Notre-D(r)ame de Paris (suite)
Préambule : http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/16/notre-drame-de-paris/
« Notre-Dame est bien vieille : on la verra peut-être
Enterrer cependant Paris qu’elle a vu naître ;
Mais, dans quelque mille ans, le Temps fera broncher
Comme un loup fait un bœuf, cette carcasse lourde,
Tordra ses nerfs de fer, et puis d’une dent sourde
Rongera tristement ses vieux os de rocher !
Bien des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront, pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs, et relisant le livre de Victor :
— Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! »
Quarante-huit heures après « Notre Drame de Paris », j’ai souhaité me rendre au chevet de la vieille Notre-Dame, comme bien des hommes et des femmes de tous les pays de la terre dont parle Gérard de Nerval dans son Odelette de 1834.
Je voulais, sinon me recueillir, du moins constater la folie destructrice des flammes qui, en quelques heures, ont ravagé ce que les hommes avaient mis 107 ans à construire.
À propos, beaucoup auront découvert l’origine de l’expression ne pas attendre 107 ans, il est vrai beaucoup moins usitée en notre civilisation de la vitesse, de l’éphémère et du zapping. Il semblerait donc qu’elle vienne des habitants et riverains de l’époque n’entrevoyant jamais l’issue des travaux d’érection de la cathédrale.
Que dire alors de l’impatience voire l’exaspération des Parisiens d’aujourd’hui devant la multiplication des chantiers encombrant les rues de la capitale ? La nouvelle unité de patience, si l’on en croit les vœux de notre président, devrait être de cinq ans, délai fixé pour la restauration du monument.
Un large périmètre de sécurité ayant été mis en place avec l’interdiction de franchissement de nombreux ponts, il est exclu d’effectuer le tour de l’île de la Cité tel que je vous l’avais offert dans deux anciens billets :
http://encreviolette.unblog.fr/2012/11/16/les-ponts-de-paris-le-tour-de-lile-de-la-cite-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/12/01/les-ponts-de-paris-le-tour-de-lile-de-la-cite-2/
Je vous invite à les lire ou relire car vous y retrouverez des photographies de la vieille (notre) dame dans ses plus beaux atours.
Plutôt que plonger dans les affligeantes polémiques qui commencent à sourdre, après les quarante-huit heures réglementaires de compassion, je dresse mon regard vers les tours en pensant à La présentation de Paris que fit Charles Péguy à Notre-Dame :
« Étoile de la mer, voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous vos commandements ;
Voici notre détresse et nos désarmements ;
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le bief.
Voici notre appareil et voici notre chef.
C’est un gars de chez nous qui siffle par moments.
Il n’a pas son pareil pour les gouvernements.
Il a la tête dure et le geste un peu bref.
Reine qui vous levez sur tous les océans,
Vous penserez à nous quand nous serons au large.
Aujourd’hui c’est le jour d’embarquer notre charge.
Voici l’énorme grue et les longs meuglements.
S’il fallait le charger de nos pauvre vertus,
Ce vaisseau s’en irait vers votre auguste seuil
Plus creux que la noisette après que l’écureuil
L’a laissée retomber de ses ongles pointus.
Nuls ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans.
Mais nous saurons l’emplir et nous vous le jurons
Il sera le plus beau dans cet illustre port
La cargaison ira jusque sur le plat-bord
Et quand il sera plein nous le couronnerons.
Nous n’y chargerons pas notre pauvre maïs,
Mais de l’or et du blé que nous emporterons.
Et il tiendra la mer : car nous le chargerons
Du poids de nos péchés payés par votre Fils. »
Faites le tour de l’île au son de la belle voix grave du regretté acteur Pierre Vaneck :
https://www.ina.fr/video/I07238411
Sur le quai de Montebello, « belvédère » le plus proche, la foule se presse entre les échoppes des bouquinistes pour tirer le portrait de Notre-Dame mutilée.
De cet endroit, qui ne l’aurait jamais vue auparavant, n’évaluerait sans doute pas l’ampleur des dégâts. Certes, elle a perdu sa coiffe, la majestueuse flèche que le monde entier a vu sur les écrans se fracasser incandescente. Mais le squelette semble encore svelte, le teint assez clair, juste un peu de noir autour de l’œil d’une rosace supérieure.
S’il y en a qui ont eu chaud aux fesses, ce sont bien les statues de cuivre vert-de-gris des apôtres et évangélistes hélitreuillées, de manière prémonitoire, quelques jours avant l’incendie, pour se refaire une jeunesse dans une entreprise du Périgord : parmi elles, Saint Thomas étrangement ressemblant à Eugène Viollet-le-Duc, le célèbre architecte du XIXème siècle spécialiste des restaurations médiévales et concepteur de la regrettée flèche.
Ce spectaculaire enlèvement m’a rappelé l’extraordinaire séquence d’ouverture du film Fellini Roma (un autre visionnaire) avec la statue de Jésus rédempteur transportée par hélicoptère sous les vivats de quelques jeunes femmes bronzant en bikini sur leurs terrasses romaines.
Carlo Goldoni se sent bien seul, au chevet de la cathédrale, dans le square Jean XXIII fermé au public. Auteur dramatique italien, il gagna la France en 1762 où il écrivit dès lors la plupart de ses pièces en français, notamment Le Bourru Bienfaisant à l’occasion du mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Le souverain avait préféré pour son sacre l’autre cathédrale gothique de Reims mais, le 26 octobre 1781, il choisit de rendre, en Notre-Dame, de solennelles actions de grâce à Dieu de la naissance du Dauphin. À la sortie, il remonta dans son carrosse sous les acclamations de « Vive le Roi ». Commedia dell’ Arte !
Les télévisions étrangères campent sur le pont de la Tournelle. Au rythme des journaux d’information, les reporters donnent heure par heure un bulletin de santé de Notre-Dame en arrière-plan.
Au loin, dans la dentelle de pierre, on distingue de minuscules fourmis ouvrières, pompiers et charpentiers, qui réservent leur diagnostic et apportent quelques soins palliatifs d’urgence, notamment quelques contreforts en bois pour empêcher l’effondrement de pans de voûte.
Le « quotidien » reprend son cours. Le patron du restaurant de l’île Saint-Louis, où nous avons nos habitudes, maugrée contre les barrages qui compliquent la circulation dans le quartier. De table en table, les clients partagent leurs émotions et leurs anecdotes.
Courant tout le long du trottoir de la rue Saint-Louis en l’Île, un lourd tuyau témoigne encore de l’impressionnant dispositif mis en place pour combattre les flammes.
À la vitrine d’une galerie, un tableau au couteau, dans l’esprit des impressionnistes, célèbre avec gaieté la cathédrale voisine.
Déception : à l’extrémité de la rue, nous ne jouissons d’aucun point de vue sur la cathédrale, sinon le sommet des deux tours surgissant à peine au-dessus des toits. L’accès au pont Saint-Louis est, en effet, réservé aux uniques résidents de l’île de la Cité.
J’ai beau tenter une manœuvre de diversion en déclarant à l’agent en faction que je souhaite rendre visite à Héloïse et Abélard dont le domicile est visible de l’autre côté de la Seine, rien n’y fait.
Je ne suis pas persuadé que lui narrer l’histoire torride et dramatique des célèbres amants, à l’ombre de Notre-Dame, telle que l’évoqua Jean Teulé dans un truculent roman, aurait suffi à infléchir son intransigeance.
(voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2015/05/06/heloise-ouille-abelard-aie/
Pour être exact, il s’en fallut de quelques années pour que les deux tourtereaux connaissent la cathédrale actuelle. Pierre Abélard enseigna la dialectique et la théologie à l’École du cloître ou école de la cathédrale Notre-Dame de Paris, la première cathédrale de Paris, celle qu’on a oubliée, la cathédrale Saint-Étienne sur laquelle l’évêque Maurice de Sully entreprit en 1163 la construction de l’édifice actuel.
Par mesure de sécurité en cas d’écroulement du monument, le quartier, compris entre le quai aux Fleurs et la rue du Cloître-Notre-Dame, est interdit aux badauds et aux touristes, les commerces sont fermés et certains immeubles ont même été évacués momentanément. Circulez, il n’y a rien à voir !
En son temps, le Gargantua de Rabelais, avec son habituelle démesure, trouva la parade pour éloigner les curieux et gêneurs :
« Quelques jours après qu’ils se furent reposés, Gargantua visita la ville et il fut vu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud et stupide de nature, qu’un bateleur, un montreur de reliques, un mulet avec ses clochettes, un vielleux au milieu d’un carrefour, assembleront plus de gens que ne ferait un bon prêcheur de l’Évangile.
Et ils l’importunèrent tant à le poursuivre qu’il fut contraint de se réfugier sur les tours de l’église Notre-Dame. En cet endroit, voyant tant de gens autour de lui, il dit d’une voix claire : « Je crois que ces maroufles veulent que je leur paye ici ma bienvenue et mon cadeau d’arrivée. C’est raison. Je vais leur payer à boire, mais ce ne sera que par ris. »
Alors, en souriant, il détacha sa belle braguette, tira sa mentule en l’air et il les compissa si aigrement qu’il en noya deux cent soixante mille quatre cent dix-huit, sans les femmes et les petits enfants. […]
Ceci fait, Gargantua considéra les grosses cloches qui étaient dans lesdites tours, et il les fit sonner bien harmonieusement. Ce faisant, il lui vint à l’esprit qu’elles serviraient bien de clochettes au cou de sa jument, qu’il voulait renvoyer à son père toute chargée de fromages de Brie et de hareng frais. De fait, il les emporta au logis. »
Me voilà donc refoulé sur la rive droite de la Seine, quai de l’Hôtel de Ville. À l’entrée du pont d’Arcole, quelques pancartes me ramènent à une autre actualité « brûlante » : les dons faramineux de grandes fortunes françaises et des multinationales, pour la reconstruction de Notre-Dame, suscitent colère, indignation et et incompréhension de certains gilets jaunes, et attisent d’autres brasiers. L’unité nationale dans l’émotion n’aura pas tenu trois jours.
Le mécénat dans l’art n’est pourtant pas nouveau puisqu’il tire son origine, dans la Rome antique, d’un ministre de l’empereur Auguste, Caius Cilnius Mæcenas, protecteur des arts et des lettres. À la Renaissance, sans les Médicis, le génie de Michel-Ange n’aurait probablement jamais éclaté. Serons-nous aussi virulents et critiques devant les dépenses d’équipement pour les futurs Jeux Olympiques de Paris?
À quelques pas de là, la foule se presse sur le parvis de l’Hôtel de Ville où, cet après-midi, est rendu un hommage à la cathédrale de Paris et à toutes celles et ceux qui ont contribué à la sauver, en particulier les pompiers.
À bien observer, on repère vite que quelques considérations électorales animent certains invités. Ainsi, les « républicains marcheurs » candidats à la mairie de Paris Benjamin Griveaux, Mounir Mahjoubi et Cédric Villani sont au coude à coude près du podium. Des têtes de listes pour les prochaines élections européennes se toisent à distance. Allez, pas de mauvais esprit, les héros du jour sont Notre-Dame et ses sauveteurs vivement acclamés.
Interview de François-Xavier Bellamy, tête de liste des Républicains aux élections européennes
En tendant l’oreille, j’entends mon voisin, un prêtre, confier au micro d’une radio comment, au péril de leur vie (et ce n’est pas qu’une formule !), les premiers sapeurs pompiers ont pénétré dans l’enceinte de la cathédrale, affronté la fournaise, escaladé les beffrois et sauvé des flammes plusieurs œuvres d’art. Admirable et émouvant !
La cérémonie débute par le Prélude de la première Suite de Bach interprétée par la violoncelliste Armance Quero.
Puis deux extraits de Notre-Dame de Paris, le roman de Victor Hugo, sont lus par la comédienne Isabelle Carré et le sociétaire de la Comédie-Française Nicolas Lormeau.
Vidéo Encre violette
Mes lecteurs fidèles se souviennent peut-être d’un billet que j’avais consacré à Nicolas Lormeau pour son spectacle, à la Comédie-Française, adapté du livre du journaliste reporter Albert Londres sur le Tour de France 1924 et les forçats de la route.
Or, justement, ce même Albert Londres, jeune correspondant de guerre envoyé à Reims lors du bombardement de la ville en septembre 1914, publia son premier grand article à la une du quotidien Le Matin en relatant l’agonie de la cathédrale champenoise :
« Elle est debout mais pantelante. Nous suivions la même route que le jour où nous la vîmes entière. Nous comptions la distance, guettant le talus d’où elle se montre aux voyageurs, nous avancions la tête tendue comme à la portière d’un wagon lorsqu’en marche, on cherche à reconnaître un visage. Avait-elle conservé le sien ?
Nous touchons le talus. On ne la distingue pas. C’est pourtant là que nous étions l’autre fois. Rien. C’est que le temps moins clair ne permet pas au regard de porter aussi loin. Nous la chercherons en avançant.
La voilà derrière une voilette de brume. Serait-elle donc encore ? Les premières maisons de Reims nous la cachent. Nous arrivons au parvis.
Ce n’est plus elle, ce n’est que son apparence.
C’est un soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa silhouette toujours haute mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous montrerait sa poitrine déchiquetée.
Les pierres se détachent d’elle. Une maladie la désagrège. Une horrible main l’a écorchée vive.
Les photographies ne vous diront pas son état. Les photographies ne donnent pas le teint du mort. Vous ne pourrez réellement pleurer que devant elle, quand vous y viendrez en pèlerinage.
Elle est ouverte. Il n’y a plus de portes. Nous pénétrons en retardant le pas. Nous sommes déjà au milieu de la grande nef quand nous apercevons avoir le chapeau sur la tête. L’instinct qui fait qu’on se découvre au seuil de toute église n’a pas parlé. Nous ne rentrions plus dans une église.
Il y a bien encore les voûtes, les piliers, la carcasse, mais les voûtes n’ont plus de toiture et laissent passer le jour par de nombreux petits trous ; les piliers, à cause de la paille salie et brûlée dans laquelle ils finissent, semblent plutôt les poutres d’un relais ; la carcasse où coula le réseau de plomb des vitraux, n’est plus qu’une muraille souillée où l’on ne s’appuie pas.
Deux lustres de bronze se sont écrasés sur les dalles. Nous entendons encore le bruit qu’ils ont dû faire. Des manches d’uniformes allemands, des linges ayant étanché du sang, de gros souliers empâtés de boue, c’est tout le sol. Comment l’homme le plus catholique pourrait-il se croire dans un sanctuaire !…
Nous prenons l’escalier d’une tour. Les deux premières marches ont sauté. Tout en le montant, notre esprit revoit les blessures extérieures. Nous devons être au niveau de ce fronton où Jésus mourait avec un regard si magnanime. Le fronton se détache, maintenant, telle une pâte feuilletée et Jésus n’a plus qu’une partie de sa joue gauche. Plus haut est cette balustrade que, dans leur imagination, les artisans du Moyen Âge ont dû destiner aux anges les plus roses, la balustrade s’en va par colonne, les anges n’oseront plus s’y accouder. Puis c’est chaque niche, que l’on n’a plus, maintenant, qu’à poser horizontalement, à la façon d’un tombeau, puisque les saints qu’elles abritaient sont pour toujours défaits ; c’est chaque clocheton, dont les lignes arrachées se désespèrent de ne plus former un sommet ; c’est chaque motif qui a perdu l’âme de son sculpteur. Et nous montons sans pouvoir chasser de nous cette impression que nous tournons dans quelque chose qui se fond tout autour.
Nous arrivons à la lumière. Sommes-nous chez un plombier ? Du plomb, du plomb en lingots biscornus. La toiture disparue laisse les voûtes à nu. La cathédrale est un corps ouvert par le chirurgien et dont on surprendrait les secrets.
Nous ne sommes plus sur un monument. Nous marchons dans une ville retournée par le volcan. Sénèque, à Pompéi, n’eut pas plus de difficultés à placer le pied. Les chimères, les arcs-boutants, les gargouilles, les colonnades, tout est l’un sur l’autre, mêlé, haché, désespérant.
Artistes défunts qui aviez infusé votre foi à ces pierres, vous voilà disparus.
Le canon, qui tonnait comme de coutume, ne nous émotionnait plus. L’édifice nous parlait plus fort. Le canon se taira. Son bruit, un jour, ne sera même plus un écho dans l’oreille, tandis qu’au long des temps, en pleine paix et en pleine renaissance, la cathédrale criera du haut de ses tours décharnées.
Nous redescendons. Nous sommes près du chœur. De là, nous regardons la rosace – l’ancienne rosace. Il ne lui reste plus qu’un tiers de ses feux profonds et chauds. Elle créait dans la grande nef une atmosphère de prière et de contrition. Et le secret des verriers est perdu !
En regardant ainsi, nous vîmes tomber des gouttes d’eau de la voûte trouée. Il ne pleuvait pas. Nous nous frottons les yeux. Il tombait des gouttes d’eau. C’était probablement d’une pluie récente ; mais pour nous, ainsi que pour tous ceux qui se seraient trouvés à notre côté, ce n’était pas la pluie : c’était la cathédrale pleurant sur elle-même.
Il nous fallut bien sortir. Les maisons qui l’entourent sont en ruines. Elles avaient profité de sa gloire. Elles n’ont pas voulu lui survivre. On dirait qu’elles ont demandé leur destruction pour mieux prouver qu’elles compatissent. En proches parents, elles portent le deuil.
Le canon continue de jeter sa foudre dans la ville. Les coups se déchirent plus violemment qu’au début. Que cela peut-il faire maintenant ? La cathédrale de Reims n’est plus qu’une plaie. »
Poids et choc des mots tant la qualité littéraire du reportage crée des images et de l’émotion ! L’exercice écrit est autrement plus talentueux que l’immédiateté des images de Notre-Dame en flammes diffusées en boucle par les chaines d’infos. Chaque témoin devient même un éventuel contributeur quand télévisions et réseaux sociaux sollicitent les vidéos captées avec son smartphone.
Je m’éloigne de la cérémonie, moins concerné par les propos convenus d’Anne Hidalgo et Christophe Castaner.
Périmètre de sécurité oblige, il me faut continuer jusqu’au Pont au Change pour franchir le fleuve et me retrouver au cœur de l’île de la Cité. Privé de parvis, j’aperçois, entre les feuillages, les tours de Notre-Dame.
Après lui avoir présenté Paris, Charles Péguy s’adressa à Notre-Dame dans son œuvre poétique Porche du mystère de la deuxième vertu. Il passait en revue les saints patrons de Paris sculptés sur sa façade :
« Mais il vient un jour, il vient une heure,
il vient un moment où saint Marcel et sainte Germaine,
Et saint Germain lui-même et notre grande amie
cette grande sainte Geneviève,
Et ce grand saint Pierre lui-même ne suffit plus
Et où il faut résolument faire ce qu’il faut faire…
…Et s’adresser directement à celle qui est au-dessus de tout…
…Parce qu’aussi elle est infiniment bonne,
À celle qui intercède,
La seule qui puisse parler avec l’autorité d’une mère.
S’adresser hardiment à celle qui est infiniment pure,
Parce qu’aussi est elle infiniment douce,
À celle qui est infiniment noble
Parce qu’aussi elle est infiniment courtoise …
À celle qui est infiniment jeune,
parce qu’aussi elle est infiniment mère …
À celle qui est infiniment joyeuse,
Parce qu’aussi elle est infiniment douloureuse »
J’ai visité plusieurs fois Notre-Dame, je l’ai longée souvent, admirée toujours. Je n’avais jamais sans doute pris conscience autant qu’aujourd’hui de ma ridicule petitesse de terrien et de sa grandeur : 850 ans d’Histoire de France se sont déroulés sous sa nef.
Elle n’était pas encore achevée, à la fin du XIIIème siècle, que les Parisiens y veillèrent la dépouille de Saint Louis, celui-là même qui récupéra la couronne d’épines du Christ (il en est d’autres dans le monde !) en dédommageant les Vénitiens.
C’est ici, parce qu’elle était vaste, que Philippe le Bel, en 1302, y fit tenir les premiers États Généraux du royaume pour recevoir le soutien de tous ses sujets dans sa guerre contre le pape.
C’est ici, en 1455, que le roi Charles VII ouvrit en grande pompe le drôle procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc.
C’est ici, en 1572, en août 1572, qu’Henri de Navarre, le futur roi Henri IV, chef des protestants, vit son mariage avec la princesse Marguerite de Valois (la Reine Margot d’Alexandre Dumas) béni sur le parvis de la cathédrale. Il était en effet hors de question que des parpaillots assistassent à une messe … Quelques semaines plus tard, ce fut le massacre de la Saint-Barthélemy.
Vingt-deux ans plus tard, après s’être converti au catholicisme à la basilique de Saint-Denis et sacré roi à Chartres, le désormais Henri IV fit donner un Te Deum à Notre-Dame. « Paris vaut bien une messe » et mon billet un autre Te Deum interprété par Pierre Cochereau l’ancien titulaire de l’orgue de Notre-Dame miraculeusement sauvé des flammes.
À la Révolution, Notre-Dame fut endommagée, la tête des rois de Judée sur la façade, coupées par les insurgés qui y voyaient une représentation des rois de France, et la cathédrale transformée en temple de la Raison.
Le 2 décembre 1804, Napoléon Bonaparte y futt sacré empereur des Français, en présence de sa femme Joséphine de Beauharnais et du pape Pie VII contraint et forcé, mais en l’absence de sa mère Maria Letizia un peu fâchée. Cette grand-messe fut immortalisée par le peintre David.
Lors de la Libération de Paris, le 26 août 1944, le général de Gaulle y fit jouer un Magnificat.
À l’époque contemporaine, Notre-Dame est devenue lieu de l’union du pays avec les obsèques nationales de Poincaré, des maréchaux Foch, Juin et Leclerc, des messes à la mémoire du général de Gaulle, de Georges Pompidou, François Mitterrand, et plus récemment en hommage aux victimes des attentats de novembre 2015.
Depuis 1924, le parvis de Notre-Dame sert de point zéro (matérialisé par une rose des vents dans un octogone de bronze) pour calculer les distances automobiles de Paris aux villes de France. Mais ce point zéro fut instauré, au temps des carrosses, par une lettre patente de Louis XV datant du 22 avril 1769, en lieu et place de l’Échelle de justice où les criminels étaient exposés puis condamnés.
Avant que je ne tourne enfin le dos à Notre-Dame, je ne résiste pas à vous livrer cette information lue dans le très sérieux quotidien Le Monde. Je savais que l’écrivain et critique littéraire Charles-Augustin Sainte-Beuve n’était pas resté insensible au charme d’Adèle, l’épouse de Victor Hugo, possiblement pendant que celui-ci écrivait Notre-Dame de Paris. Il semblerait aussi qu’il cocufia l’architecte Eugène Viollet-le-Duc occupé à son chantier de la cathédrale. Une sacrée flèche, ce Sainte-Beuve !
Alors que les dons coulent à flot pour que Notre-Dame se retrouve en beauté, déjà naissent des débats et enflent des querelles dignes de la fameuse bataille d’Hernani, drame romantique de l’incontournable Hugo, ces affrontements entre les Anciens et les Modernes. Faut-il la restaurer à l’identique qui n’a rien à voir d’ailleurs avec ce qu’elle fut à l’origine ?
Victor Hugo, je l’adore celui-là, pas seulement parce qu’il est né le même jour que moi (pas la même année, rappelez-vous Ce siècle avait deux ans … !), Victor Hugo, donc, écrivait dans Notre-Dame de Paris : « Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dépose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre. ».
Anatole France ne disait pas autre chose (dans le conte Le jongleur de Notre-Dame) : « Un monument ancien est rarement d’un même style dans toutes ses parties. C’est un livre sur lequel chaque génération a écrit une page. Il ne faut altérer aucune de ces pages. » Les cathédrales sont toutes hybrides et des produits de la légende des siècles (encore référence à Hugo !)
Au fait, j’ai ma propre petite expérience de cathédrale reconstruite. Le 17 juin 1956, j’étais sur les épaules de mon papa, sur le parvis de la cathédrale de Rouen, pour assister à sa réouverture par le président Coty après les bombardements qu’elle avait subis durant la Seconde Guerre mondiale.
Conclure, c’est souvent fermer la porte mais ce peut être aussi en ouvrir une. Soyons Hugolien, et comme dit la chanson, « Paris sera toujours Paris la plus belle ville du monde malgré l’obscurité profonde », et Notre-Dame restera Notre-Dame ! Elle n’a d’ailleurs, par accident, jamais autant laissé passer la lumière … comme le souhaitaient les bâtisseurs du gothique.