inédite le provoquait. Les roues des voitures et des vélos projetaient sur le visage et le corps des plaques brûlantes de goudron liquéfié par le soleil.
Le légendaire homme au marteau venait d’abattre Bobet, qui n’avait jamais autant porté le poids des ans qu’à Vieillevie, avant de terrasser l’Ange de la montagne Charly Gaul complètement en perdition. À l’agonie, dans la fournaise qui régnait ce jour-là, le Luxembourgeois s’arrêta après la côte de Montsalvy pour se désaltérer à la fontaine du petit bourg de Junhac. Les photographes le mitraillèrent sous tous les angles ;

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Comme avait écrit Barrès à propos de sa « colline inspirée », « il est des lieux où souffle l’esprit » … du Tour de France. Junhac avec sa fontaine bucolique en fait partie désormais au même titre que la forge d’Eugène Christophe à Sainte-Marie-de-Campan.

Blog Tour 1959 la fontaine de Junhac

Bien des années plus tard, le Tour repassa par Junhac et, à cette occasion, le bistrotier local décora la fontaine en choisissant comme thème cette anecdote, ce qui lui permit de gagner le premier prix pour la meilleure décoration sur la grande boucle.
Le bilan de la journée est désastreux pour Charly Gaul : bonifications comprises, il perd 21’ 40’’ sur Henry Anglade vainqueur de l’étape sur la piste d’Aurillac, 21’ 10’’ sur Anquetil second, 20’ 40’’ sur Bahamontès et 20’ 30’’ sur Baldini.
Vae Victis, comme disait un gars dans le temps, à peu près dans la même région ! Mais on ne sait jamais avec le champion grand-ducal, spécialiste des chevauchées fantastiques, surtout si la pluie voire la neige venait à tomber.
Bonne affaire aussi pour Anquetil qui assied un peu son leadership dans l’équipe de France : il possède désormais près de deux minutes d’avance sur Rivière et … 24 minutes sur Louison Bobet.

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Blog Albi-Aurillac Anquetil sonne la charge

Les yeux des suiveurs sont de plus en plus tournés vers Federico Bahamontès, qui n’a jamais connu position aussi favorable depuis qu’il court le Tour de France, et … le Lyonnais de l’équipe du Centre-Midi, Henry Anglade, champion de France en titre il ne faut pas l’oublier. Il pointe désormais à la seconde place du classement général juste derrière le discret Belge Jos Hoevenaers qui a profité des circonstances de course pour s’immiscer dans l’échappée décisive et revêtir le maillot jaune.

Blog L'Equipe Aurillac Tour 59

Voici d’ailleurs une jolie histoire comme le Tour de France sait nous offrir : ce soir-là, à l’hôtel Terminus d’’Aurillac, comme le veut la coutume dans l’équipe de Belgique, Hoevenaers, parce qu’il détient la tunique jaune, a droit à une chambre pour lui seul.
Il dépose la précieuse tunique sur l’autre lit vide (un de ses coéquipiers devait partager la chambre avec lui). Au cœur de la nuit, un visiteur inattendu se glisse dans la pièce et vient s’allonger sur le lit jumeau auprès du trophée. Au matin, lorsqu’il voudra caresser son maillot, Hoevenaers découvrira, lové dessus, un vieux cocker au poil presque aussi jaune ! Cela inspira à Blondin « Les animaux malades de la veste » !
Le Tour semble, enfin, véritablement lancé et l’étape Aurillac-Clermont-Ferrand, avec les ascensions du Puy Mary, la Roche-Vendeix, les cols de Diane et de la Ventouse, constitue un terrain favorable aux stratégies offensives.

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Déception, ceux qu’on dénomme les « Grands » vont se contenter d’admirer le paysage qui, de Salers au lac Aydat, est l’un des plus beaux de France.
Ainsi, les opprimés de la veille voient s’offrir là une opportunité de se « refaire la cerise ».
Pour Antoine Blondin, c’est l’occasion de rédiger, sinon l’une de ses plus talentueuses chroniques, du moins de lui attribuer l’un de ses plus beaux titres : L’Iliade et Le Dissez, je vous ai déjà un peu parlé de cet ancien facteur parisien, équipier de Vermeulin. Attention, chef-d’œuvre :
« « Si je tenais la nièce de Mackintosh, elle passerait un mauvais quart d’heure », disait en substance, et en termes moins déguisés, le coureur qui franchissait la ligne d’arrivée, brandissant ses boyaux déchiquetés par les minuscules éclats de lave qui crépitaient sous ses roues depuis cinq ou six heures. Ne cherchons pas plus avant : la nièce de Mackintosh n’est pas la Némésis de la crevaison, mais plus simplement la parente d’un illustre savant anglais, qui s’adonna vers 1830 à certains travaux de jeune fille d’où découlèrent l’invention de la chambre à air, du pneu, de l’accessoire de caoutchouc en général, et par la même, toutes les avanies susceptibles de s’abattre sur un champion cycliste. Plus encore que l’accident de terrain, l’accident tout court a donné à l’étape d’aujourd’hui son visage : prudence à l’arrière, audace à l’avant, modestie dans l’ensemble, car enfin, la guerre des trois n’a pas eu lieu. (Je ne cite pas de noms pour ne pas m’immiscer dans le pronostic, aussi tortueux et culbutant, ces jours-ci, que le paysage où nous nous aventurons.)
Nous étions arrivés à Aurillac, pénétrés de terreur et d’admiration, ces deux grands ressorts de la tragédie. L’Auvergne qui, par elle-même, nous en avait mis plein la vue, déposait en outre dans notre souvenir les alluvions volcaniques d’une éruption à tous les étages du peloton. L’indigène souriait sous ses fortes moustaches, qui évoquent à la fois Vercingétorix et le guidon de vélo, se réservant de nous confier au moment du départ que l’étape du jour serait encore plus grandiose. Ce qui s’appelle promettre monts et merveilles. Or, nous couchons à Clermont-Ferrand convaincu qu’une somptueuse mise en scène n’est rien sans un bon scénario. Certes, nous avons eu les monts, mais de merveilles point. Du moins pas à l’échelle où nous les attendions.
On moque souvent les journalistes du Tour pour le ton qu’ils se croient tenu d’employer lorsqu’ils relatent leur petite affaire. Je défie quiconque a suivi cette épreuve d’échapper à la tentation du style homérique quand il s’agit de faire revivre le combat et les voyages auxquels il s’est trouvé mêlé. L’Iliade et L’Odyssée sont ses moindres références pour ces multiples raisons que la notion du « retour à la maison » apparente chaque membre de la caravane à Ulysse, qu’une ration quotidiennement dosée d’obstacles et de péripéties s’ingénie à contrarier cette espérance, qu’on y sacrifie constamment des Iphigénies boueuses sur l’autel de la victoire finale, qu’on y scrute les vents, qu’on s’y injurie avec une emphase pittoresque, et qu’on y pourchasse à tous les instants les ravisseurs d’une belle Hélène ou d’une Toison d’or en forme de Maillot Jaune.
Néanmoins, pour une fois, je ne me sens pas attiré par les vertiges de la grandiloquence. Je le regrette d’autant plus qu’il est délicieux d’y succomber et que le cadre de la journée s’y prêtait admirablement, avec ses immenses panoramas de montagnes à vaches où surgissait, çà et là, le cratère chevelu d’un volcan éteint. Ah ! le splendide parcours pour un « cratérium » ! Les mouvements de troupe s’y distinguaient à l’œil nu au flanc continu des vallées comme ces batailles figuratives qu’on voit sur les anciennes estampes. On aurait volontiers invoqué Vulcain, le Cyclope ou le Titan. Or, la victoire de Le Dissez, malgré la débauche d’efforts et de mérites qu’elle implique, appelle surtout l’intimité de la sympathie.
Le Dissez est l’un des plus charmants et des plus rigolos parmi les coureurs cyclistes, mais il se rattache davantage à la tradition des bateleurs du Pont-Neuf qu’à celle de l’Olympe. Ce qu’il faut admirer en lui, c’est d’abord sa maîtrise d’un don qu’il sait contenir dans de justes limites. L’homme n’a rien d’un surhomme …
Ce Le Dissez n’est pas le bouillant Achille, c’est une farce de la nature. »

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Du côté du col de Diane qui porte aussi le nom de col de la Croix Morand, il est un gamin de sept ans qui regarde émerveillé passer le Tour au-dessus de la ferme de ses parents. À l’âge adulte, le Brenoï, le petit Jean-Louis Bergheaud, confiera :
« J’aime les champions, j’aime l’idée du tour de France, le circuit du tour de France. Le classement, le palmarès des étapes a participé à une sorte de mythologie intime. Le premier champion que j’ai vu était passé au dessus de la ferme de mes grands parents, échappé. J’étais petit, il s’appelait Gérard Saint, et je suis resté très longtemps avec l’idée que le coureur cycliste était un saint. Je ne voyais pas de différence entre un type qui courait le tour de France et Saint François d’Assise. »
Ce gosse est le futur chanteur Jean-Louis Murat dont le premier grand succès populaire s’appellera … Col de la Croix Morand !
Je me souviens l’avoir vu, lors d’un concert près de chez moi, pour manifester sa mauvaise humeur, sa fatigue et sa passion du vélo, « descendre » le dit col … en chantant à tombeau ouvert les couplets dans l’ordre inverse de leur chronologie. Sacré Jean-Louis !
Outre la tournée du facteur Le Dissez, les seuls faits vraiment notables sont la seconde place de Saint Gérard d’Argentan qui, mal en point aussi la veille, a repris 18 minutes aux « grands », et la remontée à la seconde place du classement général du Belge Eddy Pauwels à 9 secondes de son compatriote Hoevenaers.

Blog Anglade T Geminiani bourrée Clermont

Le lendemain, on espère que la vérité (de la course) va enfin sortir du … Puy, avec les 12,5 kilomètres d’ascension contre la montre du Puy de Dôme.
Voici ce qu’en retient le coorganisateur du Tour Jacques Goddet dans L’Équipe : « Tout était allégresse dans la chevauchée de Federico. On voyait qu’il y avait effort, par les saillies des muscles asséchées par la forme, ceux des cuisses débordant à bâbord et à tribord, par les saccades admirablement rythmées des épaules, par le balancement ondulatoire du vélo, dansant un flamenco frénétique dans la musique des cris et des battements de main. C’était un effort gai, régenté par les lois les plus naturelles de l’athlétisme. Pas de douleur, pas d’image de la souffrance, amie facile des chroniqueurs de la belle époque… »

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L’Aigle de Tolède plane au-dessus du volcan auvergnat. Bahamontès relègue Charly Gaul, requinqué, à 1’ 26’’, l’étonnant Anglade à 3’, Rivière à 3’ 37’’ et Anquetil à 3’ 44’’. Au classement général, l’Espagnol titille Hoevenaers, toujours maillot jaune, à 4 secondes. Anglade pointe à 43 secondes et précède Anquetil, le premier Français de l’équipe de France de plus de 4 minutes.
Il y a quelques années, Jean-Louis Murat commit une belle chanson Le champion espagnol, autant poème symphonique à Federico qu’une résurgence des images fugitives de l’enfance et des véritables héros des temps modernes qu’étaient les cyclistes.

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En marge de ces classements, la montée du volcan, en un temps record par Bahamontès, a pour conséquence de provoquer l’élimination de neuf coureurs arrivés hors des délais impartis, dont Hassenforder, Mastrotto et Privat, trois membres de l’équipe de France.
La mansuétude des commissaires leur accorda le sursis, ce qui déclencha aussitôt l’ire d’Alfredo Binda, directeur technique de la squadra italienne : « Pas de repêchage ou nous repartons immédiatement vers l’Italie. » Langarica, qui dirige la formation ibérique, surenchérit : « Si Bahamontès a réalisé un exploit, il doit en recueillir les fruits. Les Français que vous repêchez seront peut-être ceux qui feront perdre Federico demain ou après-demain. »
« Entre temps, les quatre commissaires internationaux avaient disparu. Il fallut battre la campagne une heure et demie durant avant de les découvrir dans un restaurant de Royat, devisant tranquillement sur les mérites comparés du chanturgue et du lacrima cristi. »
Sont-ce les effluves des vins trop méconnus d’Auvergne, les commissaires dénichèrent, quelques heures plus tard, un articulet qui leur permettait de reporter à 36% du temps réalisé par Bahamontès les délais d’élimination. Aussitôt dit, aussitôt fait, ils repêchèrent Privat mais éliminèrent Hassenforder et Mastrotto, donnant ainsi satisfaction aux Italiens et Espagnols qui voulaient surtout la peau du champion de la région du riesling !
Décidément, l’intérêt de la course se déroule surtout en coulisses, et notamment, dans la villa de Geminiani à Chamalières. Anquetil, avec beaucoup de sagesse, aurait dit à Rivière : « Nous ne devons pas nous détruire mutuellement. Nous avons dix ans de carrière à faire ensemble. » Après le pacte de Poigny-la-Forêt, y aurait-il un pacte de Clermont ?

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Blog Pacte de Clermont

Le Pacte de Clermont

Toujours en marge de la course, voici ce que l’on pouvait lire dans le magazine Miroir-Sprint du 13 juillet 1959, dans la chronique Dans le secret des dieux de la route de l’incontestable et incontesté Jacques Périllat (alias Pierre Chany), intitulée de manière sibylline, « Le Tour a sonné … la charge » :
« Le mal dont souffre le Luxembourgeois est étrange :
– Je ne suis pas malade, je ne souffre de nulle part, mais le soleil m’endort un peu à la manière d’un soporifique, expliquait-il au toubib du Tour, à Clermont-Ferrand.
Le plus insolite dans cette affaire, c’est que Marcel Ernzer, le compagnon de Charly, souffre du même mal.
Les deux hommes sont soignés par l’Italien Ferre, l’ancien masseur de Koblet, un homme compétent et scrupuleux. Mais pour aussi scrupuleux que soit Ferre, il est bien obligé de suivre et d’appliquer les progrès de la « technique » moderne. Cette technique de la préparation appliquée aux coureurs cyclistes –à 90% d’entre eux- se résume en un régime alimentaire très strict, à des injections intra-musculaires de vitamines B12 et … à des injections intraveineuses beaucoup moins inoffensives celles-là.
Un spécialiste des maladies nerveuses s’est penché sur le problème. De ses investigations, il a tiré une conclusion parue récemment en Italie, au lendemain du Giro. Certains excitants pris par les coureurs sous forme de piqûres intra-veineuses déminéralisent l’organisme et font monter la température … rendant l’athlète vulnérable à la chaleur.
Or, les coureurs du Tour se plaignent de la chaleur beaucoup plus que les années précédentes, le fait a été vérifié.
Au lendemain de l’étape de Montsalvy, nombre de concurrents présentaient des lèvres aphteuses. La plupart déploraient une baisse de tension. Et tous, ou presque, souffraient de courbatures nerveuses : doping !
Concluez vous-mêmes … »
On ne peut pas dire, comme souvent je l’ai lu mensongèrement, que c’était l’omerta à l’époque sur la question du dopage. Au contraire même, les choses étaient dites avec talent et aussi bienveillance.
Le « régional de l’étape », le chantre auvergnat Jean-Louis Murat, dont on connaît l’esprit de provocation, a son avis sur le sujet : « J’ai une faiblesse absolue pour les champions. Le dopage ça n’existe pas ». (…) « Supprimez le dopage la hiérarchie reste la même ». (…) « Si tu juges les performances humaines en te demandant si le mec a pris des adjuvants ou pas, tu deviens complètement dingue. Si tu empêches Balzac de boire soixante-dix cafés par jour, eh bien, le Père Goriot, il ne le publie plus. Tu interdis aussi Rimbaud parce qu’il tournait au shit 24/24. Et si tu enlèves la dope tu n’as pas le jazz. Je suis pour le dopage ». (…) « Nous avec les musiciens, nos meilleurs concerts c’est quand on est chargé comme des mules ! Dans la musique je ne connais que des mecs chargés et je n’aime que des mecs chargés. : si tu mets Gainsbourg à l’eau, ça devient Jean-Jacques Debout ! ».

Blog Aurillac St-Etienne cours de photographie

Leçon de Photographie

Samedi 11 juillet, la seizième étape conduit les coureurs de Clermont-Ferrand à Saint-Étienne où ils bénéficieront d’une seconde journée de repos. Peut-on espérer une lutte au couteau à Thiers et quelques défaillances dans le col de la Croix de l’Homme Mort, après avoir dit bonjours aux Copains de Jules Romains à Ambert ?
La réponse vous est fournie par Maurice Vidal :
« Connaissez-vous la meilleure histoire du Tour ?…
…Samedi, c’était le lendemain du dîner de Chamalières. On savait que les deux leaders tricolores, Anquetil et Rivière, avaient convenu qu’il fallait s’unir pour attaquer les adversaires communs. Dans le jardin de Geminiani, Rivière avait dit à Raphaël, avec un clin d’œil : « J’ai fait mettre le 13 dents, il faut absolument que j’aie le 52 x 13. »
C’est un braquet de descente. Ce n’était pas par hasard, Anquetil et lui avaient décidé d’attaquer dans la descente du col de la Croix de l’Homme Mort. Le moment venu donc, Rivière se trouvait près de la tête. Le regard fixé vers Saint-Étienne, il n’attendait plus que son néo-complice. Il attendit si longtemps qu’il commença à s’inquiéter. Puis, tout à coup, il vit Graczyk arriver de l’arrière. À pédales abattues, Popoff apportait un message d’Anquetil :
– Jacques te fait dire qu’il ne viendra pas. Il a mal aux jambes.
Et Rivière reste, lui aussi, dans le peloton qui filait vers sa ville natale. Vous ne la trouvez pas belle, cette histoire ? Moi, je la trouve parfaitement symbolique. Car, ce Tour de France, c’est le Tour des rendez-vous manqués … et dans le col de la Croix de l’Homme Mort ! on a le sens de l’humour ou on ne l’a pas. »
L’étape est finalement monotone, preuve en est que, pour sa chronique quotidienne, Blondin choisit de feuilleter, Saint-Étienne oblige, un « catalogue d’une manufacture d’âmes et de cycles » avec quelques calembours à l’appui.
Aux abords de la capitale forézienne, trois coureurs se dégagent : Dino Bruni, déjà victorieux à Rouen, l’emporte devant l’élégant Suisse Rolf Graf et le Belge Eddy Pauwels. Ce dernier, pour 6 petites secondes, ravit le maillot jaune à son compatriote Hoevenaers. En y ajoutant Bahamontès et Anglade, ce sont quatre coureurs qui se tiennent en 49 secondes au classement général.

Blog Pauwels St-Etienne

Il faut bien meubler la journée de repos. Jacques Périllat, toujours « dans le secret des dieux de la route », en rajoute une dose et révèle qu’à Saint-Étienne, les organisateurs du Tour ont réuni les soigneurs pour évoquer l’usage trop répandu du doping dans le peloton … suite à l’interception par les douaniers de la frontière franco-suisse d’un colis, destiné à l’un des meilleurs grimpeurs du Tour (pas Bahamontès), contenant des produits pharmaceutiques dynamiques au possible. Il y en avait, paraît-il, de quoi faire exploser un village !
Dans ce Tour de France, on cause plus qu’on ne roule. Ainsi, en compulsant la somme de Pierre Chany (alias Jacques Périllat !!!), La fabuleuse histoire du Tour de France, je découvre :
« D’autres que Marcel Bidot ont fait également le point après les étapes en Auvergne. À commencer par Anquetil et Rivière. Le premier est satisfait d’avoir pris place devant le second au classement général. Le second partage avec le premier la crainte de voir Henry Anglade gagner le Tour. Ils ne sont peut-être pas faits pour s’entendre longtemps ces deux-là, mais ils partagent le même manager, en l’occurrence le très influent Daniel Dousset, alors qu’Henry Anglade a confié ses intérêts à Roger Piel. Or, ces deux hommes se livrent à une concurrence féroce, ils parviendront néanmoins à un accord commercial quelques années plus tard seulement. Bref, ça grenouille dur dans la coulisse, où les conflits d’intérêt se confondent, d’une façon assez trouble d’ailleurs et d’une manière finalement très négative, avec la raison d’État invoquée par Marcel Bidot : il ne faut surtout pas laisser gagner un régional (vous aurez deviné qu’il s’agit d’Anglade ndlr) !
– Je vous assure que Napoléon ne gagnera pas ! promet Anquetil à l’entourage. On va s’occuper de lui (le peloton avait surnommé le coureur lyonnais « Napoléon » eu égard à ses attitudes volontiers autoritaires). »

Blog Baha et Gaul dans RomeyèreBlog Gaul Baha dans RomeyèreBlog Saint tombe dans Romeyèreblog Gaul dans St-Etienne-GrenobleBlog Baha dans St-Etienne-Grenoble

Entre Saint-Étienne et Grenoble terme de la dix-septième étape, à trop vouloir s’occuper de Napoléon, les « Tricolores » ne prêtent pas suffisamment attention au démarrage de Charly Gaul (il crachine) dans le col de Romeyère, surtout qu’il est accompagné par l’Aigle de Tolède.
Les années se suivent mais ne se ressemblent pas. En 1954, après être passé en tête au sommet de ce même col, Bahamontès s’était arrêté pour déguster une glace.
Cette fois, les deux spécialistes de la montagne prolongent leur effort et arrivent ensemble à Grenoble.
Gaul l’emporte sur Bahamontès avec plus de trois minutes d’avance sur les favoris blousés.
Dans la capitale du Dauphiné, Bahamontès endosse le maillot jaune avec 4’ 51’’ d’avance sur Anglade, 9’ 16’’ sur Anquetil et 11’ 36’’ sur Rivière.
Événement, c’est le second Espagnol à porter l’emblème d’or depuis la reprise du Tour en 1947, après Miguel Poblet à Dieppe en 1955, j’y étais en bord de mer sur les épaules de mon père !
Dans son éditorial de L’Équipe, Jacques Goddet écrit : « Federico rit, il rit de sa bouche ouverte sur ses dents aiguës, brillant dans l’épice du visage, rit de ses yeux qui voient au-delà des Pyrénées, les filles de Castille gonfler d’orgueil leurs jeunes poitrines tandis que les oriflammes décorent le quartier de la maison du Greco qu’il habite … »
Dans quelle mesure, les « nationaux » de Marcel Bidot s’étaient-ils opposés à l’offensive de Bahamontès ? Dans une toute petite mesure, affirma Pierre Chany, autant qu’il avait pu en juger depuis le tan-sad de sa moto !
Nous ne sommes pas au bout des tractations occultes. À Grenoble, le Tour reçoit la visite d’un émissaire de Fausto Coppi qui a donné son nom à une marque de cycle (Tricofilina-Coppi) … comptant Bahamontès dans ses rangs. Il souhaite évidemment la victoire finale du Castillan et partage l’opinion d’Anquetil, Rivière et Geminiani selon laquelle mieux vaut le succès d’un Espagnol que celui d’un « régional ».

Blog Aoste 14 juillet pour étrangersBlog Iseran et Petit-St-Bernard

Le Tour a choisi d’aller fêter le 14 Juillet en Italie : une étape montagneuse avec, aussitôt après le départ devant les restaurant des Glaciers au col du Lautaret, la montée du Galibier, beaucoup moins difficile par ce versant, puis les ascensions de deux cols de première catégorie, l’Iseran et le Petit-Saint-Bernard, avant d’arriver sur la cendrée du stade municipal de Saint-Vincent d’Aoste.
On s’attendait enfin à un grand jour, l’un de ceux qui inscrivent à jamais l’épopée du Tour.
Maurice Vidal se lamente : « Je ne vous raconterai pas l’ascension du Galibier, pas plus que celle de l’Iseran ou du Petit-Saint-Bernard. Que vous raconterais-je, d’ailleurs ? Il ne se passait rien à l’avant. Presque rien à l’arrière non plus. Seulement, dans les premiers lacets, alors que le peloton ventru escaladait pesamment un Galibier dont le ciel s’éclaircissait progressivement, un Tricolore était lâché. Bientôt, de nos belvédères successifs, nous voyions Louison Bobet, car c’était lui bien sûr, rétrograder, rester quelques centaines de mètres au milieu du flot de voitures qui ne le passaient que lentement. D’en haut, on devinait l’étonnement des passagers. Quoi ? Bobet déjà lâché, et dans le Galibier ? Que se passait-il ?
Il fut bientôt seul à l’arrière. Devant, ils restaient tous accrochés au peloton, même les plus humbles, même les plus petits. Encore une fois et pour que vous pénétriez bien de cette étonnante vérité, un seul lâché : Louison Bobet.
Pourtant, il n’était pas seul à l’arrière. Rapidement, un homme revenait sur lui, un petit homme se dandinant sur un vélo, casque de cuir sur la tête, notre Robic qui, ayant regonflé son boyau, avait enfin pris le départ quelques secondes après tout le monde. Inutile de dire que lorsqu’il aperçut son grand rival, Biquet piqua des deux et le rejoignit.
Pour Bobet, ce fut l’effet inverse. Pensez donc : être lâché dans les premiers kilomètres, c’est déjà terrible pour un Bobet. Mais être persuadé qu’on est seul à l’arrière, qu’on va mourir tranquillement, et voir surgir (mais d’où est-il sorti, ce Robic), le dernier homme qu’on voulait voir à ce moment-là, c’est vraiment un comble !
Cela changea tout pour Louison. Prêt à se laisser couler à pic, le visage grimaçant de son vieil adversaire le raviva. Pas question d’abandonner pour l’instant ! Douloureux, la respiration coupée, il relança la mécanique. Au sommet du Galibier, Louison était pointé à trois minutes vingt-cinq secondes. Mais ce n’était rien ! Le prodige, c’était qu’il se soit hissé jusque-là.
En tête, le peloton se reformait après une timide attaque contre Bahamontès, de Rivière et de Geminiani. Et une fois reformé, il reprenait son ronron. Dans la vallée de l’Arc, dans cette Maurienne défoncée, et qui crie encore au secours à notre passage, Louison entreprit la poursuite. Il avait un peu récupéré au cours de la descente et, s’il se sentait toujours mal, il reprenait quelque espoir. Il en avait vu d’autres au cours de sa carrière. Et les trois minutes vingt-cinq secondes, il les reprit au peloton ! Il réintégra la queue de celui-ci comme le naufragé se laisse tomber sur la plage : aussi hâve, aussi épuisé, aussi exsangue … »
Pour la suite, je donne la parole à André Chassaignon dans Le Miroir des Sports :
« C’était son dixième Tour de France et c’était le plus haut col d’Europe …
C’est dans un sommet à sa mesure que Louison Bobet a dit adieu au Tour. Il a tenu à honneur de le vaincre. Il en a gravi les 2 770 mètres sur 14 kilomètres d’une route dont les escarpements aboutissaient à un fantastique cirque de rochers plaqués de congères en contrebas du glacier du Grand-Pissaillas, débouchaient sur les sommets de la Tarentaise et de la Maurienne aux cimes perdues dans ces nuages noirs qui allaient crever en pluie glaciale sur les coureurs. Il a franchi le passage signalé d’une banderole, échappé aux caméras de la télévision braquées sur lui du haut de miradors érigés sur des pentes herbeuses où poussait une humanité grouillante, hurlante, frénétique. Il a basculé dans la descente, s’est dérobé à cette foule, à ces yeux électroniques, à ce panorama démesuré et cinq cent mètres plus bas, dans le profond silence d’une descente vertigineuse, il est descendu de vélo. C’était fini…

Blog Bobet abandonne Iseran

… C’est au sommet qu’il eut envie de tout planter là. Il avait escaladé l’Iseran. Il ne sera pas dit qu’il avait calé dans l’ascension d’un col. Le reste …
Il avait très froid. Un kilomètre avant la banderole, il avait emprunté un journal à une voiture suiveuse et l’avait appliqué sur sa poitrine, sous le maillot. Dans la descente, il fut pris d’un étourdissement. La route vacillait devant lui, les virages se confondaient sous l’averse qui, brusquement, fouettait son corps transi.
– Va-t-en, dit-il à Meneghini. M’attends pas. Ce n’est pas la peine.
Meneghini s’en fut et il demeura seul avec la Dauphine de l’équipe de France qui s’était arrêtée. Dans le même temps, la voiture blanche et rose du docteur Dumas et la petite Fiat vert amande de Bartali stoppèrent.
Le Dr Dumas prit le poignet de Bobet et compta le pouls, puis, sans donner le résultat de son investigation, il hocha la tête :
– Je crois qu’il serait plus raisonnable de vous arrêter, Louison.
– Oui, dit Gino Bartali, ce serait plus prudent, Louison. À quoi cela te servira d’insister ?
– J’abandonne, dit Bobet à Maurice Dubois, le chauffeur de la Dauphine. Garde mes roues. Elles pourront servir à des copains …
– Qu’est-ce que je fais ? demanda Dubois, perplexe.
– Sauve-toi, j’abandonne. C’est fini … »
Il faut avouer que cette sortie de scène du fier champion, un jour de 14 Juillet, était empreinte d’une grande dignité. Fausto Coppi l’avait photographié, quelques années plus tôt, lors de l’une de ses chevauchées dans le col d’Izoard. Un autre campionissimo, Gino Bartali, l’assistait dans sa déchéance, au sommet du plus haut col de France (à l’époque).

Blog Bobet trinque à l'Iseran

Autrement indigne fut le comportement des leaders de l’équipe de France Rivière et Anquetil en deux circonstances de course.
D’abord, dans la descente vers Tignes et son barrage, rendue glissante par la pluie, Bahamontès, toujours aussi piètre descendeur, se retrouva distancé par un groupe comprenant notamment Baldini, Anquetil, Rivière, Geminiani, Anglade, Gérard Saint et Hoevenaers. On était en droit d’attendre une insistance du groupe de tête. Mais avec stupéfaction, on constata un rechignement évident de certains coureurs au moment de prendre les relais. Anglade forçait, Baldini y allait de bon cœur, les Belges Brankart, Hoevenaers et Adriaenssens aussi. Par contre, Rivière, Anquetil et Geminiani passaient leur tour, justifiant par la présence d’Anglade, leur conduite ou plutôt leur manque de conduite. Dans la guerre ouverte contre le « régional » qui risque de leur souffler la place de premier Français, les Tricolores ont préféré participer par leur manque d’implication au retour de Federico.
Ce ne fut pas tout. Dans la descente du Petit-Saint-Bernard, Baldini et Anglade se détachèrent, bientôt suivis par Charly Gaul et Gérard Saint. L’écart se creusa rapidement mais l’Aigle de Tolède, en passe d’être plumé, s’accrocha de toutes ses serres à Anquetil et Rivière roulant comme des locomotives, pour conserver son maillot jaune.
Mon idolâtrie enfantine pour Anquetil ne souffrait aucune critique à son égard. Mais l’objectivité et la sagesse, acquises depuis, m’obligent à reconnaître que la guéguerre des égos était bien décevante et même consternante.
Une mention pour les travaux d’Ercole ! Baldini, revigoré par l’air du pays, s’impose à Aoste devant Gaul, Saint, Anglade … et des tifosi en liesse.

Blog Pt-St-Bernatd vers AosteBlog vers AosteBlog Baldini gagne à Aoste

S’il subsiste encore un espoir d’assister au déclenchement des hostilités vélocipédiques, c’est à l’occasion de l’ultime étape de montagne du Tour (251 kilomètres) qui mène les coureurs d’Aoste à Annecy avec le franchissement du col du Grand-Saint-Bernard, dans le Valais suisse, ainsi que deux cols de la Forclaz différents, l’un dans le même canton suisse, l’autre, la Forclaz-de-Montmin, en Haute-Savoie au-dessus du lac d’Annecy.

Blog dans le Grand-Saint-BernardBlog neige Gd-St-Bernard

Les coureurs entre les congères du Grand-Saint-Bernard

Blog Anglade sommet Gd-St-Bernard

Antoine Blondin, jamais en mal d’inspiration, se met dans la peau d’un collégien, en colonie de vacances dans les Alpes, donnant des nouvelles à sa mère :
« À la sortie d’Aoste, il y avait un très vieil éléphant vivant, embusqué au coin d’une rue, qui nous a salués au passage avec sa trompe. Pour s’amuser, on est allé demander au maître si c’était là qu’Hannibal avait abandonné pour se taper un vin chaud, en oubliant sa machine. Cela ne l’a pas beaucoup distrait parce qu’il était en train de s’apercevoir que le Grand-Saint-Bernard, pas davantage que le petit, ne tenait les promesses qu’il en attendait. À quel saint se vouer ? Comme tu dis parfois. Alors, comme devoir de vacances, puisqu’on ne pouvait pas mettre le nez dehors, il nous a donné une version latine à faire. Un morceau de César particulièrement de circonstance, a-t-il dit. C’est un épisode de La Guerre de Gaul. Je t’envoie ma copie pour que tu la fasses corriger par papa :
« Les Alpes ayant été franchies comme une lettre à l’Aoste (ici, j’ai dû commettre un contresens dans l’ablatif absolu), les légions du consul J. Gaudetus Magnus (Jacques Goddet organisateur du Tour ndlr) n’eurent de cesse qu’elles n’eussent pris le chemin inverse pour cette raison invoquée par la suite devant le Sénat, qu’on est mieux ici qu’en face. Les troupes, fourbues par une longue campagne, n’écoutaient plus les exhortations de leurs centurions et se contentaient de leur répondre : « Si votre cœur est tellement vers cette chose (obvius ad rem), vous êtes assez grands pour faire vos courses vous-mêmes ! »
Vers la treizième heure, il devint évident aux yeux des augures que la course, précisément, pâtissait de cet état d’esprit. « Le renoncement est fils de la brume » dit la sage Minerve. Les nuées qui s’abattaient sur les sommets des monts obscurcissaient encore davantage les cerveaux. Les Aruspices s’arrêtaient sur le bord de la route pour fouiller les entrailles des vélos éventrés et y déchiffrer l’avenir. Mais les pronostics ne perçaient pas le brouillard et l’on vit pour la première fois le chef au casque léger renoncer à enfourcher son cheval pour gravir la côte et attendre dans son char les nouvelles des messagers.
Cependant, dans les vallées, la foule s’amoncelait : plèbes, esclaves, enfants, femmes, vieillards caducs, et tout ce que vomit Suburre et l’Ergastule, tous anxieux de lire le sinistre présage de la sueur qui perle au bronze d’un maillot jaune. « Les statues ont pleuré, malédiction sur nous ! » proclamaient volontiers les prophètes de l’Empire, quand pareille occurrence se présentait. Or, on voyait au torse des idoles les larges taches qui annoncent la peste, la famine, l’anarchie.
Quand les légions eurent atteint le camp, sans ordre ni discipline, il fut à constater que l’affaire était dans le lac » …d’Annecy, je précise.
Je laisse volontiers à Blondin ce qui appartient (un peu) à César. À travers son excellente version latine (niveau élève de troisième, précise-t-il), on comprend qu’une fois encore, la montagne a accouché d’une souris et que les grandes manœuvres sont renvoyées … aux calendes grecques !
Il faut remercier tout de même deux courageux animateurs partis loin d’Annecy, deux beaux rouleurs, le Suisse Rolf Graf, vivifié par l’air du Valais, vainqueur de l’étape, et le Normand Gérard Saint valeureux second.

Blog La Forclaz caillouteuseBlog Saint le plus combatifBlog Graf dans la ForclazBlog Graf file vers AnnecyBlog Graf gagne à Annecy

Gaul et Bahamontès ont effectué leur classique numéro de duettistes en se dégageant, dans l’ascension du col de la Forclaz de Montmin, d’un peloton où Belges et Français n’ont éprouvé la moindre envie de les attaquer.
Henry Anglade, retardé par une crevaison dans la descente vers Annecy, faillit être la seule vraie victime de la journée. En effet, il n’en fallut pas plus pour qu’Anquetil et Rivière s’agitassent aussitôt et reprennent 38 secondes à Napoléon.
Dans la guéguerre civile que se livrent les coureurs français, il faut tout de même signaler l’excellente troisième place au classement général du Breton François Mahé.
Quant au « champion espagnol » Bahamontès, il semble ne plus rien devoir craindre pour son maillot jaune.
Vingtième étape Annecy-Chalon-sur-Saône, une étape type de transition avant l’ultime bataille contre-la-montre, une aubaine pour les audacieux, une possibilité d’accessit pour les sans-grades. Calendrier et littérature ne font pas bon ménage : à défaut de vendredi, le Britannique Brian Robinson a trouvé son jeudi en remportant l’étape avec une avance de vingt minutes et six secondes, après une longue échappée solitaire.

Blog Robinson entre Annecy et ChâlonBlog Robinson gagne à Chalons

Même Robert Chapatte est en panne d’inspiration : « Au moment où j’écris ces lignes, autour de moi, dans la salle de presse de Chalon, mes confrères se pressent le citron pour en sortir quelques gouttes. Que dire de cette étape qui tienne les 300 lignes imposées par le rédacteur en chef ? On scrute le plafond. On mâchonne le bout du stylo, on compulse le carnet de notes résumées en quelques mots d’Annecy à Chalon. J’avoue me battre les flancs moi aussi … »
Finalement, la grande affaire de la journée fut l’adieu de Jean Robic au Tour de France, 48 heures après celui de Louison Bobet.
En effet, l’allure soutenue de Mister Robinson eut pour principal effet l’élimination brutale du populaire Biquet qui rejoignit Chalon quarante minutes après l’Anglais, donc hors des délais. La décision irrévocable des commissaires révolta d’autant plus le Breton, vainqueur du Tour 1947, que, quelques jours auparavant, le Robinson en question aurait lui-même dû être éliminé au Puy-de-Dôme mais bénéficia alors de la clémence du jury. Même à vélo, selon que vous serez puissant ou misérable

Blog Robic dans le brouillard

L’une des dernières images de Jean Robic sur le Tour

L’intérêt de l’étape de 69 kilomètres contre la montre entre Seurre et Dijon, le maillot jaune Bahamontès semblant hors d’atteinte, réside dans la lutte pour l’honneur entre les trois recordmen de l’heure Rivière, Baldini et Anquetil, ainsi que l’éventualité pour Anquetil de déloger Napoléon Anglade de la seconde place en lui reprenant les 4 minutes et 34 secondes qui les séparent.

Blog clm entre Seurre-Dijon

Au-dessus du lot, à mon grand regret (!), Roger Rivière survole encore la course de vérité. In vino veritas, membre de l’équipe Saint-Raphaël-Geminiani tout au long de la saison, il reçoit à l’arrivée les félicitations du maire de Dijon, le populaire chanoine Kir qui donna son nom au traditionnel apéritif à base d’aligoté de Bourgogne et de crème de cassis.

Blog Riviere clm Seurre-DijonBlog Riviere clmBlog clm Seurre-DijonBlog Anquetil clm

Blog Baha Yvette Hornher

L’accordéoniste Yvette Horner félicite Federico Bahamontès toujours en jaune

Mon champion Jacques Anquetil termine deuxième mais creuse insuffisamment l’écart avec Anglade qui préserve sa place de premier Français.

Blog Baha Anglade les deux bons numéros

Les positions au classement général apparaissent définitivement acquises malgré les 331 kilomètres à parcourir lors de l’ultime étape entre Dijon et Paris.
Une course, même le Tour de France, ne se termine-t-elle pas sur la ligne d’arrivée selon le vieux principe emprunté à Lapalisse ? Mais on ne verra rien ! Notre-Dame-de Bonsecours n’est pas placée sur la route pour déléguer un nouveau Robic, comme en 1947, à l’assaut tardif du maillot jaune.

Blog étape Paris

Un sprint général réunit tous les rescapés sauf un, l’Italien Falaschi contraint à l’abandon dès les premières heures de l’interminable randonnée entre Bourgogne et Ile-de-France.
En sort victorieux le Breton de l’équipe Ouest-Sud-Ouest Joseph Groussard, un sacré bon coureur, encore de ce monde, qui remportera notamment, quelques années plus tard, la prestigieuse classique Milan-San Remo.

Blog sprint ParisBlog Groussard à Paris

Jacques Périllat, toujours « dans le secret des dieux de la route », nous offre, un peu rabat-joie, sa dernière livraison de … propos stupéfiants :
« On a souvent parlé de doping durant le Tour de France. Il s’est avéré que la plupart des concurrents usaient de stimulants sitôt que le niveau de la course montait d’un ton. Le docteur Dumas attira l’attention des organisateurs sur la généralisation du mal. Les soigneurs furent réunis par les soins de Jacques Goddet. Une enquête discrète fut menée dans les chambres de coureurs. À ce sujet, Ferdi Kubler (vainqueur du Tour de France 1951 et … victime d’une étonnante défaillance dans le Ventoux lors d’un autre Tour ndlr) a pris position dans un journal suisse :
« Les lendemains de courses contre la montre, les coureurs sont incapables de fournir un effort … car ils ont outrepassé leurs possibilités la veille. Sur dix concurrents, il en est huit au moins qui fonctionnent à l’intra-veineuse ! »
Nous avons interrogé Raymond Le Bert, adversaire déclaré du doping sous la forme d’un stimulant brutal et momentané. Le soigneur breton n’a pas dissimulé ses sentiments :
« Trop de champions trichent dans le Tour et dans les autres courses. C’est pourquoi les performances enregistrées un jour sont rarement confirmées le lendemain. Lors des premières étapes, j’ai remarqué des arrivages de colis pharmaceutiques adressés à quelques coureurs. Il se trouve que la plupart des destinataires n’ont pas terminé … »
Les organisateurs envisagent de faire une démarche auprès de l’Union Cycliste Internationale afin que les fédérations nationales établissent au plus vite un règlement destiné à réprimer l’usage du doping.
La tâche n’est pas facile, voire impossible. En vérité, c’est l’esprit du professionnalisme qui est en cause. Tant que la course cycliste fera des millionnaires, l’appareil pharmaceutique fera des ravages dans le peloton. »
Antoine Blondin, qui n’a jamais ignoré ce fléau sans vouloir s’exprimer dessus, boucle ce Tour de France décevant avec une chronique douce-amère :
« … La capitale offre le visage d’une vieille reine morte à qui on aurait laissé ses bijoux. Une ample torpeur l’habite et l’on se demande par quel miracle elle a trouvé l’ultime courage d’ouvrir un œil pour accueillir le Tour de France. Les derniers globules de cette ville exsangue s’étaient récapitulés au Parc des Princes et, plus tard, dans le Faubourg Montmartre. On constatait que si les jours rallongent, les jupes raccourcissent. Les corolles ondulantes qui cernent les genoux des jeunes femmes, désormais déguisées en fillettes, nous apprenaient de plein fouet le dépaysement qui va être le nôtre dans les jours à venir. C’est fou ce qu’il se passe de choses dès qu’on a le dos tourné …
… Le pouvoir de la presse écrite et parlée est considérable. Nous avons pu mesurer, au Parc des Princes, le subtil talent de lecteur du public. Ses réactions étaient les nôtres. Pour douloureux et dignes qu’ils fussent, les tours d’honneur, sous les sifflets, de Marcel Bidot et de Jacques Anquetil sanctionnaient un état des âmes que nous avons contribué à faire partager : celui d’une épaisse déception.
Je regardais Anquetil s’avancer sur la piste, empoignant d’une main ferme sa gerbe d’orties et fonçant à l’abattoir et je n’avais qu’une crainte : celle qu’il ne se sente pas directement concerné par l’opprobre et considère ce mauvais moment à passer comme un des risques du métier où il s’est engagé. Il enfourcha sa bicyclette, jeune Christ aux outrages, et je me désolidarisai soudain de ces milliers de gens qui ne l’avaient jamais vu pédaler, admirable machine et de loin la plus belle de celles qui s’offrent habituellement à la solitude des parcours que la course emprunte maintenant. À travers les injures dont on l’accablait, je me sentais atteint et, puisque ces champions sont nos porte-parole, j’espérais qu’il allait tirer pour nous tous un profit de cette aventure … »
Mon champion, qui laissait rarement transparaître ses émotions, fut sans doute fort affecté par l’énorme bronca que lui réserva le public parisien. Peu de temps après, alors qu’il habitait encore sa propriété des Elfes, à Saint-Adrien, en bordure de Seine, il fit l’acquisition d’un hors-bord qu’il baptisa … Sifflets 59.

Blog Anquetil et Janine

Jacques Anquetil oubliera rapidement les sifflets auprès de son épouse

Bahamontès Tour de prises de bec

L’évocation de ce 46ème Tour de France assez insipide et de ses médiocres dissensions franco-françaises ne doit pas masquer la grande valeur de son vainqueur Federico Bahamontès, premier coureur espagnol à inscrire son nom au palmarès. Certes, auparavant, il y avait eu de grands champions ibériques tels Vicente Trueba, la puce de Torrelavega vainqueur en 1933 du premier Grand Prix de la Montagne du Tour, Julian Berrendero surnommé el negro, et Bernardo Ruiz, mais il n’y aura qu’un Federico Martin Bahamontès : Yo soy el primero, comme dirait Dominguin. Mais Dominguin oubliait Manolete. Federico aura fait oublier les autres, tous les autres. Il a bien mérité, sur le podium du Parc des Princes, les félicitations de Fausto Coppi qui décédera quelques moins plus tard.

Blog Bahamontès et Coppi à ParisBlog Bahamontès à ParisBog Baha tribune du Parc

Federico Bahamontès dans la tribune présidentielle du Parc des Princes

MAX Console

Grimpeur de grande classe, Bahamontès avait jusqu’alors souvent gaspillé ses chances par le fait de son extrême fantaisie, rappelons-nous l’épisode de l’esquimau au sommet du col de Romeyère, mais aussi à cause d’une rivalité exacerbée avec le Basque Jésus Loroño.
Outre son maillot jaune, Bahamontès a évidemment remporté le Grand Prix de la Montagne parrainé par Saint-Raphaël-Quinquina. Hips !
André Darrigade revient avec le maillot vert Vabé du classement par points. Hips encore ! Quant à l’équipe de Belgique, autre affront à l’équipe de France, elle s’adjuge le classement par équipes Martini. Hips toujours !
Pour ses multiples attaques lors de nombreuses étapes, le Normand d’Argentan Gérard Saint, 9ème du classement général, est récompensé par le Prix de la Combativité.

Blog Anglade et sa femme au Parc

À l’écart de toutes les entourloupettes, dont il a été victime, qui lui valent peut-être le prix du coureur le plus loyal du Tour, Henry Napoléon Anglade est acclamé au Parc des Princes pour sa belle seconde place. Beaucoup plus que son statut de régional de l’équipe du Centre-Midi, il a fait honneur à son maillot de champion de France enfilé quelques jours avant le départ du Tour, sur le circuit de Montlhéry.

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Une fois encore, en vous racontant ce Tour de mon enfance, j’ai souhaité rendre hommage aux talentueux journalistes et écrivains qui nous faisaient rêver par leurs écrits épiques.
Il en est un, Alphonse Boudard, que je n’ai pas cité une fois, et pour cause :
« En 1959, j’étais au trou, à Fresnes. Je partageais ma cellule et mon temps avec Jo Attia, un mec de la bande à Pierrot le Fou. Jo avait des origines espagnoles. Il aimait bien tous les coureurs, mais il préférait Bahamontès. Un type du Sud, comme lui. Pour nous, le Tour, c’était l’évasion. Pourtant à cette époque, on n’avait droit ni aux journaux du jour ni à la radio. Quant à la télévision, elle appartenait à la science-fiction. Pour les nouvelles fraîches, on se contentait de L’Équipe de la veille et des informations que voulaient bien nous distiller les matons. Entre taulards, on pouvait s’engueuler sur plein de choses, mais l’on s’accordait toujours sur un sujet : le Tour. Cette sacrée Grande Boucle faisait l’unanimité. Au contraire des champions. Ils avaient leurs partisans et leurs détracteurs. Cela nous aidait à passer le temps …
Les matons nous informaient quotidiennement de l’évolution du Tour. Ils suivaient l’épreuve dans leur coin, à la TSF. Puis ils passaient de cellule en cellule distribuer la soupe. À peine avaient-ils ouvert la porte qu’on les bombardait de questions : « Alors, chef ? Qui c’est qu’a gagné aujourd’hui ? Comment ça s’est passé ? Tant bien que mal, on récoltait des nouvelles.
Le Tour dont je me souviens le mieux est celui de 1959. Les Français partaient favoris. Avec Bobet, Anquetil, Geminiani et Rivière dans la même équipe, on aurait dû tout gagner. Pourtant, mes copains et moi, on ne se faisait guère d’illusion sur leurs chances. Quand on met plusieurs crocodiles dans le même marigot, ils finissent toujours par se bouffer … C’est ce qui s’est passé. Bahamontès les a tous battus. Pour la plus grande joie de mon pote Attia.
Au-delà de la course et de ses péripéties, le Tour était aussi pour nous un moyen d’évasion. C’est une espèce de rêverie qui serpente sur les routes en visitant nos régions. Pratiquement, à chaque étape, il passait par celle de l’un d’entre nous. Le type ouvrait aussitôt la boîte aux souvenirs et racontait sa vie autrefois, quand il était encore libre. On s’échappait ainsi, sans enfreindre la loi.
Mais ce n’était qu’un rêve. Le Tour, nous l’avons également touché. À notre manière … Quelques semaines avant le départ, nous recevions des tombereaux de casquettes publicitaires d’un côté et des rouleaux d’élastiques de l’autre côté. Nous enfilions les élastiques dans les casquettes. Le tour était joué. La caravane publicitaire pourrait les distribuer. À Fresnes, nous avions également une autre spécialité : les petits coureurs en plomb ou en plastique. Nous les peignions aux couleurs des équipes du Tour. À notre façon, nous aidions les enfants à rêver … » (extrait de Tour de France Nostalgie par Christian Laborde)
Superbe confidence en forme de parabole sur le thème de l’évasion ! Le lien est tout trouvé avec un ancien billet sur les Tours de mon enfance :
« Les jours de pluie, j’ouvrais une grande boîte en bois d’où je sortais un peloton de cyclistes en plomb portant les mêmes maillots que les vrais champions. Alors, à travers la maison et les escaliers, se déroulait un long serpentin multicolore. Je notais sur un cahier de classe, l’ordre d’arrivée en regardant, les petits papiers portant le nom des coureurs, que j’avais collés sous les socles. A priori, cela était parfaitement anonyme mais j’avais vite fait de mettre aux avant-postes, toujours le même maillot tricolore qui s’emparait bientôt du maillot jaune … vous avez deviné, inutile de retourner le coureur, il se nommait Jacques Anquetil ! Près de cinquante ans plus tard, lors du déménagement de la maison familiale, j’ai retrouvé avec émotion, dans le grenier, cette boîte avec les petits cyclistes et leur nom en-dessous. »
Vous comprenez que l’émotion m’étreint lorsque je me replonge dans les Tours de France d’antan. Beaucoup de mes « compagnons du Tour de France », coureurs et journalistes, ont aujourd’hui tiré leur révérence. Il n’est pas une année où je n’apprenne pas le décès de l’un d’entre eux.
Mais Federico, l’Aigle de Tolède, a encore bon pied bon œil : il fêtera ses 91 printemps ce 9 juillet. Il est à ce jour, depuis le décès du Montluçonnais Roger Walkowiak en février 2017, le plus ancien vainqueur du Tour de France encore en vie.
Il coule des jours heureux dans sa ville de Tolède où l’on peut admirer sa statue. Un hommage lui sera aussi rendu lors de 19ème étape de la prochaine Vuelta entre Avila et Tolède. Durant ce Tour de France 2019, le quotidien L’Equipe lui a consacré une interview d’une double page : « Aujourd’hui je me demande où ils sont tous ceux qui couraient avec moi … Moi, je prenais un peu de café, pas trop, ça m’empêchait de dormir, je le mélangeais avec du cognac, du Kola Astier (un excitant vendu exclusivement en Italie), de l’Agua del Carmen (un tranquilisant à base de produits naturels). Le Kola, c’était un soigneur de la Bianchi qui m’en procurait, après je ne voulais pas m’empoisonner : quand je le voyais mettre des pastilles dans les thermos, je versais tout dans les toilettes, comme à Solingen où le Suisse Fritz Schaer a vendu le champoinnat du monde à Louison Bobet … » Je vous livrerai dans mon blog les souvenirs d’Alaphilippe et Pinot … en 2069 !!!

Blog sculpture Bahamontes Tolède

Blog Bahamontes 60 après

Depuis quelques années, une revue trimestrielle luxueuse, en langue flamande (la version française n’a malheureusement pas connu de succès), porte son nom, c’est dire l’empreinte qu’a laissée le champion ibérique dans l’histoire du cyclisme : « Un ovni car BAHAMONTÈS ne ressemble à aucune autre des revues existantes sur le vélo. Des histoires de courses, de bas-côtés, d’hommes. Des récits émouvants, singuliers, parois oubliés, de leaders et de porteurs de bidon, de coureurs de grands tours et de classiques. Des triomphes historiques en défaites dramatiques d’hier et d’aujourd’hui. Nous faisons fi de l’écume du jour mais offrons une place majeure aux sujets intemporels qui resteront gravés dans nos mémoires. »
Une lecture en forme d’échappée aussi belle que les chevauchées que nous offrait Federico, d’autant plus qu’elles étaient souvent pour le panache.

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Ce numéro de la revue « Bahamontès » témoigne de lieux où s’envola souvent l’Aigle de Tolède

J’aimais plus Bahamontès que Charly Gaul, peut-être parce qu’il posa moins de problèmes que l’Ange de la montagne à mon champion Jacques Anquetil.
Philippe Bordas, dans son bel ouvrage Forcenés, consacre évidemment quelques lignes à Federico dans son chapitre « L’art de grimper » :
« Federico Bahamontès de Tolède est au temps de Gaul le seul humain qui lui soit comparable. Mais Bahamontès escalade dans un style caprin désordonné, secouant ses parts, l’échine levée vers les feuilles tendres, tournant la nuque comme si ses arrières brûlaient. Il tend un cou long compliqué de couleuvres palpitant sous sa peau. Il va vite, dans une anarchie qui fait mal. Arrivé sur les cimes, il écoute le vent, il s’achète une glace à la vanille et pâture sur le col, en attendant. Comme il ne sait pas descendre, il reste sur l’échelle. Jean Bobet le lettré l’appelle « Fédé le fada ». Bahamontès n’excelle qu’en côte. Plus qu’un grimpeur, c’est un côtoyeur. »

livre Bahamontès

Le jugement de l’Aigle de Tolède est aussi acéré que ses serres. Il y a quelques années, alors que le journal L’Équipe l’élut meilleur grimpeur de l’histoire du Tour de France, le fier hidalgo refusa d’être comparé à Richard Virenque, qui le devance pourtant au nombre de victoires dans le Grand Prix de la montagne : « Il ne m’arrive pas à la cheville. Qu’il ne m’en veuille pas, mais, si lui il est grimpeur, moi, je suis Napoléon. ! » Je croyais que c’était Henry Anglade … !
Bahamontès voulait être el ùnico ! Comme Christian Laborde l’écrit à la lettre B de son Dictionnaire amoureux du Cyclisme :
« Federico, il veut être seul. Au commencement, il ne s’appelait pas Federico Bahamontès mais Alejandro-Federico Martin Bahamontès. Martin, c’est une portion du patronyme de son père –Juliàn Martin Losana- et Bahamontès, une portion de celui de sa mère –Victoria Bahamontès San Cristóbal. En bourrant la musette, on arrive à Alejandro-Federico Martin Bahamontès San Cristóbal. Plus qu’un nom, c’est un peloton. Et du peloton, il n’aura de cesse de s’extirper pour devenir Federico, puis Fédé, puis Fédé le fada, ce champion époustouflant qui, le 26 juillet 1954, découvrit le Tour de France, distançant Louison Bobet, Ferdi Kubler et Fritz Schaer dans la montée du col de Romeyère avant de s’arrêter au sommet et de prendre le temps de déguster une glace à la vanille. »
« Au pays de-gue de Castille/Il y avait te-gue d’un garçon/Qui vendait des glaces vanille et citron … » Vous savez maintenant ce qu’il en est advenu …

PS Je venais de publier ce billet que je découvre dans La Dépêche du Midi du jour que la statue de Federico Bahamontès à Tolède a été brisée . Comme quoi la connerie peut rimer avec Ibérie!

stèle Bahamontès vandalisée

Pour rédiger ce billet, j’ai fait appel à l’incontournable romancier et chroniqueur de L’Équipe Antoine Blondin, ainsi qu’aux journalistes, chroniqueurs et photographes des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports : Maurice Vidal, Abel Michea, Robert Chapatte, Pierre Chany alias Jacques Périllat, André Chassaignon, Jacques Grello.
J’ai emprunté aussi quelques lignes du Dictionnaire amoureux du Cyclisme de Christian Laborde, de Forcenés de Philippe Bordas, et des confidences d’Alphonse Boudard dans 100 ans du Tour de France en 90 histoires.
Mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint. Amoureux du cyclisme et du cyclotourisme, je vous conseille la lecture de son nouveau blog: https://montourdelafrance1861.home.blog/2019/03/26/premier-article-de-blog/
Il a pour projet une nouvelle aventure, un tour de France original au cours duquel il visitera la commune la moins peuplée de chacun des 42 départements frontaliers et littoraux.

Publié dans:Cyclisme |on 30 juillet, 2019 |2 Commentaires »

Ici la route du Tour de France 1959 (1)

Je suis en âge de vous raconter des histoires. Donc, comme chaque année, à cette époque, j’enfourche mon vélo littéraire pour évoquer les Tours de France de ma jeunesse.
J’y retrouve mon insouciance, ma joie enfantine, plein de petits bonheurs dérisoires dans ma tête. J’assume de jouer les « vieux cons », c’était tellement mieux qu’aujourd’hui, le Tour de France ! Alors, permettez-moi mon bain de jouvence !
Les congés payés dataient de plus de vingt ans, quoi que mes parents enseignants ne fussent pas concernés par les mesures du Front Populaire. En 1959, il fut décidé que les grandes vacances scolaires commenceraient désormais deux semaines plus tôt (le 1er juillet) et s’achèveraient le 15 septembre. N’imaginez pas que cette réforme de calendrier fût directement liée au départ de la grande boucle. Plus sérieusement, l’aisance économique accompagnant les « Trente Glorieuses », de plus en plus de familles salariées partaient en vacances début juillet désorganisant ainsi l’agencement de la fin d’année scolaire. Les impératifs touristiques et économiques commençaient à primer sur l’éducation.
Heureux mois de juillet où j’écoutais sur mon « transistor Pizon-Bros » les reportages enflammés de Fernand Choisel et Guy Kedia sur leur moto, les analyses de Georges Briquet, où je dévorais les journaux spécialisés qu’achetait mon père, quotidiennement L’Équipe, deux fois par semaine les magazines Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports.

Blog parutions Miroir-Sprint

Chaque numéro valait 100 francs, 110 francs en Algérie et Maroc, 12 pesetas en Espagne ! Ne m’imposez pas de faire une conversion en euros, ce qui est certain, c’est que ces revues possèdent aujourd’hui une valeur inestimable à mon cœur et que je les conserve jalousement.
C’est là que je cours puiser mon inspiration pour vous narrer la « légende des Cycles ». Et lorsque certaines me font défaut, j’appelle à la rescousse un de mes lecteurs devenu ami, je vous l’ai déjà présenté.
Jean-Pierre n’est pas qu’un cycliste de « papier ». Il pratique sa passion tout au long de l’année et des routes de France. À son palmarès, il compte plusieurs participations à la légendaire épreuve Paris-Brest-Paris et je ne sais combien de brevets de cyclotourisme. Pour célébrer ses cinquante printemps, il choisit d’effectuer à vélo le parcours (aussi fidèlement que la modernisation de l’équipement routier le permettait) du Tour de France 1959, son année de naissance, c’est dire s’il en connaît un rayon (de bicyclette). Quelle aubaine pour moi qui, justement, ai choisi de vous raconter cette édition !
Après, avoir évoqué, il y a deux ans, la première victoire de mon idole normande Jacques Anquetil en 1957, j’avais l’an dernier relaté avec une pointe de déception chauvine (!) le triomphe de Charly Gaul en 1958 dans ce qui reste aux yeux des historiens du cyclisme comme l’un des Tours de France les plus enthousiasmants. Mon champion, qui courait sans doute avec plus d’assiduité après une jeune femme blonde, avait dû abandonner victime d’une pleurésie.
En cette saison 1959, bien qu’ayant porté le maillot rose, Anquetil a dû encore s’incliner sur les routes du Giro (Tour d’Italie) devant ce diable de luxembourgeois qu’on surnomme, de manière religieusement incorrecte, « ange de la montagne ».

Blog Anquetil-Gaul Giro 1959

Malgré tout, si l’on doit en juger d’après les couvertures des numéros spéciaux d’avant Tour de France, les journalistes envisagent l’épreuve comme une affaire strictement française.

Blog Grands FrançaisBlog les 4 Grands du Tour 1959

Abel Michea, le truculent journaliste de Miroir-Sprint et de L’Humanité, ancien Résistant soi-dit en passant, dont j’adorais les savoureuses chroniques, choisit d’en brosser le tableau à travers un conte de … grime :
« Nous étions cinq garçons. Tous des frères. Ni pires, ni meilleurs que les autres. Cinq qui jouaient ensemble, se chamaillaient souvent et rêvaient. Ah ces vacances chez grand-père… Grand-père, nous l’aimions tous. Plus ou moins selon son humeur du moment qui le faisait préférer l’un à l’autre, sans qu’on sache bien pourquoi. Mais ce que nous aimions tous, c’était son bateau. Un beau bateau tout bleu, avec des voiles toutes blanches, et des mâts rouges. Et de grand-père, nous aimions aussi les histoires. Il en avait une belle provision, glanée au long des années. Il connaissait tout, grand-père, les classiques et les modernes, les contes et les légendes, les fables, la mythologie. Et comme grande était son expérience, il enjolivait toutes les histoires qu’il nous racontait …
… Nous étions cinq. Cinq garçons. Cinq frères. L’aîné, on l’appelait Louis-le-Grand. Tout simplement parce qu’il était l’aîné. Le second, on lui disait « Raphaël-le-Tatoué » ; Ça nous était venu comme ça, un jour qu’on avait vu Fernandel au cinéma. Puis il y avait Jacques l’Espiègle et P’tit Roger. On l’avait appelé comme ça parce qu’il était le dernier. Comme si ç‘avait été sa faute … Moi, on me disait « la Langue » parce que je répétais tout …
… Je crois avoir oublié de vous dire que j’ai vendu mon vieux rafiot, qui faisait eau, pour en acheter un neuf. Plus grand. Cette année, je peux vous emmener tous à la fois en promenade. Nous battions tous des mains, sautâmes de joie. On entoura grand-père, on l’embrassa à l’étouffer. La joie était complète, quand Raphaël-le-Tatoué mugit :
– Mais qui tiendra le gouvernail ?
Ce ne fut qu’un cri
– Moi ! …
Alors on recommença à se chamailler, à se disputer. Et grand-père se grattait la tête. Car s’il avait ses petits préférés, il nous aimait tous bien.
Ça, il n’y avait pas pensé au gouvernail. Les avirons, ça allait. Il y en avait quatre, mais qui ferait le cinquième, celui qui tiendrait le gouvernail ?
Je voulais être conciliant : mes quatre frères seraient aux avirons, grand-père tiendrait la barre et moi, ma foi, je regarderai le ciel. Grand-père, pour une fois, était de mon avis. Mais pas les frangins.
Grand-papa Marcel réfléchit. Il demanda à chacun la meilleure note qu’il avait eue à l’école. P’tit Roger avait eu 10 en espagnol (sur la Vuelta sans doute ndlr) et Jacques l’Espiègle 10 en italien (sur le Giro ndlr). Louis-le-Grand avait eu 10 en mécanique celle du derny de son entraîneur dans Bordeaux-Paris ? ndlr) et Raphaël-le-Tatoué 10 en leçon de choses. Ce qui n’arrangeait pas les choses, d’autant que j’avais eu 10 en récitation.
Chacun s’essayait à faire le siège de grand-père, en étalant son savoir en la matière. Je sais larguer disait P’tit Roger, tandis que Jacques l’Espiègle affirmait qu’il n’avait pas son pareil pour mettre les voiles. Moi, affirmait Louis-le-Grand, je forcerai la machine, cependant que Raphaël-le-Tatoué assurait qu’il était capable de faire des vagues … moi, je me contentais d’avoir la rame !
Grand-père avait plutôt envie de se saborder. Surtout que sur son bateau il n’y avait pas de bouée de sauvetage. Enfin, il décida qu’on partirait quand même. On se relayerait au gouvernail.
Ah ! cette promenade en bateau à laquelle nous pensions onze mois chaque année, elle avait, cette année, une saveur de sel …
On y est allé comme à la corvée.
– C’est bon signe, avait dit Jacques l’Espiègle, voilà Ercole (Baldini évidemment ndlr) qui souffle.
– Éole rectifia grand-père …
Quand on arriva au ponton, Jacques l’Espiègle piqua une tête dans l’eau.
– Puisque je sais nager ;
Louis-le-Grand eut le mal de mer avant d’avoir mis les pieds sur le bateau …
Alors Raphaël s’assit sur le banc :
– Avec tout le vent que fait cette histoire, on peut maintenant faire aller notre bateau, sans vagues.
Jacques l’Espiègle sortit la tête de l’eau :
– Où ? Dans le bassin du … Luxembourg ? Alors, gare aux Tuile … ries.
Grand-papa Marcel fronça, une fois encore, le sourcil. Mais Jacques l’Espiègle était maintenant déchaîné :
– D’abord, ton rafiot, il est démodé, l’année prochaine, nous aurons chacun le nôtre, na …
Et voilà, nous étions cinq garçons, cinq frères qui, 365 jours par an, rêvaient au bateau de Grand-papa. Maintenant, c’est fini ; Seulement, entre nous, qu’est-ce que nous avons mené des gens en bateau. »
Prémonitoire !
Vous avez évidemment reconnu les quatre frères ennemis : Louison Bobet, vainqueur de trois Tours de France consécutivement en 1953-54-55 et qui vient de remporter quelques semaines auparavant le mythique derby de la route Bordeaux-Paris, Jacques Anquetil victorieux en 1957, Raphaël Geminiani, un valeureux champion et une sacrée grande gueule qui a mal digéré les entourloupettes de l’équipe de France l’année précédente, enfin une nouvelle étoile du cyclisme mondial, Roger Rivière, recordman du monde de l’heure sur piste et champion du monde de poursuite et qui, cela n’a pas échappé aux suiveurs, a remporté le 5 avril précédent la course de côte du Mont Faron contre la montre en distançant l’espagnol Federico Bahamontès de plus d’une minute et Charly Gaul de près de trois.
Et dans le rôle du grand-père, Marcel Bidot le sélectionneur et directeur sportif de l’équipe de France, chargé de faire cohabiter les quatre chenapans en cuissards courts. Il avait tenté de sceller une entente cordiale dite pacte de Poigny-la-Forêt lors d’un repas organisé, dans cette petite commune des Yvelines, à l’auberge des Trois Tilleuls tenue par Daniel Dousset (également manager d’Anquetil et Rivière).
À vélo aussi, autour des ronds-points ou pas,les Français ont un certain goût pour la conspiration et la guerre civile !

MAX Console

Elle a belle allure pourtant sur le papier notre équipe de France. Elle compte dans ses rangs, cette année, deux baroudeurs de valeur plus habitués à courir dans les équipes régionales : l’Alsacien Roger Hassenforder et le Béarnais Raymond Mastrotto surnommé le Taureau de Nay. Ils viennent d’étaler leur classe dans la belle classique des Boucles de la Seine, malheureusement aujourd’hui disparue.

Blog Avant Tour 1959 Hassenforder Mastrotto

Blog équipe de France départ Mulhouse

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Allez, en route, je sens que vous piaffez d’impatience, du moins les amoureux de la petite reine encore nombreux dans notre monarchie présidentielle.
Du côté des journalistes, il en est un, comme beaucoup d’entre nous, pour qui c’était mieux avant. Je serais culotté de le désavouer, moi qui suis en train d’embellir pareillement le passé avec mon billet. Dans sa première chronique de Miroir-Sprint, Les Compagnons du Tour, le brillant Maurice Vidal exprime sa nostalgie sous forme d’une « lettre à mon ami Dédé, avec lequel j’allais jadis voir partir le Tour de France » :
«… Pour nous le départ du Tour, c’était avec le départ en colonie, l’une des plus grandes dates de l’année, une de ces dates qui vous mettait au cœur une joie imprécise et anticipée. Nous l’attendions, nous la préparions presque autant que nos idoles.
Le matin du départ, quelques jours avant le 14 Juillet, nous prenions le chemin du Faubourg Montmartre (siège à l’époque des journaux L’Auto puis plus tard L’Équipe organisateurs du Tour ndlr). Ah, nous n’étions pas les seuls. Tout le long du Boulevard Bineau, puis des Grands Boulevards, des centaines et des centaines de cyclistes, tous habillés comme nous, se rendaient également vers ce rendez-vous de la Petite Reine.
Dans le Faubourg, c’était une joyeuse cohue. Les champions étaient encore dans la cour de « L’Auto », mais le service d’ordre était débordé. Quand l’instant arrivait que le père Desgranges donnait le signal du départ, il fallait être malin et obstiné pour sauter en vélo sur la chaussée et prendre place dans la caravane.
Le miracle, vois-tu, c’est que nous y arrivions. On essayait bien de nous chasser, mais avec une bonhomie dont je me demande maintenant, si je ne l’ai pas rêvée. C’est qu’en ce temps-là, le public était admis de très près au cérémonial de départ. Et tous ceux qui pouvaient présenter, en guise de sauf-conduit, une bicyclette, jouissaient de la tolérance des officiels, presque de leur considération. Le vélo suivait encore des cyclistes.
Les Boulevards, l’avenue des Champs-Élysées, l’Arc de Triomphe, l’avenue de la Grande Armée, nous les avions montés ou descendus aux côtés des champions. Ils occupaient bien le centre de la route, mais nous avions droit aux bas-côtés. En se défendant bien, on pouvait approcher l’équipe de France.
Tiens, je me souviens du jour où, passant précisément devant chez Peugeot, avenue de la Grande Armée, là où j’étais venu, malade d’émotion, acheter mon premier vélo, je me suis trouvé à cinq mètres d’André Leducq et de Charles Pélissier. Ils étaient comme toi et moi, ils saluaient des gens qu’ils connaissaient. C’était merveilleux et exaltant. Nous en avions pour un an à compulser nos souvenirs. Nous les accompagnions comme ça jusqu’au Vésinet où se donnait le départ réel. Puis nous allions dans la côte du Pecq pour les voir passer une dernière fois. Et nous étions stupéfaits de les voir avaler à quarante à l’heure cette côte qui figurait pour nous parmi les difficultés redoutables de nos sorties d’entraînement.
Enfin nous revenions par centaines, par milliers, piqueniquant sur le parcours Le Vésinet-Paris, notre étape à nous, chassant, sautant sur les trottoirs cyclistes. Ah ! la joie du vent dans les oreilles, comme on a vu partir des Géants ! … »
« … Je n’ai rien contre Mulhouse, tu penses bien. C’est une ville charmante, comme le sont les Alsaciens quand on ne va pas faire la guerre chez eux. Toute la ville était décorée, et les jeunes de là-bas nous ressemblaient : aussi enthousiastes que nous. Il y avait seulement moins de vélos et plus de scooters. La veille du départ, et le jour même, ils parcouraient la ville à la recherche des champions, demandant des autographes à tout ce qui ressemblait à un coureur (j’ai même failli en signer un, c’est te dire…) et puis c’est une ville très bien située : les Belges et les Luxembourgeois n’étaient pas loin de chez eux, les Tricolores avaient Hassenforder, les Suisses étaient à deux pas de leur frontière, ainsi que leurs équipiers allemands. Et les ouvriers italiens foisonnent dans la région. Si bien que chacun avait son compte de bravos et d’enthousiasme.

Blog Hassenforder bis 1ere étape

Donc Mulhouse, c’était bien. Ça n’a pas le même cachet que le Faubourg, mais comme cette tradition-là s’est perdue avec quelques autres, victimes d’un pressant besoin d’argent, c’est aussi bien en Alsace qu’ailleurs. Au moins on est en France, ce qui ne fut pas toujours le cas.
Mais tu ne reconnaîtrais plus le Tour de notre enfance. Finis les joyeux départs, les idoles sous pression, la fête du vélo. Le départ du Tour, maintenant, ça ressemble un peu au mariage de la Reine Elisabeth que tu as peut-être vu à la Télé. Un cérémonial aussi pompeux, aussi strict. Avec tout de même le fait que le Tour de France, ce n’est pas une chose aussi sérieuse que ça, et que l’organisation finit par devenir une excroissance monstrueuse qui semble ne plus pouvoir s’arrêter de grandir, de multiplier les règlements.
Les gens qui dirigent l’affaire, et qui sont sans aucun doute de grands Organisateurs, sont victimes de leur cérémonial. Le père Desgranges, qui n’avait que du génie, ferait figure à côté d’eux, de joyeux fantaisiste. Je vais te dire : j’étais content qu’il pleuve, et à seaux parce que cela a finalement rendu à la cérémonie, qui prenait sans cela des allures de parade un peu trop militaire, des dimensions inhumaines. Que veux-tu, le chef de musique sous un parapluie, et des gendarmes trempés, ça a quelque chose de rassurant, de presque touchant.
Tu vas peut-être me trouver amer. Rassure-toi, cela va passer. J’aime le Tour de France. Il s’est passé beaucoup de temps et beaucoup de choses depuis nos quinze ans. Leducq et Pélissier, que j’avais vu à cinq mètres avenue de la Grande Armée, j’ai fait leur connaissance en devenant journaliste. Tu penses avec quelle émotion. Je ne sais pas si tous ceux qui les ont connus comme moi ont réalisé ce qu’ils représentaient pour notre jeunesse, quel rêve, quels enthousiasmes, ils nous ont apportés.
Dédé (Leducq ndlr) (tu te souviens comme tu étais fier d’avoir le même prénom) est toujours là. C’est un brave type, très chic. Il dit vraiment les blagues que les journaux nous rapportaient, mais j’ai découvert en douze Tours de France qu’il était aussi capable d’être triste, et qu’il avait du cœur à revendre. J’aurais voulu que tu le connaisses comme ça. Tu l’aurais encore mieux aimé.
Et puis, à Mulhouse, sous la pluie qui tombait comme une malédiction, il y a eu un truc terrible. Tout à coup, les micros ont tonitrué le nom de Pélissier. On nous demandait une minute de silence pour Charles qui vient de mourir. Tu te souviens comme nous l’aimions, comme nous aurions voulu imiter son élégance, la vestimentaire et l’autre. Tu sais comme j’étais devenu copain avec lui. Sept Tours de France, j’ai fait avec lui. Sept mois de notre vie ensemble, dans la même voiture, souvent dans la même chambre. Il m’a appris le Tour, et beaucoup de choses de la vie. Pour moi, il était comme mon frère Marcel, qui est mort lui aussi.
Là, sur cette Place du 14 Juillet à Mulhouse, l’espace d’une minute écourtée, j’ai brusquement réalisé ce que j’avais perdu. Plus jamais, il n’y aurait Charles dans notre voiture, plus jamais nous ne l’entendrions chanter horriblement et joyeusement faux. Quand je l’ai vu sur son lit de mort, j’ai été pétrifié. Mais ici, j’ai été dépouillé. Deux ans déjà, j’ai fait le Tour sans lui. Mais l’espoir était là, et il était vivant. Maintenant plus jamais … Je n’ai pas besoin de te demander si tu sais ce que c’est de perdre un ami. Alors tu ne m’en voudras pas de cette lettre un peu triste, un peu mélancolique …
Mais c’est beaucoup de perdre à la fois un compagnon et des images de sa jeunesse. Puisqu’il faut en revenir au Tour de France, c’est une époque de cette course qui s’est terminée. Ce Tour de l’âge mur et de l’âge électronique a quelque chose de froid, de mécanique, qui nous font basculer d’un siècle dans l’autre … »

Blog 1ère étape Bergaud col de BussangBlog 1ère étape col de BussangBlog 1ère étapevue généraleBlog 1ère étape Baldini AnquetilBlog chute Elliott et Le Dissez à NancyBlog 1ère étape

Lors de la première étape, entre Mulhouse et Metz, la course traverse le village vosgien de Charmes, lieu de naissance de l’écrivain nationaliste et homme politique Maurice Barrès, auteur du célèbre roman La Colline inspirée qui s’ouvre ainsi : « Il est des lieux où souffle l’esprit. »
Vous imaginez bien qu’en vue de la butte de Sion-Vaudémont, à l’entrée du département de Meurthe-et-Moselle, soufflerait celui du vénéré Antoine Blondin qui reprend place à l’arrière de la Peugeot rouge n°101 du journal L’Équipe après une année d’absence pour cause d’écriture de son roman Un singe en hiver.
Sont-ce quelques vapeurs d’alcool, je penche plus admirativement pour une licence (IV) littéraire, mon cher chroniqueur a cru reconnaître sur la ligne d’arrivée Maurice Barrès, pourtant décédé en 1923 :
« … Et Barrès me dit :
« Mon jeune ami, j’ai longtemps divagué par monts et par Vosges, desquelles la ligne bleue m’est une ligne de conduite. J’arrive jusqu’à vous dans un vaste tumulte du cœur que la traversée voluptueuse, sanguinaire et parfois mortelle du département de Meurthe-et-Moselle n’a fait qu’alimenter. La ville de Metz participait jusqu’à ce jour des sentiments les plus nobles et les plus âpres qui puissent ébranler une âme française. Certes, ils dégagent le parfum exquis de la démission, ces bastions, ces relans, ces redoutes, que Bazaine a livrés au Prussien ! Mais le mouvement même qui s’enchante au mécanisme civilisé de la capitulation implique une délectation contraire, comme la vague appelle le ressac. Et je me plaisais à méditer sur Metz inviolée en 1582, quand Charles Quint, sorte de loup-garou d’un Benelux avant la lettre, y porta le siège à la tête de soixante mille hommes. Nous donnions la réplique par le seul truchement du sublime François de Guise qui s’était enfermé dans la place avec ce que l’on a coutume de nommer la fleur de la chevalerie française. François, si je puis l’appeler par son prénom, était à la veille de céder, lorsqu’il lui vint à l’idée d’employer un stratagème consacré par Bayard au siège de Mézières. Il laissa volontairement tomber aux mains des estafettes ennemies un plan supposé de ses moyens de défense, aux fins de solliciter l’assaillant d’avoir à concentrer ses forces à l’endroit où, précisément, il disposait des meilleurs arguments pour lui répondre. Rebuté, lassé, fourbu, le vieil empereur rappela ses troupes, ainsi qu’on siffle une meute, et Metz connut transitoirement la gloire d’être baptisée : « Metz-la-Pucelle », pour cette raison qu’elle avait su serrer les Suisses au moment opportun.
Cette cité, si équivoque soit-elle par les passions qu’elle m’inspire, ne peut se trouver démise du fait que je m’identifie à elle en des après-midis, tels que celui que nous avons eu le privilège de vivre ensemble, et prenne ma part d’une allégresse qui émerge au patrimoine commun. Tout ce qui est national est nôtre !
Or, André Darrigade appartient à l’équipe de France. Il est donc des miens. Encore que la nécessité doive l’obliger désormais à troquer son pourpoint tricolore pour le Maillot Jaune. Les bons esprits s’appliqueront, j’espère, à considérer, dans cette effigie scintillante et piaffante, l’étalon-or d’un juste redressement de notre pays. Cet athlète délié est beau comme un franc lourd ! (sous l’égide d’Antoine Pinay, le nouveau franc allait être mis en circulation le 1er janvier 1960 ndlr)
Car je tiens que cette victoire, plus fastueuse qu’une campagne électorale, n’est pas celle d’un déraciné mais plutôt d’un de ces grands abonnés de l’histoire, à travers lesquels s’entretient la permanence d’un panache qui nous est propre et d’une habitude qui nous est chère. Ce coureur, jailli de la terre des ancêtres, est une des plus hautes nourrices de la tradition. De semblables mainteneurs confondent leur légende propre avec celle de la patrie et, pour ce qu’ils sont épris d’eux-mêmes, reflètent une image prochaine de celle que j’aime à m’offrir quand je me réfléchis dans le miroir de ma conscience … »
Plus laconiquement, André Darrigade, décidément un dangereux récidiviste, s’installe dans le Tour de France 1959 de la même façon magistrale que les trois années précédentes : en gagnant la première étape au sprint, à Metz cette fois, établissant ainsi un record original qui ne pourra être égalé, dans l’hypothèse la plus favorable, avant … 1963 !

MAX ConsoleBlog Darrigade 1ere étapeBlog Darrigade 1ère étapeBlog Darrigade 4 fois 1ere étape

Malgré ce premier bouquet, il n’a pas fallu longtemps pour qu’apparaisse quelque lézarde dans la bonne entente au sein de l’équipe de France. Si l’on en croit Jacques Périllat (pseudonyme du journaliste de L’Équipe Pierre Chany pour écrire incognito aussi une chronique dans le magazine concurrent Miroir-Sprint !), ce serait la soupe à la grimace à la table de l’hôtel du Globe de Metz entre Anquetil et Darrigade, en principe pourtant les deux meilleurs amis du monde. Il semblerait qu’ils aient, depuis leur mariage, des conceptions différentes sur la vie et leur métier, l’obstination du Landais s’accordant mal avec le dilettantisme du Normand. Une fâcherie vite réprimée cependant car les deux frères d’armes, après avoir boudé dans leur chambre commune seraient descendus manger avec leurs coéquipiers tricolores. Ouf !
Le nuage noir a été vite dissipé mais cela n’incite pas le ciel à plus de clémence. Orage sur Mulhouse, orage sur Metz. Pas de variante, on allait suivre en imperméable le deuxième jour comme le premier, un peloton tout de nylon vêtu qui s’aspergeait de flaques d’eau.
Sur la route de Namur, Maurice Vidal ne décolère toujours pas de ce nouveau Tour de France entrant dans l’ère technologique : « Nous sommes enfermés dans notre véhicule équipé de la radio. Nous écoutons les communiqués diffusés par l’Organisation. De temps à autre, armés de jumelles, nous venons jeter un coup d’œil sur la tête de ce peloton mystérieux où il se passe des choses que nous ne verrons jamais. Si la route est très large, comme ce fut le cas en Belgique, nous nous risquons à le passer. Alors nous dévorons des yeux ces cavaliers d’Apocalypse. Nous voyons Bobet attentif, inquiet de son genou, menant sa course au quart de roue, Gaul confiant, décontracté, et qui nous fait un clin d’œil amical. Anglade, vêtu de tricolore et déjà habitué à ces couleurs, prend le temps de nous faire compliment de notre voiture neuve, Rivière un éternel sourire aux lèvres, Geminiani qui a retrouvé le rictus de l’an dernier, Baldini appliqué, Favero et sa tête de Médicis. Nous regardons, mais nous passons trop vite. Les journalistes ont des jumelles, nos photographes ont des téléobjectifs, comme les stations de radio ont des voitures et des avions-relais, comme le médecin dispose d’hélicoptère. Les motos sont même équipées de radio et marchent ainsi au radar. Les temps modernes ont commencé sur le Tour de France. Nous sommes dans l’univers de « Mon Oncle » (le récent film de Jacques Tati ndlr). Une page est tournée, donc. »
De Metz à Namur, après une brève intrusion dans le Luxembourg, le duché où tous les noms de villages se terminent en ange (en honneur de leur champion Charly Gaul l’Ange de la montagne ?), les coureurs empruntent les routes casse-pattes ardennaises dignes de la fameuse classique Liège-Bastogne-Liège.
C’est l’occasion aussi pour les photographes (avec leurs téléobjectifs !) de faire une des « belles images du Tour », le traditionnel cliché du franchissement de la Meuse sur le pont de Dinant.

Blog Tour 1959 pont de DinantBlog Tour 1959 étap Metz-Namur le curé

Antoine Blondin, qui n’a pourtant pas une prédilection pour l’eau (!), fredonne sous la pluie : « … Un amour comme le nôtre, il n’en existe pas deux, chanterait Lucienne Boyer. Il m’aura fallu venir dans cette province insolite où l’on parle en français et on pense en wallon, pour acquérir la certitude que l’Europe était en train de se faire. Il est des plaques tournantes qui ne trompent pas ; Notre caravane passe-partout, qui fracture les frontières et où bourdonne le babil de Babel, notre peloton où l’équipe internationale fait rimer l’Irlande avec la Pologne, offre d’ailleurs la maquette assez séduisante d’une société où les nationalités tomberaient en même temps que les cravates.
Sous cet éclairage nouveau, des considérations auxquelles nous nous serions copieusement attachés autrefois perdent tout leur sens. Que les Belges aient précisément choisi cette incursion chez eux pour terminer les derniers de l’étape au classement par équipes, que Brankart, Wallon captif, englué dans le lot des retardataires, ait terminé 93ème devant sa famille et ses amis, ce naufrage dont nous aurions tiré naguère des maximes morales ne nous arrache même plus des accents dramatiques. À peine émarge-t-il aux faits divers. L’immense machinerie où nous sommes embarqués le dépasse.
Les habitants de Namur l’ont certainement compris, qui affichent dans le tumulte des flonflons la liesse sans mélange d’une veuve joyeuse « qui a pris son parti »…
… Allez à la kermesse et vous croirez, déclarait à peu de chose près Pascal. Les habitants de Namur ne se le font pas dire deux fois. Ils déambulent gloutonnement entre la citadelle et la cathédrale Saint-Aubin, consomment énormément de cacahuètes, accumulent des réserves de prospectus pour l’hiver et achètent les yeux fermés des ustensiles bizarres auxquels ils n’accorderaient pas un regard en temps ordinaire.
Ils éclatent de rire et se tapent dans le dos, en proie à une sorte de délire convulsionnaire dont ils auront de la peine à se remettre. La ville n’est plus qu’un grand Luna Park de feuillage aux attractions gothiques. Seul un pêcheur, dévoré sur place par sa passion muette, tourne délibérément le dos à cette frénésie. Son médecin lui a conseillé de garder la Sambre … »
De cette étape, on retiendra la victoire de l’Italien au visage de Médicis, Vito Favero second du Tour précédent et … la banderille de l’Espagnol Bahamontès si discret habituellement dans ces contrées septentrionales.

Blog Tour 1959 montée citadelle NamurBlog Tour 1959 montée citadelle Namur 2Blog Tour 1959 Favero à Namur

Jusqu’alors bloqué en trois minutes, le classement général allait éclater entre Namur et Roubaix. Dix courageux échappés depuis la première heure dans la cahoteuse traversée de Charleroi se présentèrent ensemble au vélodrome décor habituel de l’arrivée de la course classique Paris-Roubaix.
Du résultat du sprint dépendait le sort du maillot jaune. Toute la journée, le Grenoblois Bernard Gauthier, le sympathique Nanar alias aussi Monsieur Bordeaux-Paris qu’il remporta quatre fois (décédé en 2018), le porta virtuellement mais le Pyrénéen Robert Cazala, jeune membre de l’équipe de France, lui rafla sous le nez en gagnant l’étape de quelques centimètres et en empochant la minute de bonification.

Blog Tour 1959 Cazala sprinte à Roubaix 1Blog Tour 1959 Cazala à Roubaix 1Blog Tour 1959 Cazala Darrigade à Roubaix

 Les Tricolores André Darrigade maillot vert et Robert Cazala maillot jaune

Mais finalement, le fait essentiel de cette étape fut peut-être le calvaire que connut le vétéran du peloton Jean Robic, le toujours aussi populaire Biquet depuis sa victoire dans le Tour 1947. Voici ce qu’il confie, le soir à l’hôtel, au journaliste du Miroir des Sports André Chassaignon :

Blog Tour 1959 Robic mur de Grammont

« - Tu te rends compte que j’ai grimpé le mur de Grammont avec une seule main ? Faut le faire ! Une roue cassée. Cinq crevaisons. Je ne sais pas ce que c’est que ces boyaux qu’on me filait. Je faisais dix kilomètres et j’étais encore à plat …
– Quand je pense que je refais du vélo pour ma santé …
Le confrère qui se trouvait dans la chambre me regarda aussi perplexe que moi-même.
– Quoi ?
– Ben oui, dit sérieusement Robic. Je fais du cholestérol et je n’avais plus de globules blancs, alors j’ai repris le vélo. Quand on est à vélo, on élimine et on se refait des globules.
– Oui, dit le confrère, mais il y en a qui se contentent de faire du vélo au Bois de Boulogne. Tout de même, le Tour …
– Oui, dit Robic, je sais bien qu’un jour il faudra que je m’arrête de courir. J’en suis à ma dix-huitième licence professionnelle. Si j’arrive à vingt, ce ne sera pas mal. Encore deux ans. Tu sais que Bartali est venu me demander si j’avais l’intention d’aller jusqu’au bout. Je lui ai demandé ce qu’il faisait à trente-huit ans, et comment il avait terminé le Tour cette année-là. Je m’en souviens, tu penses : quatrième. Moi, j’étais cinquième et premier Français. Alors, pourquoi, j’en ferais pas autant au même âge ?
Déjà, il oubliait sa main blessée, se reprenait à espérer :
– Avec une piqûre de novocaïne tous les matins, ça ira peut-être… »

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La quatrième étape, longue de 230 kilomètres, conduit les coureurs de Roubaix à Rouen, fief de … Jacques Anquetil.
Nous sommes le dimanche 28 juin, il n’y a évidemment pas classe et c’est la fête au village, du moins dans mon cœur. Selon l’itinéraire avec les horaires probables, la course devrait passer vers 15 heures 25, au 189ème kilomètre, dans ma ville natale de Forges-les-Eaux.
Malédiction, la pluie que n’affectionne guère mon champion (un comble pour un Normand !) est encore au rendez-vous. Malgré tout, Jacques fait battre mon cœur d’enfant en passant devant la maison en tête du peloton. Vous ne me croirez peut-être pas mais j’ai encore en mémoire cette vision fugace.

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Peut-être, est-il encore aux avant-postes, quelques kilomètres plus loin, dans la traversée de Quincampoix, le bourg où il passa sa jeunesse et où il repose aujourd’hui. Peut-être, se prend-il à espérer en une victoire sur le boulevard de la Marne, non loin de la tour Jeanne d’Arc, dans la capitale normande, comme deux ans auparavant lors de son premier Tour de France.
Il faut bien avouer que l’on s’ennuie un peu sur la route du Tour. Les suiveurs retiendront de cette morne étape la spectaculaire chute du coureur de la formation régionale du Centre-Midi, Jean Anastasi, transporté aussitôt par hélicoptère à l’hôpital de Rouen.

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Le populaire chansonnier Jacques Grello choisit de mettre son « grain de sel » sur la question épineuse du bouquet offert aux vainqueurs d’étapes :
« Dans la vie courante, on voit rarement une femme offrir des fleurs à un monsieur qu’elle ne connaît pas. Des fleurs et un baiser. Cette offrande insolite devient, dans le Tour, un geste quotidien. À chaque vainqueur son bouquet. Dès la ligne franchie, on jette dans les bras du triomphateur une jolie fille et une douzaine de glaïeuls. C’est la coquetterie de la course, le petit détail charmant qui fait plaisir aux photographes. La jeune fille est généralement très mignonne, et chaque jour différente. Les fleurs sont toujours fraîches. Mais on ne change jamais : c’est toujours des glaïeuls ! Quel que soit le profil de l’étape, sa longueur, la moyenne, la tête du champion, ses goûts, ses couleurs, il n’y coupe pas de sa douzaine de glaïeuls.
Je n’ai rien contre le glaïeul. C’est une belle fleur. Elle fait très bien sur un vainqueur. Elle prend bien la lumière. Mais pourquoi toujours des glaïeuls ? Personne ne peut me le dire. On ignore quel dirigeant, un jour, a décrété que, dans le langage des fleurs, le glaïeul signifiait victoire.
La forme des guidons a changé, il y a une mode pour les casquettes, les maillots se transforment mais, de mémoire de suiveur, personne ne vit jamais, sur un guidon, autre chose que des glaïeuls. C’est monotone. Un homme comme Bobet, par exemple, dans ses bonnes années, peut se faire dans ses cent kilos de glaïeuls. Il doit en avoir jusque là, du glaïeul !
Heureusement, les hôtelières ne s’en lassent pas. Car, après enquête, il s’avère que, par coureur interposé, l’organisation fleurit surtout les hôtelières. C’est naturel. Les coureurs sont loin de chez eux. En général, ils n’ont sous la main ni femme ni fiancée ni vieille mère. Quant à leurs innombrables admiratrices, pourquoi favoriser l’une ou l’autre ? Alors, va pour la logeuse.
Certains coureurs, grands seigneurs, jettent leurs fleurs au public. C’est rapide et spectaculaire. Ainsi faisait jadis Leducq (vous ne pouvez pas vous souvenir, jeunes gens !). Ainsi fait aujourd’hui Baldini : « Mes fleurs, m’a-t-il dit, zé les offre au poublic ». Baffi, l’an dernier, a jeté son bouquet à Béziers. Mais il l’a fait avec colère. Ulcéré par les sifflets du public, il lui a, en quelque sorte, jeté ses glaïeuls au visage. Geste scandaleux. On ne doit pas battre une foule, même avec une fleur. Ce jour-là, les Biterrois ont été vexés et la Madone a été déçue. Car les fleurs de Baffi, d’habitude, sont « per la Madona ». Baffi est un garçon très religieux. Où qu’il gagne, il fait porter ses fleurs à l’église. La Madone doit être bien contente, mais, peut-être, parfois, soupire-t-elle « encore des glaïeuls ! ».
Pensez-y, messieurs les organisateurs, changez de fleurs de temps en temps. Ou bien variez le bouquet selon les coureurs. Offrez du mimosa et de la lavande des Alpes aux gars du Sud-Est. Pour Stablinski, qui est si modeste, préparez des violettes, et Valentin Huot, qu’on oublie toujours, serait ravi d’avoir des myosotis. À ceux qui réfléchissent, offrez des pensées. Donnez des marguerites à Bernard Gauthier, des genêts d’or à Robic et des édelweiss au Suisse Graf ; aux Tricolores, des bleuets, des lys et des coquelicots.
Et à Marcel Bidot, des soucis. Assez de glaieuls ! »
Je ne sais si le jeune transalpin Dino Bruni choisit de fleurir la Madona mais c’est lui qui sortit vainqueur du sprint massif à Rouen.
Je mets aussi mon grain de sel sur la question du bouquet. Quand j’étais gamin et que je refaisais l’étape dans la cour de ma maison école, il m’est arrivé d’aller couper discrètement un glaïeul (un seul je vous promets) dans le jardin pour accomplir mon tour d’honneur. Et pour me faire (à moitié) pardonner, je l’offrais ensuite à une chère tante paralysée qui suivait mes exploits depuis son fauteuil. Je lui devais bien cela, c’est elle qui me tricota un splendide maillot bleu blanc rouge de champion de France à faire pâlir d’envie Henry Anglade porteur de cette tunique distinctive en cette année 1959.
Preuve encore de l’ennui qui gagne les suiveurs, dans sa Ballade à Charly, allusion évidente au comportement amorphe des coureurs tricolores qui emmènent tranquillement Gaul au pied des Pyrénées, entre Rouen et Rennes, Maurice Vidal loue les charmes de ma chère Normandie qui m’a donné le jour :
« Le Tour entre dans les terres. La Normandie nous a, pour cela, offert ses routes. Et quelles routes ! Bordées de taillis, de bois, de forêts. Donc, vertes et jolies, et serpentines, musardant de-ci, de-là, rencontrant des villages et des bourgs qui offrent l’image réelle de ce que, dans les contes de notre enfance citadine, nous appelions « la campagne » : Orbec-en-Auge, Villedieu-les-Bailleul, Argentan (dont le nom hélas, rappellera désormais à ceux du Tour la mort terrible d’un enfant de cinq ans devant les yeux de ses parents), La Ferté-Macé, gardienne de la plus belle forêt du monde, la forêt d’Andaine, Bagnoles-de-l’Orne, littéralement camouflée dans les arbres. Mais arrêtons là. Nous ne faisons pas du tourisme ! … »

Blog Tour 1959 Bagnoles de l'OrneBlog Tour 1959 Fougeres

Blog Tour 1959 Rouen-Nantes FougeresBlog Tour 1959 attaque avant Bagnoles

Mes chers lecteurs comprendront que c’est à travers cette littérature sportive que j’ai sans doute aimé la géographie (et l’histoire) et appris à bien connaître notre Douce France.
Il y aura bien une escarmouche du côté d’Orbec, bourgade du Pays d’Auge arrosée par l’Orbiquet (rien à voir avec Jean Robic !), et devenue lieu stratégique pour quelques manœuvres à vélo chargées d’exterminer l’Ange de la montagne.
En effet, en 1957, Jean Bobet plaça là un démarrage qui causa la perte définitive du grandissime favori luxembourgeois. En 1958, c’est l’autre Bobet, le grand frère Louison, qui avait préparé un coup de Jarnac, un coup de (Or)bec plutôt, avec Geminiani, qui laissa le même Gaul à deux minutes à l’arrivée à Caen.
En cette année 1959, Geminiani a salué le passage à Orbec par un démarrage. Aussitôt, s’est formé un groupe comprenant Louison Bobet, Anquetil, Rivière , Anglade, le Belge Brankart, le champion du monde Baldini, tous les favoris quoi, tous sauf Charly Gaul auquel l’endroit décidément ne convient pas (indisposé par les odeurs de Pont-l’Évêque ou Livarot ?). Mais, cette fois, Gaul revint sur les fuyards en trois coups de pédale (pour les derniers amoureux de la langue française, pédale reste au singulier, en effet, vous essaierez d’appuyer sur les deux pédales en même temps !). En tout cas, pour l’instant, dans la guerre de Gaul, Charly fait figure de César !
Profitant que l’on traverse son fief, Maurice Vidal brosse un portrait élogieux du jeune champion argentanais Gérard Saint promis à un avenir radieux. Il intitule son chapitre Un Saint en enfer, qui prendra bientôt, bien involontairement, une tout autre signification car le coureur décédera, l’année suivante, dans un terrible accident automobile.
« Je ne vais pas vous présenter physiquement Gérard Saint, mais vous conter une anecdote : il sortait à nos côtés du vélodrome de Roubaix, lorsqu’un homme d’un âge certain s’approcha de lui :
– Avec une tête pareille, vous ne devriez pas faire du vélo, mais du cinéma. Malheureusement, le monsieur n’était pas producteur, et Gérard est toujours coureur cycliste. Donc, il a un visage agréable. Les demoiselles diraient sans doute plus. Une tête surmontée d’une chevelure harmonieusement ondulée, d’un châtain doré du plus heureux effet. La nature, seule responsable de cet état de fait l’a, par ailleurs, doté d’un corps immensément long, avec une étonnante paire de jambes. Mystère de l’esthétique, ce corps trop long et léger ne semble pas maigre. Il est mince, mais chaque membre est harmonieusement dessiné. Il semble avoir été étiré par un Modigliani, dont le génie nous a fait aimer ces formes si longues et pourtant si belles.
Cela dit, il ne me viendrait pas à l’idée de conseiller à Gérard de devenir modèle. Je trouve fort bien qu’un coureur cycliste ait cette allure racée, et ce ne sont pas les anciens admirateurs de Hugo Koblet qui me démentiront.
Mais si son physique est intéressant, son esprit l’est infiniment plus. Si vous l’avez entendu à la Radio, vous savez déjà qu’il a une magnifique voix de basse, qui semble venir du sous-sol de son corps interminable. Sa diction est parfaite comme s’il l’avait apprise chez M. Clarion. Mais précisément, il n’a rien appris de ce côté. C’est une génération spontanée. Gérard, vous le savez peut-être, a connu une enfance des plus difficiles. Il n’est pas le seul, mais tous ne s’en sortent pas aussi bien.
Cette voix de tragédien est pleine d’une calme assurance. Il observe, compare, juge avec beaucoup de sagesse. Il n’est humble devant personne, mais jamais arrogant. La classe, en un mot. »
Dans le contexte de la guerre d’Algérie (dans une pétition envoyée au ministère, une cinquantaine d’habitants d’Argentan s’était offusquée de l’absence sous les drapeaux d’un athlète de haut niveau), le journaliste pose peut-être la question de trop :
« - Allez-vous vraiment rejoindre l’armée après le Tour ?
– Ce n’est tout de même pas juste de m’avoir déclaré réformé définitif, puis de me faire revenir à plus de vingt-quatre ans. Ma carrière serait fichue. J’ai été déclaré service armé n°3. C’est-à-dire que je suis dispensé de corvées, de gardes, de manœuvres et surtout de sport. Ça ne vous dit rien ? »
Début 1960, Gérard Saint fut appelé du contingent. C’est en rentrant d’une permission passée en famille avec son épouse et sa petite fille, qu’à l’entrée du Mans, son ID 19 s’écrasa contre un platane …
La 5ème étape s’achève par un sprint d’un groupe d’une vingtaine de coureurs sur le vélodrome de Rennes. L’équipe de France conforte sa première place au challenge Martini avec la victoire du populaire berrichon Jean Graczyk dit Popoff devant un autre tricolore André Darrigade qui consolide son maillot vert Vabé. C’était avant la loi Évin, les apéritifs faisaient alors bon ménage avec le cyclisme.

Blog Tour 1959 Graczyk  vers Rennes

Blog Tour 1959 sprint à Rennes

Cette fois, c’est certain, il va enfin se passer quelque chose à l’occasion de l’étape contre la montre de 45 kilomètres en Loire-Atlantique entre Blain et le vélodrome Petit-Breton (ça ne nous rajeunit pas !) de Nantes. J’ai le secret espoir que mon champion Anquetil, l’homme chronomaître, va sortir de sa réserve. D’ailleurs, peu de suiveurs l’ont remarqué, mais il s’est appliqué à devancer son rival et pourtant équipier Roger Rivière dans tous les sprints, afin qu’au bénéfice des points, il parte derrière lui dans l’épreuve dite de vérité.Maurice Vidal, qui n’a jamais sa plume dans sa poche, a choisi un angle de traitement surprenant … par sa sincérité : « L’ambiance d’un départ contre la montre a toujours quelque chose de reposant et de neuf pour un journaliste. Il ne roule pas, il ne salit pas ses vêtements et il voit les coureurs tout à son aise, pour leur parler, les observer. Le champ de foire de Blain était agreste à souhait et appelait le calme. Les chasseurs d’autographes eux-mêmes étaient sereins et ne bousculaient personne. Dans une rue voisine, quelques chambres avaient été prévues pour recevoir des coureurs. Peut-être afin qu’ils s’y reposent, encore que le repos ne soit pas recommandé avant un départ solitaire, peut-être pour y faire toilette. Mais je peux vous affirmer qu’elles ont servi à tout autre chose. Les chambres de Blain ont vu apparaître plus de pharmacie en une journée qu’elles n’en avaient sans doute vue en plusieurs siècles de vieux paysans malades. La chimie étant devenue l’un des éléments essentiels du sport cycliste, le jour d’une course contre la montre, il s’en fait une grosse consommation. Je ne prétends pas vous faire là une révélation, encore moins dénoncer un scandale. Je vous épargnerai le couplet habituel sur le doping, tricherie intolérable chez un sportif. Car en cyclisme, dans ce cas, tout le monde triche. Là-dessus, les avis des coureurs sont formels : tous prennent un stimulant avant un départ au chronomètre. Les seules différences résident dans les doses. Tout le monde le sait, tout le monde en parle : pourquoi ne pas l’écrire, au lieu d’ignorer le fait comme s’il était indélicat de toucher à ce problème. Donc, dans ces chambres de Blain, les tubes de comprimés et les seringues hypodermiques étaient à l’honneur. Pour certains, l’opération ne consistait qu’en un stimulant provisoire que l’organisme élimine très rapidement, une action bénigne. Pour d’autres, c’était une véritable « charge » (le mot n’a pas été inventé pour rien), celle qui risque de laisser des traces dans l’organisme, et qui explique aussi pour les prochains jours les défaillances surprenantes, parfois les abandons, dont on dit alors qu’ils sont injustifiés. Nous avons vu sur le champ de foire des garçons nettement surexcités, presque absents. Je tenais à vous dire que c’est le côté pénible du sport cycliste.

Étonnant non ? comme aurait dit Monsieur Cyclopède (le bien nommé en la circonstance) dans sa minute quotidienne à la télévision.
Je ne conclurai évidemment pas que c’était la cause à l’effet, en tout cas, à l’époque, ma déception fut grande : Rivière, bouclant les 45 kilomètres 330 en moins de 57 minutes, reléguait Ercole Baldini à 21 secondes et Anquetil à 58 secondes !

Blog Tour 1959 Riviere clm 1Blog Tour 1959 Rivière clm 2Blog Tour 1959 Baldini clm 2Blog Tour 1959 Riviere et Baldini clmBlog Tour 1959  Anquetil et Baha clmBlog Tour 1959 Anquetili clm 2Blog Tour 1959 B.Gauthier La Rochelle

Il est un ancien coureur P’tit Louis Caput, à qui « on ne lui la refaisait pas », qui manifestait aussi pour le moins de l’étonnement :

« Il fallait l’entendre s’adresser à Rivière sur le vélodrome de Nantes, alors que le héros du jour attendait calmement l’arrivée de Jacques Anquetil. Caput avait suivi Rivière de bout en bout :
– Dis donc, Roger, tu ne mets jamais les mains en bas du guidon ?
– Et bien non, je ne peux pas. C’est drôle, mais je mets toujours les mains aux cocottes.
J’ai retrouvé Caput un peu plus loin sur la pelouse, et le soir, en compagnie de Robert Chapatte et d’Henri Surbatis, fixé dans la région nantaise, qui retrouvait ses anciens équipiers avec une joie visible … et sonore. P’tit Louis était intarissable :
– Je te jure que c’est incroyable. Je l’ai suivi de bout en bout. Ce n’était pas un parcours très accidenté, mais tout de même il y avait des petites bosses, et il les avalait à 45 à l’heure. Pas une fois, je ne l’ai vu passer une vitesse. Il paraît qu’il est passé une fois sur le 15 dents. Des coureurs comme nous, on aurait l’air de petits rigolos maintenant. Pense qu’on bombait le torse en poussant 50 x 15.
D’ailleurs, ce n’est pas compliqué : en 1951, dans sa grande année, Koblet qui était tout de même un rouleur avait 51 x 15.
– Moi, je n’en reviens pas de ce Rivière. Enfin, tu te rends compte, pousser 54 x 14 et rouler sans cesse à cinquante à l’heure ou presque, sans mettre une fois les mains en bas du guidon ! Et ce Baldini qui avait 56 dents au plateau ! 57 x 14, c’est ce qu’on met derrière Derny et 56 x 14, derrière moto commerciale. C’est incroyable … »
Bien des années plus tard, en parcourant un ouvrage de Jean-Paul Ollivier, Le Tour de France, une histoire, un roman, je lus ceci :
« Rivière, arrivé trop vite au sommet avec une fortune le dépassant, s’était laissé encercler par les milieux corrompus du cyclisme. Tout semblait facile pour ce garçon. Sur la table de massage, la main experte de Raymond Le Bert (ex soigneur de Louison Bobet ndlr) pouvait s’employer, elle glissait avec facilité sur une machine bien huilée où les éléments s’enchaînent harmonieusement. Quelle inconscience, hélas, chez le Forézien qu’il apostrophe rudement alors que le Tour de France 1959 vient de prendre son envol :
« J’ai trouvé un carton dans ta chambre, tout à l’heure. J’ignore qui l’a apporté. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie. Il y a un peu de tout dans ce capharnaüm : des amphétamines, notamment, et des produits dont j’ignorais jusque-là l’existence.
– Vous savez Raymond, je m’adonne à certains traitements !
– Écoute-moi bien. Tu es l’homme du Tour, le plus bel athlète. Tu n’as pas besoin de ce genre de saloperies. Aucun autre coureur ne dispose de tes qualités. Je n’ai jamais vu un sportif aussi doué. Et tu veux t’amuser à détruire ce bel équilibre ? Je te crie casse-cou, Roger. »
Le soigneur ne pensait sans doute pas parler autant au premier degré. La carrière de ce super champion qu’aurait pu être Roger Rivière se brisa net au fond d’un ravin du col cévenol du Perjuret, l’année suivante, lors du Tour 1960.
Je n’ai rien trouvé qui puisse alimenter le débat du côté d’Antoine Blondin qui n’est pourtant pas un grand consommateur d’eau claire. Je me régale tout de même d’un de ses savoureux biscuits en forme de calembour : « On a pu voir Jean-Claude Lefebvre pédaler utile aux approches de Nantes. »
Pour clore cette étape, signalons qu’en marge de la lutte pour la suprématie entre les trois recordmen du monde de l’heure sur piste, Robert Cazala conserve le maillot jaune.
De Nantes à Montaigu, la digue, la digue … non je m’égare, nous filons maintenant vers La Rochelle.

Blog Tour 1959 Sables d'Olonne La Rochelle

Il faut relever, au cours de cette étape, une timide offensive de Rivière, Anquetil, Baldini et du maillot jaune Cazala, vite réprimée par Charly Gaul. Pas de quoi en faire la couverture du Miroir des Sports.

Blog Tour 1959 Riviere Anquetil Nantes-La Rochelle

La « grande » affaire de la journée est finalement le sprint tumultueux opposant le tricolore Roger Hassenforder et le Belge Martin Van Geneugden sur la piste du vélodrome Rochelais. Voici ce que cela inspire à l’ami Blondin :
« Au moment où nous écrivons, nous ignorons encore le nom du vainqueur légal de l’étape. Autant dire que notre siège n’est pas encore fait. En cela, nous sommes moins fortunés que le cardinal de Richelieu, qui est le véritable régional de la journée puisqu’il fut évêque de Luçon, où nous nous sommes ravitaillés, et qu’il contraignit par la suite les protestants de La Rochelle à l’abandon au moyen d’une digue fameuse que beaucoup d’historiens considèrent à juste titre comme l’ancêtre de la tactique du béton.
Pour ce qui est du vainqueur réel, c’est notre ami Roger Hassenforder qui a franchi le premier la ligne, selon la promesse implicite qu’il nous avait faite de tenter quelque chose entre l’épreuve contre la montre et la montagne. Malheureusement, il imprima à la trajectoire de son sprint de tels méandres sur la piste (les voilà bien les boucles de l’Hassen !) que ses adversaires ont déposé une réclamation… »
En attendant la décision des commissaires, l’Antoine, qui déteste que l’on roule idiot, se livre à quelques considérations historico-architecturales :
« Nous sommes aujourd’hui passés d’une civilisation dans une autre, en quittant les toits d’ardoises pour les toits de tuiles, non pas ces plates gaufres qui abritent les villas de banlieue, mais ces demi-cylindres moussus dont le lichen abrite des pollens venus d’Andalousie. Plus que la séparation entre la langue d’oc et la langue d’oïl, ce clivage distingue entre les hommes : « Dis-moi comment tu te couvres, je te dirai qui tu es. »
Rien n’ici n’évoque le bagne si proche pourtant de l’île de Ré. Pour retrouver l’image des forçats, le souvenir des sinistres embarquements à La Pallice, l’ombre équivoque de Vidocq, c’est bien sur la route où il faut retourner.
Peu après le bourg d’Avrillé, que la chiourme du peloton traversait sans un regard pour les bonnes gens qui lui tendaient des morceaux de pain avec quelque chose dedans, Robinson, sans doute stimulé par la perspective d’une île, imprima une allure encore plus vive à ses compagnons de chaînes et la bure des maillots rayés s’entremêla périlleusement. C’est alors qu’un des coureurs tomba sur le bord du chemin. Il s’appelait Champion (prénommé Jacques de l’équipe régionale Paris-Nord-Est ndlr) et, par dérision, semblait promis aux mornes délectations de la lanterne rouge, au falot. Des âmes compatissantes lui conseillèrent d’en profiter pour s’évader. « Impossible, gémit Champion, ils ont relevé mon matricule. »
Et le 163, confus et meurtri, entama une longue poursuite destinée à le ramener vers ses geôliers. À nous qui le suivions, il détaillait ses douleurs et cette complainte lucide nous arrachait des soupirs. Il s’enquérait des délais qui lui restaient pour rejoindre le pénitencier avant d’être porté disparu et si, par hasard, quelques amis qu’il s’était faits aux bans ne l’auraient pas attendu. Ceux-ci, que nous avions interrogés, nous avaient répondu qu’ils ne voulaient pas traîner l’autre comme un boulet … »

MAX ConsoleBlog Toiur 1959 La Rochelle 1Blog Tour 1959 Hassenforder La Rochelle

Après délibération, les commissaires confirment le succès de Roger Hassenforder qui ramène une nouvelle victoire d’étape à l’équipe de France, et peut embrasser de bon cœur les filles de La Rochelle (qui) ont armé un bâtiment, elles ont la cuisse légère et la fesse à l’avenant … excusez, c’est la version paillarde d’une comptine que l’on apprenait alors à l’école communale, c’est sans doute aussi celle que préférait le fantasque Alsacien assez « coureur » sur les bords.
Sur la route monotone du Tour, les chroniqueurs doivent faire preuve d’imagination pour intéresser leurs lecteurs. Ainsi, encore Antoine Blondin, qui ne connaît pas la pratique du vélo à l’eau claire, nous met le vin à la bouche entre La Rochelle et Bordeaux :
« Si vous passez dans le Bordelais, province d’élection du bien-boire et du bien-manger, terre promise de tous les œnologues du monde, nous vous conseillons de séjourner à La Tour de France, que certains guides appellent le Goddet’s, du nom de son propriétaire…
La Tour de France est avant tout renommée pour ses grands crus, révélés d’année en année et mis en bouteilles sur place. Voilà un lieu où l’on débouche !
Nous vous recommandons en premier lieu un Grand Pape-Bobet trois étoiles. C’est un vin plutôt Graves que l’on comparera avantageusement avec un Château Mont-Gaul plutôt sec.
À défaut, on se rabattra sans dommage sur le Cazala de la maison qui semble doux au départ et se révèle à l’usage un vin jaune extrêmement pétillant.
Ceux qui auront choisi de manger l’assiette Anglade l’arroseront d’un Robic, petit vin déjà âgé garanti sur fracture. On prend volontiers le Robic 59 pour un Vieux-Médiocre. Sans valoir le Château-Biquet 1947, celui qu’on vous sert au Goddet’s accompagne très honorablement n’importe quel gratin.
Le Saint-Gérard, que vous essayerez ensuite, ne se sert qu’en magnum. Ce grand cépage, dans la lignée des Saint-Estèphe et des Saint-Émilion, apparaît surtout au moment du plat-de-côte, dont la recette consiste à dresser une côte au milieu d’un plat. À défaut de Saint-Gérard, on pourra commander un Château-Bergaud, encore que celui-ci escorte habituellement un salmis de rostollan, sorte d’échassier des montagnes assez nerveux, mais fort apprécié dans le Dauphiné. Péripétie savoureuse : ce mets est à déconseiller lorsqu’il est cuit.
Vous le ferez suivre d’une darrigade à la sauce verte. La darrigade est une spécialité locale assez relevée, surtout dans les virages. Elle est inséparable d’un Lafuite-Anquetil qu’on aura pris la précaution de chambrer. À ce propos, les mauvaises langues prétendent que ce cru nerveux se marie mal avec le Haut-Rivière, que vous ne manquerez pas d’exiger du sommelier. Cela nous étonnerait fort, ces deux vins provenant de chez le même négociant : Marcel Bidot, France, faisant fonction de propriétaire-récoltant. Quoi qu’il en soit, le Haut-Rivière, incomparable à l’épreuve du temps, est à déguster sur l’heure. Il ne saurait provoquer de révolution de palais chez le consommateur.
À titre indicatif, voici ce que nous avons savouré hier à La Tour de France. Pour commencer, un peu de Manzanèque qui s’apparente au Xérès pour la saveur et la robe. Après cet apéritif, les merveilles du Lach accompagnées d’une bouteille de Mission-Stablinski. Puis une paire de cuissot à la Forestier, le tout couronné par un admirable Clos Des Jouhannets, jeune vin qui ne manque pas de bouquet lorsqu’on le découvre à Bordeaux. »
Pour vous remettre les idées à l’endroit, chers lecteurs qui seraient largués en queue de peloton avec cette ribambelle de calembours cyclo-œnologiques, je résume simplement que suite à une échappée lancée par l’Irlandais Elliott et le Parisien Lach, dix coureurs se sont disputés, sur la piste du vélodrome du Parc Lescure de Bordeaux, un sprint remporté par le Tourangeau Michel Dejouhannet (décédé en janvier 2019).
Une fois n’est pas coutume, ce n’est donc pas un Hollandais qui l’a emporté à Bordeaux. Il faut dire qu’il eût été compliqué de dénicher un bon vin batave !

Blog Tour 1959 Anquetil La Rochelle- Bordeaux

« Lafuite-Anquetil »: crevaison du champion normand

Blog Tour 1959 Dejouhannet à BordeauxBlog Tour 1959 Dejouhannet à Bordeaux 2

Je n’étais alors pas en âge de tremper mes lèvres dans quelconque boisson alcoolisée pour apaiser ma crainte de voir mon champion, victime d’une crevaison, en difficulté. Il n’en fut rien.
À défaut de supputer sur les chances des favoris à la victoire finale au Parc des Princes, le chansonnier Jacques Grello analyse la course par l’autre bout de la lorgnette :
« … Si vous voulez voir les journalistes rester cois, posez-leur innocemment la question suivante : « Qui sera le dernier du Tour 59 ? »
Ils restent invariablement la bouche ouverte. Poussez-les encore, insistez et vous découvrirez que non seulement ils ne peuvent faire aucun pronostic, mais que généralement ils ignorent le perdant du jour.
Et tout bien considéré, ce n’est pas leur faute. C’est celle des coureurs dont aucun, jusqu’ici, n’a su s’imposer en queue.
Il y a chez les Suisses-Allemands quelques petits gars assez doués, Vierucki n’est pas mal, certains Espagnols pourraient nous surprendre mais tout bien examiné, on ne voit pas un seul coureur capable de réaliser un écart sensationnel. En tête, il y a plusieurs « gagneurs » déterminés. Mais vers la queue on ne voit pas un « perdeur » de classe. Il faut dire que la tâche est difficile. Les délais d’arrivée sont trop réduits. Dès qu’un homme a perdu de vue le peloton, dans l’heure qui suit il disparaît. Un coursier capable de faire la course en queue jusqu’à Paris, on n’en voit pas.
Sans remonter jusqu’aux odyssées fabuleuses des touristes-routiers d’avant-guerre, employant à rallier l’étape de longues et paisibles journées solitaires, on peut regretter un Hoar par exemple, qui une année voyageait de conserve avec la voiture-balai, lui frayant le passage dans les cols encombrés et surtout un Zaaf dont les exploits à l’envers défrayèrent si plaisamment les chroniques du Tour des années 50. Voilà un homme qui savait « faire le trou » et qui imposait sa course.
Le public a besoin de lanterne rouge presque tout autant que de maillot jaune. Ayant admiré, il veut s’émouvoir.
Quel coureur saura s’emparer d’une place avantageuse en ramant, loin derrière, jour après jour. Il n’est pas question d’être le plus mauvais. Il s’agit de se faire remarquer.
S’il voulait, quelle belle fin de coureur pour Robic !
Il a tout ce qu’il faut. Sa silhouette, son passé, sa légende, sa science du geste. Et sa belle condition physique. Car ne vous trompez pas, pour rallier seul, derrière, sans se faire éliminer, faut être fort, et à l’arrivée, il pourrait se faire imprimer cette carte de visite : « Biquet, premier et dernier du Tour ». Je le vois d’ici, Robic défilant, glorieusement vaincu, dans la chaude rumeur des populations attendries.
Après cela, qui oserait lui dénier la qualité de coureur complet. »
Décidément, les traditions se perdent. Habituellement, la traversée des Landes est une étape dite de transition souvent ennuyeuse avant la journée de repos. Cette année, les coureurs transgressent la loi et en guise de randonnée sur les longues lignes droites dans les pinèdes, on a droit à une véritable course. En raison de la canicule qui embrase enfin le Tour, on assiste également parallèlement à quelques bonnes chasses à la canette.

Blog Tour 1959 Landes Bordeaux- Bayonne 1Blog Tour 1959 canicule Bordeaux- Bayonne 1Blog Tour 1959 Darrigade Bordeaux- Bayonne 1Blog Tour 1959 canicule échasses

Blog Tour 1959 canicule Bordeaux-Bayonne

Un coup de boutoir scinde le peloton en deux, ainsi un groupe de 22 coureurs se détache avec notamment, en son sein, Bobet, Baldini, Rivière, Anquetil, Bahamontès et … Gaul.
La passe d’armes entre les favoris enfin sortis (un peu) de leur torpeur, a pour conséquence fatale, de dépouiller de son maillot jaune le pauvre Orthézien Robert Cazala qui nourrissait le rêve de monter le Tourmalet devant ses compatriotes avec la glorieuse toison d’or sur le dos.
À l’avant, un autre régional du coin, le Basque de Mauléon Marcel Queheille, qui sent aussi l’air du pays, prend le large et triomphe en solitaire à Bayonne.

Blog Tour 1959 Quéheille Bayonne 2Blog Tour 1959 Queheille à Bayonne 1Blog Tour 1959 Quéheille Bayonne 3Blog Tour 1959 Cazala Pauwels Bayonne

C’est le belge Eddy Pauwels qui s’empare de la tunique jaune. Une manière de fêter le mariage de Paola et du prince Albert ?
Maurice Vidal emploie un peu la méthode Coué pour s’en convaincre :
« … Je voudrais répondre à la question : le Tour est-il intéressant ? Pour moi, il l’est. Il n’a certes pas le visage de 1958 mais on ne trouve pas chaque année une équipe de desperados comme « la bande à Gem ». Geminiani faisant sa rentrée dans l’équipe de France, bien des vagues se sont calmées, souvent miraculeusement. Mais le Tour 1959 a d’autres atouts. Ses vedettes d’abord. Il y a longtemps qu’on n’a vu tant d’hommes de valeur au départ … Et surtout la rentrée dans le Tour d’un Italien de grande classe. Ce n’est pas tellement par chauvinisme, mais chez nous on aime bien avoir dans les compétitions un Italien de valeur, pour essayer de le battre. C’est une vieille histoire qui dure depuis la guerre … des Gaules (la vraie).
Donc beaucoup de grandes vedettes, et en forme. Oui, tu me diras : qu’est-ce qu’elles ont fait jusqu’ici ? Eh bien, paradoxalement, je crois que cette inaction apparente est une des raisons d’intérêt de ce Tour. Car toutes ces vedettes, tous ces talents, toutes ces ambitions, toutes ces idées de meurtre qui vivent en vase clos depuis dix jours dans le peloton, on sent que ça va faire quelque jour une explosion formidable, à la dimension de la grande valeur des participants. On pressent les exploits mémorables, les écroulements spectaculaires. Il y a dans l’air une odeur de poudre qui ne trompe pas. C’est comme dans un film de M. Alfred. Mais non, pas le patron du tabac du Rond-Point … l’Américain qui a « inventé » le suspense … »
Moi, pour ce que j’en pense, du moment que mon champion Anquetil est dans la course, je la trouve intéressante !
Allez, c’est jour de repos. À suivre …

Blog Tour 1959 Gaul avant Pyrénées

Pour rédiger ce billet, j’ai fait appel à l’incontournable romancier et chroniqueur de L’Équipe Antoine Blondin, ainsi qu’aux journalistes, chroniqueurs et photographes des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports : Maurice Vidal, Abel Michea, Robert Chapatte, Pierre Chany alias Jacques Périllat, André Chassaignon, Jacques Grello.
Mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint. Amoureux du cyclisme et du cyclotourisme, je vous conseille la lecture de son nouveau blog: https://montourdelafrance1861.home.blog/

Publié dans:Cyclisme |on 22 juillet, 2019 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1949 ( 3 )

Pour lire les deux billets consacrés aux étapes précédentes :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/04/ici-la-route-du-tour-de-france-1949-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1949-2/

Je vous ai laissé vous prélasser sur le sable de la Croisette.
« Cannes était « journée de repos ». Bartali, divinité devenue dogme, brava les effusions des tifosi, pour se rendre à l’église.
Coppi ? Ce cœur d’élite, ce scrupuleux miné par la fièvre de la perfection, reçut son épouse pour déjeuner puis, requis par ses propres exigences, s’enferma, seul. À partir de demain les contrées du sacré se présenteraient sous ses roues. À lui de ne pas faillir en ces lieux d’allégresse et de tragédie. »
Demain commence la grande bataille des Alpes. « Faites vos jeux, rien ne va plus ! » comme disent les croupiers du Palm Beach de Cannes.
Le départ de la 16ème étape est donné boulevard Carnot à Cannes à 5h 45 du matin (!) pour une virée de 274 kilomètres qui mène les 65 rescapés à Briançon en empruntant les cols d’Allos, de Vars et d’Izoard.
« Depuis Paris, on le sait, ils avaient connu la chaleur la plus torride qu’aient eu à subir des pelotons cyclistes. De Cannes à Briançon, comme si les pôles s’étaient soudain déplacés, ce fut l’enfer du froid. Dès les prémices du col d’Allos, un jour de douleur tomba du ciel. Les nuages éteignirent le soleil, la brume enfuma la route, l’averse assiégea les visages. Transis, les doigts paralysés par l’onglée, on vit de pauvres coureurs poser leurs mains sur les radiateurs bouillants des voitures dans l’espoir de se revivifier et de reprendre la route. D’autres urinèrent dans leurs mains pour avoir encore la possibilité de décoller un boyau : ils avaient crevé. Dans la glace et la boue, la caillasse et la tourbe, là où les dérailleurs s’engluent, où la chaussée glissante rend l’équilibre précaire, Kubler le magnifique vendit chèrement sa peau … »

Peloton à Grasse1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+025A

Premiers lacets du col d'Allos1949-07-20+-+Miroir+Sprint+-+16

En effet, Ferdi, confondant, à la sortie de Grasse encore ensoleillée, la côte du Pilon et le col d’Allos, se lance dans une échappée solitaire. Son avance atteint 2’ 40’’ jusqu’à ce qu’il comprenne sa méprise et se relève aux alentours du Logis-du-Pin (km 52).
Dans le col d’Allos, parmi les premiers lâchés, on compte Émile Idée qui abandonnera plus tard. Il doit se souvenir encore de cette terrible journée, en effet, à 99 ans, il est le plus ancien champion de France et vainqueur d’étape du Tour (à Nîmes) encore en vie !

col d'Allos2-1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+026Acol d'Allos1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+027A

Au sommet d’Allos, catalogué comme col de seconde catégorie à l’époque, Coppi passe en tête devant Robic et Apo Lazaridès. Suivent, à 5 secondes Bartali, à 20 secondes Kubler, Ockers et Dupont.
Auteur d’une descente à tombeau ouvert sur une route boueuse, Kubler traverse Barcelonnette avec une confortable avance qu’il porte à 4’ 15’’ au pied du col de Vars.

Kubler dans Vars mélézen949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+036A

Dans l’ascension du col (classé lui aussi en deuxième catégorie), c’est l’occasion d’un petit clin d’œil à un ami qui possède au Mélézen, un des hameaux de Saint-Paul-sur-Ubaye, une ferme typique de la région juste en contrebas de la chapelle.
Les photographes sacrifient au traditionnel cliché au passage du champion suisse devant la chapelle Saint-Sébastien.
Lors de ma visite à la Casa Coppi, dans son village natal de Castellania, j’avais bluffé ma guide en datant et localisant exactement une photographie de Fausto passant devant la même chapelle dans la mythique étape Cuneo-Pinerolo (qui empruntait essentiellement des cols français) du Giro 1949, quelques semaines avant, donc, ce Tour de France.

Castellania blog65

Contre attaque col de Vars1949-07-20+-+Miroir+Sprint+-+08-09

Au sommet du col de Vars, Kubler, étincelant, passe seul en tête avec 3’45″ sur Bartali et Robic, 3’47″ sur Coppi, 3’55″ sur A. Lazaridès, 4′ sur Ockers, 5’10″ sur Marinelli, 6’05″ sur Cogan et 6’30″ sur Fachleitner.
Malheureusement dans la descente, Ferdi crève à deux reprises et ne possède plus qu’une avance minime à Guillestre.
La scène, où malheureux comme les pierres du Queyras, il effectue seul la réparation, a été immortalisée par les photographes avides d’émotions et de drame.

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Voici ce que Félix Lévitan, chroniqueur dans But&Club, retient de la chevauchée du champion suisse :
« Bien sûr, Ferdi Kubler n’a pas réussi. Bien sûr encore, il eut été étonnant qu’il réussisse. Mais il n’empêche que Kubler, le fou ardent du Tour de France a plané, tel un aigle (d’Adliswil ndlr) dont il a le profil d’oiseau de proie, sur cette étape Cannes-Briançon dont il fut le héros sous le ciel lumineux de Grasse jusqu’au plafond grisâtre du pied de l’Izoard.
« … Ce n’est pas toujours plus beau lorsque c’est inutile, en matière de cyclisme routier surtout. C’est cependant toujours attachant. Et Kubler, attaquant dès les premières pentes de Saint-Vallier, a forcé notre admiration, une première fois en ce dernier lundi du Tour 49 qui restera longtemps en la mémoire de ceux qui l’ont vécu.
Pourquoi partir si tôt ? Non par excès de confiance, mais par calcul. Si Coppi et Bartali s’étaient surveillés, s’il ne leur était pas venu à l’esprit de faire rouler leurs équipiers, si au pied du premier col son avance avait été de plusieurs minutes, de la demi-douzaine à la douzaine, n’eut-il pas été trop tard pour l’empêcher de gagner l’étape et de prendre du même coup la première place du classement général ?

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Rejoint, Kubler ne se tint pas pour battu. Incapable de lâcher Coppi et Bartali, Robic et Apo Lazaridès en côte, il résolut de les distancer en descente. Sa folle dégringolade de Vars, au milieu des nuages qui s’effilochaient aux parois de la montagne, n’eut d’autre objectif que ce succès final auquel il lui était pénible de renoncer. Sans une crevaison dans Vars, Kubler eut tenu plus longtemps qu’il ne tint, bien qu’il se soit lamentablement effondré par la suite. Bien qu’il ait peiné en hurlant de douleur, Kubler ne nous déçut pas.
Le Suisse est un grand routier, un champion d’une trempe peu commune et qui n’en restera pas là, quels que soient les échecs cuisants qu’il essuie dans ses tentatives désordonnées… l’héroïsme inutile, ça, c’est quelque chose … »
Effectivement, Ferdi Kubler n’en resta pas là. L’un des clichés ci-dessus de Ferdi, sa pompe à la main (eh oui les coureurs avaient une pompe à cette époque !) fut repris à la une, et en couleur qui plus est, d’un numéro spécial d’avant le Tour 1950. Belle perspicacité car le Suisse, plus heureux cette fois, allait remporter la grande boucle quelques semaines plus tard.

crevaison Kubler  couleur1950+-+But+et+Club+-+Spéciale+Tour+-+00

À Guillestre, en guise de musette de ravitaillement (en nouvelles), je vous livre un extrait des Rayons de soleil de Louis Nucera :
« Kubler le Magnifique vendit chèrement sa peau, Robic aussi se battit avec rage. Et Apo Lazaridès. Et Peverelli, le « cadet » italien tombé à Escragnolles (joli nom pour une chute ! ndlr) et remis sur son vélo, la figure déformée de souffrance. Et tous, jusqu’au dernier …
Mais comment lutter contre des titans ? La bise, la tempête, la raideur des ascensions, le danger des précipices : rien ne pouvait arrêter Bartali et Coppi.
L’un, avec cet air supérieur qu’il aime à prendre, « distant, hargneux, bourru, ours intraitable aux incessantes grimaces de mécontent », selon Buzzatti, sensible à cet « enchantement revêche », gagna à Briançon. C’était la quatrième dois, depuis 1937, qu’il fêtait son anniversaire par une victoire d’étape dans le Tour de France ; ici c’étaient ses trente-cinq ans.
L’autre, le soi-disant mécréant, aurait pu briguer ce succès. Il se contenta d’escorter Bartali après que celui-ci eut tenté de s’enfuir seul dans la descente du col de Vars et poussa la magnanimité jusqu’à l’attendre quand, à dix kilomètres de l’arrivée, Gino le Pieux creva. Au Champ-de-Mars, Coppi ne disputa pas le sprint. S’il avait fait parler la poudre contre tous, pour son coéquipier, il la mouilla. »

vars et Izoard1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+029ARobicBartali devant Coppi dans Izoard1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+035Acrevaison Bartali Izoard1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+032ACoppi Bartali sommet de l'Izoard1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+033A

Pierre Chany relata, de manière plus factuelle, la joute entre les deux champions italiens, qui n’en fut pas vraiment une :
« Dès le bas de l’Izoard, Coppi et Bartali déclenchèrent les grandes manœuvres. Il pleuvait toujours, le sol était boueux, condamnant les coureurs à un travail de percheron. L’essentiel du labeur était accompli par Coppi, haut perché sur sa selle, la bouche ouverte en appel d’air, qui accompagnait sa pédalée d’une imperceptible oscillation du bassin. Les mains serrées sur le guidon, au plus près de la potence, il imposait un rythme continu, semant la course derrière lui. Il allait distancer Bartali, sur l’interminable et trompeuse ligne droite qui mène au hameau d’Arvieux, quand lui vint le souvenir de sa promesse. Il parla et ce fut un dialogue assez solennel.
– Maintenant, je pars, dit Fausto. Je pars …
– Terminons ensemble, lui répondit Bartali. Je fête mes trente-cinq ans aujourd’hui. Tu en as trente seulement et tu es le plus fort. Demain, tu gagneras le Tour.
Le « vieux » Gino et son successeur gravirent le col ensemble. Fausto Coppi ralentissant à plusieurs reprises pour attendre son aîné. Le mieux placé de leurs adversaires, les suivait avec un retard de cinq minutes. Il avait dû changer une pédale, et sa selle s’était brisée ensuite. Derrière lui venaient Apo Lazaridès, Stan Ockers, à sept minutes, et Marinelli un peu plus loin et plus attardés encore Geminiani et Kubler. Au terme de l’accord conclu, Bartali gagna à Briançon et reçut provisoirement le maillot jaune. Il précédait Coppi de 1’ 42’’ »

pacte Coppi BartaliBC L'histoire du TOUR 1949 51

Coppi-Bartali Popolo

Albert Baker d’Isy, inspiré par les deux campionissimi, préféra nous conter une belle histoire :
« Il était une fois … un grand seigneur florentin et un habile navigateur gênois. Ce champion valeureux –le dernier des Médicis- qui s’appelait Gino, fit venir le descendant de Christophe Colomb, qui se prénommait Fausto, et lui dit :
– Je connais une femme adorable, la plus belle de toutes. Elle fut ma maîtresse en 1938. Je l’ai retrouvée dix ans plus tard avec encore plus de joie. Cette année, elle serait encore pour moi si tes voyages ne t’avaient pas amené en France pour te connaître. Tu es plus jeune que moi et la fortune te sourit. Tu m’as déjà ravi la Rose milanaise. Qui pourrait t’empêcher d’enlever la Jaune parisienne ? Fausto, j’aurais pu te la faire perdre, empoisonner votre vie à tous les deux. Je ne l’ai pas voulu. Elle sera pour toi, je t’en fais le serment, mais laisse-moi te la présenter. Permets-moi de sortir une dernière fois avec elle, je la conduirai au bal de l’Izoard et là, devant tous nos amis, je ferai une dernière danse avec elle. Le lendemain, je l’inviterai à mon château du Val d’Aoste et le bon bénédiction Alfredo bénira votre union.
Le bal de l’Izoard eut lieu le 18 juillet. C’était précisément l’anniversaire de Gino.

Bartali Coppi arrivée Briançon1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-

À voir la mine renfrognée de Gino et Fausto après l’arrivée à Briançon, il n’est pas certain que ce conte italien fût aussi merveilleux que cela.
Ses deux extraordinaires ascensions du col de l’Izoard, à quelques semaines d’intervalle (il y en eut d’autres plus tard) valurent à Fausto Coppi l’hommage qui lui est rendu aujourd’hui dans l’amphithéâtre lunaire de la Casse Déserte. À deux kilomètres du sommet, sur un rocher, sont scellées son effigie et celle de Louison Bobet qui construisit ici, quelques années plus tard, ses succès dans le Tour. C’est aujourd’hui un lieu de pèlerinage pour tous les passionnés de cyclisme (et les autres aussi).

Izoard-stèle_Bobet-Coppi

Sur la tombe de Fausto dans son village piémontais de Castellania, fut déposée, le 13 juillet 1960, par des sportifs de Briançon, une urne contenant de la terre des cols de l’Izoard et du Galibier.
Mais en ce mois de juillet 1949, Fausto est bien vivant !
Et Louis Nucera de conclure :
« À la fin de cette journée dantesque, aussi amène que s’il fumait une mauvaise pipe, Gino Bartali prenait le maillot jaune à Fiorenzo Magni. Coppi était 2ème à 1 min 32 sec, Marinelle 3ème à 1 min 24 sec. Édouard Fachleitner, la selle découpée afin que sa blessure fût épargnée d’un contact insupportable, était au 36ème dessous. À l’hôtel, il retrouva Dick, son chien, que son beau-père, venu de Manosque, comme lorsque Jean Giono allait en vacances aux Queyrelles, lui avait amené. Alors, sourire et moral lui revinrent.
Les écailles étaient tombées des yeux des chroniqueurs. Ils pensaient à présent que Fausto Coppi était le plus fort. »
Marcel Hansenne est élogieux, quoiqu’un peu désabusé :
« On se demande vraiment pourquoi le Tour de France commence à Paris.
On ferait tout aussi bien de lâcher les coureurs à Cannes. Et si vous interrogez Fausto Coppi, il vous dira même mieux :
– Pour moi, les affaires sérieuses ne commencent pas avant Nancy …
Because l’épreuve contre la montre de 137 kilomètres, au cours de laquelle il espère bien distancer largement ses rivaux immédiats.
Et on ne voit pas pourquoi il n’y parviendrait pas …
Comme nous avons été enfants, tout de même, de danser des rondes joyeuses dans l’Ouest avec le sentiment que les seigneurs italiens allaient voir immédiatement de quoi il s’agissait, et qu’ils se trompaient bien s’ils s’imaginaient qu’on leur permettrait d’arriver tout tranquillement aux Alpes.
En définitive, ce sont ceux qui voulurent les fatiguer qui s’essoufflèrent à la tâche.
En une seule étape, les deux Italiens se placèrent en tête. Je ne suis pas certain qu’ils se soient vraiment donné à fond.
Tout ce qui s’est passé avant Cannes, ça n’a pas servi à grand chose, sauf à nous exténuer, nous qui ne connaissons aucune minute de repos …
Bien sûr, il y a certaines compensations, mais qu’il ne faudrait tout de même pas exagérer. Ces brèves réceptions en cours de route nous laissent, certes, un goût agréable dans la bouche en nous donnant en même temps du cœur au ventre. Et je vous assure que nous en avons bien besoin.
Et moi qui croyais naïvement que l’athlétisme était le plus fatigant. C’est que je n’avais jamais suivi le Tour de France.
Pour en revenir à Coppi et Bartali, c’est un plaisir de voir pédaler des gars comme ça. Et j’ai eu l’impression dans Cannes-Briançon qu’ils se trouvèrent seuls en tête sans l’avoir fait vraiment exprès. Au lieu de se plaindre, ils continuèrent. Et on était là derrière eux, grelottant de froid, les enviant presque de faire un peu d’exercice.
Je dis presque : parce que j’ai le souvenir d’avoir un jour tenté un raid Lille-Boulogne et que je fus lamentablement lâché dans un impressionnant raidillon de 300 mètres dont je fis courageusement le dernier tiers à pied.
C’est ce jour-là que j’ai renoncé à la bicyclette. Mais en voyant l’Izoard, je me suis dit à nouveau que j’avais rudement bien fait … »
Si j’ai bien tout compris, la seconde étape alpestre devait asseoir définitivement la suprématie italienne en faveur de Fausto Coppi, d’autant que l’étape, longue de 257 km, s’achevait à Aoste, en territoire transalpin, avec les ascensions des cols du Montgenèvre, du Mont-Cenis (Montecenisio dans la langue de Dante), du col de l’Iseran (plus haut col routier des Alpes à l’époque) et du Petit-Saint-Bernard.

Au pied de l'Iseran 1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+040Aenvolée de Coppi1949-07-22+-+Miroir+Sprint+-+07Sur la route d'Aoste1949-07-20+-+Miroir+Sprint+-+11

Coppi gagne à Aoste-BC L'histoire du TOUR 1949 57

Si j’en crois Pierre Chany, « l’étape Briançon-Aoste a été la répétition de l’étape Cannes-Briançon en ceci que Bartali et Coppi ont encore laissé tous leurs rivaux sur place ».
On peut même dire que la course, et donc sans doute le Tour, se joua, ironie du sort, à proximité du village, au nom si prédestiné, de La Thuile !
« Dans l’Iseran, Bartali se lança derrière Tacca échappé. La mêlée fut générale. L’Italien de Livry-Gargan fut rejoint par l’Italien de Florence, eux-mêmes « récupérés » par Coppi, Marinelli, Ockers, Robic, Apo Lazaridès, Marcel Dupont …
Au bas du col du Petit-Saint-Bernard, Coppi et Bartali démarrèrent encore, suivis à distance par Robic, Apo Lazaridès, Marinelli et Dupont. Un ralentissement, et Apo Lazaridès rappliqua, imité par Marinelli. Les deux petits gabarits s’accrochaient au sillage des deux grosses cylindrées italiennes. À nouveau, Coppi se dressa sur les pédales, provoquant la tornade. Un effort inouï permit à Bartali de le rejoindre. Les deux Français restèrent en retrait. Ensemble Coppi et Bartali franchirent le sommet, pénétrant sur leurs terres dans une atmosphère d’émeute.
Au bas de la descente, Bartali freina : – Foratura ! (crevaison ndlr) …
On poursuit l’étape avec Louis Nucera (quatre décennies plus tard) :
« Le col du Petit-Saint-Bernard franchi, sur la route qui mène vers Aoste, près du bourg nommé La Thuile, Bartali creva. Alfredo Binda se pencha à la portière de sa voiture et, haussant à peine la voix :
– Tocca a te Fausto, avanti … À toi Fausto, vas-y …

Coppi roi de la montagneBC L'histoire du TOUR 1949 55

Il restait 46 kilomètres à faire. Libéré de toute entrave, de son allure infaillible, sans que l’effort diminue en lui la part d’élégance, Coppi fonça. Le grandiose saisit les témoins sans crier gare, fussent-ils convaincus qu’il n’est pas que l’extraordinaire qui passionne. Transcendance et animalité s’unifiaient. Coppi voguait dans l’inouï. La grâce le nimbait. Chacune de ses accélérations virait à l’apothéose. Il est des champions indispensables.
L’enfant de Castellania, l’ancien livreur de l’épicier-charcutier Domenico Merlani de Novi Ligure, appartenait à cette lignée. Déjà, sur leur carnet de notes, les chroniqueurs pindarisaient (de Pindare, un des plus célèbres poètes lyriques grecs ndlr), usant de superlatifs comme s’il convenait d’enluminer les mots pour les rendre plus forts. Ainsi certains battaient-ils leur monnaie. Quarante ans ou presque se sont écoulés : leurs phrases n’ont pas pris une ride. Le modèle se prêtait à la démesure.
Sur la ligne d’arrivée, Coppi avait 4 min et 57 sec d’avance sur Gino, plus de 10 min sur Robic, Ockers, Marinelli, près de 15 min sur Apo Lazaridès quia avait cassé le cadre de son vélo au val d’Isère, puis était tombé.
Beaucoup avaient lutté avant de se résigner : Tacca, qui était passé en tête au Mont Cenis et au sommet de l’Iseran, Geminiani, Sciardis, Cogan, Lauredi … Ils comprirent vite la présomption de leur rêve d’égalité. Dans le grand jeu du paysage, où la pluie, la boue, le froid accroissaient la souffrance, Coppi et Bartali survolaient la piétaille, si valeureuse fût-elle. Rien ne semblait lourd à leurs ailes. À leur suite, ce n’étaient que visages foudroyés où plus rien n’eût été possible qui valût, n’était l’orgueil qui habite les coureurs cyclistes, et fait que de se surpasser leur destin est chez eux monnaie courante. Mais à l’inverse de tant d’univers dont l’homme de qualité subit les délires, là où l’idéologie et bluff s’opposent aux évidences, impossible, ici, de nier les faits. Jean Robic, lui-même, dont l’obstination ne cessait de provoquer les hercules des travaux vélocipédiques, car ce Tom Pouce s’estimait Titan, reconnut la supériorité de Bartali et, a fortiori, celle de Coppi. La messe était dite. Sauf catastrophe, Fausto gagnerait le premier Tour de France auquel il participait et, exploit sans précédent, l’année où il avait aussi vaincu au Tour d’Italie.
Fachleitner n’avait pu terminer cette étape terrible : il était allé au bout de la douleur, mais son anthrax le mettait au supplice.
Au classement général, derrière les deux Italiens intouchables, venaient Marinelli, Ockers, Robic … René Vietto était 24ème. Pansé de toutes parts, son courage suscitait l’admiration.
Jean Blanc était 51ème. Il était triste. Dans quatre jours le Tour de France –son premier et il avait trente ans- s’achèverait. « Mes vacances sont finies ! » déplorait-il. Son emploi de ferrailleur près de Clermont-Ferrand l’attendait. »
J’avais commencé mon premier billet avec les confidences de l’actrice Annabella. Je livre ici celles de la jeune Line Renaud, Grand Prix du Disque 1949 avec son énorme succès Ma cabane au Canada, qui donne le maillot jaune à chaque arrivée d’étape :
« Moi je les trouve formidables … Vous me demandez qui ? Mais tous les coureurs, voyons ! Bien sûr, je ne vous parlerai pas du grand ou du petit braquet, de la tactique à employer ou de l’endroit où tel ou tel coureur doit produire son effort. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il faut être un homme d’une trempe spéciale pour franchir coup sur coup le mont Genèvre, le mont Cenis, le col de l’Iseran et le Petit-Saint-Bernard …
Si dans la vallée, il faisait très chaud, au sommet de l’Iseran, le temps était épouvantable : de la neige, de la pluie glacée, de la boue, des chemins étroits et, à gauche et à droite, le vide absolu. Voilà ce que le temps réservait comme récompense aux coureurs, après 25 kilomètres de montée.
Alors, là, il faut avoir vu Tacca se casser une dent en voulant arracher un boyau, ses mains engourdies par le froid lui refusant tout service ; il faut avoir vu mon favori, Marinelli, s’élancer dans la descente à plus de 70 à l’heure, prendre tous les risques et, finalement, rattraper Coppi et Bartali à Val d’Isère !
C’est pourquoi, après avoir admiré Lazaridès, Robic, Brûlé, Chapatte et tous ceux dont je ne vous parle pas, je peux vous dire qu’ils sont formidables, et si je m’écoutais, je leur donnerais à chacun un maillot jaune à l’arrivée ! »
Albert Baker d’Isy avait achevé ainsi son conte des deux étapes alpestres :
« Le lendemain, Fausto épousa Mlle Jaune Maillot et son ami florentin lui tira un grand coup de chapeau. … »

Coppi Bartali Briançon Aoste

Briançon-Aoste 1949-07-20+-+BUT-CLUB+192+-+36th+Tour+de+France+-+024A

Coppi a gagné le Tour1949-07-20+-+Miroir+Sprint+-+01

Gazzetta-Dello-Sport-1949-Coppi-Bartali-Dominatori-AlpiGazzetta-Dello-Sport-1949-Fausto-Coppi-Maglia-Gialla

Même la Gazzetta dello Sport, organisatrice du Giro, consacre des Unes dithyrambiques à ses champions

Puisque les géants de la route profitent d’une journée de repos à Aoste, je m’autorise d’élever le débat avec une digression historique.
Le 21 juillet 1858, le président du Conseil du royaume de Sardaigne, Camillo Cavour, avait rencontré secrètement l’empereur des Français Napoléon III, alors en cure dans la station thermale vosgienne de Plombières-les-Bains. Lors de cette entrevue, Napoléon III avait accepté d’aider le royaume de Sardaigne à unifier l’Italie, à condition que le pape reste maître de Rome et que le comté de Nice et le duché de Savoie soient cédés à la France.
Ce qui fut fait avec le traité de Turin du 24 mars 1860 qui officialisait l’acte par lequel le duché de Savoie et le comté de Nice étaient annexés à la France.
L’air d’altitude me ferait-il perdre la tête ? Que nenni ! La ville bilingue de Saint-Vincent-d’Aoste est justement située dans l’ancien duché de Savoie, et 90 ans après la signature du traité, les rancœurs demeuraient tenaces. Le nationalisme mussolinien couvait encore peut-être, mais c’est surtout la connerie fanatique de pseudo supporters qui régnait en despote.
« Le jour où Coppi endossa le maillot jaune dans le Val d’Aoste, une foule surexcitée occupait le terrain, mise en condition par des articles de presse d’une virulence extrême : on y affirmait que les coureurs français avaient reçu des « poussettes » dans la montagne et que les Italiens, traités de « macaronis », avaient subi des sévices dans les Pyrénées. Circonstance aggravante, un journal de Milan avait reproduit une déclaration pour le moins imprudente de l’irascible Robic : « moi tout seul, je corrigerai Coppi et Bartali ! » avait clamé le Breton. L’atmosphère était empoisonnée, d’autant qu’une partie des valdotains réclamaient leur rattachement à la France. Cette disposition d’esprit n’était pas pour plaire à ceux qui hurlaient d’une voix de gorge : « Savoia nostra ! Nizza Nostra ! », neuf années auparavant. Ce jour-là, les accompagnateurs français furent l’objet d’une manifestation d’hostilité particulièrement violente. Aux insultes, s’ajoutaient les jets de pierre. Un motocycliste italien, l’athlétique Corsi, du Corriere della Sera, las d’être insulté, lui aussi, descendit de machine pour faire le coup de poing. Un spectateur lui présenta ses excuses :
– Nous pensions que vous étiez Français !
– Il n’y a pas de Français et pas d’Italiens ! Il y a seulement des sportifs ! hurlait Corsi, et il cognait !
Les Valdotains étaient navrés. Ils accusaient non sans raison les néo-fascistes d’avoir transporté, par train et par cars, une foule d’agitateurs, afin de provoquer des incidents et de troubler les relations avec la France, incidents susceptibles d’infléchir la tendance séparatrice alors majoritaire du val d’Aoste. Ces manifestations déplacées avaient choqué Fausto Coppi.
– Ces gens sont insensés, avait-il expliqué aux journalistes français. Il ne faut pas les confondre avec la majorité des Italiens. Soyez gentil de l’expliquer à vos lecteurs… »
Gaston Bénac consacrait sa chronique à ces incidents :

Version 2

Dans Miroir-Sprint, Georges Pagnoud déminait la ridicule polémique : « « Savoir toujours, raison garder … », plus que de coutume, nous plaçons cet article sous le signe de cet axiome de sagesse ! Ce n’est pas parce que le drame d’Aoste s’est déroulé sous le signe de l’excitation qu’il faut encore en apporter en essayant de l’analyser. »
Eh les mecs, on est là pour voir (et lire) du vélo !!!

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En ce jour de farniente (le mot n’est-il pas d’origine italienne ?), je ne résiste pas, depuis le balcon de l’hôtel, à l’envie de vous donner à lire un chapitre du Roman du Tour de Max Favalleli, intitulé Passe-moi la casse … déserte sans doute. C’était aussi l’occasion pour les jeunes têtes blondes de l’époque, d’acquérir quelques rudiments du drame shakespearien !
« Les Bartalistes n’auront pas eu le loisir de se réjouir très longtemps. Pour eux, le maillot jaune a duré ce que durent les roses, l’espace d’un matin. Et seuls leurs rivaux, les Coppistes, qui ce soir sont en liesse et chantent le los de leur champion.
D’ailleurs, cette lutte renouvelée de celle des Capulet et des Montaigu, prend une singulière allure et lorsque nous avons pénétré en Italie, la confusion la plus grande régnait entre les deux clans. Les peintres sur macadam, eux-mêmes, éprouvaient un grand trouble et c’est d’un pinceau réticent qu’ils alliaient les deux noms dans une même vénération.
Le paletot jaune a donc changé une nouvelle fois d’épaules. Nous finissons par y être habitués. Mais les choses commencent à être sérieuses et l’on peut se demander si le Tour ne s’est pas joué, d’une façon définitive, au moment précis où, dans la descente du Petit-Saint-Bernard, Gino fut terrassé par une chute.
Fausto connut un court moment de désarroi. Son instinct et sa vieille inimitié le poussaient à prendre la fuite, cependant que le respect dû au contrat, le retenait au rivage de la victoire.
C’est alors qu’un émissaire délégué par Binda lui apporta le seul message susceptible de faire taire ses scrupules en le remplissant d’allégresse.
– Fonce !
En vérité, tout cela prend l’allure d’une commedia dell’ arte.
On se salue, on se fait des grâces. « Après vous, au sommet de ce col. » « Je vous en prie, je n’en ferai rien. » « Me permettez-vous de gagner cette étape ? » « Avec plaisir, cher ami ».
Et, de cette façon, on occupe les deux premières places en permanence, on escamotera le Grand Prix de la montagne et l’on est en tête du classement international par équipes. Aux autres les miettes.
De Briançon à Aoste, nous avons faufilé la frontière passant de la France à l’Italie et du mauvais temps au soleil, avec une virtuosité ignorée jusqu’à ce jour de l’administration des douanes.
Le but de ce parcours en zigzag est d’accumuler le plus grand nombre de cols dans l’espace le plus restreint. Cela nous vaut, après un Mont Cenis balayé par un vent aigre, un Iseran farouche, dramatique. Sur la neige et à travers un brouillard opaque, les coureurs semblent des fantômes. Schotte et Mathieu claquent des dents. Goldschmit a les lèvres bleues.
Tacca crève. Ses doigts gourds sont paralysés par le froid et c’est avec ses dents qu’il doit arracher son boyau de la jante. Quant au malheureux Peverelli, il trébuche sur un rocher et se fracasse la tête contre la paroi.
– Passez vos vacances à la montagne ! crie ironiquement Chapatte.
Le Petit-Saint-Bernard sert de tremplin à Coppi et Bartali. Rageur, dressé sur ses pédales, Marinelli a essayé de se glisser dans l’ombre des seigneurs.
– J’ai fait doucement, avoue-t-il, des fois qu’ils ne se seraient aperçus de rien.
Sournois en diable, notre « nain jaune » !
Hélas, Signor Fausto a aperçu le jeune présomptueux et appuie légèrement sur l’accélérateur. Cela suffit.
Entrée dans le val d’Aoste, la température baisse à la verticale. Je parle de celle qui donne de coutume aux spectateurs la fièvre de l’enthousiasme.
Joignant le geste à la parole, quelques énergumènes font aux Français et à Robic en particulier, un accueil proprement inoubliable. Glissons … »
Les coureurs reprennent la route vers Lausanne :

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« Après la tempête, la bonasse. Après les quolibets, les fleurs. Par leur gentillesse et leur courtoisie, les Valdotains ont su effacer les mauvais souvenirs de la veille, et c’est sous le dais de pourpre que la caravane, si malmenée à son entrée, fit sa sortie du val d’Aoste. Dans leur zèle à réparer leurs torts, nos hôtes ont été jusqu’à inscrire sur la route un monumental « Vive Jacques Goddet ! ». C’est presque trop beau.
Bien en entendu, au pied du Grand-Saint-Bernard, un des toits de l’Europe, la cote est en faveur de Kubler. Un triomphe l’attend sur ses terres et chacun pense que le grand Ferdi pulvérisera ses adversaires sur son propre terrain. Patatras ! La sorcière aux dents vertes est passée par là. Kubler paraît, les traits décomposés, le teint verdâtre et se tenant le ventre à deux mains. Kubler aurait-il joué avec trop de conviction le rôle du « dynamitero » ?
Le malheureux se traîne sur la route et il faut que le brave Weilenmann se dévoue pour le hisser à la force du poignet jusqu’au moment ù Ferdi s’écroule, les bras en croix et les yeux révulsés … »

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Drame du doping comme on n’osait trop dire en ce temps-là ? Ferdi était coutumier d’exploits et de défaillances mémorables. Ceci di, celui qu’on appelait parfois le « Fou pédalant », l’ « Homme cheval » (il lui arriva de hennir sur son vélo !) ou encore le « Cowboy », nous a quittés après avoir soufflé ses … 97 bougies !
« Weilenmann sera, d’un bout à l’autre, le héros de cette étape et il s’échappera bientôt en compagnie de Rossello et de Pasquini.
– Tiens ! s’écria Brûlé. C’est aujourd’hui, jeudi, c’est le jour de sortie des domestiques.
Une véritable pharmacie ambulante, ce fantastique Brûlé. Souffrant d’une grippe violente depuis plusieurs jours, André est bardé de ouate thermogène, ce qui lui fait un bréchet de poule pondeuse, et il a ses poches bourrées de drogues, de pastilles, de gargarismes secs.
Salués par un chanteur de tyroliennes planté sur un promontoire de rochers, les coureurs pénètrent en Suisse. Giguet, au passage, louche sur un porte-bonheur en vente près de la douane : deux skieurs enlacés et surmontés d’une fleur d’edelweiss.
– Hélas ! soupire-t-il, j’ai acheté hier un coupon de soie pour ma femme, et je suis raide comme un passe-lacet.
En fait de passe-lacet, il est plutôt mal à l’aise aujourd’hui pour franchir ceux du col des Mosses.
Cependant que ces messieurs les « gregari » se sont évadés de l’office et lavent avec désinvolture le valeureux Weilenmann, on musarde dans le peloton et l’on se donne congé. Pineau (simple coureur ndlr) et Lévêque (du Centre-Sud-Ouest ndlr) inventent un petit jeu et organisent un tennis-vaches en comptant les ruminants de chaque côté de la route.
– À propos de bestiaux, déclare le Belge Dupont, j’ai décidé avec mes gains du Tour, d’acheter une grande boucherie à Liège.
Les dernières rampes du parcours n’excitent personne et c’est de concert que l’on se présente au stade de la Pontaise où les meilleurs gymnastes suisses font une éblouissante exhibition afin de faire patienter le public.
Juste avant d’entrer sur la piste, Teisseire sort son peigne de sa poche et se fait une beauté.
– On prétend que Rita Hayworth est à Lausanne. Je veux être présentable.
Lucien en est pour ses frais. Au lieu de la princesse, c’est Pauline Carton qui l’accueille, son chignon en bataille et chaussée de gros souliers de boy-scout.
Le soir-même, Coppi, faisant pour une fois une infraction à la discipline de sa vie monastique, dinait chez son ami, le restaurateur Paris, et dégustait une monumentale tourte au fromage. Fausto a l’habitude de garder pour lui tout le gâteau … »

Rossello et PasquiniBC L'histoire du TOUR 1949 58

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Retour en France avec Louis Nucera :
« On craignait le pire, en 1949, pour cette étape Lausanne-Colmar, longue de 283 kilomètres. Des voyous, en Italie, avaient injurié les suiveurs français et menacé les coureurs, singulièrement Robic. La presse en avait fait état. Les séquelles de la guerre ternissaient la grande fête du cyclisme. Y aurait-il des représailles après Biaufond et le retour en France ? Colosse des pelotons, Paul Giguet, le Savoyard, s’institua garde du corps de Coppi. Entre Pont-de-Roide et Valentigney, une jeune femme réussit cependant à cracher sur Fausto.
Max Favalleli complète le tableau : « Sous sa cape de collégien d’Eton, Jacques Goddet abrite un front que creusent les rides du souci. C’est que l’on affirme que dans la région de Sochaux des tracts ont été distribués. La présence sur le bord de la route du brave Mattler (Étienne de son prénom, excellent footballeur d’avant-guerre, champion de France avec le F.C. Sochaux et de nombreuses fois capitaine de l’équipe de France ndlr), qui donne le signal des applaudissements lorsque les italiens défilent devant lui, ne suffit pas à le rasséréner.
Les membres de la presse transalpine ont relevé la capote de leurs voitures, les suiveurs belges arborent un drapeau à leurs couleurs et Binda a retourné sa casquette.
Cependant, les craintes s’envolent alors que l’on dépasse Belfort. Le climat devient infiniment plus sympathique. Les Alsaciens justifient leur réputation de parfaits sportifs.
À l’avant, Geminiani et Goasmat accélèrent. On dirait un couple pour films comiques, Doublepatte et Patachon. Son long nez en coupe-vent, Jean-Marie voudrait bien marcher encore plus vite. Mais l’Auvergnat a reçu la consigne de ne pas trop forcer. Et il faut que le Breton utilise toutes ses ruses de paysan matois pour contraindre Geminiani à sortir de sa réserve.
– Des fois, lui susurre-t-il, que tu remonterais au classement général dans les dix premiers.
Jean-Marie se montre tentateur et s’écrie, humoriste sans le savoir :
– Raphaël, montre-leur que tu as de bons pinceaux !
Accueil merveilleux de l’Alsace qui pulvérise les records d’affluence. Dans le moindre hameau, les maisons arborent un drapeau tricolore à leur pignon. Symphonie bleu, blanc, rouge. Et partout de longues files de bambins qui se tiennent par la main et dont les cheveux de houblon font des taches blondes parmi les guirlandes des vignes.

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Louis Nucera prend le relais : « La course ? Sa conclusion se dessina sans tarder. Dans la montée de la Vue-des-Alpes, Geminiani, Goasmat et André Mahé s’échappèrent. Souffrant d’une crise d’entérite, Mahé lâcha prise, puis une crevaison le retarda. Deux cents kilomètres plus loin, sur la piste du vélodrome de Colmar, Geminiani gagnait au sprint devant Goasmat. Coppi, maillot jaune, arrivait 7 minutes plus tard. Durant son tour d’honneur, la foule l’ovationna. Les incidents du val d’Aoste avaient-ils été effacés ? À proximité de Sochaux, De Santi, Brignole, Pezzi, Milano, avaient eu maille à partir avec divers excités. En somme, le patriotisme savait s’exercer des deux côtés des Alpes. À Charquemont (poste frontière ndlr), n’avait-on pas fièrement sonné du clairon ? La journée fut marquée par les abandons de Kint et Marcelak. Van Steenbergen tomba dans un tournant. Songeait-il à la phrase de Jean Giraudoux : « … dernier virage : le coureur entre dans la fatalité … » ? »
Samedi 23 juillet, avant-dernière étape : une épreuve contre la montre de 137 kilomètres entre Colmar et Nancy en passant par Kaysersberg, le col du Bonhomme, Saint-Dié, Baccarat et Lunéville ! Un sacré exercice ! L’incomparable Fausto est passé par la Lorraine avec son vélo dondaine…
Louis Nucera est admiratif :
« Je cherche et je ne trouve personne au-dessus de lui, même quelqu’un qui l’égale. Ni Binda ni Girardengo n’avaient autant de classe … Il est le coureur n°1 de tous les temps … Supergrimpeur, poursuiteur hors ligne, rouleur incomparable : son nom honore plus que nul autre le palmarès du Tour de France … »
– André Leducq, Sylvère Maes, Charles Pélissier, Jean Aerts, j’en passe : rares étaient ceux qui ne s’inclinaient pas devant le maître. Au soir de l’étape Colmar-Nancy, les superlatifs se pressaient. Il convenait que cette journée laissât de nobles traces dans la mémoire des hommes.
« La luminosité même du style de Coppi efface l’aridité de la formule contre la montre. De cet acte fastidieux qui consiste à tourner les pédales à un rythme régulier, il réussit à faire un spectacle d’art. »
Jacques Goddet y allait de ses coups d’archet.
À sa manière, comme s’il procédait par décret pour imposer sa loi quand bon lui semblait, Fausto, avec le profond sentiment de sa supériorité, venait de se jucher si haut que son exploit passait les espérances de ses fanatiques. En 137 kilomètres, il avait distancé Marinelli et Laurédi de plus de 11 minutes, Lazaridès de 20 minutes. Encore avait-il ralenti pour ne pas rejoindre Bartali -2ème de l’étape- parti 12 minutes avant lui. L’élégance était innée chez ce fils de « contadino ».
Qu’ils aiment l’infatuation ou la provocation tel Robic, qu’ils soient en continuelle et divertissante représentation de leur personne comme Vietto, qu’ils n’ignorent rien de leurs faiblesses tout en s’appliquant à les masquer aux autres comme beaucoup, oui, tous poussaient leur refrain en forme d’éloge ; les germes de la polémique, les gemmes bidons des arguments spécieux s’enfouissaient pour un temps.
Derrière ses lunettes noires, le visage pathétique à force de maigreur, le bouquet du vainqueur posé sur le guidon de son vélo, Fausto souriait en faisant son tour d’honneur sur la piste du stade de Nancy. Il avait roulé à 37,562 km de moyenne. Le braquet employé ? 50 x 16, sauf dans le col du Bonhomme où il maîtrisa la pente avec un 47 x 19 … »

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André Leducq, à deux reprises vainqueur du Tour de France et qui en cette année 1949 s’est transformé en journaliste sportif, s’incline devant le grand Fausto Coppi :
« Pas un déhanchement, pas un roulement d’épaules, tout tourne comme dans l’huile… Quelle force mystérieuse fait donc avancer cet harmonieux ensemble athlète-machine? Puis il y a le reste, tout aussi intéressant à disséquer. La longue figure en lame de couteau, ces yeux fureteurs, cette bouche entrouverte qui aspire l’air posément… Il grimpe comme d’autres font de l’aquarelle, sans plus d’efforts apparents. A quoi cela tient-il? Mystère. Car, tout de même, Coppi n’a que deux jambes, deux poumons, un cœur, comme vous et moi, et comme tous les autres concurrents du Tour ».

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Au programme de l’ultime étape, 340 kilomètres de Nancy à Paris ! Quand on pense que les rescapés du Tour 2019 accompliront en avion le trajet de la station savoyarde de Val Thorens à Rambouillet dans les Yvelines, avant leurs derniers tours de roues sur les Champs-Élysées … ! Autre temps, autres mœurs !
Max Favalelli abandonne ses mots croisés pour nous raconter le retour au bercail des 55 valeureux champions encore en course :
« Ainsi que tout roman bien conçu, celui du Tour de France se termine heureusement et comporte le « happy end » qui satisfait le cœur des lecteurs les plus sensibles.
Après avoir lutté, souffert, peiné, traversé maints épisodes dramatiques ou burlesques, les héros de notre aventure aux mille actes divers abandonnent leurs rivalités, oublient leurs querelles, pour ne plus songer qu’à l’épilogue.
De Nancy à Paris, c’est doublement dimanche. Il ne s’agit plus d’une épreuve sportive mais d’une marche triomphale vers la capitale. Escortés par leurs féaux, les princes préparent leur rentrée dans l’enceinte du Parc qui leur est dédiée.
L’atmosphère est exactement celle de la dernière représentation d’une pièce à succès au cours de laquelle les acteurs se permettent de bousculer un peu le texte et de livrer à mille facéties …

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Coppi  mangeant

Je doute tout de même que Fausto se ravitaille  d’un des délicieux fromages de Brie!

Dans Coulommiers, c’est la cohue. En grappes, en essaims, formant des pyramides sur les talus ; s’accrochant en espaliers le long des murs, des milliers et des milliers de Parisiens sont venus au-devant des coureurs…
Permettez cher Max qu’au passage à La Ferté-Gaucher, je salue et remercie mon ami Jean-Pierre. Infatigable cyclotouriste avec plusieurs participations à Paris-Brest-Paris (ce n’est pas du gâteau), il sort d’une diagonale Hendaye-Strasbourg comme ça, pour le plaisir, et fait soixante kilomètres à vélo pour voir le Tour 2019 dans le vignoble champenois (là-même où passèrent les coureurs en 1949).
Riche collectionneur de revues et ouvrages consacrés au cyclisme, c’est vers lui que je me tourne pour combler les quelques lacunes de mes archives.
Il n’était pas au bord de la route en 1949 et, pour cause, il naquit dix ans plus tard. Mais c’est justement la lecture des Rayons de soleil de Louis Nucera qui lui donna l’idée de souffler ses cinquante bougies en refaisant à vélo le parcours du Tour de France 1959.
Excusez Max, finissez !

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« Le Parc est un immense cratère qui bout au soleil depuis plus de quatre heures, lorsque soudain une éruption le secoue.
Par la faille du tunnel, le peloton se répand sur la piste ainsi qu’une coulée de lave.
Quarante mille bouches hurlantes s’ouvrent en même temps.
– Les voilà !
Dissimulé au centre du groupe de tête, Rik Van Steenbergen affûte secrètement sa pointe. Les dix hommes qui conduisent le sprint savent qu’ils transportent avec eux l’arme qui les frappera. Les dos se courbent, les muscles se tendent. D’un bond fulgurant, Rik a jailli. Il a parcouru 4..813 000 mètres pour prendre l’élan prodigieux qui le fait gagner de quelques centimètres, au terme de l’étape la plus chargée de gloire.

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Coppi Line Renaud au Parc

Accolades, poignées de main officielles, bouquets de fleurs dans leur gaine de cellophane, embrassades familiales, écharpes tricolores, tours d’honneur, rumeurs de fête. C’est le cérémonial habituel.
L’équipe italienne est acclamée. Coppi et Bartali portés en triomphe. Tout est bien qui finit bien. »
Ultime rayon de soleil de Louis Nucera :
« Coppi est pire que la foudre car contre lui aucune défense ne saurait agir. C’est un gentilhomme de la bicyclette. Son secret ? Cet athlète d’exception pratique son métier comme si sous ses épaules étroites et osseuses vivait un organisme de coureur moyen. Sa vie ? Celle d’un ascète. Son régime ? Celui d’un spécialiste de l’alimentation. Ses dons inouïs constituent une charge ; il l’assume. Pourtant, comme tous les super nerveux, il est sujet à des périodes d’exaltation, qui font de lui un être supérieur, mais aussi à de profondes dépressions quand un grain de sable perturbe ses plans, ceci à l’inverse de Bartali réfractaire au découragement.
Saluons bien bas ce grand seigneur, ce phénomène haut sur pattes comme les cigognes alsaciennes. Et n’oublions pas que l’argent gagné durant ces semaines passées sur les routes, il l’a offert à ses équipiers, tout comme Bartali, d’ailleurs … »
Journalistes, anciens champions, encensaient une fois de plus le mutant, le démiurge qui émouvait, car, derrière l’omnipotence du tout-puissant, vibrait une créature en proie à des contradictions. « Malheur à moi, je suis nuance ! » Nietzsche, même, était appelé à la rescousse, pour définir le maître des monts et des vallées juché sur un vélo.
Défié en Italie, Fausto Coppi était aimé en France comme un être de chair et de sang. Au soir de la quatrième étape à Saint-Malo, il se trouvait à 36 minutes et 33 secondes du maillot jaune. Dans l’après-midi du 24 juillet 1949, sur les bords de Seine, il était définitivement premier avec 10 minutes 55 secondes sur son second, Bartali, et plus de 25 minutes sur Jacques Marinelli, le troisième … »

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Gaston Bénac, « coppisceptique » du côté de Saint-Malo, n’est pas avare d’éloges :
« Je n’avais encore jamais vu un homme de la valeur de Coppi… Je fouille en vain ma mémoire, je ne trouve pas de champion semblable à Fausto Coppi le grand, le surnaturel. À qui le comparer en effet, tant il est à la fois complet, régulier, tant il porte bien haut, sur sa carcasse étirée et anguleuse, le panache du super champion ? Lorsqu’il s’élevait vers les sommets, délesté de tout voisinage, il ressemblait, avec son profil d’oiseau de proie, à l’aigle qui plonge son regard vers la vallée pour mesurer la petitesse des autres.
Et pourtant Coppi n’agit pas par orgueil. Non, il semble poussé par une sorte de fièvre de la victoire. Monté si haut, il cherche à ne pas décevoir les autres, à ne pas se décevoir lui-même. Il est une sorte de condamné perpétuel au succès. Ce bagne entouré de lauriers, qu’il semble accepter, qui nous dit qu’il ne le subit pas plutôt ?
Oui je cherche dans mes souvenirs en faisant défiler devant ma pensée la galerie des grands hommes du Tour de France…
Je ne crains donc pas de le dire, je viens de terminer mon vingt-cinquième Tour de France, après avoir assisté à l’épanouissement de la plus belle carrière de tous les champions du cyclisme. Ces minutes émouvantes, sublimes, celles du bond du champion vers les sommets, puis celles de ses escalades sans tenir le guidon, alors que Bartali et Apo Lazaridès peinaient dans sa roue, on ne peut les oublier et on se réjouit de les avoir vécues. »

couverture L'histoire du Tour 49

Coppi Bartali au départ de Paris

Il n’est plus temps pour Coppi et Bartali d’échanger des bidons mais de trinquer au Bar Parisien !

Je ne saurais achever mes billets sur de plus belles lignes que celles de de Max Favalelli, décidément en verve en cette fin de Tour :
« 1949, diront plus tard les petits enfants qui apprendront à lire dans la collection de But-Club (et Miroir-Sprint ! ndlr), ce fut l’année où Fausto le Prodigieux gagna devant Gino le Pieux.
– Et qui était Marinelli ? demanda le professeur.
– Un « nain jaune » qui grandit, fut heureux, et eut beaucoup d’enfants. »
Je fus justement un de ces enfants qui voua pour Fausto Coppi une profonde admiration nourrie par les éclaircissements et anecdotes de mon cher père et la lecture avide des inestimables revues sépia entreposées dans le grenier.
Que Fausto me pardonne, je lui fus (un peu) moins fidèle quand apparut en 1953 sur la planète vélo (et à quelques kilomètres du domicile familial), une autre étoile : Jacques Anquetil l’idole de ma jeunesse.
Je me souviens encore de la forte émotion de mes parents quand ils apprirent la mort de Fausto le 2 janvier 1960.
De ce jour-là, peut-être, naquit mon désir de me recueillir sur sa tombe et de visiter sa maison dans son village de Castellania qui a été rebaptisé, il y a quelques semaines, par une décision du conseil régional du Piémont … Castellania Coppi.
De ce jour-là, aussi, naquit mon désir de voir la chapelle de la Madonna del Ghisallo devant laquelle Fausto passa souvent lors de Tours d’Italie et de Tours de Lombardie. On peut y voir un maillot jaune porté par le campionissimo lors de ce Tour de France de légende, ainsi que son vélo.

Velo Coppi Ghisallo

À cause de tout cela, j’ai pris un plaisir quasi enfantin à vous raconter avec avidité ce Tour de France.
Fausto, le plus grand champion de l’histoire du cyclisme ? Quand on lui posait la question, Jacques Goddet, ancien directeur du Tour de France, affirmait :
« Le numéro un dans les résultats, c’est Eddy Merckx. Mais il y a pour moi quelqu’un qui est au-dessus de ce numéro un, c’est Fausto Coppi, parce qu’il s’est manifesté dans des conditions qui atteignaient le divin, le surhomme, par sa morphologie, par sa nature physique. »

Classement final+BUT-CLUB+193+-+36th+Tour+de+France+-+055A

Mon plaisir de vous raconter ce Tour de légende s’est nourri de mes visites à Castellania Coppi, village où naquit et repose Fausto, et à la chapelle Madonna del Ghisallo en Lombardie :
http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/
http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/
Pour vous faire revivre ces étapes du Tour De France 1949, j’ai puisé comme toujours dans :
– ma belle collection (ainsi que celle de l’ami Jean-Pierre !) de revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports
Mes Rayons de soleil de Louis Nucera (éditions Grasset 1986)
Arriva Coppi ou les rendez-vous du cyclisme de Pierre Chany (La Table Ronde 1960)
La Fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva 2003)

Publié dans:Cyclisme |on 16 juillet, 2019 |4 Commentaires »

Ici la route du Tour de France 1949 (2)

Pour ceux et celles qui auraient manqué les premières étapes :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/04/ici-la-route-du-tour-de-france-1949-1/

Vous avez bien profité de la journée de repos aux Sables-d’Olonne ?
Comme, par exemple, le coureur de l’équipe d’Île-de-France Émile Idée qui se prélasse à la plage en famille. Le grand Fausto Coppi se contente, lui, de tremper les pieds dans le bidet de sa salle de bains à l’hôtel.

repos aux Sables1949-07-08+-+Miroir+Sprint+-+07repos aux sables Coppi1949-07-08+-+Miroir+Sprint+-+03

Photos, veilles photos des Tours de ma jeunesse, des scènes que vous ne risquez plus de connaître avec les coureurs d’aujourd’hui calfeutrés au fond des cars pullman de leurs équipes. Et pourtant demain, les champions du Tour de 1949 reprennent la route avec au menu, une étape contre la montre de 92 kilomètres, ça aussi vous n’avez aucune chance de le revivre.

L'Equipe Coppi

Sous le soleil de Vendée, les suiveurs supputent sur les chances de victoire à Paris des deux super favoris italiens, Gino Bartali, vainqueur du Tour de France précédent, et Fausto Coppi, triomphateur dans le récent Giro et dont les espoirs se sont singulièrement amenuisés.
Dans Miroir-Sprint, Albert Baker d’Isy – une brillante plume qui, comme celle d’Antoine Blondin, se dilua dans la distillation – établit un premier bilan :
« Le Tour n’a pas encore atteint le tiers de son kilométrage et toutes les opinions émises actuellement ne sauraient être que provisoires. Seuls, pour l’instant, les coureurs sont en mesure de donner des appréciations valables sur la condition physique » réelle des rescapés. Pour avoir bavardé avec tous les favoris, et les autres, nous pouvons écrire aujourd’hui que Gino Bartali réalise l’unanimité des voix auprès de ses adversaires.
Brûlé résumait ainsi la conviction générale : « Bartali est le seul homme qui n’ait pas encore fait appel à toutes ses forces. Je l’ai vu conserver l’œil clair dans l’échauffourée de Saint-Malo et hier encore entre Nantes et Les Sables, alors que nous étions tous à plat ventre. Ces signes ne trompent pas : c’est Gino qui sera le principal adversaire de Marinelli à partir de Bordeaux. »
Le « cas » Coppi, par contre, est diversement commenté. En réalité, le recordman de l’heure s’ennuie dans une course qui n’est pas faite pour les « pur-sang ». mais il ne rentrera pas chez lui avant d’avoir réalisé un exploit retentissant susceptible, par la suite, de porter ombrage au vainqueur lui-même, et qui laissera planer un doute sur la supériorité de ce dernier relativement à la sienne.
Le petit Jacques Marinelli a joué la bonne carte, comme l’avait fait Louison Bobet l’an passé. S’il parvient à passer les Pyrénées avec le maillot jaune, il prendra place parmi cette collection de « héros malheureux » qui ont fait la gloire du Tour. Mais il lui restera, même en cas de défaite, la satisfaction d’avoir été l’homme du début, celui qui aura porté le premier coup de pioche à « l’édifice » Coppi.
Vietto qui n’est pas homme à se laisser étonner, a été conquis par la résistance de ce petit bonhomme, qui s’est offert la liberté d’attaquer depuis Paris et … de reléguer l’équipe de France au second plan des compte-rendus. Mais il ne croit pas à la victoire du gars de Blanc-Mesnil, ainsi qu’il le déclarait : « Si Marinelli arrivait à Briançon avec le maillot jaune, je le saluerais comme le plus grand champion que j’ai connu. Mais des Sables à la ville des forts, beaucoup d’heures de selle nous séparent. »
À présent, vous en savez aussi long que nous sur ce Tour, un Tour commencé comme les précédents et qui se terminera (peut-être) comme « le » précédent. C’est-dire par le triomphe de Bartali. C’est du moins ce qui se disait le 6 juillet 1949 aux Sables-d’Olonne. »
Vous avez les doigts qui tapotent les cocottes de freins ? Vous avez hâte de connaître la réaction de Fausto ?

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Louis Nucera vous fournit la réponse :
« Qui pouvait le croire destitué d’orgueil ? Quelques-uns. On vit même des augures, durant la journée de repos aux Sables-d’Olonne, le rayer de la liste des favoris. Selon eux, il n’en restait qu’un : Gino Bartali. Il était expédient de l’admettre.
Pour certains, sa fragilité morale en faisait un champion incapable d’exploits considérables hors des frontières d’Italie ; pour d’autres, il se contenterait de gagner une étape puis se replierait outre-Alpes. Alfredo Binda, à l’époque où il courait, n’avait pas fait mieux.

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Et il y eut la victoire contre la montre sur les 92 kilomètres séparant Les Sables de La Rochelle ! Est-ce en imaginant l’existence future d’un Coppi que l’homme inventa le vélo ? L’observant, il était possible de se le demander. Avec lui, la bicyclette devenait l’instrument le plus docile qui fût.
« Fausto semble, dans son effort solitaire, dépouillé de toute attache terrestre. Il se détache des autres par le résultat chiffré mais aussi par son élégance suprême. Impossible de haïr le mouvement qui déplace ses lignes quand, juché haut sur son vélo, il pédale. » Par ces propos, Jacques Goddet résumait l’opinion de beaucoup. Et l’Aigle, qui, à Saint-Malo, risqua de s’ensevelir dans une capitulation, survola l’étape. »
Le Suisse Ferdi Kubler, l’aigle d’Adliswil, qui a fini en boulet de canon, est second à 1’ 32’’. La Perruche, le maillot jaune Marinelli perd 7’ 32’’. Èmile Idée, ancien vainqueur du Grand Prix des Nations, la plus prestigieuse course contre la montre, qui se dorait sur le sable la veille, est relégué à plus de dix minutes. Pour les Tricolores, c’est la débandade.
Quant à Bartali, réputé plutôt grimpeur, il finit honorablement sixième ne concédant que 4’ 31’’ : « D’aucuns continuaient à estimer que tel qu’il était bâti à chaux et à sable, il viendrait à bout de l’anxieux Fausto. Gino se joue des éléments, répétaient-ils. Le froid le plus intense ne le gêne pas et par la pire des canicules, il boirait de l’eau salée en disant : « Les poissons en boivent bien, ils n’ont pas plus soif pour autant … » »

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Puni par je ne sais quel diable, Ange Le Strat ne prend pas le départ de la 8ème étape La Rochelle-Bordeaux.
Les coureurs n’ont pas envie d’attaquer. Les efforts de la veille ont sans doute durci leurs muscles.

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Louis Nucera : « C’est au cours de cette étape que le premier maillot jaune du Tour 1949 abandonna. « Déchirure musculaire à la cuisse », tel fut le verdict du docteur Mathieu. Cent kilomètres après le départ, Marcel Dussault, en sanglots, monta dans l’ambulance. C’est durant cette étape aussi que Guy Lapébie fit une sacrée culbute sur les pavés de Rochefort : le cadre de sa monture se cassa net. Originaire de Saint-Geours-de-Marenne, dans les Landes, Guy Lapébie était chez lui à Bordeaux. »
À une trentaine de kilomètres de l’arrivée, en compagnie des Belges Van Steenbergen et Impanis, de Louis Caput, Maurice Diot, Jean Blanc, Pierre Tacca et du « cadet italien » Peverelli, il rejoint un autre régional du jour, Robert Desbats de Saint-Aubin-de-Médoc.
Le sprint au vélodrome du Parc Lescure semble devoir se jouer entre le redoutable Belge Rik Van Steenbergen et Guy Lapébie, excellent pistard vainqueur des Six Jours de Paris l’année précédente.
Le Belge déboule largement en tête puis s’effondre complètement et se fait dépasser par Lapébie. La foule girondine est au comble du bonheur, mais pas le célèbre radioreporter Georges Briquet … qui soupçonne Lapébie d’avoir acheté son succès.

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Pour sa défense, Van Steenbergen plaide ne pas avoir entendu la cloche et s’être trompé d’un tour ou de ligne, et ajoute : « Si j’avais abusé de la confiance de mes équipiers, je n’oserais plus me présenter devant eux. » On ne saura jamais la vérité !
Louis Nucera conclut : « Guy Lapébie était dans les bras de son frère Roger, surnommé « le Végétarien » et vainqueur du Tour de France 1937 (il y eut aussi pas mal de micmacs dans ce Tour dont l’historien Pierre Miquel fit un livre intéressant ndlr). Tout à sa joie, indifférent au tumulte, il avait oublié les fatigues d’une journée éreintante.
Les angoisses de la perplexité avaient déserté Coppi. Son emprise sur lui-même s’affermissait de nouveau. Durant l’étape, la majorité s’en était tenue aux préceptes de la course « à l’italienne » : inutile d’attaquer sans relâche car ce que tu dépenses de forces aujourd’hui, tu ne l’auras pas en réserve demain. Les Pyrénées pointent leurs cimes. »
À l’occasion de la 9ème étape Bordeaux-San Sebastian, le tour de France pénètre pour la première fois en Espagne. Ironie du sort … il n’y a plus aucun Espagnol dans le peloton !
« L’air du pays stimule le Basque Albert Dolhats, dit « Bébert les Gros Mollets » car à l’inverse de la plupart des coureurs ses muscles n’étaient pas ceux d’un longiligne. Il se devait d’honorer sa famille, ses amis, ses années d’illusions quand, dans sa candeur, il imaginait que vivats, pactoles et arcs de triomphe lui étaient naturellement dévolus.
À Tarnos, le public hurla son nom : il devançait un groupe d’attaquants. À Bayonne, « chirula » et ttunttun » jouaient encore pour lui seul. À partir de Saint-Jean-de-Luz, une offensive d’Édouard Fachleitner – celui qu’on appelle « le Berger de Manosque » et avec qui Jean Giono aimait à discuter sur les pentes du mont d’Or et les ombrages de Saint-Pancrace au-dessus de Pradines – anéantit ses illusions.

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À Irun, Caput, Ockers (l’homme au doigt cassé), Dupont, Pezzi et Demulder tenaient la tête. Nul ne les rejoignit. À Saint-Sébastien, l’arc de triomphe convoité par Dolhats fut pour Louis Caput. Il n’y avait plus d’Espagnols en course. Mais sur le circuit d’Amara, la foule était dense et frénétique.
Coppi terminait à 3 min 51 sec. Il polarisait de plus en plus l’attention, comme si une certaine poésie sourdait de cet homme par sa manière d’être dans ses rapports permanents avec les menus faits de la vie. « Revenez l’an prochain » dit l’alcade aux coureurs. »

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Le 10 juillet au matin, tout San Sebastian est sur la célèbre concha pour voir partir les coureurs vers Pau.
La 10ème étape s’annonce sans histoire avec juste quelques hors-d’œuvre avant l’étape des 4 grands cols pyrénéens : les cols de la Croix-des-Bouquets, de Saint-Ignace (« c’est un petit nom charmant » chantait Fernandel !) et d’Osquich.
Elle va tout bouleverser, pourtant, de course, il n’y en aura pas ou si peu.
Une échappée est lancée dès le 7ème kilomètre par Fiorenzo Magni, Édouard Fachleitner, Raymond Impanis, Serafino Biagioni, ainsi que Bernard Gauthier et Corrieri qui disparaissent très tôt.
C’est un désastre pour l’équipe de France. Souffrant d’un ganglion à l’aine, Louison Bobet est aussitôt lâché et abandonne au pied du col de la Croix-Bouquets. Saisi de contractures musculaires aux mollets, Guy Lapébie fait de même. Bernard Gauthier, Camille Danguillaume et Maurice Diot terminent hors des délais et connaissent la honte de l’élimination.

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L’écart entre les 4 échappés et le peloton apathique ne cesse de croître pour atteindre 20’ 36’’dans la cité d’Henri IV.
Fiorenzo Magni l’emporte au sprint et s’empare du maillot jaune que Jacques Marinelli, qui a préféré calquer sa course sur Bartali, n’a pas défendu avec grande conviction malgré quelques larmes de circonstance.

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Magni ne montre pas une joie débordante. Il rumine encore que malgré son palmarès (Tour d’Italie 1948 et Tour des Flandres 1949 qui lui vaudra bientôt le surnom de Lion des Flandres), il a été affecté à l’équipe réserve des Cadetti italiens et … qu’Alfredo Binda, le directeur technique de l’équipe A, ait ordonné à Biagioni de ne pas rouler dans l’échappée.
Le lendemain, la Grande Boucle faisait relâche (encore ?) si j’en crois Louis Nucera dont la plume semble très alerte : « Les jambes dans la laine, on se prélassait dans les chambres en évitant le moindre effort. Gino Bartali renonça à se rendre à Lourdes. René Vietto demanda qu’on bouche les oreilles de son protégé Apo Lazaridès, si on souhaitait qu’il améliore son classement. Son explication ? Il fronça le front, hocha la tête et fit languir ses interlocuteurs avant de déclarer d’un ton pénétré : « Que voulez-vous ? Autrement, il est perdu le pôvre … Dès qu’il entend : « Vas-y Apo », il fonce sans réfléchir … »
Et Fausto ? Songeait-il à l’interrogation de Dino Buzzati le concernant : « Est-ce un fou, un maniaque, un mystique de la bicyclette, une espèce de chevalier errant ? » À l’affirmation de Jacques Perret : « Si le rocher de Sisyphe avait été muni de pédales, il eût –grâce à Coppi- roulé sans peine jusqu’au sommet à la barbe de Jupiter » ? … On percevait son rayonnement ; mais aussi sa solitude comme si à force d’être glorifié il devinait qu’on pouvait mieux encore le broyer. On exigeait toujours plus de lui. Il sortait du Tour d’Italie qu’il avait gagné et, dans leur démesure insatiable, ses supporters réclamaient d’autres victoires, défiant l’univers en son nom, eux qui, souvent, se contentaient de bravades de bistrots. Sous les fenêtres des hôtels où logeaient les coursiers, on dansait et entonnait couplets et refrains. La tradition le voulait. Jeanne III d’Albret, reine de Navarre, n’avait-elle pas chanté en mettant au monde, au château de Pau, celui qui allait devenir Henri IV ? Son père le lui avait demandé. La « princesse virile » obtempéra. L’accouchement sans douleur naquit-il ce jour-là ? »

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Dans sa chronique Des bornes … et des hommes, Georges Pagnoud revient sur l’abandon de Louison Bobet avec un billet intitulé N’avez-vous rien à déclarer ? :
« Raymond Le Bert, masseur du Stade Rennais, avait été engagé comme l’un des masseurs de l’équipe de France. Mais les rangs de celle-ci étant devenus très clairsemés, il suit son ami Bobet dans sa retraite. Il a consigné tous les malheurs que connut Louison sur un petit carnet. Nous ne recopierons pas mot à mot le carnet, car les termes en sont trop techniques. Résumons néanmoins tous les ennuis que valut à Louison sa chute de Boulogne :
1) une plaie au genou gauche
2) 2) une plaie très importante sur la hanche qui faillit entraîner l’adhémite
3) une forte contusion articulaire du coude gauche avec hémorragie interne
4) une plaie plus légère à l’épaule gauche et à la main
Ajoutons que l’enfant de Saint-Méen-le-Grand a frisé de peu la septicémie et on comprendra que son abandon s’explique dans une large mesure. »
Il me semble qu’il a oublié l’anthrax ! Pauvre Louison : « J’ai les hanches qui s’démanchent/L’épigastre qui s’encastre/L’abdomen qui s’démène/J’ai l’thorax qui s’désaxe » chantait le comique troupier Ouvrard !
À Pau aussi, l’ancien champion d’athlétisme Marcel Hansenne reconverti chroniqueur dans But&Club, clame … Merci pour les belles vacances :
« On m’avait dit : « Vous verrez, le Tour de France, ce sont de véritables vacances … » Cela m’avait paru assez plausible. Après tout, il ne s’agit que de suivre des coureurs. Mais après la 9ème étape, j’ai eu la curiosité de me regarder dans une glace. Et j’ai cru apercevoir un marcheur de la faim.
Si c’est ça qu’on appelle des vacances … Je passe sur les incidents de la route et pourtant je trouve scandaleux que l’on ait fait une telle publicité au doigt cassé de Stan Ockers alors que mes deux piqûres de guêpes passèrent tellement inaperçues. Une au bras droit qui m’empêchait d’écrire, et l’autre au mollet gauche qui me faisait boiter.
Vous voyez le tragique de la situation. Quant à me restaurer en route, cela dépend entièrement du chef de notre voiture, un homme despotique et de peu d’appétit. Nous ne pouvons nous désaltérer que lorsqu’il a soif et c’est avec envie que je regarde les coureurs s’arrêter près d’une fontaine.
Mais tout cela n’est encore rien. Noir et courbaturé, nous nous précipitons, après la course, vers l’hôtel et nous déballons, à la hâte, machine à écrire et bloc-notes. La grande compétition contre la montre est commencée. Tous les quarts d’heure, on frappe à la porte et une voix désagréable nous dit : « alors, cette copie, ça vient ? »
Les paupières tombantes de sommeil, on fait travailler la matière grise à toute vitesse. Mais aussi rapidement que soit fait le travail, c’est encore trop lent et l’on peut être certain que le patron ne vous regardera pas d’un œil reconnaissant.
Enfin, vers 21 heures, tout est fini. Avec un ouf de soulagement, on prend un bain pour se soulager de toute la crasse accumulée pendant le voyage.
Et à 21h 30, on se met à table. C’est là que les malheurs recommencent. Car, cette table est rarement complète, il manque un camarade, ou deux, et on ne peut vraiment pas leur faire l’affront de commencer sans eux.
Finalement, il n’est pas loin de minuit, lorsqu’on peut enfin se glisser entre les draps. Hélas, on a une chambre qui donne sur la cour et, dans cette cour, il y a les mécanos qui réparent les vélos jusqu’à 1 heure du matin et parfois plus. On les entend donner des coups de marteau. Laisser tomber des clés sur le sol. Enfin l’on s’endort mais, pour comble de malchance, le dévoué « Trois Pattes » s’étant levé à l’aube, vient réclamer vos valises à 6h 30 pour les mettre dans le camion qui les transportera vers l’arrivée.
Ou, alors, les circonstances font que vous partagez la chambre avec un camarade et que ce dernier est tellement consciencieux, qu’il passe la nuit à vérifier le classement général pour voir si aucune erreur ne s’était glissée.
À 7 heures parfois, tout le monde est à nouveau sur pied de guerre, bâillant à qui mieux mieux. Et la nouvelle journée s’allonge longue et fatigante …
Il y en a qui ont le toupet d’appeler cela des vacances ! »
En cette journée de repos, Jean Robic est allé rouler un bout, c’est peut-être un détail pour vous, Il connaît pourtant bien cette étape pour y avoir effectué une échappée extraordinaire lors de son Tour victorieux de 1947. Le magazine But&Club n’est pas peu fier de présenter à ses lecteurs « en exclusivité » Tête de cuir sans casque, lunettes de soleil, tricot de peau (bonjour le bronzage paysan !) et short, s’entraînant dans le col d’Aubisque.

Robic reconnaît l'Aubisque

Pour la « bataille de pauluchon », je vous concocte un petit cocktail : un zeste de Louis Nucera, une pincée de Christian Laborde, deux doigts de René Mellix et Pierre Chany, et quelques autres épices dénichés au fil de mes lectures.
Comme les Mousquetaires, les grands cols pyrénéens ne sont pas trois, mais quatre !
« Le col d’Aubisque, quand il fait chaud, c’est le bagne. Il faisait chaud. Le Tour s’engageait avec lenteur dans un immense brasier. Sous leurs casquettes, Coppi et Bartali avaient glissé des feuilles de chou, et la tête de Jacques Goddet disparaissait sous un casque colonial, comme le pied d’un bolet sous sa calotte. Les motards de la presse avaient tombé la chemise. Au virage de Gourette, quelques spectateurs en maillots de bain, abrités du soleil par des chapeaux de gendarmes en papier, actionnaient la pompe d’incendie, arrosant sur cinquante mètres, le marécage du goudron fondu.
Une minute derrière Coppi et Bartali, Apo Lazaridès faisait des pointes sur les pédales. Il montait nu-tête, immédiatement suivi de Robic casqué …
En tête, Bartali y allait de son style caractéristique, donnant dix coups de pédale et s’accordant ensuite un bref temps de repos. La sueur coulait par tous les pores de son visage, mais celui de Coppi n’était pas moins inondé… »
C’est à ce moment qu’on a coutume de situer le célèbre échange de bidon entre Coppi et Bartali. Le cliché appartient tellement à la légende des cycles qu’avec le temps, sa localisation et son interprétation varient. Certains placent la scène dans ce Tour de France 1949, d’autres dans celui de 1952 certains dans les Pyrénées, d’autres dans divers cols des Alpes.
On parla de bidon, de gourde, il semblerait qu’il s’agisse ici d’une bouteille d’eau. Et qui des deux compatriotes, fit offrande à l’autre ? Fausto prétendait que c’était lui, Gino dit le Pieux soutenait mordicus que son rival ne lui avait jamais rien donné pendant sa carrière …
Allez savoir ! En fait, il y aurait eu plusieurs échanges.
On pourrait développer une thèse ou écrire un roman sur ce sujet… bidon. Nul besoin de posséder le talent de l’as du barreau Éric Dupond-Moretti dans la recherche de la vérité.
Ainsi, nous pouvons éliminer d’emblée la couverture du magazine italien puisqu’elle date de 1952 et que Coppi porte le maillot jaune. C’est de cette image que s’inspira Henry Anglade (un excellent coureur dont je vous reparlerai cet été) pour réaliser son vitrail dans la chapelle Notre-Dame des Cyclistes de La Bastide d’Armagnac.

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Si vous comparez les deux photographies vert sépia prises à l’époque, lors de la même étape Pau-Luchon, par les deux revues concurrentes Miroir-Sprint et But&Club, vous observez que les deux campionissimi ont changé de côté (que ne ferait-on pas aujourd’hui avec Photoshop !).

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Un mauvais esprit pourrait même invalider le verdict pour vice de forme quand on lit le petit encadré destiné à « nos amis lecteurs de Miroir-Sprint :
« L’étape Pau-Luchon a été un jour de malchance pour « Miroir-Sprint ». Outre l’accident que notre voiture a causé au malheureux Lazaridès et que Charles Pélissier vous explique d’autre part, l’avion spécial qui transportait notre production photographique a été contraint à un atterrissage forcé.
Miroir-Sprint aurait pu SORTIR DANS LES DÉLAIS UN NUMÉRO SPÉCIAL grâce à ses archives, mais IL N’A PAS VOULU TRICHER AVEC SES LECTEURS. C’est ce qui explique le retard apporté à notre parution. Mais Miroir-Sprint sait d’autre part qu’il garde ainsi l’estime et la fidélité de ses amis. C’est ce qui lui tient le plus à cœur. »
Il faut féliciter la déontologie des journalistes de l’époque. On nous balance aujourd’hui tellement de fake news illustrées par des photos de banques de données qui n’ont aucun lien temporel.
Un autre esprit suspicieux pourrait prétendre que Miroir-Sprint était un magazine proche du Parti Communiste Français et qu’en matière de communication et de propagande … ! Allez, roulons !
Christian Laborde, pyrénéen pure souche, a, lui, vite fait son choix avec lyrisme :
« L’Aubisque, c’est le col de l’Aube, et tout est clair dans le col d’Aubisque en 1949 : il y a Fausto Coppi et à côté de lui Gino Bartali. En route, deux Italie.
Bartali, c’est l’Italie de la Vierge Marie et des bonnes sœurs, Coppi l’Italie des rationalistes. Comme l’écrit Curzio Malaparte : « Coppi n’a personne au ciel pour s’occuper de lui. »
Et dans l’Aubisque, c’est Fausto Coppi qui va s’occuper de Gino Bartali. Le soleil cogne comme un dératé, et tous les deux ont glissé sous leur casquette une feuille de chou pour se protéger de l’insolation. Au-dessus de Gourette, sur la route en corniche, Gino saisit son bidon, le porte à ses lèvres : il est vide. Aussitôt Coppi, son rival, lui tend le sien : « Tiens, il en reste ».
Tout est clair. La chevalerie, c’est la clarté humaine dans la clarté de l’Aubisque. »
Louis Nucera poursuit l’ascension : « Quelle étape mes aïeux ! ». Peu après cet instant de partage, « À mi-Aubisque, Fausto Coppi s’affranchissait de ses barreaux, quittait la volière. Derrière les dos se voûtaient, les poumons flambaient, les cœurs s’affolaient. En haut, il précédait Apo et Lucien Lazaridès de plus d’une minute » et empochait la minute de bonification attribuée au sommet des cols de première catégorie.

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« Dans la descente, il (Coppi) crevait. La volonté a aussi l’adversité pour fouet. Au faîte du Tourmalet, il était de nouveau en tête devant Apo Lazaridès. Où culmine l’Aspin, les deux champions roulaient toujours de conserve. Dans Peyresourde, tandis que la canicule faisait gémir jusqu’aux roches, Coppi stoppait ; boyau arrière éclaté. Quelques kilomètres plus loin, une voiture dans laquelle Charles Pélissier avait pris place heurtait le guidon d’Apo Lazaridés. »
Laissons le très populaire ancien champion français donner sa version des faits :
« Nul plus que moi n’a regretté l’accident survenu à Apo Lazaridès, à quelques centaines de mètres du sommet de Peyresourde. Je suis, et pour cause, l’un des principaux témoins de cet accident.
Voilà deux Tours de France que je fais avec mon conducteur Jacques Rami, qui en avait déjà plusieurs à son actif. C’est dire que ce garçon calme et prudent possède l’expérience indispensable pour rouler derrière ou à côté du peloton. Victime d’une panne aujourd’hui, c’était seulement la seconde fois que notre voiture doublait les coureurs. D’ailleurs, nous passons ceux-ci le moins possible car mon expérience connaît trop les désagréments que cela comporte pour eux. Mais, enfin, journalistes et photographes ont aussi une tâche à assurer.
Apo montant en danseuse et s’écartant de la ligne droite au moment où nous étions déjà engagés – des spectateurs imprudents suivant au pas de course pour l’asperger durant 25 mètres valurent à Lazaridès de se rabattre sur la droite. À ce moment, son guidon heurta l’aile avant de notre voiture, ce qui le déséquilibra, le fit tomber devant notre roue avant gauche et lui écrasa son vélo.
Il y eut heureusement plus de peur que de mal et notre petit Cannois, après avoir subi une dépression nerveuse très naturelle, voulut bien me faire confiance, ce qui me permit de l’aider progressivement à marcher puis de le prendre dans mes bras, de le consoler, puis quand un vélo de rechange fut trouvé, de l’aider à repartir.
Je regretterai évidemment longtemps ce coup du sort d’autant plus que, vous ne l’ignorez pas, j’ai fait de ce sympathique Apo l’un de mes grands favoris.
À l’arrivée, je me suis précipité à l’Hôtel Continental de Luchon, prendre de ses nouvelles. Je l’ai trouvé dans les mains de son masseur niçois Lucetti, très détendu.
Il regrettait certes la victoire qui semblait vraiment à sa portée aujourd’hui. Mais il ne nous en voulait pas et c’est très gentiment qu’il a conclu : « Dîtes surtout à votre chauffeur qu’il ne se rende pas malade pour cela ».
Vous voyez que je n’élude pas les responsabilités. Mais alors, amis sportifs, laissez-moi vous dire ce qui suit : les spectateurs, surtout ceux des cols, ne sont vraiment pas assez disciplinés … »

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Louis Nucera reprend son récit : « À Luchon, Jean Robic, 1m 57, 56 kg, sorte d’abrégé d’opiniâtreté et de panache, gagnait. Déjà, en 1947, après une échappée solitaire de 250 kilomètres il avait remporté l’étape Luchon-Pau. Les Pyrénées lui faisaient les yeux doux. Lucien Lazaridès parvenait au but en même temps que lui. Coppi était 3ème …
Au classement général, Coppi se trouvait à moins d’un quart d’heure du maillot jaune Magni. Fachleitner était deuxième. Comme chaque soir, il appela sa femme à Manosque, lui parla, s’adressa ensuite à son chien et exigea qu’il aboie au téléphone. C’était un rite. Il en sortait requinqué.
Comme chaque soir aussi, et plus encore au terme des damnations d’une étape de montagne, le bureau des pleurs était ouvert. Ulcéré et bourru, René Vietto racontait sa culbute sous le tunnel de l’Aubisque et son fantastique retour aux premières places malgré ses blessures. André Brûlé écumait contre les spectateurs qui l’arrosaient d’eau glacée : il toussait à fendre l’âme et envisageait l’abandon tant il souffrait du dos …
… Seul, peut-être, l’Italien Alfredo Martini se montrait d’une placidité épanouie. Dans un bistrot, il avait pris une bouteille au hasard et en avait rempli son bidon. C’était du pastis … »
Voici l’analyse d’Albert Baker d’Isy à Luchon :
« Le double drame de Peyresourde, d’abord la crevaison de Coppi puis l’accident d’Apo Lazaridès, ont lourdement pesé sur le résultat à Luchon de l’étape reine des Pyrénées. Non pas qu’il soit question de critiquer la victoire de Jean Robic devant Lucien Lazaridès. L’un et l’autre, au contraire, ont terminé l’étape en beauté, regagnant dix minutes et rejoignant le groupe de tête dans les deux derniers cols. Victimes tous deux de crevaisons dans la descente de l’Aubisque, Lucien Lazaridéè à 3’ 54’’ et Robic à 4’ 17’’ de Sa Majesté Fausto Coppi, semblaient hors course (pour la victoire à Luchon, bien entendu).
Pourtant la montée d’Aspin leur permit de revenir sur le tandem majeur de l’étape Apo-Fausto alors que Gino était dépassé et perdait du terrain.
Donc, précisons-le, la victoire remportée par des « revenus » sur les attaquants des premiers cols ne saurait être du reste considérée come une victoire de seconde zone. Mais puisqu’il faut déjà penser par delà les étapes du Midi aux grandes batailles des Alpes et à la victoire finale, on doit regretter la minute perdue par Coppi et surtout les 4’ 30’’ plus la bonification qu’Apo a dû abandonner à Robic. On a beau se dire qu’il ne s’agit que d’un simple épisode d’un grand drame et que les vraies batailles se joueront à Briançon, Aoste et Lausanne, on ne peut s’empêcher de songer que le Tour peut aussi être gagné ou perdu pour moins que cela. »

Descente Soulor1949-07-15+-+Miroir+Sprint+-+07Fachleitner Ste-Marie de Campan1949-07-13+-+Miroir+Sprint+-+11René Vietto1949-07-13+-+Miroir+Sprint+-+15

Dans le Miroir des Sports, Gaston Bénac apparaît sceptique sur les chances de victoire finale de Coppi et fait preuve d’un optimisme cocardier un peu excessif :
« La grandiose offensive italienne qui devait tout culbuter a fait long feu après le Tourmalet. Et son échec, en permettant une belle victoire française obtenue par deux tricolores, deux Bretons, un Azuréen et un Parisien, a redoré le blason de l’ensemble de nos formations. Que Fiorenzo Magni ait conservé de justesse le maillot jaune constitue presque une surprise, car l’athlétique Italien au crâne légèrement déplumé n’est pas un grimpeur, de loin s’en faut. Il ne reste pas moins la proie facile, dans les Alpes, des escaladeurs qui accourent à l’arrière.
Le Tour de France a pris un nouveau départ, et bien des hommes de la plaine se trouvent relégués maintenant à leur véritable rang.
Mais on revient bien vite aux Italiens qui firent figure de croquemitaines dans l’Aubisque et qui perdirent la partie devant l’obstination d’Apo Lazaridès qui s’accrocha impitoyablement à la roue de Coppi ; et les ardentes contre-attaques de Robic et de Lucien Lazaridès qui ressemblèrent à deux roquets acharnés à poursuivre le dogue. Devant le feu croisé des deux Azuréens et du Breton, Bartali perdit pied le premier, et sa crevaison de Sainte-Matie-de-Campan le relègue à plus de trois minutes du premier.
Coppi qui s’était élancé vers le sommet de l’Aubisque en vainqueur, s’il fut malchanceux en crevant d’abord dans la scandaleuse descente de Soulor, poussiéreuse et parsemée de silex, ensuite peu avant le sommet de Peyresourde, me parut dans les derniers kilomètres, et fatigué et découragé.
Dans Peyresourde, alors que Lucien Lazaridès, le plus frais de tous, menait très fort, Coppi, en queue du groupe, n’avait pas la figure d’un vainqueur. Il pédalait dans un style heurté, la bouche ouverte, en tirant la langue. Non, ce n’était plus le beau Fausto s’envolant vers le sommet de l’Aubisque.
Qu’en déduire, si ce n’est trois choses :
1.Coppi n’est pas l’homme des efforts répétés
2.Il se décourage rapidement lorsqu’il est rejoint, ce qui ne lui arrive jamais en Italie
3.Il porte dans ses jambes le poids de trop de courses cette saison
Qu’en conclure, si ce n’est qu’il est très possible que Coppi ait perdu le Tour de France, et que Bartali devienne bientôt le leader, malgré son classement à l’arrivée ? Car, lui, il récupère plus vite que son rival, moralement surtout.
S’il est un homme qui fut régulier, c’est bien Fachleitner qui, très prochainement, prendra le maillot jaune …
… La partie qui va se jouer dans les Alpes entre les deux Italiens et nos grimpeurs a de fortes chances de tourner en faveur des nôtres.
N’avons-nous pas cinq atouts en main contre deux ? La partie perdue avant-hier a changé, hier, grandement d’aspect. »

Robic retrouvé1949-07-13+-+BUT-CLUB+190+-+36th+Tour+de+France+-+000AApo Robic Coppi rois de la montagne1949-07-18+-+BUT-CLUB+191+-+36th+Tour+de+France+-+013A

En ce temps d’après-guerre, l’autoroute A64 n’existait pas et pour rejoindre la ville rose, plus tard louée par Claude Nougaro, les coureurs empruntaient les petites routes du Comminges.
« Le 13 juillet 1949, malgré un soleil à faire frire la nature, on s’attendait à une étape rondement menée. Il n’y avait que 134 kilomètres au programme. L’expérience enseignait aux suiveurs que pour un coureur cycliste il est peut-être plus facile de vivre à l’apogée de soi-même sur une distance relativement courte … »
Georges Pagnoud, excédé mais toujours plein d’humour, revient sur la journée de poisse qu’ont vécue les journalistes de Miroir-Sprint :
« 9h 30 : départ. Le soleil donne (même sans Laurent Voulzy ndlr) déjà passablement. Le radiateur de la voiture aussi … Que sera-ce dans les cols ?
10h 30 : Eaux-Bonnes. Nous y voilà. Le fameux virage, et ce sont les premières pentes de l’Aubisque. Le thermomètre marque constamment 100 degrés. Il faut s’arrêter, débouchonner en se brûlant le chapeau du radiateur. Celui-ci ne chauffe pas … Il bout. En haut, il explosera.
Mesure de prudence. Mieux vaut retourner confier le moteur aux mains expertes d’un garagiste. Mais il ne s’en trouve qu’à Pau. Quarante kilomètres à refaire.
Midi : ce n’est pas grave. On peut repartir. Il s’agit de rattraper les coureurs en bas du Tourmalet. Tarbes, Bagnères-de-Bigorre, Sainte-Marie de Campan.
Nous retrouvons nos amis ! Coppi, Lazaridès, Robic sont en tête. Montée régulière d’Aspin. Vietto nous montre son coude poussiéreux et sanglant, son cuissard maculé dans sa chute.
– C’est dommage que j’aie crevé ! dit-il, comme si a cabriole ne comptait pas.
16 heures : les derniers hectomètres de la montée de Peyresourde. Drame Apo Lazaridès !
De cela, vous êtes déjà informé !
« 16h 30 : dans la bagarre, nous avons perdu notre voiture. Il nous faut redescendre à pied un kilomètre, deux, trois, quatre. Personne ne s’arrête. Au cinquième, Marcel Bidot, bon samaritain, fait stopper sa jeep.
17 heures : appel téléphonique à la Poste vers Paris.
19h 30 : aucune nouvelle de l’appel.
20h 30 : la réclamation ne donne rien.
21h 15 : Qui a demandé Opéra 78-74 ? (c’était pas encore Franck Alamo ndlr) … cabine 17.
Ah ! Enfin Paris. On n’entend rigoureusement rien. Eux non plus !
Tiens, voilà qui arrange tout, nous sommes coupés.
22h 30 : Voici à nouveau « Miroir-Sprint ». Nous les entendons un peu mieux. Pas suffisamment en tout cas pour comprendre la phrase : avion pas arrivé !
L’avion ! C’est-à-dire les plaques, les reportages de nos trois photographes. Et le camion-laboratoire qui a quitté Luchon. Catastrophe !
Minuit : Confirmation : rien d’arrivé. Il faut envoyer par bélinos d’urgence, développer le magasin de réserve et partir pour Montréjeau où les circuits électriques sont meilleurs.
2h 28 : la communication téléphonique avec notre poste bélin est obtenue, au moment où chacun s’endormait.
3 heures : Ça tourne … L’hôtelière qui s’étonne de telles fantaisies nocturnes consent cependant à servir un repas. Le premier depuis vingt heures !
3h 20 : Fin de l’émission des bélinos. Paris a de quoi boucler le journal. Nous pouvons donc nous coucher.
Nos camarades de Paris qui ont passé une nuit blanche aussi angoissante que la nôtre ont encore quatre bonnes heures de travail … Puis ils prépareront le prochain numéro … Les journées de poisse sont encore plus longues que les autres. »
Si j’en crois le compte-rendu de René Mellix, « la 12ème étape Luchon-Toulouse, dont le départ fut donné après une demi-journée de repos, a été morne au possible. Les rescapés, au nombre de 69, Caput (le vainqueur à San Sebastian ndlr) malade ayant été contraint à l’abandon sur l’ordre du docteur, avaient à récupérer après les rudes efforts de la veille. »
Pierre Chany titre malicieusement que les « Six Jours » empiètent sur le Tour de France pour décrire la victoire de Van Steenbergen sur la piste rose (évidemment) du Stadium de Toulouse.
« Rik Van Steenbergen est un monsieur qui ne badine pas avec les questions de prestige. Et qui a sa petite fierté. Vexé par les commentaires plutôt désagréables qui lui furent adressés après « l’affaire » de Bordeaux, il avait décidé de profiter de la moindre occasion qui lui serait offerte pour renverser la situation à son avantage…
Sa victoire dans la cité des noblesses fut d’ailleurs grandement facilitée par le service de surveillance italien qui fonctionna comme un organisme bien réglé. La consigne donnée par Alfredo Binda se résumait ainsi : ne laisser partir personne afin d’éviter les échauffourées.
C’est pourquoi ni Idée, ni Marinelli, ni Pineau (simple coursier du cru ndlr), ni Ramoulux, ni Verhaert et pas davantage Geminiani, dans les derniers kilomètres, ne parvinrent à se détacher… »
L’arrivée au sprint était inévitable : le rapace Rik 1 (Van Looy sera surnommé Rik 2 dans les années 1960) gagnait en fumant la pipe devant son coéquipier « l’Aigle noir » Marcel Kint, Roger Le Nizhery et « l’Aigle d’Adliswil » Ferdi Kubler.

Luchon-Toulouse 1-1949-07-15+-+Miroir+Sprint+-+02van Steenbergen gagne à Toulouse1949-07-15+-+Miroir+Sprint+-+05

Fiorenzo Magni conservait le maillot jaune. Les spectateurs du Stadium ont réclamé un tour d’honneur à Robic, héros des Pyrénées, qui s’est exécuté de bonne grâce. Le Breton apprenait à la foule que son bidon contenait du potage de légumes et des pâtes. « C’est le secret de ma forme » prétendait-il. On le nantit d’un nouveau surnom : « le Père la Soupe » !
Lorsqu’il accomplit son Tour en hommage, Louis Nucera se régala d’un copieux cassoulet que « la vélocipédie aiderait à digérer » !
Dans un entrefilet, Miroir-Sprint revient sur l’accident survenu à Apo Lazaridès, de la faute de son chauffeur, et tellement soulagé que ce ne fût qu’un préjudice, « dédommage le champion par une prime spéciale et purement amicale de 50 000 francs ».

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En ce jour de 14 juillet, les 68 rescapés ne furent pas à la fête. « Les hagiographes du cycle ne furent pas gâtés en immortels exploits lors de l’étape Toulouse-Nîmes. Non que les coureurs fussent frappés d’indignité, mais à l’évidence, ils ne tenaient pas à dégainer. La canicule était cause de cette non-agression. Elle les matraquait. Guêpes, frelons, abeilles et mouches patibulaires se jetaient sur leurs visages. La nature crépitait comme si des flammes la léchaient. Dans ce four solaire où l’atmosphère se brouillait, la chasse aux points d’eau mobilisait les esprits. De se précipiter à l’étourdie sur tout ce qui était liquide causait de multiples affections. On ne comptait plus les coliques aiguës, les crises de foie, les maux d’estomac, les inflammation du côlon, les échauffements, les révoltes du sang … »

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Âmes sensibles s’abstenir ! Louis Nucera nous confie les soucis de Lucien Teisseire :
« Depuis Saint-Malo, Lucien Teisseire était parmi les plus frappés. Une colonie de furoncles le persécutait. Les escalopes placées entre selle et fesses se révélaient insuffisantes. À chaque coup de pédale, il s’employait à réprimer des cris de douleur. Dans l’Aubisque et le Tourmalet, certains clous percèrent d’eux-mêmes (beurk !). À Toulouse, par thermocautère, une médecine radicale vint à bout des autres. Durci par sa longue infortune, il lui tardait de prendre l’offensive. »
L’annonce d’une prime de 100 000 francs, offerte par le quotidien régional Midi Libre, émoustille légèrement les coureurs.
Voilà qu’une (Émile) Idée qu’elle est bonne ! Vers Montpellier, le valeureux rouleur de l’équipe d’Île-de-France lança une échappée avec son coéquipier Édouard Muller, Teisseire « défuronculosé », l’Italien Ausenda, le Belge Roger Lambrecht et « l’aiglon » Marcel Dupont.
Le véloce Émile Idée, le gars de Ménilmontant, estoque ses compagnons d’échappée à l’ombre des arènes de Nîmes.

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« Les grands malchanceux du jour ? Magni, affaibli par une fièvre qui alla empirant. Mais « le Colosse de Monza » stupéfia les témoins de son calvaire. Il se montra héroïque, refusant de courber la tête. Ainsi sont les Toscans. N’ont-ils pas, aux dires de Malaparte, « une manière de s’agenouiller qui est plutôt de rester debout, jambes pliées ».
Robert Chapatte écumait. Accidenté à la sortie de Montpellier avec Roger Le Nizerhy par la faute d’un spectateur, victime ensuite de deux crevaisons, il fut abandonné corps et biens par l’équipe de France, alors qu’il était le mieux placé des Tricolores au classement général. Perte : plus de 13 minutes sur le premier de l’étape.
Coppi ? D’aucuns affirmaient qu’il n’attendrait pas les grands cols alpestres pour croiser le fer avec Bartali. Dans les rues, c’était la fête. « Ça ira, ça ira » ! La République pavoisait. »

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La 14ème étape est encore morne et sans signification. Les 68 coureurs partis de Nîmes sont tous arrivés à Marseille, à l’issue d’une journée rendue accablante par toujours une très forte chaleur. Mais qu’est-ce qui a encore pris Apo Lazaridès de vouloir danser sur le pont d’Avignon ?
« Le fait que son nom soit le plus ovationné ? Le désir d’animer une échappée d’envergure qui le rapprocherait de Bartali et de Coppi avant les Alpes ?
Comme la veille, comme depuis le jour du départ de ce 36ème Tour de France, la chaleur harassait un peloton de réprouvés et faisait crier jusqu’aux choses. Tout, une fois encore, incitait à la prudence. À la surprise de l’aréopage cycliste, l’ « Enfant grec » démarra malgré la route en fusion, la chasse à la canette, les cigales qui mouraient sur place. Les Italiens veillaient. Désireux de cadenasser la course, ils se livrèrent à une intense poursuite. René Vietto, qui avait du mal à chauffer ses vieilles jambes, et Lucien Teisseire, mis au supplice par ses plaies non cicatrisées en dépit des cautères de platine incandescents appliqués à Toulouse, eurent toutes les peines du monde à ne pas lâcher prise. Quand l’échauffourée cessa, poissé de sueur, le regard noyé par l’effort, Vietto rattrapa son élève et le gifla en hurlant : « Mais qu’est-ce que tu as là-dedans ? » Il lui montrait sa tête. « René ! C’est fini ! Je ne te pardonnerai jamais cette gifle ! »
Jusqu’à Marseille, où le Luxembourgeois Jean Goldschmitt gagna devant l’Auvergnat Jean Blanc surnommé le « Ferrailleur de Cébazat », il n’y eut pas de suite à l’incident, sinon la bouderie du benjamin des Lazaridès qui voulait abandonner.

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Sur la pelouse du vélodrome, les journalistes se précipitèrent vers les deux amis. « Amis ! s’écria Lazaridès. Vous plaisantez ! Croyez-moi, cette fois, ce n’est pas un petit nuage ! C’est une tempête ! Un tel affront ne s’excuse pas ! »
Plus loin, en spartiate expérimenté qui ne négligeait pas l’emphase si besoin était, Vietto, penché sur son vélo, continuait à désigner sa tête. « Un psychiatre ! Il lui faut un psychiatre à ce petit ! Il n’a rien dans la cervelle ! » Son accent du Midi colorait chaque syllabe. De leur côté, les commissaires se réunissaient afin de pénaliser le « roi René » pour « voie de fait vis-à-vis d’un concurrent.
Et Coppi ? Il s’était appliqué à suivre Roger Le Nizhery. Quand on l’interrogea sur la raison de cette conduite, il dit : « Que voulez-vous ? Il pédale si bien qu’on a du plaisir à le regarder. »

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Le lendemain, entre Marseille et Cannes, peu après le départ de la cité phocéenne, dès le pied du col de Carpiagne (12ème kilomètre) … boosté par l’air du pays, le Cannois Apo Lazaridès attaque, et le premier lâché est … René Vietto qui, dans la montée, perd plus de deux minutes ! Aie, aie, aie !
Apo est vite rejoint, mais sur les pavés de Toulon, il se retrouve de nouveau dans la bonne échappée en compagnie des deux beaux-frères Émile Idée et Paul Giguet, l’italo-français Fermo Camellini autre régional de l’étape, l’Italien Guido De Santi, le Luxembourgeois Diederich et les deux Belges Roger Lambrecht et Désiré Keteleer.

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À Beauvallon, où repose le créateur du Tour de France, Paul Giguet remporte la prime spéciale de 100 000 francs du Souvenir Henri Desgrange,
Équipier dévoué, Giguet était souvent chargé de l’approvisionnement en boisson de son leader, en pratiquant la chasse à la canette. C’est lors d’un de ces exercices qu’il fut enfermé accidentellement dans la cave d’un bistrot.
Keteleer, sur cycle Garin et pneus Wolber, lâché dans le col de l’Estérel, revient dans la descente et règle au sprint Émile Idée sur la Croisette.
Adolphe Deledda, victime d’une chute dans la descente de la Gineste, termine hors des délais. Fausto Coppi n’admirera plus le styliste Roger Le Nizhery qui, ne pouvant plus s’alimenter depuis trois jours, abandonne exténué.

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Sur des routes qui lui sont coutumières, Apo Lazaridès a réussi l’exploit qu’on attendait de lui : il reprend 12 minutes au maillot Jaune Magni, Bartali, Coppi et Robic, et se replace au classement général presque à égalité de temps avec les favoris.
Et comment ça va avec Vietto ?
« Des messages invitaient les deux hommes à se défâcher. Lisette Vietto usait de ses bons offices.
– La gifle ? René a oublié, disait-elle.
– Par exemple ! répliquait Apo, c’est moi qu’il frappe et c’est lui qui oublie !
Elle suppliait ensuite son mari de ne pas s’obstiner dans sa bouderie.
– Pas question ! Ce farfelu n’avait qu’à m’écouter au lieu de faire le malin !
Puis il ajoutait, sans qu’on sût vraiment si un rire intérieur le secouait : « Cela dit, entre nous, j’ai fourni ses braquets au mécanicien afin qu’il franchisse les cols comme un cabri ! J’y laisserai ma peau mais ce Tour de France il faut qu’il le gagne ! Ah, si je pouvais retrouver mes jambes de vingt ans pour lui donner ma roue en cas de besoin ! » (sans doute, un clin d’œil à son sacrifie pour Antonin Magne dans un Tour de France d’avant-guerre ndlr)
Et les yeux tournés vers les Alpes, comme les musulmans vers La Mecque quand ils prient, il retombait dans un lourd silence qui ne permettait pas de discerner s’il se moquait de son auditoire ou s’il ironisait sur lui-même…
Vietto termina sa soirée en glorifiant le chant des cigales cannoises : – Voilà de vraies cigales, répétait-il d’un air pénétré. Aucune comparaison avec leurs ersatz de Nîmes. »
Pour la suite et le final grandiose de ce Tour, on en reparle après la journée de repos…

Pour vous faire revivre ces étapes du Tour De France 1949, j’ai puisé comme toujours dans :
– les belles collections des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports
Mes rayons de soleil de Louis Nucera (éditions Grasset 1986)
Arriva Coppi ou les rendez-vous du cyclisme de Pierre Chany (La Table Ronde 1960
- La Fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva 2003)
Vélociférations Je me souviens du Tour de Christian Laborde (éditions Cairn)

Publié dans:Cyclisme |on 11 juillet, 2019 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1949 (1)

J’ai pris l’habitude quand l’été se profile, d’évoquer les fêtes de juillet d’antan, non pas la commémoration de la prise de la Bastille, mais les Tours de France cyclistes de ma jeunesse.
Cette fois, il s’agit même d’un Tour de ma prime enfance. Je n’avais que deux ans et demi en 1949. Je suis, en effet, un de ces enfants du baby boom souvent jalousés aujourd’hui. À juste raison, car outre d’avoir bénéficié de l’époque de plein emploi dite des Trente Glorieuses, nous avons surtout connu les beaux et grands Tours de France des années cinquante.
C’était un temps de l’insouciance après des années de guerre et de privations. La vie semblait plus belle et facile. À défaut de revêtir des gilets jaunes sur des hideux ronds-points qui n’existaient pas encore, la France, le temps d’un mois, voyait la vie en jaune. Imaginez la joie indicible, quelques années plus tard quand je sus tenir en équilibre sur mon petit vélo vert à deux roues, que me procura mademoiselle Millet, une enseignante du collège dirigé par ma maman : elle me confectionna un magnifique maillot bouton d’or en poussant même le souci du détail à broder dessus les légendaires initiales HD du créateur du Tour de France Henri Desgrange.

Une de L'Equipe avant le départ

Pour être honnête, je ne possède absolument aucun souvenir réellement vécu du Tour 1949, troisième édition d’après-guerre de l’épreuve. Mon père et sans doute mon frère aîné devaient s’asseoir devant le poste à galène pour écouter les reportages lyriques de Georges Briquet.
On allait à l’école maternelle à l’âge de cinq ans, j’appris à lire dans ma sixième année. C’est probablement à partir de là, que j’ai commencé à fureter dans le vaste grenier du domicile familial et à me plonger dans les revues spécialisées Miroir-Sprint et But&Club.

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Qu’elles étaient belles ces images sépia ou vertes, ces histoires épiques ou cocasses ! Je les tant vues, lues et relues que, finalement, elles me sont devenues familières. Avec les décennies, elles ont acquis une vraie valeur géographique et sociologique : les coureurs, facilement reconnaissables avec leurs maillots des équipes nationales et régionales, avec juste l’inscription de leur marque de cycle, les suiveurs, torse nu, à moto sans casque, les chasses à la canette par temps de canicule avec les razzias de bouteilles dans les bistrots ou les attroupements autour des fontaines communales, les barrières des passages à niveau malencontreusement baissées, les spectateurs avec bérets et marcels sur le bord de la route abandonnant leur attelage de chevaux ou de bœufs, des villes en reconstruction, des routes propices aux crevaisons. Certains, défenseurs du cyclisme moderne, parleront de folklore. J’ai découvert la France et ses provinces en feuilletant ces magazines que je conserve encore précieusement aujourd’hui.

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Pour vous donner un aperçu de l’atmosphère bon enfant qui règne alors, je vous livre l’éditorial de l’excellent journaliste Georges Pagnoud paru dans le numéro spécial de Miroir-Sprint d’avant ce Tour 1949 sous le titre très familier (et familial) de : Mais oui, cousine, c’est ça le Tour ! :
« Eh oui ! cousine, c’est définitif, je ne serai pas des vôtres ce juillet au Trayas … J’ai tout de même grand plaisir à vous annoncer que je viens d’être à nouveau désigné par mon journal pour faire le Tour. C’est vous dire que mon mois de juillet sera quand même bien employé. Quel Tour ? Pas le tour du monde, bien sûr. Le Tour de France cycliste me suffit. C’est effectivement, ce même tour que nous allions, enfants, voir passer au bas du mont Cassel avec les Verstraete et toute la bande de copains. Les coureurs venaient alors de Charleville à Malo. Et la première année que nous avions accompli cette sorte de pèlerinage estival, Nicolas Frantz, le vainqueur naviguait de concert avec les Belges Dewaele et Demuysère et le seul champion français s’appelait Leducq. Ah ! cousine, Dieu sait si vous m’en avez parlé de celui-là. Il était beau, élégant et sympathique. Allons, convenez-en, vous rêviez de lui à l’époque. Et ne vous gêniez même pas pour faire son panégyrique en public. Sans même savoir si cela ne « picotait » un tout petit peu ma jalousie et mon cœur.
Vous m’avez depuis souvent parlé de lui et posé plusieurs fois posé la question : Est-ce du chiqué ? Eh bien ! même si j’ai pu à une certaine époque soutenir près de vous le contraire, je suis maintenant catégorique : non, ce n’est pas du chiqué. Comment pourrait-ce en être d’ailleurs ? Ces 5 000 kilomètres ou 4 870 si vous aimez la précision, il faut comme dit l’autre se « les pédaler ». À 30 de moyenne. Malgré des côtes à vous donner le vertige, plus d’autres encore plus impressionnantes et aussi des cols si hauts perchés qu’ils baignent dans la neige à toute époque de l’année. Alors, cousine, quand vous lisez ce mot, col, songez tout de suite à la grimace que vous faites, vous, quand il vous faut arpenter celle, bien ridicule pourtant, qui mène chez la mère Choquet, cette brave femme qui vous sert le lait chaque jour quand vous venez chez nous à Chemiré. Que faites-vous, chère cousine ? Que fait votre déjà (excusez-moi Édouard !) bedonnant époux ? Vous mettez tout de suite pied à terre. C’est trop dur ! Eux, les géants ont des dizaines de kilomètres de côtes à gravir, sans aide, sans rechigner. Et autant de kilomètres à dévaler. À 80 à l’heure, au bord des précipices. Vous croyez vraiment que c’est à ce moment-là qu’il pourrait y avoir combine ? Sérieusement ?
Que le Tour fût devenu une vaste affaire commerciale, c’est autre chose. Que la course forme un chapitre dans un seul grand livre de comptes, c’est vrai. Mais à qui le reprocher ? Des gens prennent des risques financiers –ils sont d’ailleurs bien minces maintenant- ils entendent par conséquent les compenser et font argent un peu de tout. Du vernicire, de l’encaustique, du papier peint, de la crème à raser comme de la dernière samba. Mais où mieux placer tous ces produits qu’auprès de l’immense foule déplacée par les « géants » ? Chacun doit y trouver son compte même si celui-ci n’est pas des meilleurs marchés.
On dit communément, paraît-il, que le Tour de France c’est d’abord quelques coureurs perdus parmi des dizaines d’immenses cars beuglant les mérites d’une crème de gruyère. On ne voit que ceux-ci et non ceux-là. Légende que cette image ! La caravane publicitaire est une chose, la course en est une autre. Une heure doit les séparer. Si ce décalage n’existe pas, il est le fait de fraudeurs mais les organisateurs eux, savent bien, que si le sport devait être étouffé par le commerce, leur épreuve aurait tôt fait de ne plus intéresser ceux qui chantent la beauté de ses batailles. Or, si les foules acceptent de venir des heures au bord des routes pour assister au passage d’une caravane si fugitive qu’elle passe en moins de dix minutes (si on l’alignait bout à bout), c’est parce que d’autres, dont je suis, lui certifient que ces cyclistes qui se présentent souvent en peloton se conduisent à d’autres instants, en surhommes.
Je vous ai donc fait, chère cousine, une profession de foi en ce qui concerne l’épreuve elle-même. Il me resterait à poursuivre par une narration géographique des lieux traversés. Mais, sur ce chapitre, vous avez un excellent guide Michelin dans le coffre de votre « 402 », et, de temps à autre, je vous enverrai des cartes postales. En couleurs, évidemment. Je peux néanmoins vous dire qu’un suiveur français ne peut pas ne pas suivre avec d’autres yeux la course sitôt qu’elle passe ses frontières. On a beau ne pas vouloir faire le « ran-tan-plan », quand des foules immenses ceinturent toutes les routes pour voir cette chose (grande) qui vient de France, je vous l’assure, ça vous rend fier. Et quand les nôtres sont en tête, donc ! C’est assez rare, il est vrai, mais, enfin, quand le fait se produit, quelle émotion nous gagne. Tenez, j’ai souvenance de la marche de Vietto, voilà deux ans, vers Bruxelles. Elle était triomphale pour nous mais non pour nos hôtes. C’était une véritable consternation de voir un Français passer en tête. Aucun encouragement. De ces dizaines de milliers de spectateurs, une seule exclamation jaillissait. Où sont-ils ? Ils, « les leurs » Depredhomme, Impanis. Mais Vietto fonçait sûr de son affaire. Et soudain notre voiture fut stoppée comme toutes les autres par un « tortillard local » qui, à l’abri derrière le passage à niveau, narguait l’ « Armada » mécanique. Vietto allait-il être stoppé lui aussi par la barrière réglementaire ? il sprinta, sprinta et passa de justesse devant le train par le chemin réservé aux piétons. Alors, près de nous, s’éleva un juron effroyable : -Cré, nom de Dieu, de vingt mille milliards de sacré nom de Dieu, sacré veinard !- Un sportif de là-bas, exacerbé, lançait vers le cannois et vers le ciel ses imprécations et son poing menaçant.
Bartali est-il beau ? C’est affaire de goût. Personnellement, je ne le trouve pas très sympathique, et, lui, le pieux Gino, invective les suiveurs comme un charretier napolitain quand il s’est levé trop tôt Je préfère de beaucoup la simplicité de Coppi, mais c’est évidemment une réaction toute personnelle. Au point de vue valeur sportive, l’un n’a pas grand chose à envier à l’autre. De même qu’au point de vue gloire et fortune. Dès lors, leur comportement est assez difficile à prévoir.
Nos Français ? Le plus bel athlète est incontestablement Lucien Teisseire, un costaud qui n’a pas encore donné son maximum. Le plus distingué ? Sans conteste, Louison Bobet. L’est-il trop ? En tout cas, il ne jouit pas d’une estime unanime auprès de ses pairs. Celui qui rallie bien des suffrages, c’est Apo Lazaridés. C’est un peu le « chouchou » de tout le monde et j’avoue qu’il sera mon favori sentimental. Quoique j’aime également beaucoup Guy Lapébie, garçon intelligent, correct, qui court autant avec sa tête et sa gouaille qu’avec ses jambes. Guy sera-t-il aussi heureux que l’an dernier où ses débuts dans l’épreuve furent assurément sensationnels ? Nul, même un augure, ne saurait se prononcer. L’équipe de France possède encore un trio de jeunes capables, à mon avis, du meilleur comme du pire. Ne peut-on craindre en effet que Gauthier, Géminiani et Chapatte, au contraire des Sudistes, aient poussé trop loin leurs efforts pour mériter la sélection. »
Le journal Miroir-Sprint sollicite aussi ceux qu’on n’appelle pas encore les « people » à l’époque, en l’occurrence, Suzanne Georgette Charpentier, actrice célèbre alors sous le pseudonyme d’Annabella. Je découvre en rédigeant ce billet qu’après avoir débuté dans le Napoléon d’Abel Gance, elle fut l’une des plus grandes séductrices du cinéma français, jouant notamment aux côtés de Jean Gabin dans La Bandera de Julien Duvivier, puis sous les ordres de Marcel Carné dans Hôtel du Nord. Tentant l’aventure d’Hollywood, elle fut l’une des multiples conquêtes de Tyrone Power qu’elle épousa. Voici son ressenti sur les géants de la route après avoir suivi une étape du Tour 1948 :
« Le matin, au départ, le coureur près de son vélo est, en général, un monsieur pas très beau, plutôt lourdaud, le visage mangé par le vent et le soleil, avec un air sombre et soucieux. Son maillot se bosselle sur des petits paquets biscornus qui lui gonflent les poches et il a sur la tête certainement ce qu’il y a au monde de plus laid en matière de couvre-chef. Puis il monte en selle, il s’élance et, tout à coup, le miracle s’accomplit.
L’homme et la machine ne font plus qu’un. C’est un merveilleux mélange de puissance et d’adresse. Les maillots de toutes les couleurs jouent dans la lumière, le chromé des guidons scintille dans le soleil.
En plus du tour de force sportif, c’est pour moi un spectacle d’une grande beauté …
… Quand, après avoir suivi Lazaridés pendant qu’il prenait magnifiquement d’assaut le col d’Aubisque, j’ai vu son pneu éclater. J’ai cru que j’allais pleurer de rage et j’aurais étranglé avec plaisir tous les cantonniers des Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques aujourd’hui, ndlr) qui ont semé sur les routes ces cailloux meurtriers.
Il semble que le monde s’arrête et que, pour quelques heures, rien d’autre que ce qui se passe dans l’étape n’a d’importance. Pourtant, il arrive un moment où la faim vous tracasse. En quelques minutes, notre chauffeur nous sort de la caravane. Nous avons vingt minutes pour trouver un bistro, se laver les mains, commander des sandwiches et les manger. Nous courons de la cuisine à la fenêtre pour être sûrs de ne rien perdre de ce qui se passe à l’extérieur.
Nous partons et je m’aperçois que j’ai oublié mon verre de vin. J’ouvre la bouche pour le réclamer quand je vois là-bas un point jaune qui se détache du groupe. C’est mon ami Bobet. Il est si jeune, si bien élevé, si peu « dur de dur » que j’ai l’impression qu’on ne le prenait pas tout à fait au sérieux. Et voilà qu’il va se révéler un merveilleux grimpeur. Je suis dans la joie et j’ai complètement oublié ma soif.
Le visage de Robic est inouï (euh ! Aussi beau que celui de Tyrone Power ? ndlr). Tout son petit corps sec semble un mécanisme sûr et parfait.
Que les organisateurs qui interdisent la présence des femmes dans le Tour se rassurent. Si j’avais l’air tant soit peu féminine au départ, j’ai beaucoup plus l’air d’un monstre que d’une pin-up à l’arrivée. Couverte de poussière, les cheveux sans couleur, aplatis par une casquette aimablement prêtée, je n’ai presque plus figure humaine. Mais cela n’a aucune importance, je viens de vivre une merveilleuse journée. Et maintenant, en pensant à mes coureurs qui se reposent enfin, je retrouve un peu cette impression que j’ai quelquefois au cirque quand les trapézistes, après avoir volé dans l’espace, saluent enfin au milieu des bravos, une impression de délivrance. Ma gorge se desserre, mon estomac redescend à sa place. Ils se reposent ! Ils se reposent d’un repos tellement bien gagné ! »
À propos, la présence de femmes parmi les journalistes était rarissime, et même, en principe, interdite pour un alibi misogyne : les protéger de la vision des coureurs effectuant leurs besoins naturels à l’air libre.
Nostalgie quand tu nous tiens (déjà) : en page 4 de ce numéro spécial de présentation, le « vieillard qui a gagné le 1er Tour de France en 1903, Maurice Garin, égrène ses souvenirs : « J’ai pris le départ sur ma bonne vieille Française-Diamant. Une bien belle machine, vous pouvez m’en croire. Elle ne pesait que 16 kilos et ne possédait ni freins ni roue libre. Le développement que j’avais adopté et que j’ai d’ailleurs toujours conservé pendant mes courses, était de 5 mètres 85. Les boyaux, car c’était déjà des boyaux, avaient 32 millimètres… »
La roue a tourné depuis, et le vélodrome de Lens, qui avait été baptisé de son nom, a été détruit pour élever le musée du Louvre-Lens.

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Comme au départ de chaque épreuve, on suppute les chances de victoire de tel ou tel champion, et notamment celles du campionissimo italien Gino Bartali auteur d’un exploit toujours unique dans les annales : remporter le Tour de France à dix ans d’intervalle (1938 et 1948).
Pour fidéliser le lecteur, Miroir-Sprint organise un grand concours Le Tour en images richement récompensé par 100 000 francs en espèces, des voyages en avion, tous frais payés, au championnat du monde cycliste, un vélo de course ou touriste. Il s’agit de reconnaître dix photographies prises par les talentueux reporters du journal lors du Tour de France précédent.

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On découvrait alors intelligemment notre Douce France. Avouez que c’était autrement éducatif que les « jeux » débiles d’aujourd’hui : « Qui était le grand champion italien rival de Bartali ? Coppi tapez 1, Platini tapez 2. Envoyez vos réponses par sms au … » !
Plus qu’Il Vecchio Bartali, Gino le Pieux, les pronostics vont surtout vers l’autre campionissimo Fausto Coppi qui vient de remporter, quelques semaines auparavant, un Giro de légende que l’écrivain Dino Buzzati, auteur du célèbre roman Le Désert des Tartares, exalte dans ses chroniques du Corriere della Sera (traduites et publiées dans Sur le Giro 1949, le duel Coppi-Bartali)

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Pour faire trébucher le grand Fausto les journalistes spécialisés pensent évidemment à son compatriote Bartali, mais aussi au Suisse Ferdi Kubler (mort en 2016, à 97 ans, il était alors le plus vieux vainqueur du Tour encore en vie), au trio de Belges Stan Ockers (un monument est érigé en son souvenir en haut de la côte des Forges sur le parcours de la classique Liège-Bastogne-Liège), Raymond Impanis et Briek Schotte surnommé l’homme de fer, au jeune Français Louison Bobet, son équipier Lazaridès (lequel ? Apo ou Lucien ?) et son rival breton Jean Robic vainqueur du Tour de France 1947 et relégué pour absence d’affinités dans la formation régionale Ouest-Nord.
Imaginez combien, à la lecture de ces revues, j’étais émerveillé devant ces légendes des cycles, ces Ulysse à vélo à la conquête de la toison d’or, le maillot jaune. Les yeux écarquillés, sur les épaules de mon père, je les découvris en chair et en os, quelques années plus tard, lors d’un Critérium des As autour de l’hippodrome de Longchamp.
Imaginez aussi, j’avais onze ans, j étais à l’arrière de la Peugeot familiale, mon frère aîné à la vitre avec la caméra 9,5 mm de mon père qui conduisait, filmant l’immense Fausto Coppi qui s’entraînait, à la veille du championnat du monde 1958, sur le circuit automobile de Reims-Gueux. Il faudra quand même, un jour, que je numérise ces images !
Aux sept équipes nationales et les quatre régionales, s’ajoutent une équipe d’Aiglons belges et de Cadets Italiens.

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Cette formule par équipes nationales, si elle faisait vibrer la fibre patriotique du public, était moins du goût des champions qui, tout le reste de la saison, défendaient les couleurs de marques de cycles concurrentes.
Ainsi, la rivalité entre Coppi et Bartali, le fameux divismo, est à son paroxysme. Fausto participe pour la première fois au Tour. Gino est le vainqueur sortant mais il vient d’être surclassé par son rival sur les routes du Giro. Le directeur sportif de la Squadra Azzura Alfredo Binda a dû déployer des trésors de diplomatie pour faire cohabiter les deux campionissimi. À l’issue d’une réunion houleuse organisée à Chiavari (à un r près c’est le bazar !), port de plaisance au sud de Gênes, les deux champions ont fini par s’engager en signant une pièce officielle précisant les droits et les devoirs de chacun. À suivre !
Quant à l’autre cador transalpin Fiorenzo Magni, le « troisième homme » dans l’ombre des deux campionissimi, au passé controversé de « chemise noire » sous la période mussolinienne, il est versé avec les Cadetti.
Pour ce Tour 1949, je ne peux vous faire partager les savoureuses chroniques d’Antoine Blondin, et pour cause, il ne fera irruption sur la course qu’en 1954, à l’occasion d’une étape traversant les Landes qu’il intitulera « Des pins et des jeux ».
Il n’est pas inutile de rappeler que L’Auto, ancêtre du journal L’Équipe et créateur du Tour de France, a été interdit de parution en août 1944 pour propagande pour l’occupant et avoir fustigé la Résistance. L’Équipe paraît à partir du 28 février 1946, trois fois par semaine, avec comme sous-titre : le stade, l’air, la route, puis devient le quotidien que l’on connaît toujours le 8 avril 1946. Jacques Goddet a remplacé Henri Desgrange, décédé en 1940, à sa tête.
Hors Gino le Juste, dont l’admirable destin fut évoqué dans un livre traduit de l’italien, Un vélo contre la barbarie nazie, il serait sans doute intéressant de connaître ce que fut la vie des géants de la route durant le conflit de la Seconde Guerre mondiale. En fit-elle d’excellents Français comme le chanta Maurice Chevalier ?
Ce Tour de France 1949 m’intrigua plus encore après que le regretté écrivain Louis Nucera m’eût illuminé de ses Rayons de soleil. Admirateur invétéré de René Vietto dont il brossa un portrait dans un joli petit livre Le roi René, il s’émerveilla, dans sa jeunesse niçoise, pour Fausto Coppi après avoir assisté, en voisin, à son arrivée de légende dans la classique Milan-San Remo de 1946. Ainsi, au printemps 1985, il eut l’idée de refaire à vélo le parcours de ce … Tour de France 1949. Je suis toujours bouleversé et révolté que cet écrivain à la plume savoureuse et cet amoureux de la petite reine soit mort de sa passion, fauché à vélo par un chauffard.
En relisant donc ces revues, il me semble que les articles étaient plus factuels. Encore que … !
Au soir de la première étape, Maurice Vidal qui découvre la grande boucle, livre ses Impressions nouvelles dans Miroir-Sprint :
« Bien sûr. Une impression du Tour n’a rien de très original. Pourtant il semble toujours au suiveur nouveau que nul autre avant lui n’a vu pareil spectacle. Jamais il n’y eut tant de foule Au Palais-Royal, sur les Grands Boulevards, à Pantin, à La Ferté-sous-Jouarre ou à Château-Thierry. Jamais cette foule n’a jamais été aussi enthousiaste. C’est ce qui m’arrive. Et pourtant ! Notre ami Pélissier lui-même devrait alors être blasé, lui qui passe son temps à répondre gentiment à toutes les acclamations qui saluent son passage. Et il ne l’est pas, loin de là !
Que faut-il le plus regarder ? Ces dix gosses qui, juchés sur des vélos de course miniature, se fraient gentiment un passage en soufflant dans une trompette, ou ce pasteur anglican qui ne perd rien de sa dignité pour crier : « Vas-y Charlot ! » ? ou bien encore cet acharné groupe de Bretons qui attend « Saint » Robic au « virage » ? Ou ces ouvrières en blouse blanche, de la Porte de Pantin ? Ou ces messieurs cossus, chapeautés, mais cramoisis d’enthousiasme ? Ou ces cultivateurs qui ont tout abandonné pour venir au bord de la route.
Le spectacle est partout : sur la route où passent les dieux du jour, escortés de milliers de cyclistes ; sur les trottoirs, aux balcons, sur les toits, dans le ciel même où l’avion de « Miroir » survole la caravane.

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Le Tour, c’est bien sûr la lutte terrible des champions, le démarrage de Goasmat, le « coup de rein » de Lauredi, la fugue foudroyante de Dussault, premier gagnant de cette étape, 36ème édition. Mais c’est aussi ce peuple de sportifs qui, toutes classes mêlées, accourt à ce spectacle qui, malgré les affaires, l’argent, les petites combines, reste un spectacle sain.
Certes, le Tour n’est pas tout. Il ne faut pas oublier les petits et les grands soucis quotidiens, mais cette grande kermesse populaire est une si réconfortante image du temps de paix qu’il faut se féliciter de son immense succès. Et malgré tout, malgré les « vieux » du Tour, je continue à penser, au soir de cette première étape, qu’il ne fût jamais aussi grand. »

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Dans son livre, Louis Nucera relata ainsi en compulsant les journaux de l’époque, la première étape Paris-Reims :
« Le 30 juin 1949, à Livry-Gargan, il y avait foule. Les cent-vingt coureurs étaient partis de la place du Palais-Royal à Paris. Ils avaient défilé dans la capitale en peloton avant de se rassembler là. En cours de route, Lucien Lazaridès, équipier bleu blanc rouge, avait cassé la manivelle gauche de son vélo au ras du pédalier. Ce fut le premier accidenté du 36ème Tour de France. Une dame italienne demandait à Gino Bartali de bénir son bambin. Il refusait. D’être surnommé « le Pieux » ne donne pas tous les pouvoirs. Pierre de Gaulle serrait des mains : sa qualité de président du conseil municipal de Paris l’y obligeait. Les barnums de la réclame s’époumonaient dans leur micro et porte-voix. On applaudissait, on s’affairait. La déférence était de mise : d’approcher des champions et de côtoyer le rêve exigent de la tenue. Départ réel : 11h 36. Reims, terme de la première étape, se trouvait éloigné de cent-quatre-vingt-deux kilomètres. Selon les prévisions, on atteindrait la ville du sacre des rois –depuis le baptême de Clovis- dans cinq heures et trois minutes …

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À la sortie d’Épernay, Édouard Fachleitner et Bernard Gauthier déclenchèrent la première bagarre du Tour. Le laminoir de Hautvillers n’était pas loin. C’est en l’abbaye de ce village qu’un moine, Dom Pérignon, se voua jusqu’à sa mort, en 1715, à la taille, à l’art du découpage et des assemblages, au mariage entre vendanges de divers cantons, bref à la gloire du vin du cru. Ce ne fut pas une mince affaire. Fachleitner et Gauthier se souciaient peu de Dom Pérignon, à qui le champagne et par conséquent la Champagne doivent tant. L’objectif, pour eux, était de s’assurer quelque avance sur leurs poursuivants. Elle fut insuffisante. Tel un bolide, Jean-Marie Goasmat, tantôt surnommé Adémaï mais plus fréquemment « le Farfadet », franchit seul en tête, le sommet de la rampe. À l’époque, cette nouvelle ne fut pas pour me déplaire. J’en jubile encore. Goasmat était du bois dont on fait les vaillants. Dès l’enfance, je l’appréciais. J’ai continué. Les grandes personnes sont rares.
À l’arrière, on se démenait. Jean Robic, coiffé d’un casque des plus ostentatoires – ne l’appelait-on pas « Tête de cuir » ? – n’était pas le dernier à s’activer. Il avait ce rictus des êtres qui ne renoncent jamais. Ç a existe.

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Ce fut le citoyen de La Châtre – un Castrais comme on désigne aussi les habitants de Castres -, Marcel Dussault, qui eut le dernier mot. Son ascension de la côte de Selve fut conquérante. Il rejoignit et lâcha Goasmat. Reims l’accueillit en vainqueur. Non pas dans la cathédrale, mais au vélodrome ; l’archevêque était absent. En revanche, Line Renaud l’attendait, une gerbe à la main, sous une banderole claquant au vent. Remplaçait-elle le fameux étendard de Jeanne ? La chanteuse l’embrassa. Afin de satisfaire les photographes, elle lui donna plusieurs baisers sans manifester le moindre signe de lassitude … Coppi termina dans le peloton, 13ème ex æquo, à 1 mn 49 s du premier ... »

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Louis Nucera vient encore à la rescousse pour nous relater la seconde étape qui mène les coureurs à Bruxelles :
« En ce 1er juillet 1949, il fallut attendre Charleville pour voir le Belge Demulder et le cadet italien Ausenda mettre le feu aux poudres. Les Carolomacériens (ou Carolopolitains) applaudirent à ce début de feu d’artifice. Il ne cessa plus de pétarader et d’étinceler jusqu’à l’arrivée.

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À Profondeville, Caput et Brûlé, deux gars d’Île-de-France, rattrapaient Guiseppe Ausenda qui, dès la côte de Fumay, s’était débarrassé de Marcel Demulder sous les regards des ouvriers ardoisiers du coin accompagnés de leur famille. Entre-temps, à la sortie de Dinant, là où naquit l’inventeur du saxophone, Adolphe Sax, le généreux Pino Cérami, le joyeux Léon Jomaux et le crâne Jacques Marinelli, troisième représentant de l’équipe d’Île-de-France, avaient quitté le peloton.
La montée vers la citadelle de Namur, au confluent de la Sambre et de la Meuse, dans un décor qui s’y entend en austérité et majesté, devait être propice à une furieuse bataille. Ausenda et Brûlé étaient distancés ; Cérami ne pouvait suivre ses compagnons ; Marinelli et Jomaux rejoignaient le duo de tête. Au sommet, Louis Caput se détachait au sprint. Voilà qui paraît bien loin, déjà aux lisières de l’oubli, mais tout rempli de superbe et d’émotion, si on s’exerce à secouer quelques poussières …
À Perwez, Ockers, Lambrecht, Teisseire, Ricci, Lauredi se mêlèrent aux avant-postes. Caput, souffrant de crampes, cédait du terrain ainsi que Ricci et Lauredi. Ockers et Teisseire étaient victimes de crevaisons. Ce dernier ne s’avouait pas vaincu. Il se rapprochait de Marinelli et Lambrecht quand, pris de fringale, il renonça. Une banane et un gâteau de riz, j’aurais été sauvé, dira-t-il plus tard.

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Au stade du Heysel, à Bruxelles, le Belge de Brest, Lambrecht, gagnait l’étape et endossait le maillot jaune. Coppi terminait 11ème à 3 min 17 s . Dans les côtes de Heer, de Namur et d’Overijse, il montra qu’il pouvait jouer sur la soie de ses boyaux comme on dit sur du velours. Derrière lui, les échines se courbèrent, les souffles se firent courts. Le chansonnier Gabriello estima que Marinelli « gazouillait ». Il le surnomma « mon p’tit oiseau », avant d’apprendre que le directeur de la course l’appelait déjà « la Perruche ». »

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René Mellix, un des envoyés spéciaux du Miroir des Sports, résume la troisième étape Bruxelles-Boulogne :
« 22 kilomètres après la capitale belge, une échappée était déclenchée par Marcelak, Callens et Mathieu. Elle devait tenir jusqu’à l’arrivée où Callens réglait au sprint ses deux compagnons, prenant du même coup le maillot jaune.
L’avance des trois, qui avait été au maximum de 11’ 30’’ sur le peloton, restait à l’arrivée de 7’ 10’’. C’était suffisant pour que Lambrecht cède son trophée à son compatriote.
Une nouvelle fois, les « caïds » n’avaient pas donné la chasse avec vigueur, sauf dans les quarante derniers kilomètres.
Quelques audacieux s’étaient sauvés du groupe des endormis. Van Steenbergen et Geminiani, après avoir lâché Deledda, prenaient les 4ème et 5ème places à 3’ 23’’. Kubler, Martini, Ockers, Deprez, Dupont, Pezzi, Verhaert, échappés au 175ème kilomètre, terminaient dans l’ordre à 5’ 51 » ».
Cette étape a eu de nombreux malchanceux, notamment Robic, victime de trois crevaisons et d’une chute. Bobet tomba deux fois. Thiétard creva deux fois et fit une chute se cassant la clavicule et se déboîtant l’épaule. Courageux, il termina dans les délais … »

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En ce temps-là, enseignants et élèves avaient classe tout le samedi ! Mais le 3 juillet 1949 tombait un dimanche. Ma maman me garda sans doute tandis que mon père alla voir passer le Tour à Neufchâtel-en-Bray.
Comme tous les spectateurs massés sur le parcours entre Boulogne et Rouen, il dut être perplexe : « Où est le maillot jaune ? Mais où est-il ? ». En fait, nulle part !
Le soigneur de Norbert Callens, négligent, avait omis, la veille, à l’arrivée, de prévenir le responsable du camion atelier, persuadé que Lambrecht serait un solide leader, que le maillot jaune changeait d’épaules. Pour la cérémonie protocolaire, on habilla Callens d’un magnifique pull-over canari prêté par un journaliste compatriote belge présent sur la ligne d’arrivée.
Le lendemain, le camion partit emportant son stock de paletots bouton d’or et Callens courut avec son maillot habituel.
Il avait fallu attendre 30 ans après la création de ce maillot distinguant le leader de la course, pour se résigner à l’improbable : pas de maillot jaune !
Ce n’est pas tout à fait exact : lors du Tour 1924, l’Italien Ottavio Bottecchia, qui devait le porter de bout en bout, sollicita auprès des organisateurs d’enfiler une tenue plus discrète (violette comme mon encre) pendant l’étape Toulon-Nice par crainte d’un geste de vindicte des « chemises noires » au plus fort de l’affaire Matteoti (député socialiste enlevé puis assassiné par les fascistes).
En tout cas, Callens ne put profiter complètement de son jour de gloire.
C’est mon papa qui devait être content : dans le groupe de 16 échappés qui traversa Neufchâtel, capitale du fromage en forme de cœur du même nom, on comptait 5 coureurs de l’équipe de France, Lucien Teisseire, Maurice Diot, Camille Danguillaume, Guy Lapébie et Robert Chapatte le futur populaire téléreporter, 4 régionaux d’Île-de-France, Émile Idée, Édouard Muller, Attilio Redolfi et l’intenable Jacques Marinelli, André Mahé et Ange le Strat de l’équipe de l’Ouest, le bordelais Robert Desbats du Centre-Sud-Ouest, Édouard Fachleitner le « berger de Manosque ». Les Italiens Ricci et Ausenda et le Belge Lambrecht complétaient le groupe.

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Pour la suite, je vous donne à lire, dans le Miroir des Sports, la chronique de Max Favalelli, le très populaire cruciverbiste et animateur des jeux télévisés Le mot le plus long et Des chiffres et des lettres :
« Les coureurs observeront-ils la trêve du Seigneur et ce chapitre sera-t-il celui qui permet, dans un roman, de sacrifier à l’art descriptif ? Il n’en est rien. Georges Cuvelier (directeur technique de l’équipe de France ndlr), qui évoque avec son nez pointu, ses petits yeux en grains de café, son crâne chauve où volettent quelques copeaux, sa démarche sautillante et ses airs légèrement gourmés, les oncles de province qui abondent dans les vaudevilles de Labiche, Cuvelier affiche ce matin un sourire en accent circonflexe qui indique aux initiés que ses troupes ont dû recevoir l’ordre d’attaquer.
Depuis la veille, en effet, les tricolores rayonnent d’une allégresse qui réchauffe le cœur de leurs partisans. Aussi n’est-on point étonné de voir Chapatte et Danguillaume passer à l’offensive. Ce sont les deux boute-en-train de l’équipe. Ils forment un tandem inséparable. Ils sont Passepoil et Cocardasse dans ce récit. Lorsque Camille a des insomnies, il n’est pas rare qu’il réveille Chapatte et lui dise : – « Robert, fais-moi rigoler ! »
Et Chapatte, qui a la verve gouailleuse des Parigots, y va de sa petite histoire. Son secret espoir est de provoquer chez Camille une telle crise d’hilarité que celui-ci soit contraint de mettre pied à terre dans une modeste montée. Aujourd’hui, rien de tel. Nos deux gaillards filent comme le vent.
Pourtant, ce ne sera pas l’escadron tricolore qui effectuera la charge finale. À Blangy-sur-Bresle, seize coureurs se groupent, foncent ensemble. Après de multiples péripéties, qui font s’effilocher peu à peu ce peloton de laines bariolées, Lucien Teisseire parvient bien à déposer dans le corbillon de Cuvelier la place de premier que celui-ci désirait. Mais les rayons de la gloire sont braqués sur un autre concurrent.

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Dans tout bon roman d’aventures, l’auteur ne manque jamais de glisser un personnage chargé d’émouvoir le lecteur et de faire vibrer en lui la corde sensible. Ce personnage, c’est le jeune orphelin, chétif, à la mine souffreteuse. L’oisillon tombé du nid. Et ce gringalet doit, pour exciter les passions et faire jaillir au bord des paupières la douce rosée des larmes, affronter sans vergogne les puissants et les terrasser. Le bon public n’a jamais souhaité qu’une chose : c’est que le Petit Poucet dévore l’ogre.
Ce héros merveilleux, le voici qui surgit miraculeusement dans le Tour et entre d’un coup dans la légende. C’est Marinelli. Un pygmée. Un torse pas plus épais qu’un stylomine. Des jambes pas plus grosses qu’un haricot vert. Et une tête comme le poing.
Au départ de Paris, André Brûlé lui avait dit, avec une moue moqueuse : « Dis donc, môme, tu as oublié ton brassard de première communion. »
Le môme a pris sa revanche. Un sourire plisse son visage de pomme ridée ; À Rouen, il enfile le maillot jaune. »
Jacques Marinelli, la Perruche, se transformait donc en canari. On dansa tard ce soir-là à Blanc-Mesnil.
Quatre étapes et déjà quatre maillots jaunes différents !

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Mieux vaut tard que jamais ! En 1994, lors d’une étape à Boulogne-sur-Mer, l’infortuné Norbert Callens reçut enfin un vrai maillot jaune sur le plateau d’Antenne 2.
Quant à la Perruche, elle est sans doute déplumée, mais Jacques Marinelli, né en 1925, est toujours de ce monde. Sa popularité exceptionnelle née de ces étapes lui permit, à la fin de sa carrière cycliste, de devenir propriétaire de plusieurs commerces florissants dans l’électroménager et de réussir en politique comme maire de Melun de 1989 à 2002 ainsi que président de la communauté d’agglomération Melun Val de Seine.
Albert Baker d’Isy fustige le comportement des deux grandissimes favoris italiens: « Bartali et Coppi ne se marquent pas et font leur course comme s’ils étaient des frères siamois. Ce soir, sur les bords de la Seine que nous retrouverons dans 22 jours seulement pour le grand final, l’attentisme des deux campionissimi leur vaut 18 minutes et 22 secondes de retard sur Marinelli et 15 minutes et 29 secondes sur un Teisseire qui s’annonce redoutable. »
Pierre Chany prend le relais entre Rouen et Saint-Malo :
« Depuis le départ du Tour, on attendait une attaque, une manifestation, un geste … de Coppi ou Bartali.
Aussi, lorsque peu après le départ de Rouen, Brambilla, Camellini, puis Tacca, qui s’étaient échappés, furent rejoints par Fausto Coppi avec Marinelli (encore), Kubler, Dupont, Dussault, Bernard Gauthier attaché à sa roue, chacun pensa que quelque chose de « grand » allait se jouer. L’avance des neuf hommes de tête, qui était de 3 minutes à Pont-Audemer (50èmekm), s’arrondit à 9 minutes près de Caen, à La Tranchée.
Le campionissimo livrait sa première bataille du Tour dans une chaleur suffocante, un comble dans ma Normandie natale :
« Écoute ! Écoute ! C’est le Sahara qui gémit ! Il voudrait être un jardin. »
Naguère prisonnier des Anglais de Montgomery, dans un océan de sable, du côté de Medjez-el-bab, puis à Blida, Coppi connaissait-il le proverbe arabe ? On eût pu le psalmodier, le 4 juillet 1949, sur le sol de France. Les gouttes des troncs de pommiers étaient sèches, l’alouette se terrait dans les blés, le moindre bien-être se trouvait mis en quarantaine. De mémoire de suiveur, jamais il n’avait fait aussi chaud. La poussière envahissait tout. Dans un ciel misanthrope, le soleil brandissait les torches de Néron.
Coppi pédalait dans l’huile. Les temps étaient revenus où il ne laisserait à la plupart de ses adversaires, courbés sous sa férule, qu’un bonheur dégoté dans la sujétion. On le percevait.

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Las, à Mouen, une spectatrice, chez qui la maladresse le disputait à la dévotion, tendit une carafe d’eau à son chouchou, Marinelli. Un faux mouvement : Coppi, gêné, tombait. Fourche tordue, roue cassée : le mal eût été moindre si le directeur sportif de l’équipe d’Italie avait été présent.
À 11h 21, Coppi se releva ; impassible, il constata les dégâts. À 11h 22, il prit une pêche dans sa poche et la jeta : elle n’était pas mûre. Il en mordit une seconde : il l’estima à son goût. Il scrutait l’horizon. À 11h 23, il manifesta des signes d’impatience. À 11h 26 min et 30 sec, Binda arriva. Coppi lui lança un regard au vitriol (Mes rayons de soleil de Louis Nucera).
– Ne vous pressez plus, Alfredo, c’est inutile : j’abandonne !
… Entre Coppi et Binda s’engage alors un dialogue dramatique :
– N’insistez pas, j’arrête !
Le ton était poli, sans plus. Depuis le moment de sa chute, plus de six minutes s’étaient écoulées durant lesquelles il avait attendu son vélo de rechange. Il avait refusé celui trop petit de Ricci offert immédiatement par Tragella qui conduisait la « 4 CV » de l’équipe et le « couvrait » durant son échappée, en remplacement de Binda retenu au ravitaillement des hommes à la traîne. À tout le moins, son vélo de rechange aurait dû se trouver sur le toit de la voiture conduite par Tragella. Il voyait là une atteinte au pacte signé à Milan et ne doutait plus que le directeur technique avait pris le parti de Bartali. Dans son esprit fiévreux, Fausto dramatisait et tombait dans l’extrême :
– Non, c’est fini, je rentre …
Au départ de Rouen, le matin, il accusait déjà dix-huit minutes de retard sur Marinelli, dix-huit minutes perdues en cinq jours. Il était en train d’en perdre beaucoup plus et, dès lors, sa présence dans la course n’avait plus lieu d’être. Une course qui l’avait d’ailleurs déconcerté dès son début par son rythme endiablé. Les « régionaux » animaient toutes les offensives. Il était trop habitué, lui, à la course dite « à l’italienne », très structurée et sévèrement régentée par les quelques capitaines, où les « gregari », les domestiques, enrayaient les initiatives, refusant systématiquement de collaborer avec les rares animateurs. Au lieu de cela, il voyait se développer chaque jour des échappées, qui projetaient loin devant lui des « seconds plans » dont il ignorait jusqu’à l’existence la veille !
Après un dialogue pathétique, Binda parvint à le remettre en selle.
– Nous en reparlerons ce soir, Fausto …
Le champion ne répondit pas.
Il apparut très vite que le campionissimo avait perdu l’harmonie de son mouvement. La belle mécanique était déréglée. À ses côtés, le brun Ricci l’encourageait de la voix. Il le remercia : « C’est gentil ce que tu fais pour moi, mais c’est fini. Pars avec les autres ! » Survint Bartali. Le toscan fit roue libre, lui tendit un bidon. La tête rentrée dans les épaules, Fausto pensait au ralenti, dans le sillage de Pasquini. Ses équipiers lui épluchèrent des oranges. Il roula longtemps ainsi, la tête vide et les jambes cotonneuses, jusqu’au moment où, ses forces étant un peu revenues, ses hommes le ramenèrent dans le peloton principal. Un peu plus tard, Guido De Santi lui apprit que Bartali s’était lancé à la poursuite du groupe des échappés comprenant Kubler, Bernard Gauthier et Marinelli (toujours lui ! ndlr).

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À l’arrivée à Saint-Malo, Coppi avait perdu dix-neuf minutes et il était relégué à 36’ 55’’ au classement général ! Il descendit lentement de son vélo, prit une bouteille d’eau minérale, en lava le goulot et but à petites gorgées. On l’interrogeait de toutes parts.
Il répondait d’une façon laconique : – À cause de cette chute …
Le soir, ses compagnons et Alfredo Binda se relayèrent pour le réconforter. Il persistait dans son idée de tout laisser tomber. Le directeur sportif l’assura de sa bonne foi. Milano lui dit qu’il ne pourrait pas se marier avec la fille de Cavanna (soigneur de Fausto) s’il abandonnait, car sans lui, il n’aurait pas gagné assez d’argent à la fin du Tour. Avant de s’endormir, le campionissimo tenta une explication :
– Je suis découragé, autant par ma chute que par l’attitude de mes adversaires. Quand je suis là, personne ne veut mener. Le Tour en devient une course de lenteur ! C’est à celui qui ira le moins vite ! Quand je bouge, c’est la ruée derrière moi ! Et quand les autres attaquent, on les laisse partir.
– Tu repartiras ?
– Je veux dormir. » (La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany)
Même Jacques Goddet, le directeur du Tour de France, lui rendit visite dans sa chambre et, grandiloquent, lui lança : « N’oubliez rien de ce qui peut vous faire grand », reprenant la recommandation de Stendhal à Delacroix. Fausto eut un sourire triste
Les journalistes remplissent des pages pour relater les états d’âme des vedettes. Le truculent Georges Pagnoud (celui qui avait écrit à sa cousine !), consacre, lui, un billet d’humeur aux sans-grades arrivés hors des délais. Il pense peut-être à Éloi Tassin qui, à Rouen, a crevé exactement à un kilomètre de l’arrivée, et a été éliminé pour avoir franchi la ligne deux minutes après les délais réglementaires :
« Lorsque tout est fini … Un Tel et Machin arrivés après le délai de 10% accordé aux coureurs sont éliminés. La lecture de ce morceau de littérature condensé en deux lignes déclenche généralement un flot d’imprécations. Le directeur sportif des intéressés abrège son repas et, d’un geste fort théâtral, déclare :
– Je vais aller pour leur dire ce que je pense … Ça va s’arranger.
Mais ça ne s’arrange jamais. Et Grosjean comme devant, le directeur sportif, penaud, s’en retourne à l’hôtel annoncer la décisive sentence au condamné. Il n’ajoute pas : « L’arrêt est définitif dans l’heure qui suit » mais : « M. Manchon t’attend à l’état-major dans un quart d’heure. »
M. Manchon c’est l’exécuteur des hautes œuvres. Manager général du Tour de France, il en est aussi l’écrivain public. C’est lui qui remplit et signe les états. Il fait preuve d’une délicatesse de confesseur pour obtenir des aveux car il faut une entrée en matière, avant d’entrer dans le vif du sujet :
– Tu as un excellent train demain à 7 heures. Si tu te couches de bonne heure, tu peux l’avoir …
Il dit cela d’un ton très doux, osant à peine achever sa phrase.
– C’est injuste ce qui m’arrive, dit Chose. J’étais avec Machin, on a roulé fort, crevé trois fois, mais malgré tout nous étions dans les délais. Ça, j’en suis sûr …
Il croit faire partager sa conviction au Père Manchon qui paraît l’approuver mais n’en continue pas moins la rédaction de ses bordereaux, tout en jetant un coup d’œil sur le Chaix.
– Trou-la-Ville – Rouen … aller et retour au tarif … Ça fait … tant. Les voici, pour les frais de route. Cette feuille te permettra de te faire régler à la caisse du journal. Avec ce mot, tu auras le droit d’être hébergé un jour à l’Hôtel du Louvre. Tu en profiteras pour aller toucher – muni de cette quatrième feuille – tes indemnités quotidiennes.
– Tu as bien tout … N’oublie rien. »
La nuit porta conseil à Fausto: « Je pars, mais je ne promets rien ».

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92 rescapés prennent le départ de la sixième étape entre Saint-Malo et Les Sables-d’Olonne, longue de 305 kilomètres, une distance qui laisse songeur aujourd’hui.
L’allure calme permet aux photographes de sacrifier au traditionnel et magnifique cliché du franchissement de la Rance sur le pont de Dinan.
Mais c’est le Belge Stan Ockers qui fait la une du Miroir des Sports après sa cabriole qui lui vaut une fracture de l’auriculaire gauche. Les 275 kilomètres qui restaient à accomplir furent pour lui un calvaire. Chaque tressautement lui arrachait grimaces et cris.

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À Saint-Méen-le-Grand, l’enfant du pays, Louison Bobet embrasse au passage sa famille qui a pris place dans la voiture de Miroir-Sprint.
La chaleur, aussi accablante que la veille, ne décourage pas le Luxembourgeois Diederich auteur d’une belle chevauchée solitaire. Mais c’est le régional de l’équipe du Sud-Est Adolphe Deledda , sur cycle Mervil et pneus Dunlop, qui file au nez de tout le monde, à 3 kilomètres du vélodrome des Sables. Stan Ockers, dur (au mal) comme du bois dont on fait les Flahutes, termine second malgré son doigt cassé.

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Des télégrammes des écrivains Curzio Malaparte et de Dino Buzzati furent remis à Fausto Coppi à l’arrivée. L’étape avait été bonne pour lui et la journée de repos arrivait à point pour remettre ses idées en place.
À suivre …

Pour vous faire revivre ces premières étapes du Tour De France 1949, j’ai puisé dans :
– les belles collections des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports
Mes rayons de soleil de Louis Nucera (éditions Grasset 1986)
Arriva Coppi ou les rendez-vous du cyclisme de Pierre Chany (La Table Ronde 1960
La Fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva 2003)

Publié dans:Cyclisme |on 4 juillet, 2019 |1 Commentaire »

Carte postale de l’île de Bréhat

Un trait de (mauvais) esprit pour commencer : j’avais consulté les prévisions météorologiques pour planifier une balade touristique lors de mon récent séjour chez des amis de Dinard.
Pour ne pas me couper d’éventuels lecteurs bretons, je les rassure, Râ fit preuve de générosité.
Nous choisîmes le premier jour de l’été pour nous rendre sur l’île de Bréhat, île principale d’un archipel du département des Côtes-d’Armor constitué, outre celle-ci, de 86 îlots et récifs.

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Clin d’œil involontaire à l’académicien Erik Orsenna (il prit le fauteuil du commandant Cousteau, un autre amoureux de la mer) dont la famille posséda longtemps une maison sur l’île. Il évoqua ses merveilleux souvenirs d’enfance dans une fable estivale intitulée Deux étés qui s’ouvrait ainsi : « Heureux les enfants élevés dans l’amour de l’île » … de Bréhat bien sûr.
Il écrivait plus loin : « Pour notre famille de moyenne bourgeoisie assez ennuyeuse, il y avait un élément de rêve, de dépassement, de voyage, c’était Bréhat. Enfants, adultes, nous ne pensions qu’à ça toute l’année. Bréhat, c’est la mer, le port, la lecture, le rendez-vous du bonheur, de la liberté de mouvement et de penser. On a treize mètres de marnage, c’est un des records du monde. D’heure en heure le paysage change. Une île est par définition fragile, nomade. Tout le monde a peur qu’elle se dissolve à un moment donné ou parte à la dérive. Alors on navigue, d’un morceau de terre à un autre, d’un livre à l’autre, d’une langue à une autre. Je suis de plus en plus frappé par la similitude entre le fait d’écrire «il était une fois» et celui de hisser la voile. »
Cap vers Ploubazlanec et la pointe de l’Arcouest, lieu de l’embarcadère ! L’heure, c’est l’heure, nous traversons Paimpol à vive allure, de toute manière, ce n’est pas encore la saison de la cueillette des fameux « cocos », et tant pis pour l’héroïne du célèbre refrain de Théodore Botrel que fredonnaient nos grands-mères :

« J’aime Paimpol et sa falaise,
Son église et son grand Pardon ;
J’aime surtout la Paimpolaise
Qui m’attend au pays breton.« 

Nous n’imaginions pas qu’en cette semaine de bac, il y aurait autant foule pour embarquer sur la vedette qui nous emmène à Bréhat. En capitaine avisé, je réserve déjà quatre couverts pour le déjeuner.

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Après dix minutes de traversée sur une mer calme, nous accostons, face à l’hôtel Bellevue, sur la bien nommée île aux fleurs. Le dépaysement est total du fait d’un microclimat extrêmement doux lié à la proximité du Gulf Stream qui favorise une grande diversité de fleurs et de plantes dont notamment quelques essences méditerranéennes.
Orsenna encore : « Une île qui intimide les nuages : ils demeurent au loin. Une douceur envoûtante de l’air, sans doute la caresse d’un des bras du Gulf Stream. Une flore d’autres latitudes, aloès, mimosas, palmiers, un morceau de Sardaigne au milieu de la Manche ».
Orsenna, toujours, nous avait prévenu : « Un voyage à Bréhat, c’est mille voyages, ouvrez l’œil et freinez l’allure ». Nous y sommes par force contraints, en effet, aucun véhicule motorisé n’est autorisé sur les chemins étroits de l’île à l’exception des services municipaux, du médecin, des pompiers et des quelques engins utilitaires des paysans et artisans. Un « petit train », une plate-forme couverte remorquée par un tracteur, transporte éventuellement les personnes à mobilité plus réduite ou encombrées de bagages.

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La bicyclette est la petite reine de Bréhat et, aux abords de la cale de débarquement, abondent les échoppes de location. Il y en a pour tous les âges et les goûts, VTC, VTT, dames. Le vélo électrique a aussi ses partisans car on découvre rapidement que l’île n’est pas plate et est truffée de traîtres raidards.
En ce qui nous concerne, nous optons pour le rythme tranquille de nos pas, nous verrons bien … Cela ne semble pas insurmontable car l’île principale de l’archipel, celle que l’on visite, possède une superficie de 290 hectares et mesure 3,5 kilomètres sur sa plus grande longueur et 1,5 de largeur maximum.
Île-de-Bréhat, n’oubliez pas les tirets, est la seule commune insulaire du département des Côtes-d’Armor. Une pancarte nous informe qu’elle compte 400 habitants à l’année et … 5 000 touristes et résidents par jour, l’été.
Les trois-quarts des habitations sont la propriété d’estivants … épargnés (en partie) par le si controversé ISF, mais ne sont considérés comme « vrais » Bréhatins que ceux qui ont fait l’école communale. Car il y a encore une école publique à deux classes sur l’île. Sont-ce d’ailleurs ses élèves qu’en cette fin de matinée, nous croisons sur le chemin qui mène au bourg, cahier et stylo à la main ? Ils ont été invités à Paris, il y a quelques semaines, par le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer qui serait un habitué de l’île.
Nos compagnes manquent d’aménité avec leurs railleries en passant devant notre future résidence … l’EHPAD de l’île !
Et puis, nous ne sommes pas comme ça, nous laissons nos chères et tendres contempler la boutique de vêtements Affaires maritimes, c’est vrai que c’est plus poétique qu’Armor Lux !

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Nous devinons derrière les portails de maisons cossues, des jardins, qu’on appellerait ailleurs, de curé. La saison des mimosas est achevée, celle des hortensias proche, c’est l’époque des céanothes bleus ou mauves, plus connus sous le nom moins savant de lilas de Californie, et des spectaculaires vipérines du genre Echium, ne craignez rien, elles ne mordent pas !

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C’est surtout le paradis des agapanthes, la plante emblématique de l’île, importée autrefois d’Afrique par les marins.
Ce n’est pas tout à fait l’heure de l’apéritif ou de la bolée de cidre, la place du bourg est encore tranquille, un décor pour un téléfilm de France 2 Petits meurtres à Bréhat !

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Je recherche la fraîcheur de l’église paroissiale Notre-Dame de Bonne Nouvelle, construite au XVIIème siècle et restaurée à la fin du XIXème. Accolée à l’ancien presbytère, surmontée d’un clocher-mur, on y accède, en passant par le vieux cimetière, par un porche pavé de pierres tombales de la famille du corsaire Fleury ornées de têtes de mort.

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L’intérieur est simple avec sa voûte reprenant le carénage des bateaux. Un tableau rappelle de façon manuscrite que trente-deux Bréhatins donnèrent leur sang durant la Grande Guerre, majoritairement lors d’opérations navales.
Dans une nef latérale, est exposée, dans une vitrine, une maquette de frégate qui aurait été la propriété du contre-amiral Pierre-François Cornic qui vécut à Bréhat au XVIIIème siècle. Longtemps suspendue à la voûte, elle y subit beaucoup de dégradations dues aux oiseaux. Elle fut aussi souvent promenée lors des pardons de la paroisse.
En arpentant les allées du vieux cimetière, on apprendrait probablement beaucoup sur la vie du village autrefois. Y repose notamment le peintre Pierre Dupuis dont l’une des toiles les plus notoires, Moissonneuses, visible au musée des Beaux-Arts de Quimper, montre dans un format de longue-vue de marine deux jeunes Bréhatines coiffées de leurs typiques capots.

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Encore quelques pas et nous atteignons la Grève de l’Église. Cette cale est utilisée par les plaisanciers et l’école de voile locale. Encore pavée en partie, elle servait de charroi au 19ème siècle.

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La logistique laisse à désirer, la responsabilité m’en incombe, nous rebroussons chemin pour rejoindre l’auberge distante d’un bon kilomètre.
Les compagnes nous abandonnent quelques minutes pour admirer le travail des souffleurs des Verreries de Bréhat, sorte de Baccarat à la mode de Bretagne. Poignées de portes, boules d’escaliers, luminaires et bien d’autres objets esthétiques sont destinés à décorer les yachts luxueux, mais pas seulement.
Pour être franc, vu le thermomètre qui grimpe, j’aurais préféré les verres de l’ancien café des Pêcheurs, un cabaret fréquenté par de nombreux artistes au début du siècle dernier. Vous savez que l’art ne nourrissait pas toujours son homme. Ainsi, raconte-t-on, la patronne, une certaine madame Quéré, au caractère bien trempé, menaça de couper la tête à l’un d’eux qui rechignait à se mettre à jour de son ardoise. L’artiste récalcitrant imagina alors de peindre son autoportrait sur un verre et l’offrit à la cabaretière en lui indiquant que son œuvre vaudrait bientôt plus que sa dette. Dès lors, naquit la coutume que les artistes peignent leur portrait coupé au ras du cou sur les verres et assiettes du café des Pêcheurs. L’enseigne devint renommée comme cabaret des Décapités !

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Parmi les décapités célèbres, on recense le peintre paysagiste Anders Osterlind, Victor Mottez, Auguste Matisse, sans lien de parenté avec Henri, verrier mais surtout auteur de nombreuses « marines » peintes durant ses trente-cinq années de séjour sur l’île.
Un des maîtres du symbolisme, Ary Renan, fils d’Ernest le célèbre historien, dut payer et peindre son verre comme les autres. Son tableau d’une jeune fille bréhatine observant la carcasse d’un bateau échoué sur la plage de Guerzido (la seule de l’île) participa à l’essor de Bréhat.

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Gauguin aurait aussi fréquenté le lieu mais échappa à la décapitation.
Les paysages et l’atmosphère de l’île de Bréhat ont inspiré beaucoup de peintres au tournant des 19ème et 20ème siècles.

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Maisons aux toits de chaume (1909) de H.G. Meunier

J’ai un faible pour ce tableau de l’artiste suédois Ernst Josephson qui s’intéressa au facteur de l’île et l’inclut dans cette scène légendée « Joie de vivre ».

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Qui sait si un jour, un artiste (en manque d’inspiration) ne me croquera pas ainsi dans ma chambre de la maison de retraite devant laquelle nous repassons ! Na, les filles !
Dans un chaos d’énormes blocs de granit rose, je repère l’effigie discrète du poète Louis Guillaume qui passa son enfance chez sa grand-mère maternelle à Bréhat avant d’embrasser la profession d’instituteur, puis professeur de Lettres puis directeur de collège en région parisienne.

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À côté, on peut lire, gravé dans la roche, son poème Noir comme la mer.

« Tout ce que je ne puis te dire
À cause de tant de murs
Tout cela qui s’accumule
Autour de nous dans la nuit
Il faudra bien que tu l’entendes
Lorsqu’il ne restera de moi
Que moi-même à tes yeux caché.
Tout ce que je ne puis te dire
Et que tu repousses dans l’ombre
À force de trop désirer
Cet amour noir comme la mer
Où venaient mourir les étoiles
Et ce sillage de lumière
Que je suivais sur ton visage
Tout ce qu’autrefois nous taisions
Mais qui criait dans le silence
Tout ce que je n’ai pu te dire
Le sauras-tu sur l’autre bord
Quand nous dormirons bouche à bouche
Dans l’éternité sans paroles ? »

Comme à l’habitude, entre les agapes spirituelles de la promenade, je profite de quelques nourritures terrestres choisies sur la carte du Crech-Kerio (du nom du lieu-dit), un accueillant restaurant situé dans une vieille maison de pierre rustique.
Premiers arrivés, premiers installés à la table de notre choix sous la tonnelle.

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Mon choix se porte sans hésitation sur la spécialité maison en entrée, la tourte aux noix de St-Jacques (un régal), puis la brandade de morue. Excellent ! Pas belle la vie ?!

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Le sympathique patron n’est pas peu fier de nous conter les tribulations navales d’un de ses ancêtres dont une maquette de navire est exposée au musée national de la Marine sis dans le palais du Trocadéro à Paris. Je tempère son enthousiasme quand je lui signale que j’ai lu que le musée devait émigrer à Toulon. À tort, qu’il me pardonne, il ne s’agit que d’une fermeture provisoire pour cause de rénovation.
Au dessert, mes voisins de table, en mal d’exotisme, jettent leur dévolu sur la glace l’Antillaise. Il vous aurait fallu voir leur mine envieuse quand on m’a servi mon Exquise … plus encore que son nom l’indique.
Au programme de l’après-midi, sont prévues les visites des curiosités de l’île sud conseillées par l’hôtesse de l’office de tourisme. Car, en réalité, l’île principale de Bréhat est composée à très haute marée de deux îles séparées par l’anse de la Corderie, mais réunies entre elles au XVIIIème siècle par un pont-chaussée nommé pont ar Prat dont on dit peut-être abusivement qu’il serait l’œuvre de Vauban.

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Cap vers la chapelle Saint-Michel dont la silhouette blanche au sommet d’un tertre nous sert de … phare pour nous retrouver dans le dédale des chemins, ce qui n’est pas si incongru puisqu’elle a été érigée sur les ruines de l’ancien sémaphore détruit par la foudre en 1820 et a longtemps servi d’amer pour la navigation..
Entre le mauve des agapanthes, le rose du granit, le vert tendre des prairies, le bleu soutenu de la mer, le chant des nombreux oiseaux (il y aurait 120 espèces) aussi, on comprend pourquoi Bréhat est la muse de tant d’artistes de la plume et du pinceau.
Chaque maison est un petit havre de paix que je n’ose troubler avec mes photos intempestives.
Bientôt, quelques hautes marches inégales nous mènent à la chapelle point culminant de l’île avec ses 33 mètres au-dessus du niveau de la mer.
L’intérieur, très simple, possède surtout un beau tableau représentant l’archange Michel terrassant le dragon.
Dehors, au pied de la croix dédiée également à saint Michel, le panorama est superbe vers l’archipel et le large.

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Nous redescendons maintenant vers le moulin à marée de Birlot. Sa caractéristique (du jour), c’est qu’on n’y entre pas comme dans un moulin ! En effet, une dame intransigeante nous invite à revenir le lendemain pour le visiter.

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Allez, pas de mauvais esprit ! Plus sérieusement, la spécificité du moulin vient de son alimentation en eau de mer pour le mécanisme. Il ne fonctionne pas directement avec le courant de la marée car l’inertie serait trop importante pour sa roue immergée. Par contre, à mi marée descendante, la roue à aubes s’active pour 6 heures, 3 heures de marée descendante et 3 heures de marée remontante.
Le linteau de la porte indique la date de 1744, année de grosses réparations, mais le moulin fut en fait construit entre 1633 et 1638 par le duc de Penthièvre, seigneur de Bréhat.
Il servit à moudre du froment, de l’orge et du blé noir pour en faire de la farine pour les Bréhatins jusque vers 1920, date à laquelle un boulanger vint s’installer sur l’île.

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Nous continuons notre promenade champêtre. De jolies vaches viennent nous saluer au bord du chemin. Sont-ce des Jersiaises réputées pour leur lait ?
Privilège de ma taille, en me hissant sur la pointe des pieds, je découvre, au-dessus des murs hauts, quelques maisons de caractère et des jardins presque luxuriants.
Nous sommes moins jeunes et plus larges d’épaules, on the road again dans la lande au milieu des fougères, nous atteignons bientôt à la pointe nord-ouest de l’île sud la croix de Maudez, érigée en 1788 par les Bréhatins en souvenir du moine Maudez.
Si l’on en croit la Vie des saints de Bretagne, ce Maudez serait le fils d’un roi d’Irlande qui quitta sa terre pour des raisons obscures. Arrivé en Armorique, il visita la Bretagne, prêcha dans les campagnes et les premières paroisses. La cathédrale de Tréguier, ville épiscopale lui est consacrée. Après sa « tournée à l’armoricaine », Maudez n’aspira qu’à une chose, devenir un ermite dévoué à Dieu et reclus dans un lieu désert. Il obtint de saint Ruelin, un autre abbé, le droit de s’établir dans la paroisse de Pleubihan, sur les rives du Trieux mais il ne tarda pas à être contrarié dans ses méditations par l’afflux de visiteurs. On dit qu’il guérissait des paralytiques, illuminait des aveugles, rendait l’ouïe aux sourds et chassait même les diables des corps qu’ils possédaient.
Un peu comme les people d’aujourd’hui dans la partie nord de Bréhat, Maudez décida de s’isoler encore plus sur une île du Trieux en face de l’archipel de Bréhat.
Entre autres miracles, il chassa tous les serpents venimeux fort nombreux sur l’îlot et fit apparaître de l’eau douce, ce qui favorisa l’établissement d’une petite communauté monastique jusqu’au IXème siècle. Évidemment, comme dans toute légende, il y a beaucoup à laisser …
Ce qui est certain, c’est que le panorama sur l’archipel, dont on jouit au pied du monolithe de granit, est splendide.

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Le moine irlandais ne dut pas exterminer tous les serpents ou les diables de mon corps : un peu plus loin, embusqué dans une pinède, je reluque une vénus pétrifiée.

Version 2

L’heure avançant, il serait déraisonnable de franchir le pont ar Prat pour nous rendre sur l’île nord. Avec son aspect plus sauvage, ses paysages de landes battues par les vents, sa côte plus découpée, elle offre un contraste saisissant avec la partie méridionale. Lors d’une prochaine visite peut-être … à condition de louer un vélo !
Cap donc vers le sud, avec un léger détour par la place du Bourg pour nous désaltérer à la terrasse du café des Pêcheurs rebaptisé Shamrock, du nom du trèfle irlandais. Nos chers amis sont les plus prompts à régler l’addition… de crainte de se voir décapités ?
Nous hâtons le pas pour rejoindre l’embarcadère au Port-Clos.
Sale blague, l’après-midi s’achève tel un sketch de Raymond Devos : la mer a été démontée dans la journée. Encore heureux que ce ne fût pas le week-end prolongé de l’Ascension, ils auraient fait le pont !
Bref, en effet, l’embarquement change de cale selon la hauteur des marées, ce matin, nous avons débarqué à la cale 1, en cette fin d’après-midi, le retour est prévu à la cale 3 … située 850 mètres plus loin qui s’ajoutent aux dix kilomètres parcourus à pied. Ça use, ça use et pas que les souliers !
En rejoignant l’embarcadère, nous croisons une ribambelle de jeunes gens de bonne famille tirant leur valise d’une main et portant de l’autre, une housse avec costumes ou toilettes. On se marie demain sur l’île aux fleurs. Happy end pour ce billet !

Publié dans:Ma Douce France |on 1 juillet, 2019 |Pas de commentaires »

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