En ouvrant un dictionnaire au mot passerelle, l’on peut lire :
1. Ouvrage destiné à la circulation des personnes.
a) Pont étroit, permanent ou provisoire, permettant le passage des piétons au-dessus d’une brèche, d’un cours d’eau, d’une voie de communication ou entre deux bâtiments. Passerelle métallique; passerelle branlante; passerelle de fortune; lancer une passerelle; une passerelle qui enjambe; qui se balance. Sur une tranchée profonde, entre des talus de terre noire, des tas de pavés et des monceaux de dalles, une passerelle était jetée, faite d’une planche étroite et flexible (A. FRANCE, Lys rouge, 1894, p.72)
C’est le cas de l’ouvrage qui enjambe la chaussée contournant désormais le village ariégeois de Prat-Bonrepaux, et permet aux piétons de rejoindre les champs depuis le centre du bourg.
Si je voulais faire un peu de mauvais esprit, j’ajouterais qu’il constitue éventuellement un excellent belvédère pour la gendarmerie locale afin de flasher les automobilistes récalcitrants à la vitesse de 80 km/h !
Mais en Ariège, « terre courage », telle fut longtemps sa devise touristique, où la solidarité, la générosité, la joie de vivre, l’authenticité ne sont pas de vains mots, on sait aussi édifier des passerelles au sens métaphorique, ainsi ces Passerelles de la Vie jetées entre les enfants de l’école-primaire de Prat-Bonrepaux (quel joli demi-nom !) et les résidents de l’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) de l’Estélas, du nom d’un pic dominant la localité.
Ce sont celles-ci que je suis invité à découvrir en qualité de neveu par alliance d’une des participantes, une aïeule de 98 ans à l’automne, plus bonne main que bon pied, d’ailleurs elle est notamment mise à contribution pour ses qualités de tricoteuse. Un certain nombre de membres de la famille, neveux, nièces et même frère, ont porté brassières, pulls et gilets de sa confection, à différents âges de leur vie et … de la mode !
En cet après-midi du mois de mai, à la salle municipale, est présentée la restitution artistique d’un projet mené, durant trois mois, par Aude Lamarque, membre de la compagnie ariégeoise l’Arbassonge.
Aude possède de nombreuses cordes à son arc : après un parcours universitaire en sociologie et ethnologie, elle choisit de se consacrer, corps et âme, au théâtre et aux histoires sous toutes leurs formes, crieuse de rue, comédienne marionnettiste, chuchoteuse de poésie, conteuse, clown, danseuse contemporaine, j’en oublie sans doute.
Pour construire ses passerelles, elle est intervenue six fois auprès des résidents de l’EHPAD. C’est un peu le monde à l’envers : dans notre jeunesse, les parents nous lisaient des histoires pour nous apaiser ou nous endormir ; ici Aude, pour apprivoiser et réveiller les anciens, leur a raconté des contes et organisé des exercices divers et variés. Puis elle a lancé un travail de collecte de leurs récits de vie sur le thème de « leurs premières fois », des souvenirs bien lointains … encore que certains de ces aïeux, plus en âge de débusquer les campagnols et mulots dans les céréales, ont découvert tout récemment la première fois où ils ont manipulé la souris d’un ordinateur.
Il s’en suivit un travail de transposition écrite des témoignages oraux. Puis Aude, sans avoir à franchir l’affreuse passerelle bétonnée enjambant la déviation, s’est rendue à l’école primaire du village pour initier la même démarche avec les élèves des cours moyens 1ère et 2ème années en collaboration avec leur enseignant Laurent Boissenin. Ce fut au tour des écoliers de raconter leurs premières fois. Fastoche ! Et de mettre en forme écrite et concise leurs récits : moins fastoche ( ?) !
Vint le temps de poser les dernières pierres de la passerelle. Enfants et anciens se retrouvèrent deux fois à la maison de retraite pour apprendre à se connaître à travers des jeux, des exercices de voix et de corps (et de dégustation de bons gâteaux, j’imagine).
Ce « projet de vie » fédéra beaucoup de composantes de l’EHPAD, de la Direction à l’animatrice Florence Martin, en passant par les infirmières, les aides-soignantes parmi lesquelles Marie, et aussi Pablo jeune appelé du Service civique, mais faut-il dissocier le personnel tant, j’en ai fait le constat à l’occasion de mes visites à la chère aïeule, cet établissement respire la gentillesse et le dévouement pour le bien-être de tous.
Enfin le jour de la représentation est arrivé : des trentenaires aux septuagénaires, les spectateurs ont les yeux brillants de fierté pour leur progéniture ou leurs chers aînés.
Dans cette rencontre intergénérationnelle, résonne le choc des prénoms. Les Ambre, Diyana, Loan, Mael, Noah, Zack, Thanael se mêlent aux Denise, Huguette, Paulette, Yvonne, Marcel et Jean. Chacun reconnaîtra les « siens ». Mathilde et Laurent, Marion et Rémi entretiendront éventuellement l’équivoque.
L’argument de la séance est simple : les anciens lisent les premières fois des écoliers lesquels racontent les premières découvertes, bêtises ou punitions (ça va souvent de pair), peurs ou joies, vécues par les aînés. J’avoue que … la première fois justement, cela surprend d’écouter un gamin parlant du maquis de la Résistance ou une nonagénaire évoquant son premier cours de hip-hop.
Mais l’instant de surprise évacué, c’est l’émotion, la tendresse et la fraîcheur des témoignages qui, bientôt, nous étreignent.
Avec la première fois où Denise a fait du vélo, quelle affaire ! Il me semble revivre mon apprentissage de la bicyclette dans la cour de ma maison école avec la bénédiction maternelle de la directrice, sous la surveillance en été d’une tante paralysée. Il y avait aussi des tilleuls autour desquels je slalomais. Les gravillons du sol meurtrirent, plus d’une fois, mes genoux en raison de mon intrépidité ou maladresse.
Soudain, ma belle-famille tend fièrement l’oreille. Elle a vite saisi que les premières fois relatées maintenant concernent son aïeule : la première machine à laver, installée sous le préau de l’école dont elle était directrice, que la population du modeste village de la campagne fuxéenne venait voir comme une curiosité, puis la première télévision. Prémices de la future civilisation de consommation qui nous cause tant de soucis aujourd’hui !
Le progrès ! Événements véritablement surréalistes pour les jeunes têtes blondes (ou pas) ! Ont-elles conscience que l’arrivée de ce qu’on appelait alors pompeusement « arts ménagers » participa à l’émancipation des femmes.
Plus tard, quand je serai bien vieux et plus en capacité de rédiger ce blog, je pourrai aussi raconter, sans que l’on se moque de moi (c’est moins sûr) la première télévision au domicile parental. C’était en 1956, un téléviseur Grandin acheté à l’occasion de la visite à Paris de la jeune reine Elizabeth d’Angleterre. Une seule chaine et en noir et blanc, of course (c’est pour la reine) !
Vieux poirier/On ne sait pas qui t’a semé/Le vent peut-être … À travers cette chanson, les enfants rendent hommage métaphoriquement à la robustesse et la longévité de leurs aînés.
Bon sang ne saurait mentir, je relève dans la comptine que le vieil arbre fruitier fleurit chez un poète en Normandie, le pays qui m’a donné le jour !
Hasard du programme, à travers la lecture d’une jeune élève, c’est encore notre tante, quelle bavarde, qui évoque sa première affectation comme institutrice à l’école de Saint-Béat dans le département de Haute-Garonne. Ce n’était pas le sujet mais je l’ai entendue, en privé, conter aussi son séjour pour le moins pittoresque à l’école de Saint-Marcellin du Forez, à quelques kilomètres de Saint-Étienne.
Beaucoup de romans régionalistes, ainsi le populaire écrivain Christian Signol dans Une si belle école, ont décrit ce temps épique où les timides enseignantes, fraîchement émoulues de l’École Normale de la grande ville de leur région, rejoignaient leur poste, en car puis à pied, dans des conditions très rudimentaires. Une véritable aventure ! Certaines d’entre elles y rencontrèrent un beau prince paysan !
Dans ma jeunesse, Colette Renard connut le succès avec une chanson réaliste : Tais-toi Marseille ! Cet après-midi, c’est plutôt Parle Marcel ! La jeune écolière, au bel accent chantant, raconte les premiers souvenirs de maquisard de l’aîné natif de … la métropole méditerranéenne.
Sur le même sujet, un autre enfant narre le premier contrôle dont fut victime Mathilde face aux soldats allemands :
« J’avais 17 ans en 1944. Nous vivions en zone occupée par l’armée allemande. Accompagnée de ma sœur et de mon frère, nous avons pris le train en gare de Toulouse, pour aller nous ravitailler à la campagne, près d’Auterive. Arrivés là-bas, pas de bus … nous avons dû rejoindre notre village situé à 9 kilomètres à pied.
Le lendemain matin, alors que j’étais occupée à préparer le petit déjeuner à base d’orge grillée, deux soldats allemands ont pénétré dans la maison.
Ils ont demandé à voir ma carte d’identité. Puis ils se sont rendus à l’étage et ont inspecté toutes les pièces avant de redescendre. Passant devant la salle à manger, ils ont remarqué, posée sur une table, une carabine à laquelle était accroché le récépissé d’enregistrement de la Préfecture de Toulouse. Ils se sont concertés puis ont quitté la maison. Ouf !
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai appris que mon père avait caché un fusil de chasse dans une armoire, à l’étage.. Ce fusil n’avait pas été déclaré à la Préfecture.
Si les soldats l’avaient découvert, nous aurions pu être arrêtés ! »
Pour l’avoir constaté moi-même avec une chère petite-fille friande des récits de son arrière-grand-mère sur la vie du village sous l’Occupation, je sais que ces témoignages sont souvent plus marquants et efficaces pour éveiller les consciences que l’enseignement de l’Histoire contemporaine dispensée au lycée.
De beaux devoirs de mémoire pour ces écoliers qui ont le bonheur de vivre sur un sol épargné par la guerre depuis plus de soixante-dix ans. En notre époque ébranlée par quelque vent mauvais, puissent-ils mesurer leur chance : L’avenir est une porte, le passé en est la clé écrivit Victor Hugo.
C’est bien la peine que je tienne quelque propos moralisateur, une autre élève me casse la baraque en racontant la première fois où un des anciens fit l’école … buissonnière. Je l’absous volontiers quand je découvre que, « morale » de l’histoire, l’élève du Sacré-Cœur rejoignit l’École publique.
Ils ne reculent devant rien, ces gamins ariégeois accompagnés à la guitare par Philippe Laval, ils parviendraient presque à accomplir ce qu’on n’a jamais vu sur le sol irlandais (dixit Bourvil) : faire pousser un oranger !
Aucun de leurs bienveillants aînés n’osera leur jeter l’orange (à défaut de pomme) de la discorde, cet après-midi, en affirmant qu’ils sont bien trop gâtés. Et pourtant, beaucoup de ces aïeux ont certainement connu le temps où ils recevaient à Noël une orange, un fruit alors rare et cher.
Mine de rien, ces brèves et modestes tranches de vie, entre joies et peurs, entre rires et larmes, nous rappellent (ou nous apprennent) beaucoup sur la société au milieu du siècle dernier, sur l’éducation, l’autorité, les jeux de l’époque. Avec la passerelle des mots, on franchit avec délectation et émotion des pans d’histoire.
Une aïeule évoque la première fois que Noah a vu sa sœur à la maternité, un jeune garçon enchaîne en exprimant la pudeur bien féminine de Claude qui garde secret le plus beau jour de sa vie à l’occasion de la naissance de son fils. Moments heureux et inoubliables !
Les premières punitions ne pouvaient concerner que Jean dont la malice entretient la bonne humeur à table, si j’en crois notre tante :
« C’était pendant l’Occupation, on était une quinzaine de jeunes et on allait nager à la Gouarège, dans un trou d’eau. On nageait tout nus pour ne pas mouiller le short et le tricot de peau …
Voilà que passe monsieur le curé, il nous voit, mais il n’est pas venu nous trouver.
Au catéchisme, il nous a pris à tous, et il a dit :
« J’aime bien voir les nageurs, mais qui sont un peu habillés ! En tenue d’Adam impossible ! La prochaine fois, vous serez puni pendant trois dimanches ! »
On a fait trois vêpres de plus, un dimanche, avec l’évêque, et la messe en plus !
Alors ça … ça nous turlupinait …
On lui a fait d’autres tours. On était enfant de chœur comme tout le monde, et monsieur le curé avait un vin blanc drôlement bon qu’il mettait dans la burette. Avec les copains, on a vidé la bouteille et la burette avec ! Et quand monsieur le curé a voulu prendre le vin blanc, on avait mis de l’eau à la place !
Alors, il a goûté, a tout recraché, nous a tous regardés et a dit :
« Cet après-midi, vous revenez tous sinon j’irai vous chercher chez vos parents ! » On l’a compris parce que pendant quatre dimanches, au lieu d’aller voir le match de rugby, on a été punis aux vêpres. On lui faisait des tours et il le savait … »
Il y a un petit parfum de Guerre des Boutons qui s’échappe de ce récit de l’Occupation. Je n’ai pas manqué de surveiller les éventuelles réactions de la Sœur écoutant religieusement (comme il convient) les facéties de Jean.
Pour clore le spectacle, en forme de remerciement, les anciens (et le public) offrent aux enfants la chanson douce que leur chantait déjà autrefois leur maman.
Émouvant symbole : entre les doigts des aîné(e)s, se dévide alors la pelote de laine de la chère tricoteuse, un fil d’Ariane (en l’occurrence de Paulette), non pas pour combattre le Minotaure, mais au contraire pour nouer le lien avec les minots de l’école.
Une manifestation en Ariège ne saurait s’achever sans un ultime moment de convivialité autour de quelques pâtisseries et boissons. Il m’a bien semblé que la gourmandise n’avait pas d’âge !
Chacun avait du mal à partir. Petit goût des fêtes de L’Humanité d’antan, Marcel, convictions clairement affichées, chanta le petit vin blanc (pas celui des burettes du curé) qu’on buvait sous les tonnelles du côté de Nogent, avant de faire valser l’Amant de saint Jean :
Qui sait si ce n’était pas lui cet amant-là ? C’est du passé, n’en parlons plus !
Quoique ! On espère d’autres passerelles (c’est mieux que des ronds-points !) à l’EPADH de Prat-Bonrepaux. « Je préfère l’avenir au passé car c’est là que j’ai décidé de vivre pour le restant de mes jours » écrivit encore Victor Hugo.