Coraly Zahonero, Sylvie Caster … et Reiser à la Comédie-Française
Tandis que ma compagne arpente les galeries sous arcades du jardin du Palais-Royal, je me pose sur une des causeuses installées par l’artiste Michel Goulet, dix chaises-poèmes, dix sièges qui seraient d’une grande banalité s’ils n’étaient pas assemblés deux à deux et percés en leur dossier d’un fragment poétique et du nom de son auteur illustre.
Hésitation (peut-être) révélatrice, plutôt que m’adosser à Rimbaud, ça fait un peu bateau (ivre ?), je choisis comme « confident » une phrase du poète suédois Tomas Tranströmer, prix Nobel de littérature en 2011 : « Je porte en moi tous mes visages passés comme un arbre ses cernes. »
Elle est tirée de Les souvenirs m’observent, un recueil de proses poétiques qui évoquent l’enfance et l’adolescence de l’écrivain, et en l’occurrence ici, son camarade de classe Palle mort prématurément. Si l’on poursuivait la lecture de l’ouvrage, on apprendrait de ces visages que : « C’est leur somme qui fait de moi ce que je suis. Le miroir ne reflète que mon dernier visage, pourtant je connais tous ceux qui l’ont précédé. » Prémonitoire de ma soirée ?
Les désagréables giboulées de mars me chassant, je me réfugie au café Le Nemours sous les colonnes chauffées de la place Colette, jouxtant la Comédie-Française. Devant mon chocolat, je profite de la conversation peu discrète de mes voisins, un couple de jeunes garçons qui, pour célébrer l’anniversaire de l’un d’eux, commandent deux coupes de champagne. Attendrissant ! De l’autre côté, trois étrangères sortent ostensiblement de leurs sacs, leurs récents achats à la boutique Chanel de la rue Saint-Honoré. Consternant !
Comédie humaine … bientôt Comédie-Française que je rejoins maintenant. Je m’attarde quelques instants dans le hall de la salle Richelieu. J’ai presque honte de me remémorer que je n’y étais pas entré depuis mon enfance : mes chers parents professeurs y amenaient régulièrement, une fois par an, les élèves des classes supérieures de leur collège du Pays de Bray, je profitais du voyage.
Ce soir, à défaut de la salle prestigieuse, un ascenseur nous conduit au-dessus, tout en haut, dans la Coupole, un espace sous les toits désormais aménagé pour accueillir le bien nommé Grenier des acteurs, un moment particulier dans la programmation de la Comédie-Française où, à tour de rôle, certains sociétaires de la Troupe proposent une lecture publique de leur livre de chevet.
J’ai, depuis mon enfance, un attachement très fort au grenier, cet endroit le plus élevé d’une maison, synonyme de toiles d’araignées, de vieilles malles salies de la poussière du temps, d’objets écartés de notre quotidien mais qu’on n’a pas eu le courage de jeter, de souvenirs juste éclairés par la lumière d’une lucarne. Il y en avait un contigu à ma chambre, immensément (du moins selon la cristallisation de Stendhal) profond, sombre et inquiétant, et pourtant j’y ai passé des centaines d’heures à en explorer ses trésors, ses armoires remplies de livres, ses cartons bourrés de collections de magazines sportifs. C’est sans doute là que je découvris l’épopée cycliste des forçats de la route chers à Albert Londres que Nicolas Lormeau, autre sociétaire de la maison de Molière, évoqua, il y a quelques mois, au Studio Louvre (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/ ).
Sous les combles, bien qu’ils soient de la Comédie-Française, le confort est précaire : une centaine de chaises assez ordinaires non fixées, des piliers métalliques masquant un angle de l’estrade, une acoustique polluée par la pluie qui fait des claquettes sur les baies vitrées. Véniels inconvénients, qu’importe finalement, nous sommes là au grenier pour exhumer, découvrir dans mon cas, un des livres de chevet de Coraly Zahonero, Nel est mort de Sylvie Caster paru en 1985 (éditions Bernard Barrault).
Coraly fut nommée 504ème sociétaire de la Comédie-Française en janvier 2000. Son registre théâtral est vaste et varié : je relève pêle-mêle le rôle-titre de Yerma de Federico Garcia Lorca, Natalia Ivanovna auprès des Trois Sœurs de Tchekhov, Jessica dans Le Marchand de Venise de Shakespeare, Margarita dans Les Rustres de Goldoni, la modiste d’Un chapeau de paille d’Italie d’Eugène Labiche. Cette saison, elle joue notamment dans La Locandiera de Carlo Goldoni et dans la reprise de L’Hôtel du Libre-Échange de Georges Feydeau.
En lisant sa biographie, je découvre qu’elle incarnait Yvonne de Gaulle dans le téléfilm Pierre Brossolette réalisé par Coline Serreau et diffusé sur France 3 à la veille de l’entrée de la dépouille du résistant martyr au Panthéon. Je n’aurais pas imaginé la belle méditerranéenne dans la peau de « tante Yvonne », l’épouse du général dont la disparition fut raillée par le journal satirique Hara Kiri Hebdo avec la couverture culte : « Bal tragique à Colombey 1 mort ».
Mais je tiens ici ma transition car, à la recherche de documentation sur la bande iconoclaste de Hara-Kiri et Charlie Hebdo, Coraly débarqua un jour dans mon blog et me contacta par mail et téléphone pour que je lui narre plus précisément mon aventure dans les locaux du journal satirique, au mois de mai 1980.
(voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/ ).
C’est ainsi qu’elle me confia ses projets et notamment cette lecture du livre de Sylvie Caster qui publia régulièrement des chroniques dans Charlie Hebdo de 1976 à 1981.
Comme dans tout vrai grenier qui se respecte, il bruisse bientôt de la centaine de rats de bibliothèque (c’est la capacité maximale tolérée par la sécurité !) qui l’ont investi pour grignoter quelques bonnes feuilles du livre.
Devant moi, s’assied la journaliste (actuellement au quotidien Le Monde) Florence Aubenas dont l’enlèvement comme otage fit l’actualité il y a quelques années. La famille Charlie, la vraie ( !), celle du temps du « plus beau journal du monde », est aussi présente, ainsi je papote quelques instants avec Delfeil de Ton et la petite Virginie chère à Cavanna. Il n’y a pas de hasard entre compagnons d’esprit, nous nous étions croisés, voilà quelques semaines, à la Sorbonne, pour célébrer le cinquième anniversaire de la mort de Cavanna. ( http://encreviolette.unblog.fr/2019/02/06/cavanna-a-occupe-la-sorbonne/
Coraly avait ouvert d’ailleurs cet hommage par une lecture de deux extraits de livres du Rital moustachu.
Il ne manque bientôt plus que l’autre héroïne de la soirée, Sylvie Caster, qui vient s’asseoir juste devant moi, elle est si menue que même sa chevelure frisée ne me gênera pas.
Je ne sais si je dois parler d’écrivaine ou d’auteure après avoir perçu indiscrètement quelques ressentiments de mon voisin sur l’écriture inclusive. Vaste question ! Vous lirez ce que j’en ai écrit si cela vous dit…
( http://encreviolette.unblog.fr/2017/12/03/les-francais%C2%B7es-sont-divise%C2%B7es/ )
Sylvie ne se souvient peut-être pas que des collègues enseignants et moi, nous l’interviewâmes dans les locaux de Charlie, rue des Trois Portes. Elle a sans doute plus encore oublié la violente et injuste diatribe éructée à son égard dans notre film, par un professeur Choron sous l’emprise du whisky : « Au milieu de ces vociférations, [elle dit] je n’ai pas le droit d’ouvrir ma gueule. On ouvre sa gueule que quand on fait des choses … les choses, elles existent là sur le papier ».
J’en ai encore presque honte, quarante ans plus tard. Cher collègue professeur (!), et vous le saviez bien, vous appréciiez les chroniques mordantes de Sylvie Caster et en retour, celle que Wolinski surnommait affectueusement Jiminy Cricket vous aimait tous. Son roman Nel est mort, dont Coraly Zahonero entame la lecture, en est une preuve.
« J’ai appris la mort de Nel un dimanche soir, aux actualités. Il était mort à des centaines de kilomètres de moi.
J’étais à des centaines de kilomètres de lui.
À un monde de lui.
Je savais qu’il allait mourir. Qu’il était possible qu’il meure bientôt. C’était une idée enfouie dans ma tête, et à chaque fois que je le voyais, je me disais : « Nel, ta mort est en toi et te souffle.
Chaque seconde, chaque seconde. » Mais j’écrasais cette idée — cafard — absolu, abject cafard pour lui sourire : « Tiens le bon bout, Nel. Accroche-toi, je t’en prie, accroche-toi, et vis, vis. Ne meurs pas. À qui pourrais-je parler d’autre sur la terre ? Parler vraiment. Tu sais bien ça. » C’était complètement égoïste.
Tous ces « ne meurs pas, je t’aime » sont complètement égoïstes.
Et aussitôt après je me sermonnais. « Gueule tonique et souriante – gueule qui croit que la vie va gagner. Gueule d’andouille forcenée, pour l’empêcher de paniquer. Gueule forcée. » Alors que c’était clair. Le temps le montrait du doigt et me murmurait : « Grouille-toi. C’est peut-être la dernière fois que tu le vois. »
Pourtant, la dernière fois, je n’étais pas là…
… Le speaker parlait de la mort de Nel Gall. Qui était dessinateur. Qui était le plus beau. Le plus grand. Et qui venait de mourir à quarante ans des suites d’une longue maladie. Le speaker prenait cette tronche triste qu’on a obligatoirement pour annoncer les décès. Avec, en supplément, un air de surprise un peu choquée. À quarante ans, tout de même, c’est injuste ! »
Ce texte paru en 1985, qualifié de roman, a été reconnu par beaucoup comme une biographie à peine romancée du génial dessinateur Reiser terrassé par un cancer, trois ans plus tôt, à l’âge de quarante-deux ans.
Un ami alsacien se lamentait récemment, lors de la projection du film sus-cité que, pour les jeunes générations des réseaux sociaux, Cavanna puisse être un humoriste canadien et Jean-Marc Reiser (c’est le même prénom) soit le suspect numéro un d’un sordide fait divers, la disparition récente d’une jeune fille. Pauvre Reiser qui doit encore mourir de rire dans sa tombe du cimetière Montparnasse.
Est-ce que cela encombre mon écoute, je crois au contraire qu’elle l’enjolive et la nourrit, bref, au fil des pages, je ne cesserai de plonger dans mes souvenirs et de chercher des correspondances, et des images cela va de soi, de l’immense artiste qui ensoleilla ma jeunesse avec ses crobars à l’humour féroce stigmatisant la connerie humaine.
Il est évident de mettre en perspective le style de la femme de lettres et celui du dessinateur, leur sens commun de la critique au vitriol de notre société.
« Alors j’ai pu voir. J’ai pu regarder. Nel qui était sur le lit.
On dit : Les morts ont l’air de dormir. Et ils sont tout blancs. Si l’on veut. Il faut les voir, les visages au final. Leur dernière expression. Toutes les têtes qui dorment. Ça ne dit rien de l’homme que l’animal. Mais mort !
Il avait ce sourire féroce qui disait : « Je vous vois mes crétins – vous allez venir. Et je vous vois tels que vous êtes. Je vous ai toujours vus. Tels quels. Désolants. » C’était ce rictus.
Il était là, hautain et séparé. On la voyait sa tristesse ricanante. Et c’était bien ridicule, autour, les pompons, les fleurs, les gens qui défilaient. Qui faisaient leurs simagrées de visite. De cet air triste qu’il fallait. Parce que c’était triste.
Elle ne chialait pas, elle ne s’ouvrait pas beaucoup leur peine. Elle ne saignait pas. C’était du toc, de la commande. Comme prévu. Comme prévisible. On ne l’avait jamais surpris. »…
… « Je pensais à ce qu’il avait prédit avec sa formidable misanthropie. « Tu pourras compter avec ceux qui arriveront avec des yeux bouffis et ceux qui auront pris le temps de s’arranger — surtout les femmes. Tu verras qu’elles auront pensé à s’habiller en noir. Qu’elles auront mis leurs plus beaux tailleurs, qu’elles seront impeccables, peignées, maquillées. Tu sais, celles qui, dans le tas, disaient m’aimer… Elles seront au bord du trou, et elles ne pourront pas s’empêcher de comparer. Laquelle est la plus jolie « veuve » comme si elles concouraient sur un podium. »
Il avait ri, une sorte de rire de douleur qui était comme le claquement de la botte d’un militaire désabusé qui se croit encore obligé de saluer. »
Comment d’aussi féroces descriptions peuvent-elles naître de l’esprit de ce petit bout de femme qui signait Calamity Caster ses chroniques du Canard enchaîné (elle y devint la première femme rédactrice depuis 1920) ?
Ce soir, au fil des pages, s’organise une double lecture, ma pensée balançant entre l’unique disparition de Reiser et une réflexion plus universelle sur la mort, ou plutôt plus personnelle sur « mes » morts.
J’appris la mort de mon père un jeudi peu avant midi, on vint me chercher dans une salle de réunion. J’étais à plusieurs centaines de kilomètres aussi de lui. Je savais que sa santé était chancelante. Seul, je me répétais : « Papa est mort, c’est donc ça la vie ? » Comme il disait parfois, c’est lorsque son père s’en va qu’on devient adulte. J’allais rouler vite rejoindre ma maman. Ce n’était pas le premier cadavre que je voyais, à la différence de Sylvie Caster.
Dans un ancien billet, j’eus l’occasion d’évoquer la compassion feinte ou pas de ceux qui appartiennent au cercle plus éloigné de la famille et des amis : « La médicalisation de la fin de vie éloigne aujourd’hui très souvent les mourants de leur demeure. La plupart des défunts décédés chez eux rejoignent rapidement une chambre funéraire. Le rapport à la mort a changé, les rites et les croyances aussi, et les vivants s’empressent souvent à mettre à distance le corps du défunt.
Il était autrefois d’usage de mourir (comme de naître) à son domicile. Cette coutume perdure encore principalement dans certaines campagnes, à défaut, le corps est rapatrié vite à la maison au mépris de quelques règles. Sitôt que la cloche de l’église a sonné le glas et que la nouvelle s’est répandue, il s’en suit la traditionnelle visite au mort par la quasi totalité des gens du village pour un dernier adieu. Les rares exceptions dont souffre cette règle concernent de vieilles fâcheries, survivances peut-être d’histoires de partage ou de querelles électorales. Encore que, devant Dieu, il ne s’agit pas de faire le malin !
Pour rester dans l’impertinence et l’humour caustique, ce témoignage de compassion envers la famille endeuillée était parfois mu aussi par un soupçon de curiosité malsaine. C’était en effet l’occasion de découvrir l’agencement d’un intérieur inconnu et quelques signes cachés de « richesse », une belle armoire rustique, une batterie de cuivres ou d’étains, avec toutes les déductions et commentaires que je vous laisse supposer.
Dans le film Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, l’une des dernières volontés du défunt Jean-Louis Trintignant est d’être inhumé à Limoges, berceau de la famille. Ainsi, « ceux qui l’aiment » prennent le train gare d’Austerlitz pour Limoges : les vrais amis et les faux-jetons, les héritiers légitimes et les non légitimes, la famille naturelle et non naturelle, les amants et les amis des amants. Le cinéaste mettait en scène avec beaucoup de finesse cynique les vieilles rancœurs, les faiblesses et les mesquineries, les disputes sans objet qui resurgissent alors que tous se rassemblent autour du cercueil. Il y a des familles qui ne se réunissent qu’aux enterrements. Et comme chantait Brassens, « Quand les héritiers étaient contents/Au fossoyeur, au croque-mort, au curé, aux chevaux même/Ils payaient un verre … »
Il est toujours de tradition à l’issue des obsèques de préparer une collation pour les membres de la famille et les amis proches, surtout ceux qui sont venus de loin : un moment bref mais apaisant pour ceux qui vont devoir affronter l’absence et la solitude.
J’ai connu le temps où l’assistance se retrouvait au café du village. Plus on s’éloignait des tables occupées par les proches du défunt, plus régnait une atmosphère de réjouissance. Certains attendaient avec impatience le départ du curé pour commander une ch’tiote goutte. Finalement, n’appliquaient-ils pas à la lettre la recommandation du grand Jacques Brel que Le Moribond de sa chanson soit enterré dans la liesse : « J’veux qu’on rie, j’veux qu’on danse, j’veux qu’on s’amuse comme des fous » … »
Je me demande si, aujourd’hui, nous n’avons pas un rapport plus compliqué avec les défunts. D’antan, dans nos campagnes, la mort était un épisode qui scandait l’existence de plusieurs générations vivant sous le même toit. On était plus accoutumé aussi aux dépouilles des animaux de la ferme.
Dans sa chronique d’une mort dénoncée dès la première page, Sylvie Caster prend le parti pour la romancer, de remonter en arrière en réenfilant l’écheveau de la vie de Nel, et d’abord et maintenant sa cruelle déchéance.
« Nel se dégradait que c’en était fulgurant.
La mort l’avait pris, là, si jeune, qu’elle le bouffait tout entier. D’une allure. D’une gourmandise infernale. C’était d’abord ses jambes qui ne pouvaient plus le tenir. Puis les cheveux qui lui tombaient. Toutes les cellules du corps qui pourrissaient.
Ç a avait commencé par son genou droit, puis ça lui était remonté jusqu’à la gueule. Parfois, il ne pouvait plus parler. Ça lui arrachait le gosier, un seul mot. Il avait mué entièrement. Il était devenu jaune de peau et parfois blanc. Des fois, livide. Et grossi, plus rond.
Il retournait à ses faciès de mômes naissants.
Leurs têtes sans cheveux.
Leurs yeux petits.
Leur bouille en cercle.
Leurs gargouillis de sons quand ils ne peuvent pas encore causer.
Il ne se portait pas non plus sans ses béquilles. Il ne supportait plus les délais, les lenteurs – les conneries des autres qui font perdre du temps. Il était devenu extrêmement profiteur de l’instant. Il en en avait gâché, nom de Dieu, du temps à des bêtises inutiles. La douleur. Des chagrins. Pour les autres. Des hantises délibérées. Connerie ! Connerie ! Puisqu’il n’y avait qu’une vérité : il allait crever, là, bientôt. »
Je jette un œil sur la rousseur frisottante de l’auteure de ces lignes quasi gore, assise devant moi. Avec une perception diabolique, elle décrit ce que notre morale bien pensante qualifie pudiquement de « longue maladie ».
Comment Reiser, ce petit bonhomme aimable et même timide, en quelques rapides coups de crayon ou de feutre et une bulle qu’on n’appelait pas encore punchline, parvenait-il à mettre en scène la bêtise des gens ordinaires ?
« C’était toujours ce qu’il dessinait, des couples infâmes regorgeant de bidoches, de viandes, d’excès de bouffe comme si le corps allait leur péter. Et éclater leur chair, du postillon. Tous voraces avec au visage les marques d’un contentement imbécile. Des ivrognes qui se livraient à des excès de vitesse, quatre mômes entassés dans leur voiture. Des chargements jusqu’à deux mètres de haut sur la galerie. Retenus par des bouts de ficelles. Qui démarraient dans le tintamarre. Rotaient, pétaient en fanfare. Se soûlaient au volant. Et, dans un désespoir d’exister assassin, tuaient deux petites filles qui traversaient.
Puis des pique-niqueurs. Avec des dents de lapin qui dégustaient leur casse-croûte sur la voie de circulation. Et se surprenaient d’être fauchés par un camion qui passait.
Des drames de la sottise toujours et toutes ses grimaces ricanantes.
Et, avec tout ça, il faisait du drôle. Pour respirer.
« Mais où allez-vous chercher tout ça ? Hein ça, c’est une question. Où je vais chercher tout ça ? Mais dans les journaux. Ouvrez-les. C’est une mine. Dans la rue, c’est une mine. À côté de moi, c’est une mine. »
Il mimait de la voix, les questionneurs, d’un ton perché.
« Où allez-vous chercher tout ça ? »
« J’ai pas besoin d’inventer. Avec cette mine, fastueuse, baroque, débordante qu’on a là, sous le pif. J’ai aucune imagination, moi. Je recopie. Deux yeux et de la mémoire. C’est la moitié du boulot. »
Un professeur d’arts plastiques, collègue et ami dans un feu Institut Universitaire de Formation des Maîtres, pour dépoussiérer les pratiques artistiques à l’école, préfaçait son cours avec les hilarantes planches de Reiser qui ironisait sur les petits cadeaux bricolés en classe à l’époque de la fête des mères. Qui sait, d’ailleurs, si cette bande dessinée de la fin des années 1970, ne contribua pas à une prise de conscience artistique et à la disparition progressive du caricatural bijou.
Sylvie trace régulièrement un portrait de la France d’aujourd’hui dans la revue XXI. Je n’ose imaginer comment Reiser aurait croqué le peuple de nos ronds-points.
Je vous rassure, je fus moi-même victime de son humour grinçant dans sa dédicace de son album Phantasmes. En un quart de seconde, après que je lui eus décliné mon nom, il me croqua dans une situation embarrassante.
Pour être resté, caméra à l’épaule, derrière lui, lors d’un des fameux comités de rédaction pour le choix de la couverture du Charlie Hebdo du mercredi suivant, j’avais observé sa virtuosité du trait, sa vivacité d’esprit, son GÉNIE : il consommait une ramette de papier qu’il ne cessait de gribouiller pour faire surgir une situation, un portrait, un caractère.
Le maréchal Tito venait de mourir : « Quand les Yougoslaves passent, les Serbos croâtent ... ». Il rigolait de ses dessins comme un gamin se marre de sa dernière blague, et derrière lui, j’avais du mal à maintenir un cadre fixe !
« Il avait un visage un peu perdu. Et doux. Avec des boucles blondes. Qui faisait très jeune. Et un physique qui aurait presque fait fade s’il n’y avait eu cette petite taille qui cherchait sans arrêt à se hisser. Et tournoyer dans tous les airs, avec des mimiques hâtives et tendues. Comme si la moindre immobilité risquait de le planter fossilisé dans le sol. Et qu’il ne lui fallait jamais cesser de tourner et de s’agiter.
Le regard également était frappant. Tantôt aimable et enfantin comme celui d’un gosse vif et surpris. Qui s’enchante des manèges. Et tantôt dur et plongeant. Tombant sur les autres au centre de leur regard. Comme s’il les fouillait au fond du secret de leur personne. Comme s’il les jugeait en trois secondes. Le même regard, concentré et précis, que celui des vivisecteurs. Qui peuvent décérébrer des grenouilles.
Des cohortes d’admirateurs vrombissaient autour de lui. En essayant de l’aborder. Le regardant sous toutes les coutures. Et chuchotant après lui. Ils ne l’imaginaient pas comme ça.
À voir ses dessins féroces, ils se l’étaient représenté autrement. Ils étaient surpris qu’il soit petit. Ou si jeune. Ou si plaisant d’aspect.
Ils s’étaient fabriqué, à partir de ce qu’ils voyaient de lui, une image qui était déçue. Ils l’avaient imaginé, pour être aussi amer dans ses histoires, en vieillard sec et grincheux. Acariâtre. Mal aimé. Misanthrope. Une sorte d’antique teigne humaine qui se payait dans les couleurs et le trait épouvantable du monde qu’il leur donnait à voir de ce que le monde ne lui avait pas donné. À regarder les dessins, ils s’étaient inventé que, pour le donner comme ça, son monde, il fallait qu’il soit bien désillusionné. Et qu’il voue à l’humanité entière des seaux de biles rances et haineuses. »
Certes, Reiser n’eut pas une enfance idyllique, né en Lorraine d’une mère femme de ménage et d’un père dont il semble qu’il ne connut pas l’identité véritable.
« Là où il était né, c’étaient des crassiers sous une pluie fine. Des fumées noires qui crachaient dans le ciel et qui l’obstruaient. Il était le ciel, d’un gris définitif. Avec de petites maisons toutes semblables. Ça puait en permanence l’hiver, là-dedans.
À y arriver le soir, on ne trouvait rien d’ouvert. Ni pour les cigarettes ni pour boire. C’étaient des bars fermés qui n’invitaient personne. Et des rues vides qui faisaient largement sinistres sous le crachin poussiéreux.
Un jour, il m’avait parlé de son père, inconnu, et disparu, sitôt né : « quand je ferme les yeux, je le vois, mon père. Il galope sur toute la terre – comme une fanatique araignée. Il la recouvre tout entière. Puisque je ne peux pas le désigner. C’est difficile à imaginer le rien. Quel nom tu lui donnes au rien, et quelle bobine et quels actes, il a, le rien ? Quand tu ne sais pas par quelles basques l’attraper. Ni quels comptes lui demander. Peut-être avait-il ses raisons, des pauvres petites raisons, lâches, pétochardes. Ses saintes raisons à lui. Pour se sauver. On peut tout comprendre. Tout avaler. Mais à condition d’avoir un visage devant soi, un propos. Une grimace à asticoter et à pardonner … Pas le rien. Il aurait dû entrer une seule fois et se montrer. Pour que je le vois. Et qu’il ait une image, le vertige, qui dise : « Je suis « comme ça. » Parce qu’à la fin, j’ai bien fini par me l’imaginer, tout de même, à gros traits. Comme un gigantesque salaud –lourd et vain. Avec des bottes cloutées. »
De la belle et grande époque d’Hara-Kiri et Charlie, celle que j’ai connue, je retiens ce condensé magnifique et émouvant de Sylvie Caster : « C’était une ambiance. De préau, où l’on était ensemble une volée de moineaux. Désordonnés. Dissipés. Bordéliques. Comme dans une enfance où l’on ne se serait jamais fait de souci. Redonnée, effacée, l’ancienne. »
En arrière-plan de Nel, on reconnaît Cavanna la figure tutélaire de l’équipe dans le personnage de Tomatis. Encore que, est-ce pour prendre une distance avec l’idée de chronique, Sylvie saupoudre son portrait de quelques pincées de professeur Choron. Mais je vous ai parlé si souvent d’eux … D’ailleurs Coraly a refermé le livre.
Comment après avoir lu et tant aimé Les chênes verts, l’émouvant livre de Sylvie Caster autour de sa sœur handicapée, avais-je pu louper la parution de Nel est mort ? Maladresse réparée, dès le lendemain de la lecture de Coraly Zahonero, car grâce à elle, j’ai commandé l’ouvrage d’occasion auprès d’un bouquiniste … et ressorti quelques albums de Reiser de ma bibliothèque.
D’ailleurs, je vous avoue, il n’est pas certain que Coraly, dans sa sélection, nous ait effectivement lu les passages que j’ai cités ici. Mais qu’importe, n’est-ce pas justement l’une des missions du Grenier des acteurs de donner envie de gratter et fouiller ?
Quel privilège, ne devrais-je pas dire quel confort, de découvrir une œuvre à travers la lecture à haute (et douce) voix de Coraly Zahonero. Elle a su, avec retenue, sans forcer le trait, prendre le recul nécessaire pour nous faire partager l’écriture férocement précise et juste de Sylvie Caster.
Je pense à Miou-Miou interprétant l’héroïne du beau film de Michel Deville, La Lectrice à domicile auprès de personnes handicapées.
De manière plus personnelle, plus naïve surtout, je remonte au plus profond de mes souvenirs, je pense au temps de ma petite enfance, savais-je déjà lire, quand ma maman me lisait une des lettres du moulin d’Alphonse Daudet, La chèvre de Monsieur Seguin, en y mettant toutes les précautions et formes possibles pour retarder l’inéluctable issue. Une histoire de mort, déjà !
C’est quelque part vrai que : Je porte en moi tous mes visages passés comme un arbre ses cernes !
À la sortie, Coraly Zahonero avec Delfeil de Ton … rien que pour moi !!!