Ici la route du Tour de France 1958 (1)
Mes lecteurs les plus fidèles le savent, en cette période de Tour de France, j’ai pris l’habitude depuis 2011 de vous narrer les péripéties des Tours de ma jeunesse en me replongeant dans ma collection d’hebdomadaires sportifs bistre et vert et en puisant dans les écrits des talentueuses plumes journalistiques de l’époque.
Au cœur de l’hiver, j’ai même évoqué un Tour de France de la jeunesse de mon père, celui de 1924 et des exploits des forçats de la route d’Albert Londres racontés par Nicolas Lormeau sur la scène de la Comédie Française (lire billet http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/
Les Tours de France de maintenant m’ennuient. Si je regarde encore assez fréquemment les retransmissions des étapes à la télévision, c’est beaucoup plus pour la beauté des paysages de notre douce France que pour l’intérêt souvent médiocre et stéréotypé de la course elle-même. Les ordres des directeurs d’équipes via les oreillettes suppriment toute initiative et finesse tactique de la part des coureurs relégués au rôle d’hommes-sandwiches pour les sponsors qui les ont recrutés. Ils sont payés désormais au nombre de minutes d’antenne durant lesquelles les publicités envahissant leur maillot apparaissent à l’écran, peu importe s’ils sont rejoints à quelques kilomètres de l’arrivée selon les calculs inéluctables et impitoyables de l’ordinateur. On peut leur offrir un parcours truffé de difficultés propices à des échappées au long cours, ils ne montreront quelques velléités d’attaque que dans l’ultime ascension. Ajoutez-y la domination d’une équipe « surventolinée » et la connerie innommable de quelques (rares heureusement) spectateurs, circulez, il n’y a presque rien à voir !1
Donc cette année, je vais rêver, comme l’enfant que j’étais alors, au Tour de France 1958, il y a, mais oui, soixante ans. Comprenez qu’il me passionnât, mon idole normande Jacques Anquetil avait remporté l’édition précédente pour sa première participation et entendait bien récidiver.
Obstacle dans mon projet, je ne peux cette fois m’appuyer sur les savoureuses chroniques d’Antoine Blondin. Lui qui déclarait dans le dictionnaire de Proust que le plus beau métier du monde était suiveur du Tour de France, il en fut privé, cet été là, par son éditeur qui lui imposa une réclusion en Mayenne pour l’écriture d’un nouveau roman. Je l’absous sans réserve puisque de ce Tour buissonnier, sortit le truculent Singe en hiver. D’autant qu’une autre belle plume de la légende des cycles m’a promis son concours, nous nous sommes fixés rendez-vous à Châteaulin.
Autre surprise désagréable : quand j’eus choisi de rédiger ce billet, je constatai que je ne possédais pas (ou plus) la série bihebdomadaire du magazine Miroir-Sprint consacrée à ce Tour 1958.
J’allais trouver mon sauveur parmi mes lecteurs les plus fidèles. Avec Jean-Pierre Le Port, comme moi enseignant à la retraite, nous partageons le plaisir de l’écriture et la passion du vélo. Mais contrairement à moi, il joint les actes aux paroles. Pour fêter ses cinquante printemps, il choisit d’accomplir à vélo le parcours complet du Tour de France 1959, année de sa naissance. Pour relater sa randonnée, il créa un blog2.
Certains partent en voyage initiatique sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle. L’écrivain Luis Nucera (mort accidentellement à vélo à cause d’un chauffard) souhaita revivre le légendaire Tour de France 1949, remporté par son idole l’immense Fausto Coppi, qu’il raconta dans ses Rayons de soleil.
Depuis, Jean-Pierre n’a cessé de rouler … et d’écrire. Son palmarès de cyclotouriste est impressionnant : plusieurs participations à Paris-Brest-Paris, une Flèche Vélocio, des brevets Audax, des cols à la pelle, des randonnées officielles ou familiales … L’avenir du cyclisme ne réside-t-il pas dans ces concentrations de cyclotouristes ? Il y a quelques semaines, il a effectué un Paris-Ventoux avec l’ascension du terrible géant de Provence que vont justement devoir escalader les coureurs du Tour 1958. Je me fais tout petit, moi qui compte parmi mes faits d’armes … la descente de Côtes-du-Ventoux rosé ! Je devine que René Fallet et Antoine Blondin m’auraient volontiers accompagné dans mes échappées bacchiques.
Collectionneur impénitent de tout ce qui a trait au vélo, Jean-Pierre m’a sauvé la mise en me confiant donc aimablement sa précieuse collection de Miroir-Sprint.
Au mois de mai 1958, les Français s’intéressaient surtout au retour du Général De Gaulle nommé président du Conseil des ministres. De manière plus dérisoire, les patriotes passionnés de cyclisme s’interrogeaient sur une autre histoire française, la composition de l’équipe de France pour le Tour. Marcel Bidot, chargé de la sélection, était confronté à un choix cornélien : l’aîné Louison Bobet, triple vainqueur des Tours 1953-54-55, après un break de deux ans, postulait légitimement à une place, le jeune Jacques Anquetil ayant remporté l’édition précédente, considérait à juste titre que le leadership lui revenait.
Le délicieux journaliste Abel Michéa qui connaît ses classiques (et pas seulement les épreuves cyclistes d’un jour !), pour traiter le sujet Bobet ou Anquetil ? Tragédie antique… comédie moderne, empruntait à Corneille, rouennais comme Anquetil soit-dit en passant : « « QUOI ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ? » Ne vous effrayez pas, mon sujet n’est point de faire une tragédie … Mais si j’évoque Corneille, c’est que je trouve aimable de comparer Marcel Bidot au vieil Horace. Le père Bidot s’est posé des problèmes qui avaient déjà permis à Horace quelques tirades célèbres. Et pensant à Louison, dans sa retraite de Saint-Lye, le vieux Bidot déclarait à l’intention de Jacques Goddet : « … qui n’est point de son sang ne peut faire d’affront Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front. Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre, Vous qui mettez sa tête à couvert de foudre, L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau … » Parce que, tout de même, il y avait de quoi faire une tragédie. Et Marcel Bidot a passé ses nuits à retourner le problème : Bobet ou Anquetil ? Anquetil ou Bobet ? »
Les ennuis commençaient : « Je veux Darrigade, Stablinski, Privat, etc … » demanda Anquetil. « Je veux Géminiani, Antonin Rolland, mon frère, etc… » demanda Bobet. Et quand Marcel Bidot fit le compte, il avait deux équipes de France ! La suite prit une tournure que Corneille n’avait pas prévue ! Car c’est Anquetil qui put répondre : « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître. Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. »…
Maintenant lequel choisir ? Anquetil le jeune présomptueux ou Bobet la vaillance et l’honneur de son temps ? L’ancien ou le moderne ? L’insouciant ou le sérieux ? Encore que nous n’irons pas jusqu’à écrire : « Je veux qu’un même jour, témoin de leurs deux morts, En un même tombeau voit enfermer leurs corps. » Oui, mais Anquetil ou Bobet ? Anquetil ? Bobet ? … »
Voyez comment on pouvait intéresser au théâtre classique un enfant à quelques semaines d’achever sa sixième ! Car, bien évidemment, je demandais une explication de texte à mon professeur de père même si mon opinion était forgée depuis longtemps.
Ce fut finalement Bobet et Anquetil ! Mon Jacques, bon prince de Normandie, avait accepté : « D’accord pour Bobet, mais pas de Geminiani ! Ils sont trop potes tous les deux. Á la première occasion, ils me plumeront comme un pigeon. »
Raphaël Geminiani était un excellent coureur, combatif, rusé, grande gueule aussi, tout à fait capable de se mêler à la lutte pour le maillot jaune. Les organisateurs trouvèrent comme solution de le sélectionner dans l’équipe régionale dite du Centre-Midi, maillot bleu azur, deux bandes or, col et cravate or, casquette blanche, azur et or, comme il était mentionné dans la liste des engagés.
Pour la seconde fois de son histoire, le Tour de France prit son envol hors de l’hexagone. Après Amsterdam en 1954, c’est Bruxelles qui accueillait la grande boucle. La capitale belge connaîtra pareil honneur, l’an prochain en 2019 pour commémorer le cinquantième anniversaire de la première victoire du grand Eddy Merckx dans le Tour.
Bien que Jacques Brel ne le chantât pas encore, c’était au temps où Bruxelles bruxellait sous les neuf sphères argentées de l’Atomium, monument emblématique de la première exposition universelle après la Seconde Guerre mondiale que j’allais visiter avec mes parents quelques semaines plus tard.
Maurice Vidal, pour inaugurer sa chronique Les Compagnons du Tour, s’interroge : « Je me demande si le Tour n’a pas visé un peu haut en venant se profiler sur une silhouette aussi massive. Pour la première fois peut-être, il s’efface dans la ville qui l’accueille devant un autre événement. Nous nous sentions petit dans la peau des artistes de passage venus présenter leur attraction pendant vingt-quatre heures dans une brasserie de la Belgique joyeuse.
Ajoutez à cela que les esprits sont encore préoccupés par « Le Match » contre le Brésil dont tout le monde s’entretenait avant le départ, et admettez que nous avons pris la route dans une semi-clandestinité. »
Le Tour commença discrètement un jeudi, l’omnipotence de la télévision et des marques publicitaires n’existaient pas encore. Ainsi aussi, la couverture du premier numéro de Miroir-Sprint consacré au Tour mettait en vedette Valentin Huot qui venait, trois jours auparavant, d’être sacré champion de France, pour la seconde fois consécutive devant … Raphaël Geminiani. C’est l’occasion de rendre hommage à ce valeureux champion périgourdin, excellent grimpeur, qui nous a quittés cet hiver.
On honorait aussi les footballeurs français qui, avec leur jeu pétillant comme du champagne (il est vrai que la moitié de l’équipe appartenait au Stade de Reims), venaient de terminer à la troisième place de la Coupe du Monde en Suède, après un match de légende contre le Brésil de Didi et Pelé.
Les journalistes s’attendrissaient aussi sur le sort réservé à un populaire coureur pyrénéen surnommé le « Taureau de Nay » en toile de fond de guerre d’Algérie.
« Ce qui arrive à Raymond Mastrotto est vraiment terrible. Il avait sa permission en poche. Il logeait, comme les autres coureurs au Motel. Il avait touché son équipement, son dossard n°167. Et puis, comme on avait refusé une permission à Rostollan, on lui a fait savoir qu’il devait rentrer et que ladite permission était supprimée. L’armée a voulu rappeler sans doute qu’elle avait actuellement beaucoup d’occupations … »
« Qui a gommé Mastrotto ? L’armée française ! Un crétin galonné, au garde-à-vous devant son propre néant, avait refusé de signer, quelques jours avant le départ, le papier kaki qui eût permis au deuxième classe Mastrotto de rejoindre l’équipe de France dans laquelle il avait été sélectionné. Retrouvez-moi cet étron réglementaire ! Qu’il comparaisse immédiatement devant le tribunal du peuple pour atteinte à la sûreté du Tour ! »
Nous n’aurions pas la primeur de ces interviews à l’arrivée avec sa voix rocailleuse comme les gaves de sa région truffant ses phrases de tonitruants Macarel !
Quant à Geminiani, le départ n’avait pas encore été donné qu’il faisait déjà des siennes, du moins d’après les mémoires d’un âne que des suiveurs facétieux lui avaient présenté :
« Un grand frisson me saisit lorsque, m’ayant remis sur ses pattes, le grand escogriffe, s’armant d’un petit peigne, se mit à me frotter maladroitement jusque sur les yeux, tandis qu’un autre me coiffait, moi qui suis Belge, d’un béret basque. J’avais bonne mine. Et tous ces photographes qui me mitraillaient se battaient pour mieux m’humilier.
Tout d’un coup, mon ravisseur s’écria : « Voilà ! Il n’y a plus qu’à le baptiser. » Et il ajouta aussitôt, dans un énorme éclat de rire : « Nous l’appellerons Marcel !(comme Bidot ndlr) ». J’aurais mieux aimé Martin ; Mais que voulez-vous, à une syllabe près… Et puis, j’étais sauvé. N’était-ce pas l’essentiel ?
On me raccompagna jusqu’à ma demeure, après m’avoir libéré de mes entraves. Tout ceci pour vous dire que je me souviendrai du Tour de France. Mais je n’en veux pas à ceux qui me firent passer ce mauvais quart d’heure. Il faut être indulgent. Comme le disait si bien mon illustre ancêtre Cadichon : « Ce ne sont que des hommes ! » Ils ne peuvent avoir l’intelligence des ânes. »
Enfin, le Tour est parti : 4 319 kilomètres, 24 étapes sans jour de repos, et pour commencer en route pour Gand !
Cette fois, Brel chantait déjà : « Ay Marieke Marieke, le ciel flamand, entre les tours de Bruges et Gand, Ay Marieke Marieke, pleure les tours de Bruges à Gand … ».
Et Robert Chapatte écrivait : « Il fallait voir les routes … Sans oublier le ciel. Des pavés, ceux des Flandres tant décriés, des trottoirs avec leurs nids de poules et de la pluie orageuse, soit la panoplie d’apparat du Dieu Cycle… Malines venait d’être arrosée par une averse quand le peloton, regroupé après 70 kilomètres bien occupés, se présenta. Le sol était glissant dans la traversée de la ville. Les dangers de chute menaçaient à chaque instant. Tout à coup, dix hommes se retrouvèrent à terre, leurs vélos entremêlés.
Anquetil et son maillot jaune, reconnaissable de loin, repartit le premier. Il ne souffrait d’aucune blessure pour être tombé presque à l’arrêt. Mais Busto et Forestier étaient les plus touchés…Si Anquetil participa activement à la longue poursuite, Forestier ne le put, grimaçant, il avait peine à tenir son guidon. Fréquemment, il laissait ballant son bras gauche qui motivait ses souffrances. Son poignet fracturé dans Paris-Bruxelles était à nouveau atteint. Sur une route macadémisée, Jean n’aurait pas autant peiné mais dans les cahots, c’était inévitable … »
Le Tour était déjà terminé pour le champion lyonnais qui avait porté le maillot jaune l’année précédente.
L’équipe de France se consolait avec la victoire à Gand d’André Darrigade qui, comme en 1956 et 1957, revêtait le premier maillot jaune.
Lors de la seconde étape, les coureurs débarquèrent à Dunkerque après une grande virée à travers le plat pays de Brel, et même un bref crochet en Hollande, et le long de la Mer du Nord. Les coureurs français étaient-ils inspirés par leur retour dans l’hexagone, toujours est-il que deux d’entre eux, Graczyk et Mallejac, étaient échappés, poursuivis par un groupe de compatriotes, Rohrbach, Mahé, Morvan, Quentin et André Darrigade en passe de consolider sa toison d’or, lorsque le passage à niveau de Furnes s’abaissa.
Comme le règlement ferroviaire l’exigeait en Belgique, les coureurs durent attendre que la barrière s’élevât pour repartir. Graczyk et Mallejac libérés, le petit groupe de chasse fut neutralisé encore cinquante secondes. Par contre, le gros du peloton déferla bientôt, se faufila entre les voitures bloquées, et les commissaires s’avérèrent incapables de contenir tous les concurrents qui tombèrent sur le râble de Darrigade et ses compagnons de poursuite.
Dans la confusion, une quinzaine de coureurs prirent le large, et sur le quai à Dunkerque, le hollandais Gerrit Voorting régla au sprint l’italien Baffi et l’irlandais Seamus Elliott.
Sur la ligne d’arrivée, Darrigade ne cacha pas sa déception en s’adressant aux organisateurs : « N’avez-vous pas l’impression que si j’ai perdu mon maillot, vous y êtes pour quelque chose ? ». C’est, en effet, le belge Jos Hoevenaers qui endosse le paletot jaune avec l’aide de la populaire accordéoniste Yvette Horner décédée il y a quelques semaines.
L’Aigle de Tolède, l’exceptionnel grimpeur Federico Bahamontès, se plaignant d’un début d’appendicite qu’on soupçonne d’être diplomatique, termine à plus de 9 minutes des principaux favoris et dilapide déjà ses espoirs de victoire finale.
La troisième étape littorale amène les coureurs aux portes de la Normandie jusqu’aux trois villes sœurs Mers, Le Tréport et Eu. Le lorrain de l’équipe de France Gilbert Bauvin l’emporte au sprint d’un pneu sur le belge Noël Foré sur la piste eudoise. Le maillot jaune passe sur les épaules du vieux dur à cuire hollandais Wim Van Est qui l’avait déjà porté lors du Tour 1951. Il avait été alors contraint à l’abandon suite à une chute vertigineuse dans un ravin du col d’Aubisque. Une plaque sur la paroi rocheuse rappelle encore de nos jours cet épisode dramatique.
Du château d’Eu au palais de Versailles, le Tour fait une incursion en Pays de Bray et traverse mon bourg natal Forges-les-Eaux. C’est aujourd’hui dimanche au calendrier et dans mon cœur d’enfant. En ce temps-là, les vacances ne commençaient qu’au 14 juillet, encore que je pense que nos professeurs magnanimes nous auraient permis de « voir passer le Tour » et la caravane, même en semaine.
Je n’ai pas de souvenir de cette étape, je dus chercher des yeux le maillot tricolore de mon champion, perdu au milieu d’un peloton lancé à vive allure.
L’Espagnol Pacheco réussit le curieux tour de force d’être le premier échappé de la journée et le seul coureur à finir l’étape dans la voiture balai.
Si j’en crois Robert Chapatte, « la grande bagarre des vallonnements de la Haute-Normandie et du Vexin nous offrit une sanglante explication entre les Tricolores et les hommes de Geminiani ». « La séance dura pendant vingt kilomètres mais cela ne fit guère plus de vingt minutes. Les spectateurs massés sur le bord de la route qui virent à ces moments passer le peloton, conserveront du Tour le souvenir d’un météore traversant les espaces. »
« Á cinquante kilomètres de Versailles, 22 coureurs se trouvèrent réunis pour la dernière fois. Ils ne se séparèrent pas jusqu’au sprint final. Et là où on attendait la victoire de Darrigade, on assista à la surprise sensationnelle du jeune Breton Gainche remontant le Landais à dix mètres de la ligne et l’emportant par vingt-cinq centimètres d’avance. »
Le lendemain, entre Versailles et Caen, on assista à une des plus belles parties de cyclisme des cinq dernières années, que nous raconte Maurice Vidal :
« Ce Gaul tombe toujours sur un bec … L’an dernier, c’est par une attaque de Jean Bobet, à l’entrée d’une pittoresque ville normande nommée Briquebec que le fier Charly dut laisser partir le peloton. Ce fut le commencement de sa perte.
Il aurait dû se méfier en apprenant que, ce lundi, le ravitaillement se donnait en un lieu nommé Orbec. Cela aurait dû attirer son attention sur tout homme portant le nom de Bobet. Son attention même aurait dû redoubler, sachant que le prénom avait changé. Il n’est bon bec que de Bobet. Charly est encore tombé sur celui-là …
Il pleuvait fort sur la grand-route, et cela redoublait le danger. Á la sortie du ravitaillement commençait une longue montée difficile, sinon pénible, une montée comme on en voit peu d’ailleurs dans un Tour de France, noyée dans la verdure qui formait voûte au-dessus du Tour, le faisant pénétrer dans une saine pénombre propice aux conspirations…
… Ce fut foudroyant, Bobet avait dit :
– Attention ! la descente est dangereuse avant le ravitaillement, et il y a une bosse derrière.
Bauvin-le-malin, à la poursuite d’un maillot jaune s’agitant à quarante secondes de sa roue comme une carotte, n’avait pas besoin de se faire répéter la chose. Anquetil fit confiance à son aîné. Geminiani, à qui rien n’échappe, sentit que quelque chose d’important était dans l’air. Et comme il se révèle un capitaine sans égoïsme, il appela Rohrbach :
– Ouvre l’œil, il va se passer quelque chose.
Ce qui se passa : les Tricolores prirent des risques dans la descente, attrapèrent leurs musettes au vol, et se retrouvèrent en tête, Bobet le premier, pour entamer la côte à la sortie d’Orbec. Un coup d’œil derrière, et Louison vit le trou. Geminiani était là, Anquetil aussi. Les trois hommes n’eurent pas besoin de se concerter et, remettant à plus tard l’opération casse-croûte, lancèrent la première grande offensive du Tour 1958.
Nencini faillit être surpris. Il prit une décision héroïque : il laissa sa musette entre les mains de son directeur sportif Binda médusé et, de justesse, sauta dans le wagon où Bauvin avait déjà pris place confortablement. Ernzer chercha en vain son leader et ami Charly. Il se décida à s’infiltrer dans l’offensive, préférant la politique de présence. Rohrbach, pourtant prévenu, avait tout de même cru possible de plonger la main dans sa musette. Lorsqu’il réalisa son erreur, il était trop tard. Personne au monde n’aurait pu rejoindre cet express.
Ah ! Ce fut une belle panique derrière ! Tout ce que le peloton comptait de vedettes oubliées dans cette aventure se cabra, se révolta. Tous ceux qui possèdent dans ce Tour de France une quelconque valeur sortirent de ce monstre trop bien nourri. Et c’est ainsi que se forma, derrière le premier groupe de vedettes, un autre groupe où se retrouvèrent tous ceux qui, aussi forts que les premiers, courent un peu moins bien. On vous le dit, ce fut une belle leçon de cyclisme. »
Le peloton ne revit qu’à Caen, après l’arrivée, les auteurs du coup de main d’Orbec. Dans la cité des tripes, sur le circuit de la Prairie, Louison Bobet entendait bien gagner l’étape et empocher la minute de bonification, mais il fut battu au sprint par le régional bordelais Tino Sabbadini, son habituel équipier dans l’équipe de marque Mercier.
Le groupe avec Charly Gaul, Jean Brankart et Jan Adriaenssens considérés comme de possibles successeurs à Sylvère Maes dernier vainqueur belge du Tour en 1939, terminait à 2 minutes et 2 secondes. Bahamontès accusait un retard de plus de 7 minutes. Le maillot jaune Wim Van Est finissait dans le peloton à plus de 13 minutes et cédait sa tunique au lorrain de l’équipe de France Gilbert Bauvin.
La journée avait été bénéfique aux hommes de Marcel Bidot et, ne l’oublions pas, à … Geminiani, l’empêcheur pour les tricolores de rouler à fond !
D’ailleurs, dès le lendemain, le Père Gem, intenable, allait en administrer la preuve en fichant un sacré bazar entre Caen et Saint-Brieuc.
Auparavant, en début d’étape, on assiste à la fin du calvaire du belge Marcel Janssens, un des favoris du Tour. La main plâtrée suite à la fracture d’un pouce, il forçait l’admiration des suiveurs depuis plusieurs étapes. Il espérait mais la douleur de plus en plus intolérable, il doit se rendre à l’évidence et, en pleurs, se résigne à l’abandon.
Même en semaine, les enfants de la communale ne pouvaient pas manquer le passage du Tour, ainsi les écoliers de Pont-Farcy font classe en plein air malgré le crachin normand.
Le premier grand fait du jour se déroula peu avant Villedieu-les-Poêles : « une chute qui jeta à terre un paquet de coureurs. Parmi eux, Stablinski, Walkowiak et Privat qui ne devaient revoir leurs camarades qu’à l’arrivée à Saint-Brieuc, frisant tout juste l’élimination … Cette chute provoqua un moment de flottement dans le peloton. Nencini, Adriaenssens, Plankaert et huit autres de moindre envergure en profitèrent. Ils mirent les voiles et, à 50 à l’heure, s’en allèrent rejoindre le paquet de tête. Voyez d’ici la réaction de Bobet et Anquetil. Obligés de se mettre en quatre pour endiguer cette nouvelle vague d’assauts. C’est que Nencini n’est pas précisément homme à qui on peut laisser des libertés, il est tout prêt à en abuser.
Seulement pour revoir Nencini, Bobet et Anquetil firent du « bec de selle » pendant soixante-deux kilomètres. Ce fut une extraordinaire poursuite, la plus exceptionnelle peut-être qu’il me fût donné de voir et les journalistes autorisés à assister au spectacle furent d’autant moins nombreux que la direction de la course interdit toute voiture entre les deux pelotons séparés tout au plus de 1 minute et vingt secondes. »
Soixante ans plus tard, mon mauvais esprit de « c’était mieux avant » me pousse à comparer cette scène avec les fréquentes images d’aujourd’hui où l’on voit les coureurs retardés revenir dans le sillage des voitures sous l’œil bienveillant des commissaires.
Á lire la chronique de Maurice Vidal, brillant journaliste aux propos toujours lucides et mesurés, je constate aussi qu’à cette époque, les étapes étaient beaucoup plus animées et les coureurs n’avaient nul besoin d’oreillettes pour développer leurs stratégies de course.
Geminiani, dont personne ne semblait prendre trop au sérieux les tonitruantes déclarations de guerre, va maintenant mettre ses coups de pédales au diapason de ses paroles percutantes. Il entend user du contre dès le regroupement :
« L’opération en question dépassa même les espérances de Raph le Corsaire. Après l’impitoyable chasse, le peloton pensait souffler un peu et Louison Bobet, malade, en avait même profité pour aller poser culotte chez un particulier de Dol-de-Bretagne. Quand on dit que l’air du pays est revigorant …
Busto l’estafettte continua sur sa lancée et un nouveau groupe de dix-sept hommes se forma avec Picot, Van Geneugden, Desmet, Polo, Anglade, Morvan, François Mahé (toujours vigilant celui-là), Botella, Voorting, Elliott, Barone et, naturellement Geminiani. Groupe qui s’enfuit à toutes pédales en creusant immédiatement l’écart… »
Les photographes prirent tout de même le temps de faire le traditionnel cliché du pont de Dinan enjambant la Rance.
Au vélodrome de Saint-Brieuc, Van Geneugden l’emportait au sprint dans la confusion au milieu de coureurs qui avaient encore un tour de piste à effectuer. Il fallut attendre près de 11 minutes pour qu’arrive le peloton des favoris avec Bobet, Anquetil, Gaul et Nencini.
Le Hollandais Voorting reprenait le maillot jaune. Et Geminiani de s’esclaffer : « Quel âne, ce Marcel (Bidot) !
Souviens-toi Barbara, il ne pleuvait pas sur Brest ! Pour la première fois depuis le début du Tour, le soleil est de la fête.
Les favoris ont décidé la trêve à part Federico Bahamontès qui manifeste des velléités offensives entre Saint-Brieuc et Brest, mais appartient-il encore au lot des favoris ?
De cette étape, il faut retenir, du côté de Guingamp, les chutes terribles de l’Italien Fallarini et du régional de l’équipe de l’Ouest Lavigne, percutant deux bretonnes traversant imprudemment la chaussée. Durement touchés, ils furent contraints à l’abandon.
Á Brest, le gregario italien Padovan apportait à la Squadra Azzura sa première victoire. Un succès tellement tiré par les cheveux sinon par le maillot de Brian Robinson que l’Anglais porta réclamation obtenant, coup de tonnerre de Brest, le déclassement de Padovan. Il s’agissait là du premier succès britannique de l’histoire du Tour de France.
Au huitième jour, ce devait être l’épreuve de vérité, au vrai sens sportif du terme, puisqu’il s’agissait d’une course contre la montre de 46 kilomètres, disputée à Châteaulin, sur le traditionnel circuit de l’Aulne. C’est là, en principe, que mon champion Anquetil, l’homme « chronomaître » allait me procurer ma première grande joie du Tour. C’est là aussi que j’avais rendez-vous avec l’écrivain Christian Laborde, frère de race mentale de Claude Nougaro. Chantre des plus grands champions cyclistes, il est même monté sur les planches pour éructer ses Vélocifèrations sur quelques hauts faits d’armes de la légende des cycles. Je le retrouve sur la rive droite de l’Aulne devant l’établissement Olida :
« Jacques Anquetil fixait le boyau de sa roue avant. Il respirait profondément.
– … 4, 3, 2, 1 : Top !
Jacques Anquetil s’élança. Il tirait gros. Plus gros que Charly Gaul. Un contre-la-montre, c’est, selon le spécialiste incontesté du genre, partir à fond, accélérer à mi-parcours et terminer au sprint.
La pluie tombait, meurtrière. 46 kilomètres, des bosses tout le temps, la grognante bosse de Stang-ar-Garront, ça monte et ça tourne souvent, il faut relancer sans cesse : un parcours pour Charly. Mais Anquetil, comme Bobet, comme Geminiani, avait oublié Charly …
Il avait demandé à Marcel Bidot de le renseigner sur le Belge Jean Brankart, maillot bleu nattier, bandes noir, jaune, rouge, quart de manche également noir, jaune et rouge, dossard n°42. Il est complet. Anquetil le sait : l’année de son arrivée chez les professionnels, en 1953, ce Wallon, ancien soudeur-chaudronnier, avait remporté Liège-Bastogne-Liège, et en 1955, avait terminé second du Grand Prix des Nations, juste derrière lui …
Anquetil tirait gros sous la pluie, franchissant en puissance le sommet des côtes, relançant merveilleusement la machine dès que la route redescendait, gardant toujours, même dans les portions les plus dures, sa merveilleuse position sur sa bicyclette de marque Helyett. Helyett ! On dirait un prénom de femme, un nom d’oiseau, Alouette, Elisabeth ! Je t’aime, mon Helyett ! Avec mon Helyett, je vous plumerai ! Helyett : Ô géminées annonçant la mort de Geminiani ! Helyett : beauté violette de l’Y ! Mesdames et messieurs, enfants de l’Aulne, pêcheurs peinards au bord de l’eau, facteurs dont la bicyclette gît dans l’herbe mouillée, gardes-champêtres fumant du gris, gendarmes, agriculteurs, écoliers agglutinés au sommet des bosses applaudissez Jacques Anquetil ! Encouragez de vos cris en patois gaulois l’Enfant-Roi, ainsi surnommé parce qu’il avait remporté à l’âge de dix-neuf ans le Grand Prix des Nations sur une bicyclette rouge grenat de marque La Perle ! Un gosse, un môme, un marmouset, découvert par Francis Pélissier, avait parcouru les 141,3 kilomètres à une moyenne de 39, 63 kilomètres à l’heure ! Un gamin normand, qui venait de claquer la porte du collège technique de Sotteville et de renoncer à la culture des fraises, avait enfourché une machine et semé la zizanie chez les pros ! Françaises, Français, inclinez-vus respectueusement, religieusement, devant celui qui, le 29 juin 1956, battait le record de l’heure détenu par Fausto Coppi ! Remember, nom de Dieu, remember ! »
Á la lecture de ces lignes, je buvais du petit lait … de Normandie, évidemment. Mais tout Normand qu’il soit, Anquetil détestait la pluie alors que Gaul était l’ange (de la montagne) qui aimait la pluie.
« La pluie tombait toujours. Anquetil roulait plus vite que Jean Brankart, mais Charly, l’ange managé par la pluie, le chérubin aux yeux pleins de gouttes, pédalait dans l’huile, avalait la route. Il survolait le circuit accidenté de Châteaulin, bossu comme un chameau, aux commandes de son zinc à rayons. La pluie qui s’était emparée du porte-voix de Jean Goldschmit, le directeur sportif de Charly, l’encourageait :
– Vas-y mon ange ! Je suis dans tes cheveux, sur ta bouche maintenant. Goûte-moi, je suis un coulis de ciel ! Que tu pédales bien mon Charly, jamais désuni, les mains sur les cocottes couleur de miel, sur le manche à balai de ton coucou gris ! Que tes muscles sont saillants ! Dis donc, tu fais combien de tour de cuisse, cette année, mon chéri ? Go, Charly, go !
Á mi-parcours, Charly que la pluie encourageait de plus belle, avait 20 secondes d’avance sur Anquetil et Brankart. L’Enfant-Roi poussa à fond dans le dernier tiers du parcours son énorme braquet, mais en vain : l’ange qui gagnait l’étape, le battait de sept secondes. Brankart terminait quatrième.
Sept secondes : un hoquet de trotteuse ! Une avance estimée à 71 mètres !
Sept secondes ! Jacques Goddet dans L’Équipe écrivait : « Défaite courte en temps, lourde de conséquences ! » »
Beaucoup, sauf moi bien sûr, commençaient à réviser leur jugement quant à une seconde victoire d’Anquetil dans le Tour. Il se murmurait que son esprit s’envolait souvent vers Cannes où séjournait Janine, la femme de son médecin personnel, qu’il allait épouser durant l’hiver suivant … Après sa mort, trente ans plus tard, les gazettes avides de sensationnel, furent beaucoup moins discrètes sur sa vie sentimentale compliquée.
Le Hollandais Voorting, équipier de Gaul, conserve le maillot jaune avec trois petites secondes d’avance sur le tricolore François Mahé.
Geminiani a limité les dégâts et est toujours en embuscade. Quel âne, ce Marcel !
Á suivre …
1 Emporté dans mes souvenirs d’enfance, mes jugements sont parfois excessifs. Je les tempère, tandis qu’en villégiature en Ariège, j’écris ce billet. Les coureurs nous ont offert deux étapes pyrénéennes pleines d’émotions. Je ne peux m’incliner que devant leur courage quand je vois le Belge Philippe Gilbert disparaître dans un ravin du col de Portet d’Aspet que je connais bien.
2 Je remercie vivement Jean-Pierre Le Port d’avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint.
Je vous invite à musarder à vélo sur son blog: http://montour1959lasuite.blogspot.com

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En cette matinée pluvieuse, je viens enfin de prendre connaissance de ce premier épisode de votre chronique du Tour 1958. J’avoue moi aussi aimé le vin du Ventoux même si je préfère le champagne, proximité géographique oblige…