Rodin des villes, Rodin des bois
Au-dessous de la passerelle, passe le train en provenance de Montparnasse. Je me hâte : en cette journée de célébration du patrimoine 2018, j’ai rendez-vous, à quelques pas de là, avec le génial sculpteur Auguste Rodin en sa villa des Brillants à Meudon.
Il acheta aux enchères en 1895 cette maison de brique de style néo-Louis XIII qu’il louait déjà depuis deux ans et où il vécut avec son épouse Rose Beuret jusqu’à sa mort en 1917.
Si vous vous y rendez à votre tour, vous comprendrez le titre calembour de mon billet. Même si le tissu pavillonnaire enveloppe peu à peu inexorablement la nature, il est encore possible, si vos mollets le tolèrent, de gravir le coteau de Meudon à travers des sentes pentues bordées de haies et bosquets, celle que j’emprunte porte le nom virginal de chemin de la Pucelle…
Pour tout admirateur de l’artiste, comme il y a un Rodin des villes avec le fastueux musée sis à Paris en l’hôtel Biron, à deux pas des Invalides, il existe aussi donc un Rodin des champs plus discret, plus intime, plus « nature », oserais-je dire bio ?
Ce n’est pas ma première visite et j’ai toujours ressenti le même plaisir de pouvoir côtoyer ses œuvres sans être dérangé par les insupportables selfies, bref, dans la tranquillité que recherchait Rodin pour travailler loin de l’animation de la capitale.
« Voilà d’où vient mon inspiration. La perspective de ce monstrueux Paris enfiévré stimule ma verve et la belle ligne de ce fleuve élève mon âme … Accoudé à ma fenêtre, dans mon ermitage de Meudon, je baigne mon front dans la vapeur du matin. Toutes les pensées sombres s’éloignent, je cède à la douceur de cette belle heure de printemps. Je sais que mon peuple de statues m’attend, pour se laisser voir, et pour travailler avec moi » écrivit-il.
Une élégante allée de marronniers centenaires accueille le visiteur immédiatement confronté à l’œuvre de Rodin avec la présence sur l’herbe de trois de ses plus célèbres sculptures en bronze, à commencer par le monument à Victor Hugo.
On pouvait penser que la complicité artistique de Victor Hugo et Auguste Rodin serait naturelle. Il n’en fut rien. Déjà, de son vivant, l’écrivain, excédé par les 38 séances de pose que lui avait infligées un sculpteur médiocre, prénommé aussi Victor mais nommé Vilain, refusa de rejouer le modèle quand Rodin souhaita réaliser son buste, tout en l’invitant cependant régulièrement dans son appartement de l’avenue d’Eylau rebaptisée déjà avenue Victor Hugo.
Qu’à cela ne tienne : « Je vins donc et je crayonnai au vol un grand nombre de croquis afin de faciliter ensuite mon travail de modelage. Puis j’apportai ma selle de sculpteur et de la terre. Mais, naturellement, je ne pus installer cet outillage salissant que dans sa véranda, et comme c’était dans le salon que Victor Hugo se tenait d’ordinaire avec ses amis, vous imaginez quelle fut la difficulté de ma tâche. Je regardais attentivement le grand poète, j’essayais de graver son image dans ma mémoire, puis soudain en courant, je gagnais la véranda pour fixer dans la glaise le souvenir de ce que je venais de voir. »
Cela dit, malgré la qualité du portrait, c’est à Jules Dalou, et non Rodin, qu’on fit appel, à la mort du poète, pour réaliser le masque mortuaire.
Cela se compliqua encore lorsqu’on passa commande à Rodin, en 1889, d’un monument à Victor Hugo destiné au Panthéon.
Rodin choisit de sculpter le Victor Hugo de l’exil, celui qui répond implicitement à l’Empereur dans le poème Ultima Verba tiré des Châtiments :
« … J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.
Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »
Rodin représenta donc Hugo, tel que l’avait photographié son fils Charles, assis sur le célèbre rocher des Proscrits à Guernesey, avec derrière lui, les trois muses de la Jeunesse, de l’Âge mûr et de la Vieillesse lui soufflant l’inspiration.
Victor Hugo, du moins celui imaginé par Rodin, n’entra pas au Panthéon. Il fut refusé à l’unanimité par la commission consultative des travaux d’arts commanditaire du monument.
« En vérité, cela est admirable : ce sont quatre ou cinq ronds de cuir et deux ou trois pontifes qui, maintenant, dirigent un artiste de cette taille » ironisa un de ses amis.
Cette décision n’ébranla guère le sculpteur : « Un artiste ne doit pas s’inquiéter de n’être pas immédiatement compris. Il lui suffit de se comprendre lui-même, c’est-à-dire de ne rien admettre de contradictoire dans son esprit. Si ses contemporains n’entendent pas aussitôt ce qu’il leur révèle, peu importe. Ils finiront par l’entendre. Car les hommes sont tous faits de même. Et les sentiments que l’un d’eux éprouve profondément, il est impossible que les autres ne les partagent pas tôt ou tard ».
Je ne vais évidemment pas vous narrer dans le détail les péripéties qui s’en suivirent, nous en ferions un roman presque aussi fleuve que Les Misérables.
Comme il en avait pris l’habitude pour chacun de ses grands projets, Rodin modifia voire mutila ses sculptures : ainsi, Victor Hugo se retrouva sujet aux « contemplations » multiples, debout, nu parfois, accompagné ou pas de muses …
Au final, tout est bénéfice pour nous, nous retrouvons plusieurs de ses études en différents lieux de la capitale notamment.
Ici, auprès de Victor toujours aussi pensif sur son rocher, seules deux muses subsistent, la Muse tragique et la Méditation.
L’ensemble puissant répond bien à la formule de Rodin lorsqu’on lui posait la question : « Quel est le chef-d’œuvre de Victor Hugo ? L’œuvre de Hugo forme bloc et il est impossible d’en détacher une partie. »
Le mouvement est d’autant plus admirablement rendu que le bras de l’écrivain tendu vers la mer se confond harmonieusement avec la ramure de l’arbre en arrière-plan.
Quelques pas plus loin, presque gêné de troubler l’intimité de la scène, je m’arrête devant une autre œuvre célèbre de Rodin, Le Baiser, ici en bronze.
À l’origine, ce couple enlacé était un des motifs d’un autre chef-d’œuvre de l’artiste, la Porte de l’Enfer, commandée pour le futur musée des Arts Décoratifs, illustrant des figures tirées de La Divine Comédie du poète italien Dante. Le Baiser devint une œuvre autonome exposée à la demande de l’État français pour l’exposition universelle de 1889.
Ainsi, peut-on fournir une identité aux deux amoureux fictionnels : il s’agit de Paolo Malatesta et de Francesca de Rimini, une femme mariée et son beau-frère. Mal leur en prit car ils furent tous deux assassinés par l’époux de Francesca qui les surprit s’embrassant. Dans l’œuvre de Dante, on apprend que les deux amants échangèrent leur premier baiser alors qu’ils lisaient ensemble une autre histoire d’amour passionnelle tirée d’un roman courtois, celle de Lancelot et Guenièvre.
J’ai tout de même envie de jouer le voyeur en tournant autour du couple car, étonnamment, les visages des amoureux se dérobent à notre regard, comme fermés au monde extérieur.
La sculpture originale, qu’on peut admirer au musée Rodin à Paris, est en marbre, un matériau qui suscita de nombreuses polémiques sur le travail de Rodin, de son temps.
En effet, à la différence de Michel-Ange qui fit notamment surgir son David directement d’un bloc de marbre brut de Carrare, Auguste Rodin ne savait pas travailler lui-même le marbre. Il confiait cette mission à des praticiens, ce qui ne manqua pas de provoquer l’indignation de certains critiques d’art qui voyaient justement le vrai travail de l’artiste dans sa capacité à se confronter à la matière.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, Rodin réalisa l’œuvre en terre cuite et en plâtre, transposée ensuite dans le marbre grâce à la technique des reports et des points justes. Ainsi, la première version en marbre du Baiser, commandée par l’État, fut réalisée par Jean Turcan. Comme disait le Monsieur Cyclopède de Pierre Desproges : « Étonnant, non ? ».
Je m’approche maintenant du bronze d’une autre œuvre célèbre (adjectif sans doute superflu tant elles le sont toutes) : le monument au peintre Whistler commandé à Rodin, en 1905, par l’International Society of Painters, Sculptors and Gravors dont Whistler fut le fondateur et premier président (et Rodin le successeur).
Rodin choisit, une fois encore, de s’écarter de la question de la ressemblance dans un projet commémoratif. Il évoque le génie du peintre à travers une figure allégorique, une « Muse grimpant à la montagne de la gloire ». Pour cela, il fit poser une jeune peintre britannique Gwendolen Mary John. Il semblerait que, très éprise de Rodin, elle souhaita outrepasser sa fonction de muse artistique, ainsi le harcela-t-elle dans son atelier et vint même habiter à Meudon, non loin de sa maison.
L’aspect inachevé de l’œuvre, avec les bras coupés lui procurant un faux air de Vénus de Milo, fut vivement critiqué et le comité londonien la rejeta à la mort de Rodin.
Au bout de l’allée, apparaît enfin la dernière demeure de Rodin, la villa des Brillants. Je me satisferais volontiers de l’extension qui lui est attachée, à l’arrière, peut-être le logement du gardien ou du jardinier.
En guise de gardien, ne peut-il pas s’agir, au moins artistiquement, de la réduction récente en bronze de L’homme qui marche juché sur une colonne.
C’est bien le génie souvent incompris de Rodin de représenter un homme qui marche sans tête ni bras, des éléments du corps pourtant indispensables à la locomotion. Je n’irai pas jusqu’à lui reconnaître un talent visionnaire de symboliser nos marcheurs actuels de la République qui errent vers je ne sais quelle destination ou destinée. En tout cas, il nous fait « marcher » en défiant les lois de l’équilibre.
Selon la course des nuages dans le ciel, surgit la musculature du torse et des jambes extraordinairement modelée par Rodin.
Sa collection d’antiques influa sur sa réflexion et il avait remarqué que l’état fragmentaire de beaucoup de sculptures gréco-romaines n’altérait en rien leur beauté et leur pouvoir d’expression : « Cette main de marbre que j’ai trouvée chez un brocanteur est cassée au ras du poignet, elle n’a plus de doigts, rien qu’une paume, et elle si vraie que pour la contempler, la voir vivre, je n’ai pas besoin de ses doigts. Mutilée comme elle est, elle se suffit, parce qu’elle est vraie. ».
Le fragment devient une œuvre à part entière dans l’art de Rodin. Pour son « marcheur », Rodin aurait récupéré une de ses études de jambes du Saint Jean-Baptiste et lui aurait adjoint un torse dérivant d’un fragment antique du Torse du Belvédère. C’est aussi cela Rodin, il ne servait à rien de numéroter ses abattis !
J’avise dans la prairie qui descend en pente douce, ouverte sur la Seine au loin, une forme qui ne m’est pas inconnue. En notre époque des selfies et réseaux sociaux, je me réjouis d’entendre un enfant d’une dizaine d’années dire à sa mère : « C’est Balzac ! ».
Rodin eût été sûrement ravi de cette réflexion, lui qui connut tant de sarcasmes avec son monument en hommage à l’écrivain de la Comédie humaine, mais nous en reparlerons.
À cet instant, je pense aux extraordinaires photographies de son ami peintre Edward Steichen pour qui Rodin sortit de son atelier la statue originale de Balzac afin qu’il la croquât à la lumière de la lune.
Allez, j’entre dans la villa, il ne faut pas faire attendre Auguste, la table est déjà mise dans la salle à manger reconstituée selon des photographies de l’époque.
Je m’étonne de sa rusticité avec les tréteaux. Sur la nappe, est posé le torse d’Éros, un des antiques de la collection de l’artiste. Au mur, est accroché un grand tableau non encadré de son contemporain Alexandre Falguière représentant l’argonaute Hylas enlevé par des nymphes éprises de sa beauté.
Dire que ce lieu fut fréquenté par d’illustres visiteurs : Claude Monet, les sculpteurs Antoine Bourdelle et Constantin Brancusi, les écrivains Octave Mirbeau et le poète allemand Rainer Rilke qui devint un temps son secrétaire, le roi Édouard VII d’Angleterre (en 1908), l’épouse du président Roosevelt (en 1910) ! Je me sens tout petit …
Je monte à l’étage, je n’avais jamais eu l’occasion d’entrevoir la chambre de Rodin. Sur un mur, est accroché un imposant Christ. L’artiste fréquenta dans sa jeunesse le séminaire du Très Saint-Sacrement et envisagea même de rentrer dans les ordres. Un chapeau haut-de-forme est posé sur un fauteuil tout près du lit.
Retour au rez-de-chaussée vers ce qui constitua le premier atelier de l’artiste à Meudon. Cette vaste pièce éclairée par une verrière posséda des fonctions multiples, atelier d’abord, puis salle d’exposition et lieu de réception. Investie par Rodin dès son arrivée, elle fut vite envahie par les plâtres.
On est surpris par la présence d’un grand lit Renaissance sans sommier qui ne servait qu’à protéger les plâtres encore humides de la divagation des animaux, notamment le chien du sculpteur.
Dans ce lieu de création, Rodin recevait ses modèles pour des séances de pose au cours desquelles il dessinait ou pratiquait le modelage de la terre. Au fur et à mesure, des mouleurs reproduisaient en plâtre ses esquisses en terre. Les praticiens taillaient les marbres parfois sur place mais le plus souvent dans leurs propres ateliers où Rodin venait superviser le travail. Ensuite, les sculptures destinées à être traduites en bronze étaient acheminées vers les fonderies.
C’est dans cette pièce aussi que Rodin dit enfin oui pour le mariage à Rose Beuret, sa compagne durant 53 années qui … mourut suite à une pneumonie deux semaines plus tard.
Depuis la véranda, nous surplombons l’actuelle galerie des plâtres mais, pour l’instant, je me dirige vers l’atelier des antiques récemment ouvert au public.
Dès 1893 et son installation à Meudon, Rodin acheta de grands marbres gréco-romains ainsi que des sculptures égyptiennes et médiévales. Sa boulimie de collectionneur le contraignit à imaginer un espace pour les protéger et les étudier. Il fit alors construire un bâtiment orné d’un fronton « à l’antique ». C’est là qu’il dévoilait à ses amis visiteurs les sculptures, la nuit, à la lumière de la bougie.
En 1900, en marge de l’Exposition universelle, Rodin avait fait construire, grâce à des mécènes, en face du pont de l’Alma, un pavillon pour mettre en valeur ses propres œuvres éclairées par la lumière naturelle.
À l’issue de l’exposition, il fit démonter le pavillon de l’Alma puis le transporter et reconstruire à Meudon, presque contre la villa.
En 1927, ce pavillon en mauvais état fut détruit pour des raisons de sécurité, et remplacé par un bâtiment en contrebas de la maison, adossé à la façade du château d’Issy dont Rodin avait fait l’acquisition pour la sauver des démolisseurs.
C’est dans cette structure qu’est installée désormais la Galerie des Plâtres, le clou de la visite du musée de Meudon sublimée par la blancheur et la douce lumière du lieu ainsi que la quiétude qui y règne. L’atmosphère évolue selon l’heure de la journée.
Je ne regrette pas l’absence d’affluence, bien au contraire, je peux ainsi ouvrir une réflexion personnelle avec chaque œuvre, chaque chef-d’œuvre, quoique inachevé, devrais-je dire, car les plâtres exposés expliquent le processus de la création à travers les états successifs et les études des plus célèbres sculptures de Rodin.
On se croirait presque dans les coulisses d’un grand théâtre avant le spectacle. C’est tout un peuple qui nous accueille, des amoureux enlacés, saint Jean-Baptiste, des Balzac et des Hugo à la pelle, des bourgeois de Calais solitaires ou en groupe, nus ou vêtus de leur costume de scène, quelques instants avant la représentation.
C’est ici à Meudon que le visiteur se rapproche le plus de l’état originel de l’œuvre de Rodin et appréhende le mieux les différentes étapes du travail de l’artiste, ainsi avec la décomposition de la statue d’Honoré de Balzac commandée, en 1891, par la société des gens de lettres présidée par Émile Zola, « la résultante de toute ma vie, le pivot même de mon esthétique ».
Rodin veut évoquer la puissance de création de ce génie littéraire et refuse donc de reproduire l’image conventionnelle d’un homme quelconque vêtu d’un habit d’époque, une plume à la main.
Rodin mène ainsi des recherches autour de l’écrivain. Sa bibliothèque s’enrichit d’essais sur le grand romancier. Il étudie son portrait peint par Louis Candide Boulanger, son buste sculpté par David d’Angers, le daguerréotype (« portrait à la bretelle ») de Louis-Auguste Bisson contretypé par Nadar. Il scrute longuement sa signature. Il séjourne même en Touraine, la région natale de l’écrivain, à la recherche d’un type de faciès, « l’air de race » et fait pour cela poser Estager, un Tourangeau conducteur de diligence, pour des études de tête.
Les silhouettes se multiplient dans l’atelier : têtes léonines, nus au gros ventre ou d’athlète vigoureux. Rodin s’empare de la fameuse robe de chambre de travail de Balzac inspirée d’une robe de bure des Chartreux, la plonge dans une bassine de plâtre, la laisse sécher. Les mouleurs habillent les nus avec les plissés.
La présentation de l’œuvre au Salon de 1898 donne lieu à un scandale : « Épouvantable, fou, c’est Balzac à Charenton dans une robe de chambre d’hôpital. Un bonhomme de neige. Une course en sac. Un ours polaire debout sur ses pattes de derrière. Un phoque. Un pingouin. Un bloc de sel qui a subi une averse. Une stalactite. »
Le commanditaire affirme avoir « le devoir et le regret de protester contre l’ébauche que M. Rodin expose au Salon, et dans laquelle il se refuse à reconnaître la statue de Balzac ».
Rodin n’en démord pas : « Si la vérité doit mourir, mon Balzac sera mis en pièces par les générations à venir. Si la vérité est impérissable, je vous prédis que ma statue fera son chemin. » La réponse vous a été fournie par le jeune enfant croisé dehors dans la prairie.
Auguste opère de la même manière pour son monument au peintre Claude Gelée dit Le Lorrain. Très exigeant avec le rendu anatomique, il modèle son personnage nu avant de le vêtir et de l’équiper d’une palette puis d’un pinceau.
La ville de Calais commanda en 1884 un monument commémorant un épisode de la guerre de Cent Ans (1337-1453).
En s’inspirant des Chroniques de Jean Froissart, un récit en prose écrit à l’époque, Rodin choisit de représenter six notables de Calais se sacrifiant pour leurs concitoyens en remettant leur vie et les clés de la ville au roi d’Angleterre pour obtenir la levée du siège.
Les six bourgeois sont Eustache de Saint-Pierre, Jean d’Aire, Jean de Fiennes, Andrieu d’Andres, Pierre et Jacques de Wissant.
Rodin étudie chaque personnage séparément pour exprimer un geste, un mouvement et un sentiment particuliers, la souffrance, le désespoir, l’abandon, la résignation, une certaine confiance parfois.
Les têtes et les mains, très expressives, sont étudiées à part, réduites ou agrandies, prélevées sur d’autres statues. Rodin avait des meubles remplis de dizaines de jambes, de bras, de pieds, de têtes qu’il pouvait assembler à son gré.
Puis une véritable chemise est ensuite disposée sur l’épreuve en plâtre qui est ensuite moulée.
Plusieurs ébauches successives de Pierre de Wissant et un Jean d’Aire nu, illustrent ici encore le processus de création du sculpteur. Je pense aux pleurants du tombeau de Jean de Berry.
Comme souvent, les bourgeois décalés de Rodin, sur leurs socles distincts, furent recalés, source de conflit entre l’ambition artistique du sculpteur et les obligations sociales et politiques des membres du comité d’érection de l’œuvre favorables à un piédestal collectif. Quelques décennies plus tard, le grand Brel raillera « les bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient c.. » !
On ne peut échapper à une bande de Victor Hugo, en veux-tu en voilà, que des muses obligent à une sacrée gymnastique. Il est inutile de revenir sur les polémiques qui naquirent du monument que Rodin envisageait. Au final, en commémorant le poète national, Rodin devint le sculpteur national.
Je dresse la tête vers La Défense, l’imposante statue d’une femme ailée, les bras levés, les poings serrés sur laquelle s’adosse un guerrier mourant. Rodin présenta son projet au concours du département de la Seine pour commémorer la défense de Paris en 1870. Vous imaginez bien qu’une fois de plus, il fut jugé trop novateur.
L’outrage est réparé depuis peu puisqu’une réplique de l’œuvre a pris place devant le nouveau complexe de la Seine Musicale. S’il tournait la tête, le Penseur l’apercevrait même au loin, au bord du fleuve, en contrebas de la maison-musée du sculpteur.
C’est sous ce célèbre bronze que reposent le sculpteur et sa compagne Rose Beuret qu’il épousa enfin, après cinquante-trois années de vie commune, en mairie de Meudon, le 29 janvier 1917, dix-sept jours avant qu’elle ne décède le 14 février. Auguste la suivit en terre le 17 novembre de la même année.
Le Penseur, avant de devenir l’œuvre emblématique de Rodin, était à la Porte de l’Enfer comme bien d’autres sculptures telles le Baiser et la Méditation qui connurent aussi par la suite le succès en solitaire.
Il devint une icône après son agrandissement à l’aide d’un pantographe. Avec cet appareil, inventé dans les années 1830, un opérateur suit à l’aide d’une pointe le profil du modèle à agrandir tandis que son geste est mécaniquement reproduit sur un bras articulé et répercuté avec un facteur multiplicateur par une autre pointe dans un matériau malléable, glaise, cire ou plâtre. Rodin ne manipulait pas lui-même le pantographe et eut recours aux services d’un spécialiste Henri Lebossé. Outre le Penseur, Balzac et Hugo fournissent à cette technique ses lettres de noblesse.
Il faut oublier l’idée que le génial sculpteur travaillait seul. Au fil des années, Rodin avait acquis des parcelles autour de la villa et fait construire des maisonnettes aujourd’hui disparues où logeaient des mouleurs, des praticiens du marbre, des fondeurs de bronze, des assistants.
« Á partir de 1900, plus d’une quarantaine de personnes travaillaient sur le site. Meudon était un gigantesque atelier, un lieu de création ».
Pour une statue en marbre, les assistants dégrossissaient le bloc de pierre jusqu’à quelques millimètres de la surface finale, puis le praticien prenait la relève sous la direction du maître. Ainsi, cette pratique permettait d’exécuter une même œuvre en plusieurs tailles et à moindre coût.
Je m’enfonce maintenant, quelques instants, dans le bosquet d’agrément qui sinue en pente en contrebas de la maison. Au détour des buissons de lauriers et des haies de buis, je découvre un petit Éros endormi sur un autel de marbre. Á quelques pas de là, apparaît un bassin asséché : c’est sans doute ici que Rodin veillait sur ses oies ou cygnes.
Autre nouveauté de la visite, à un coin de la pelouse, est conçu un petit espace pédagogique où vous pouvez toucher des réductions en résine de quelques œuvres emblématiques.
Ainsi, pour Le Baiser, on nous suggère de caresser le dos de Paolo, je laisse l’initiative à ma compagne : « Sentez la torsion de l’épaule droite puis la musculature du dos creusé par la colonne vertébrale et sa cambrure. En partant de la hanche droite, explorez la jambe sur sa longueur, genoux et chevilles. Le bras droit de Paolo vient se poser sur la cuisse de Francesca en partie assise sur ses genoux ».
Je prends le relais : « Parcourez ensuite les lignes courbes du corps féminin : tout est ondulation et symbole de sensualité ».
Pourquoi sont-ils nus ? Parce qu’ils ont oublié leurs affaires sur la plage ? Parce qu’ils ne savaient pas comment s’habiller ce matin-là ? La troisième proposition est la bonne : « Parce qu’ils symbolisent une histoire d’amour universelle et intemporelle ».
En cette journée du patrimoine, nous sommes maintenant invités à traverser le verger pour rejoindre la maison des Ateliers mitoyenne du musée Rodin. Là, l’association La Source-Rodin organise des ateliers artistiques pour jeunes avec le concours d’artistes professionnels.
En gagnant la sortie, je reluque un figuier regorgeant de fruits. Gourmand, je brave l’interdiction de cueillette, en ramassant au sol une pomme fraîchement tombée. Ce n’est pas la pomme de la discorde, du moins pas encore, à en juger par Paolo et Francesca toujours en train de se bécoter à l’entrée du parc.