Archive pour août, 2018

Ici la route du Tour de France 1958 (3)

Pour revivre tout le début du Tour de France :
http://encreviolette.unblog.fr/2018/08/01/ici-la-route-du-tour-de-france-1958-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2018/08/07/ici-la-route-du-tour-de-france-1958-2/

En route pour le troisième et dernier billet sur le Tour de France 1958 qui, selon les historiens du sport, demeure, encore aujourd’hui, comme l’une des plus belles éditions de l’épreuve créée en 1903.
Je vous ai promis du grandiose. J’en rapporte les péripéties avec presque la même jubilation que le gosse que j’étais, il y a soixante ans, dévorait les belles revues bihebdomadaires.
Pour vous convaincre de ce retour dans mon enfance heureuse, je puise dans une des merveilleuses chroniques dont avait le secret Antoine Blondin, absent, vous le savez déjà, sur le Tour 1958 pour cause d’écriture de son roman Un singe en hiver.
Il l’avait rédigée en 1955 dans la ville d’eau d’Ax-les-Thermes, ce qui est déjà cocasse de la part de cet écrivain buveur :
« J’ai été ce petit garçon, le nez collé à la vitre, qui me regarde écrire avec ce respect patient, et quand je lève un peu la tête, j’ai l’impression de me regarder moi-même à travers le miroir sans tain du souvenir. C’est pour lui que j’écris ces lignes, le petit bonhomme d’Ax-les-Thermes, à la silhouette de chamois. Je voudrais qu’il connaisse un jour les frais matins de la complicité où nos voitures qui sont devenues nos maisons, l’une l’autre se saluant, font et défont sans cesse un village dont tous les habitants vivent sur le pas de leurs portes. Je voudrais qu’il puisse apprécier que les loisirs du vagabondage ne sont pas incompatibles avec l’ivresse d’appartenir à un grand système qui vous dépasse. »
J’ai l’impression, moi aussi, qu’en vous faisant partager les Tours de France d’antan, j’appartiens un peu à la caravane privilégiée des suiveurs.
J’en appelle encore au vénéré écrivain pour vous présenter le théâtre de la dix-huitième étape, l’ascension contre la montre du mont Ventoux, le Mont Chauve, le Géant de Provence, une montagne solitaire qui culmine à 1 911 mètres, entre Rhône et Durance :
« Parmi les terrains de haute compétition proposés à l’effort cycliste, le mont Ventoux est de ceux dont l’action se traduit non seulement par une incidence mécanique, mais par la puissance obsessionnelle de ses envoûtements.
Peu de souvenirs heureux s’attachent à ce chaudron de sorcières qu’on n’aborde pas de gaieté de cœur. Nous y avons vu des coureurs raisonnables confiner à la folie sous l’effet de la chaleur et des stimulants, certains redescendre les lacets alors qu’ils croyaient les gravir, d’autres brandir leur gonfleur au-dessus de nos têtes en nous traitant d’assassins… »
Roland Barthes le présentait dans ses Mythologies comme « un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes qui ne pardonne jamais aux faibles et se fait payer un tribut injuste de souffrances…. Son climat absolu en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros. »
L’ancien directeur du Tour de France Jacques Goddet, qui fut le premier à proposer cette ascension aux coureurs du Tour en 1951, écrivit lors de la mort tragique du britannique Tom Simpson en 1967 : « Ventoux du ciel! Ventoux du diable! Il a été créateur de prouesses ! Il a suscité le drame ! »
Bref, une montagne sacrée et une sacrée montagne !

Ventoux vintage

Ventoux 2 Pellos blog

Blog MDS Ventoux Vue générale

J’avais 11 ans mais je me souviens assez distinctement de ce 13 juillet 1958, d’autant plus que ce fut l’une des toutes premières étapes retransmises à la télévision sur l’unique chaîne en noir et blanc.
Mais pour vous en parler, je préfère céder la parole (ou plutôt la plume) à Christian Laborde. Il avait trois ans à l’époque, c’est dire qu’il n’en a aucun souvenir ! Mais il a aimé l’un des héros du jour et du Tour, Charly Gaul, à travers les récits qu’en faisait son père. Longtemps après, il écrivit L’Ange qui aimait la pluie, une ode lyrique au champion luxembourgeois. Il alla même lui porter un exemplaire au Grand-Duché et lui lut, à sa demande, un chapitre de ses exploits : « C’est exactement ça ! » L’écrivain fut bouleversé d’avoir ému le héros de son père.
Avec jubilation, je vous offre un passage de ce qui ressemble à un conte de Provence :
« Le Tour 58, c’était le Ventoux contre la montre et par Bédoin…
Un soleil brûlant, sarrasin ! Bédoin, mais c’est le Sahara ! Les journalistes, sur leurs calepins, inscrivaient le nom de Bahamontès. Une pente pour lui, un temps pour lui, un peu d’Andalousie sous ses jantes chaudes. Il était passé en tête des huit premiers sommets du Tour, le neuvième dans la fournaise ne pouvait lui échapper…
Charly était assis par terre, sous les tilleuls de Bédoin, sa casquette blanche plongée dans un seau d’eau glacée entre les jambes. Son vélo Learco Guerra était près de lui, contre la murette. Le soleil cruel se réjouissait à l’idée de brûler les ailes d’un ange.
J’interviens : Gaul était, en effet, connu pour détester la chaleur et, a contrario, apprécier les conditions météorologiques exécrables, pluie, neige, sous lesquelles il accomplit l’essentiel de ses extraordinaires performances.
« Charly avait son vélo, son maillot et son attirail antisoleil. Dans son cou et sur sa poitrine deux éponges étaient accrochées par une ficelle. Dans son dos, sous le maillot, il avait glissé un sac plastique de vingt centimètres carrés rempli de glace. L’ange est bossu, c’est un chameau.
Monsieur Cornuau avait dans sa main droite la selle de Charly. Qu’il est léger, se dit Cornuau qui, pour la première fois, sur la route du Tour, serrait dans sa paume une plume d’ange. Charly respirait à fond !
– 5, 4, 3, 2, 1 : top !
Monsieur Cornuau lança Charly comme on lance le poids à l’école, mais c’était une balle qu’il lançait, une balle de pingpong à l’assaut du Ventoux !…
…Á la sortie de Bédoin, les gens étaient en maillot de corps, torse nu sous l’enclume du sun. C’était un alignement de viande rosissante, un débordement de lard de ceinture, une débauche de chapeaux de fortune, de casquettes multicolores et publicitaires. Sous des parasols Saint-Raphaël, Picon et Cinzano plantés dans la caillasse, de grosses femmes assises sur des pliants, soufflaient et suaient. De vieux numéros de But&Club et du Miroir des Sports leur servaient d’éventail. Elles agitaient sous leur menton le portrait du champion à la une. Les pare-brise des voitures étaient recouverts de carton et de couverture. Tous ces gens avaient dû monter avant le jour. En haut, aux abords de l’observatoire, ils avaient des imperméables et des anoraks. Entre Bédoin et le sommet, l’écart de température était supérieur à douze degrés, et le vent, au sommet, était fort et froid. Il tardait à Charly d’atteindre la zone fraîche et de revêtir le costard du vent. Vas-y Charly !
Charly montait bien, Anquetil aussi. Au premier pointage, cinq kilomètres après Bédoin, Jacques Anquetil avait 3 secondes d’avance sur Charly (vous imaginez ma joie, ndlr).
Mais les lacets sérieux, la pente sèche n’avaient pas encore été attaqués. Deux minutes, je ne dois pas concéder plus de deux minutes, se disait l’Enfant-Roi que suivait un camion Citroën immatriculé 365 DQ 30. Les organisateurs avaient dû réquisitionner l’engin à Nîmes. On avait fixé, au-dessus du pare-brise, un panneau blanc marqué Anquetil, et l’engin suivait comme son ombre l’un des plus grands chevaliers que la Petite Reine ait jamais connus. Debout sur le marchepied avant, côté passager, le mécano, qui se tenait d’une main au rétroviseur extérieur du camion, ne quittait pas des yeux Anquetil. Il serrait dans sa main une roue.

Ventoux 5 Anquetil  blog

On avait passé Sainte-Colombe et le lieu-dit Les Bruns, la pente était plus sèche. Charly montait merveilleusement bien …
…Bahamontès était chez lui sur les pentes et sous la chaleur, mais au bout de dix kilomètres de course, il accusait un retard de 14 secondes sur Charly. Avec ses ailes, ses éponges mouillées et sa glace sous le maillot, Charly montait toujours, encouragé par Jean Goldschmit, debout dans la 203 blanche.
Une 403 noire de Paris Presse, une 203 blanche, des motos, un homme couché sur son vélo, à deux-cents mètres devant Charly ! Charly aspergea d’eau son visage ruisselant de sueur et relança le braquet. Il moulinait, l’écart diminuait, Jo Goldschmit hurlait en tapant du poing dans le pare-soleil de la 203 : « Tu reviens sur Bobet, Charly, tu reviens sur Bobet ! »
La proie était devant, elle était tricolore, elle avait remporté trois fois la Grande Boucle ! L’écart diminuait, Charly montait de plus en plus vite … Charly allait passer Louison parti deux minutes avant lui … »

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Blog MDS Ventoux Baha BobetVentoux 4 Geminiani  blogBlog MDS Ventoux Gaul 2

J’accélère moi aussi, vous avez compris que Gaul survolait tous ses adversaires et planait même au-dessus de l’Aigle de Tolède. Mais un ange, même de la montagne, ne conquiert pas le Ventoux comme cela. Il faut de l’épopée.
« … Á deux kilomètres du sommet, il (Gaul) ralentit légèrement son allure. Il avait faim, ses jambes commençaient à trembler ! La fringale, la terrible fringale, allait-elle le frapper si près du sommet ?…
… Les grimpeurs aiment les bananes, c’est pour cela qu’on les appelle ouistitis …
– Je voudrais une banane, je l’engloutirais, et hop, en danseuse, et je repartirais de plus belle.
La main tifosienne, la main dont il rêvait se tendit. Elle tenait non une banane bourrée d’amidon, mais un bidon d’eau sucrée et citronnée …
– Bois Charly, c’est de l’eau, du sucre et du citron ! C’est ce que je prenais moi quand je montais le Ventoux… »
– Et quand l’avez-vous monté le Ventoux ? demanda Charly en lui rendant le bidon dont il venait d’engloutir le contenu sucré, citronné.
– En 1336 ! Je m’appelle Francesco, Francesco Pétrarque ! Je suis un admirateur ! Pour moi sur le vélo, il n’y a que vous …
Charly sourit et dit :
– Passez me voir à l’hôtel !
Puis il disparut dans le lacet !... »
Je ne suis pas certain que Charly Gaul valida la fin de son escalade quand Christian Laborde lui soumit cette version. Laborde déborde sous le cagnard du Ventoux, c’est aussi cela la légende des cycles.
Géniale inspiration d’avoir associé Charly Gaul et Pétrarque le poète humaniste italien qui effectua en effet à pied l’ascension du Ventoux, six siècles auparavant.
Pétrarque écrivit le récit de son expédition dans un livre fin comme une tuile romaine. Il l’adressa depuis Malaucène, le 26 avril 1336, à Dionigi da Borgo San Sepolcro, de l’ordre de Saint Augustin et professeur de théologie, rencontré trois ans plus tôt en Avignon.
J’imagine que mes lecteurs passionnés de vélo attendent plus le classement de l’étape que quelques considérations de théologie.

Blog MDS Ventoux Gaul 1Ventoux 1 Gaul blog

Ce 13 juillet 1958, Charly Gaul l’emporta. Les écarts étaient terrifiants : 31 secondes sur l’aigle Bahamontès, 2 minutes et 37 secondes sur Brankart, 4 minutes et 9 secondes sur mon champion Jacques Anquetil (aïe !), 4 minutes 54 secondes sur Louison Bobet, 5 minutes et 1 seconde sur Geminiani, et presque 8 minutes sur le maillot jaune l’Italien (non pas Pétrarque !) Favero !
Gaul remontait à la troisième place du classement général, à 3 minutes 43 secondes du nouveau maillot jaune Raphaël Geminiani. Deux « Centre-Midi », coéquipiers de Gem, Jean Dotto le « vigneron de Cabasse » et Marcel Rhorbach avaient terminé respectivement troisième et cinquième de l’étape, précédant Anquetil et Bobet. Quel âne ce Marcel Bidot !
En ce temps-là, les coureurs ne se réfugiaient pas dans le secret de leurs cars pullman. Ils étaient très accessibles, ainsi … le soir, Pétrarque retrouva Gaul dans sa chambre d’hôtel :
« -Vous savez que j’ai écrit un livre pour dire que j’aimais Rome …
– Oui, le fameux De Viris ! De Viris illustribus urbis Romae ! Je l’ai lu …
– Eh bien, là-haut, dans ma tour d’ivoire d’en haut, j’écris un livre pour dire que j’aime le vélo !
– En latin, comme le De Viris ?
– En latin, absolument ! Une cathédrale latine en l’honneur des géants de la piste, des seigneurs du chrono, des rois du sprint, et des princes des sommets !
– Le De Viris illustribus cyclis Terrae ! Et mon plus beau chapitre sera pour vous, Charly …
J’ai demandé à Vinci d’assurer la préface. Il a dit oui tout de suite ! Le vélo, il adore, c’est un fondu de la roue libre ! Vous savez que la chaîne, c’est lui …
– Je sais, tout le monde ici-bas le sait ! Vous pourrez lui dire que la maison Brampton, « Brampton, la chaîne qui tient ! », n’oublie jamais de rappeler à ses clients que la chaîne de vélo, c’est Léonard de Vinci !
– Je lui dirai, Charly ! Cela lui fera infiniment plaisir … Vous savez, on le bassine avec la Joconde, et on ne lui parle jamais de la chaîne de vélo ! La Joconde, c’est pas mal mais le chef-d’œuvre, c’est la chaîne de vélo ! … »
Je me retire sur la pointe des pieds tandis que le dialogue prend un tour plus intime, Charly parlant de sa muse Lady Rain, et Pétrarque d’une certaine Laure de Novès, une femme belle comme une goutte de pluie.
En souvenir de cette étape inoubliable, je consulte mon Bordas, pas le manuel scolaire mais le bel ouvrage Forcenés de Philippe Bordas :
« Le record établi par Charly Gaul en 1958 sur l’ascension chronométrée du Ventoux, le col le plus dur du monde, a pu être battu quarante ans plus tard par l’usage de vélos de cinq kilos plus légers, grâce à un sol plus lisse et des solutions oxygénantes, des composés hormonaux et des antidouleurs en quantité suffisante pour subir l’ablation d’une jambe en finissant les mots croisés. »
Je ne peux pas redescendre du Ventoux sans citer L’échappée, le magnifique et émouvant livre de Lionel Bourg auquel j’ai consacré un billet :
http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
« Je n’ai d’héritage que la canne sur laquelle il s’appuyait, six mois avant sa mort, quand je le conduisis tout en haut du Ventoux, – C’est la Mecque du cyclisme, ici ! s’exclama-t-il … ce jour-là d’avril 1997, je sus que lui aussi, papa, était encore un gosse. »
Comme je le suis moi-même quand je vous parle de vélo !
Après le mont Ventoux, gravi la veille sous un soleil de plomb, et avant les cols de Vars et Izoard au programme du lendemain, on imaginait qu’en ce jour de fête nationale, entre Carpentras et Gap, on aurait droit à une étape de transition. D’ailleurs, Maurice Vidal démarre sa chronique Les Compagnons du Tour sur un rythme tranquille par quelques considérations historiques :
« C’était le 14 juillet … Les petits drapeaux tricolores qui fleurirent spontanément sur de nombreuses voitures de presse attestaient que, Tour de France ou pas, on n’oubliait pas que le 14 juillet est un grand jour.
Vous n’avez pas été sans entendre parler de la Route des Princes d’Orange. Mais oui, les princes avaient des routes, au temps où les voies de communication étaient dues surtout à des entreprises privées. Imaginez que les Princes d’Orange, dépendants des puissantes familles de Nassau, Bourbons, Conti et tutti quanti, étaient en même temps Barons d’Orpierre. Le cumul n’était pas encore interdit en ce temps-là.
Alors, pour aller de leur principauté, située à Orange, à leur Baronnie, située à Orpierre, et pour permettre à leurs quelques milliers d’intimes d’effectuer le trajet entre deux banquets, deux chasses ou deux prélèvements d’impôts, nos bons princes avaient construit une route. Quand je dis avaient « construit », c’est évidemment une façon impropre de parler, car si le 14 juillet a eu lieu, c’est bien un peu parce qu’ils ne faisaient rien eux-mêmes.
Mais chut, gare à l’incident diplomatique, ces messieurs étant les ancêtres de l’actuelle famille régnante des Pays-Bas, et l’un des leurs, prénommé et numéroté Guillaume III, ayant même régné sur l’Angleterre. D’où le goût marqué des Anglais pour la confiture d’orange, et sans doute la couleur des maillots de l’équipe de Hollande.
Bref, pour en revenir à notre époque, la route des Princes d’Orange va à peu près de la nationale 7, c’est-à-dire de la vallée du Rhône à la nationale 75, c’est-à-dire la route des Alpes, dite encore route Napoléon. Ils avaient du goût, les princes.
C’est une route que je vous conseille si vous êtes en vacances dans la région. Comme elle va d’une vallée aux Alpes, il faut bien qu’elle franchisse le pas quelque part. Cela se fait au col du Perty. De ce col, haut de 1 300 mètres et des poussières (beaucoup de poussières), on découvre toutes les Grandes Alpes, ce qui réjouit le touriste et donne le cafard aux pauvres coureurs qui n’aiment pas la montagne. C’est là, de ce sommet désormais historique, que le petit Prince de Luxembourg Charly Gaul, allié cette année à la Maison de Hollande, put mesurer l’étendue du désastre qui le frappait. Ce qui est un comble pour l’homme qui désirait le plus apercevoir enfin les Alpes. Mais ne brûlons pas les étapes, celle du jour a bien assez brûlé comme ça.
Comme nous ne passions pas sous l’Arc de Triomphe d’Orange, c’est à Vaison-la-Romaine que nous avons pris la fameuse route. Vaison est l’une des plus admirables cités de notre pays qui en compte pourtant quelques-unes. Arrachée à la Gaule (déjà !) par les Romains en … en… enfin une centaine d’années avant que nous ayons commencé à les compter sérieusement, elle devint une cité prospère et pacifique, cinq siècles durant. Et quand on a cinq siècles de paix, qu’est-ce qu’on fait ? On construit … Les constructions romaines de Vaison sont d’une prodigieuse beauté. Elles ne diffèrent pas sensiblement de celles qu’on peut admirer dans tout l’Ancien Empire et à Rome. Mais la lumière magique de la Provence donne à l’ombre des ruines des reflets bleutés qu’on ne voit pas ailleurs. Et les sombres cyprès se dressent aux côtés de colonnades immaculées comme les gardes africains des Patriciens qui vivaient là. C’est beau à pleurer !
Puis d’autres civilisations ont remplacé la Romaine, et Vaison, fidèle en porte aussi la trace : cathédrale des premiers temps de l’âge chrétien, cloître aux galeries romaines qui donneraient à penser aux plus réfractaires à la beauté, enfin vieille ville du Moyen Âge, bâtie sur le rocher, comme il était nécessaire de le faire en ces temps troublés. Et tout cela renferme mille trésors qui peuvent, un par un, raconter au visiteur l’histoire du monde qu’il parcourt aujourd’hui.
Je n’irai pas jusqu’à dire que ces vieilles pierres vous raconteront plus tard la triste histoire de Charly Gaul, faisant suite à celle des Gaulois, mais si elles le pouvaient, elles vous passionneraient certainement. Si vous le voulez, et parce que c’est tout de même plus sûr, je vais essayer de le faire moi-même.
Raphaël Geminiani était parti de Carpentras, vêtu de jaune. Dans les Pyrénées, il avait déjà revêtu l’habit de lumière, et cela l’avait ému, comme une nouveauté. Mais le geste rituel étant accompli, il ne tenait pas tellement à le garder. Il n’en était plus de même au soir du Ventoux.
Le soir de la course contre la montre, toute l’équipe du Centre-Midi, toujours au complet, se retrouva dans la salle à manger de l’hôtel … du mont Ventoux, à Malaucène. Certes, on était content que le Grand ait repris le maillot, mais la démonstration de Charly Gaul avait jeté le doute dans les esprits. Raphaël dut presque tempêter :
« Mais, bon sang, qu’est-ce-que vous croyez ? Que je n’en ai pas vu d’autres, en onze Tours de France ? Des caïds, des phénomènes, des favoris. Les favoris, on les casse, les phénomènes, ils ont mal aux jambes comme les autres. En 53, j’ai vu Koblet nous faire la chansonnette pendant dix étapes, il n’y en avait que pour lui. Et puis, en trois kilomètres de l’Aubisque, c’était fini. Allez, demain en tête, et le Tour continue. »
Le Tour continuait. Pourtant, au départ de Carpentras, personne n’avouait avoir mal aux jambes, sauf Charly Gaul. C’est le seul qu’on ne crut pas. Dès le signal donné, la bataille commença. Avec des airs de ne pas y toucher, tout le monde asticotait le maillot de Gem. En 30 kilomètres, il y eut dix démarrages. Raphaël répondit à tous avec bonheur. Mais il sentit que cela ne pourrait donner s’il ne réagissait pas immédiatement. Alors que le peloton approchait, justement, de Vaison-la-Romaine, il se redressa rouge de colère, regarda autour de lui, faisant signe à tous ses mousquetaires d’approcher. Ce fut vite fait. Et tout en surveillant ses adversaires du coin de l’œil, il tint une conférence roulante :
« J’en ai marre d’être attaqué tout le temps. Maintenant, finie la rigolade. On roule tous en tête, et à fond. Á la première tentative, l’un de vous s’en va avec les fuyards. Et si un costaud fait mine de partir, tous ceux qui le peuvent viennent avec moi. »
Ça sentait la poudre à partir de ce moment-là. Quand les gars du Centre-Midi passent en tête, ce n’est généralement pas pour y fumer la pipe. Et, dans le peloton, les jambes alourdies pesèrent quelques kilos de plus. Dans la traversée de Vaison, Privat, Bottechia et Manzanèque s’enfuirent. Mais pas seuls : Anglade, magnifique battant de ce Tour de France, représentait le « patron » dans ce premier train …
C’est à peu près au même moment que Charly Gaul commença à jeter des coups d’œil inquiets à son pédalier. Quelque chose n’allait pas : le plateau se desserrait. Il roula encore comme cela quelques kilomètres, et l’inquiétude commença à le gagner. Le peloton semblait être en furie, et ce n’était pas le moment de s’arrêter auprès de sa voiture. Heureusement, à côté de lui, il y avait son copain Ernzer, toujours présent, on vous l’a dit. Un rapide dialogue s’engagea entre les deux hommes dans leur langue natale : « Marcel, je passe en avant. Suis-moi, et nous allons échanger les vélos. »
L’exécution fut rapide. Malheureusement, la courte explication avait eu un témoin, qui n’avait peut-être pas compris ce que disaient les deux hommes, mais qui en savait assez pour savoir que quelque chose n’allait pas pour Gaul. Quand les deux Luxembourgeois filèrent vers l’avant, Adriaenssens les suivit. En une fraction de seconde, il vit que Gaul allait descendre. Il ne lui en fallut pas plus pour démarrer.
Cette fois, la course prit l’allure d’une fuite éperdue. Au moment du démarrage d’Adriaenssens, un cri retentit : « Pop … Pop… »
C’était la voix claironnante de Geminiani rassemblant ses troupes. Le premier, il fut dans le sillage du Belge, suivi de Favero, Bergaud, Morvan. Mais c’est peut-être l’épisode le plus glorieux de l’équipe du Centre-Midi, trois de ses hommes, pas un de moins, appliquant la consigne : Busto qui jaillit du peloton comme une fusée, Chaussabel qui connaît son année de gloire, et Dotto le grimpeur de service.
Pendant quelques kilomètres, on n’eut pas le temps de parler dans ce peloton. Gem s’était retourné, avait vu le trou, et avait simplement crié : « Allez à fond ! »
Et comme ses hommes ont en lui une confiance aveugle, il ne leur vint pas à l’idée de se demander s’ils pourraient tenir longtemps comme ça. Le grand Busto passa sur le 14 dents, se mit en tête du groupe, effectuant des relais à plus de 50 à l’heure, et dont chacun durait un kilomètre. L’allure était affolante. Nous pouvons en témoigner, et cinquante voitures de presse avec nous, pour avoir tenté, pendant dix kilomètres, de gagner un peu d’avance sur ces démons déchaînés, sur ces petites routes en lacets. Les côtes étaient « avalées » à 40 à l’heure, et, dans chaque descente, l’allure montait à 70, 80 et peut-être plus… »
Maurice Vidal s’écarte pour laisser Christian Laborde prendre le relais :
« André Darrigade qui veillait au grain s’arracha du peloton avec dans sa roue Jacques Anquetil. Darrigade sprintait, son sprint dura un kilomètre. Quand Darrigade se releva, le trou était fait, et Anquetil, enroulant un énorme braquet, s’enfuit… »
Vous devinez que je trépignais de joie, l’oreille collée à mon transistor Pizon-Bros !
Maurice Vidal reprend le commandement :
« Lorsque Louison Bobet revint vers l’avant, il s’aperçut qu’il était trop tard. Il eut un moment de stupéfaction, songea qu’il avait été refait comme au coin d’un bois, puis au fil des kilomètres, songea que cela devait arriver. Marcel Bidot s’était déjà précipité avec sa voiture pour demander à Louison de ne pas ramener Gaul sur Anquetil. Mais il n’eut pas besoin de monter jusqu’à lui, Bobet était déjà relevé, prêt au sacrifice.
Avant d’aller plus loin, il faut s’arrêter un moment sur ce geste. Car si Anquetil gagne le Tour, ce que j’ignore au moment où je téléphone ces lignes de Gap, il le devra avant toutes choses au sacrifice surhumain de Louison Bobet.
Oui, surhumain, car Louison n’était pas battu. Ce jour-là, il était l’un des plus forts du peloton, et il le prouva en prenant en fin d’étape un temps considérable à tout le monde, ceux de l’avant comme ceux de l’arrière. Surhumain, parce que ce sacrifice était consenti à un homme dont il avait, sur le coup, en tout cas, toutes raisons de croire qu’il l’avait délibérément abandonné. Surhumain enfin, parce que Bobet, c’est Bobet. Ce n’est pas un champion fini. C’est un homme qui, devant la défaillance de Charly Gaul pouvait peut-être à nouveau prétendre gagner le Tour. Et l’on peut imaginer ce que cela représente pour lui.
Il l’a fait, et il a bien fait. Son palmarès est assez riche. Il peut se passer d’une nouvelle victoire matérielle. Mais combien il sera enrichi de la noblesse de ce geste. Combien il ira droit au cœur du public, cet acte de pure fidélité à la parole donnée… »
Relais lyrique de Christian Laborde :
« Entre le col de Perty et le col de la Foreyssasse, Anquetil, Gem et les Centre-Midi roulaient à fond, creusant l’écart. 6 minutes 30 secondes au pied du col de la Foreyssasse.
Foreyssasse, Foureyssasse ! C’est un grand four, pauvre, un énorme four, un four géant, une gueule de roches ouverte, incandescente, une cathédrale de chaleur, un container de feu, les coureurs cuisent sur leur vélo, c’est la pyrolyse à ciel ouvert, l’enfer, ô bonne mère, ô praubes de nosauts ! Á Foureyssasse qu’era la calorossa …

Blog Carpentras-Gap PertyBlog Carpentras-Gap Perty 2

Anquetil roulait devant. La chaleur et le train imposé par l’Enfant-Roi, dès les premiers lacets de ce col de troisième catégorie, provoquèrent des défaillances dans le peloton des fuyards. Busto, le solide Busto, ancien mineur de fond à Decazeville, se releva. Il n’avait plus de pêche, plus de jus. Il était à sec de nhac ! Chaussabel dit la « Chausse » ne pouvait plus coller à la roue d’Anquetil. Gem l’invita à se laisser glisser, à rentrer avec Busto déjà distancé. Anglade à son tour lâcha prise, le front sur le guidon, les poumons brûlants. Graczyk se mit à zigzaguer, s’effondra, victime de « l’homme au marteau » Il regarda Gem s’éloigner en compagnie d’Anquetil et de Nencini…
Tel un vrai capitaine, Geminiani, qui avait pourtant généreusement payé de sa personne, resta le dernier sur le bateau. Mais c’était un bateau de haute mer, et c’est pavillon au grand mât qu’il est rentré au port.
Durant toute la montée de Foreyssasse, le soleil s’acharna sur Charly. Le bout de ses ailes était brûlé. Il n’avait plus la force de les déplier, de les actionner, de mettre en branle cette machinerie céleste et merveilleusement huilée que les dieux ont fixé dans son dos à l’aide d’épingles de nourrice dorées. Aussi montait-il à la seule force de ses jambes, comme un champion ordinaire. Au sommet du col de Foreyssasse, son retard était supérieur à 8 minutes … »

Blog Carpentras-Gap SentinelleBlog  Carpentras-Gap Nencini

Blog Carpentras-Gap sprint à GapBlog Carpentras-GapAnquetil et Gem

« … Gap, quatre champions, 500 mètres, et un seul bouquet. Les coureurs se déploient, Gem à droite, Anquetil au centre, Nencini à gauche, Adriaenssens hors du coup. Anquetil sprinte, couché sur son vélo, fixant la ligne, les coudes écartés. Gem a le cuir chevelu sur la potence du guidon, un sprint d’aveugle. Il gagne. Qui est second ? La photographie dira que c’est Gem. »
Maurice Vidal s’approche : « Sur la ligne d’arrivée, Gem s’écroula à côté de moi sur le bord du trottoir, fit trois grimaces, but deux rasades de Perrier, tourna la tête, et me fit un clin d’œil : « Tu l’as vu, le 14 juillet ? » Et regardant tout le monde à la ronde, qui n’avait plus de mots pour cet extraordinaire bonhomme, il lança encore : « Le 14 juillet, c’est ma fête ! » »
Á Gap, Anquetil remontait à la troisième place du classement général à 7 minutes 57 secondes de Geminiani. Gaul rétrogradait à la huitième, à 15 minutes 12 secondes du leader.
Geminiani considérait Jacques Anquetil comme son seul rival désormais dans la conquête de la toison d’or.
Qu’en pensent le commissaire François (Périer) et l’inspecteur Piju (Guy Pierrault) qui, chaque soir pendant le Tour, animent la grande émission d’Europe n°1 Les auditeurs mènent l’enquête parrainée par Suze, l’apéritif à la gentiane ?

Blog Auditeurs mènent l'enquête

La vingtième étape menait les coureurs de Gap à Briançon avec le franchissement des grands cols alpestres de Vars et d’Izoard.
« Avec sa fâcheuse habitude de désigner le vainqueur du Tour, on attendait de l’Izoard qu’il rendît son verdict. Les Coppi, Bartali, Kubler, Bobet, tous avaient visé (avisé diront les battus) le projet d’y forger leur victoire. L’Izoard est un infaillible juge. Mais quand ils avaient déjà assuré leur succès, ce monument du cyclisme ne faisait que confirmer la majorité des pronostics. Bien avant l’étape de Briançon, on savait que le Tour ne pouvait leur échapper. C’était comme une tradition qui nous obligeait à attendre l’Izoard pour les installer au premier rang.
Or, cette année, ils étaient plusieurs à afficher une égale qualité … Gem, bien sûr, dont la carcasse passa onze fois l’Izoard sans espoir. Anquetil, qui l’allait découvrir, ne s’en faisait pas le bout du monde pour autant. Gaul et Bobet même, dont le retard de la veille ne signifiait pas forcément la condamnation sans appel. Et encore Favero, merveilleux inconnu venu récolter en France la pleine gloire internationale.
C’est vous dire si l’on attendait cet Izoard … Rien n’y manquait pour ajouter à son sauvage décor. Le soleil écrasant, la route ravinée dans la vallée du Guil par les inondations, la Casse Déserte et son aspect lunaire ou martien – après tout pourquoi pas martien – et les hommes décidés les uns à jouer le va-tout, les autres à abattre le dernier valet d’atout.

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L’Izoard, cet ingrat, nous a mal reçus. Il ne nous a rien donné, sinon une poussière épaisse qui blanchit poils et peau à nous en rendre méconnaissables. De verdict, il n’en rendit point ou alors, acceptons celui-ci comme irrémédiable : Gem a gardé son maillot jaune en ne cédant (malgré une défaillance sévère) que 5 secondes à Jacques Anquetil dues à la fringale et en reprenant 30 secondes à Favero.
Dans son âpreté, ses pires difficultés, l’Izoard ne put faire mieux. La grande montagne du Tour a accouché d’une souris. Le Ventoux avait fait beaucoup plus. » (Robert Chapatte)
Dans la stratégie des Tricolores, il était prévu que Louison parte seul au pied de l’Izoard. Dans ce décor familier où par le passé, il s’était forgé ses victoires, ironie du sort, une crevaison après Guillestre fit perdre à Louison Bobet ses dernières illusions de gagner le Tour. « Le gel avait fait sauter le macadam, les inondations avaient laissé sur cette départementale historique, et hystérique, de la boue séchée, des cailloux, des parpaings décolorés. La lumière et la poussière dansaient au-dessus des trous. La poussière était compacte et blanche, du talc de roche. »

Blog  Gap-Briançon crevaison Bobet

Blog  Anquetil crève Izoard

J’ai le souvenir d’une photographie de Jacques Anquetil pied à terre dans la Casse Déserte, tout près de l’endroit où fut pris le cliché mythique de Fausto Coppi qui fit plus tard la couverture du premier numéro du Miroir du Cyclisme.
Christian Laborde revit la scène : « Jacques Anquetil cessa tout à coup de pédaler, regarda son pédalier, leva un bras pour signaler à son mécano que quelque chose n’allait pas. La chaîne de son Helyett s’était coincée entre la roue libre et les rayons. Le mécano bondit hors de la 203. Á genoux dans la caillasse, le mécano desserra les blocages, fit jouer la roue, parvint à dégager la chaîne, recentra la roue, serra, bloqua, et Jacques qui avait profité de la réparation pour boire quelques gorgées d’eau, se remit en selle. Il avait perdu une minute… »
Imaginez encore mon angoisse de gosse : ce maudit incident était-il en train de compromettre les derniers espoirs de mon champion ?
« La poussière, là-bas, c’était le groupe Gem. Il ne restait que quelques lacets avant le sommet. Anquetil se mit plusieurs fois en danseuse. Ses jambes lui faisaient très mal. Il décida d’oublier cette douleur et d’augmenter son effort. La banderole n’était plus très loin. Il n’avait qu’un but : réduire l’écart avant le sommet, afin de revenir sur Gem dans la descente. Il réduisit l’écart avant le sommet, et revint sur Gem dans la descente. Les risques étaient énormes, mais Jacques s’appelait Anquetil …
Il y avait Charly, il y avait Gem, Adriaenssens et Favero, mais il n’y avait pas Bobet. Á un kilomètre du sommet, Bobet avait démarré, puis amorcé une descente vertigineuse que celle qu’il avait effectuée dans le col de Vars. Bobet était dans un jour faste. Et néfaste. Sur un coup de frein brutal, il perdit l’équilibre dans un virage de l’Izoard, bascula dans le fossé, le vélo accroché à ses pieds. Il retomba lourdement sur le dos, à quelques centimètres d’une pointe rocheuse. Il se releva, essuya ses avant-bras couverts de poussière, changea de vélo et repartit. Fini les raids, il rentrerait derrière Charly et Gem… »

Blog MDS Izoard Bahamontès

Gap-Briançon fut une étape Bahamontès : « L’Aigle de Tolède avait faussé compagnie à Charly et Gem dans la traversée de Saint-Paul-sur-Ubaye. Fédé pensait à sa maman dont c’était aujourd’hui l’anniversaire. Fédé, le coureur buissonnier, l’aigle, le champion au prénom de poète espagnol immense, torturé, ensanglanté, gisant parmi les pierres rouges avec dans son œil mort la lumière aimée de Grenade ! Federico, le coureur préféré du soleil, comme Charly l’est de la pluie ! Federico Bahamontès, l’aristocrate du braquet qui dans l’effort parle de lui à la troisième personne, comme à l’instant, à son directeur sportif qui s’était porté à sa hauteur :
– Fédé, il est bien ! Fédé, il s’en va pour sa maman, pour lui souhaiter un bon anniversaire. Fédé, il va gagner… »
Et Federico, le roi des grimpeurs l’emporta sur le Champ de Mars à Briançon.
Dans son livre Forcenés, Philippe Bordas en brossa un joli portrait :
« Federico Bahamontès de Tolède escalade dans un style caprin désordonné, secouant ses parts, l’échine levée vers les feuilles tendres, tournant la nuque comme si ses arrières brûlaient. Il tend un cou long compliqué de couleuvres palpitant sous la peau. Il va vite, dans une anarchie qui fait mal. Arrivé sur les cimes, il écoute le vent ; il s’achète une glace à la vanille et pâture sur le col, en attendant. Comme il ne sait pas descendre, il reste sur l’échelle. Jean Bobet le lettré l’appelle « Fédé le fada ». Bahamontès n’excelle qu’en côte. Plus qu’un grimpeur, c’est un côtoyeur… »
S’il lui prend un jour de s’intéresser aux étapes de plaine et aux descentes …
Voilà enfin L’ETAPE, celle qui appartient au Panthéon du Tour de France, qui s’inscrit dans les dix plus grands exploits de l’histoire de la grande boucle. Elle mène les coureurs de Briançon à Aix-les-Bains par le col du Luitel, et la trilogie de la Chartreuse, les cols de Porte, Cucheron et Granier. J’oublie en mise en jambes l’ascension du Lautaret où se dispute la prime du Souvenir Henri Desgrange le créateur du Tour de France.

Blog Briançon-Aix Lautaret

Á course exceptionnelle, profusion d’articles et moult dithyrambes : journalistes, chroniqueurs, historiens du sport, écrivains l’ont évoquée en long, en large et en travers, à tous les modes, dans tous les styles, sur le ton du reportage ou de l’épopée. Nous ne saurons jamais ce qu’il serait sorti de la plume d’Antoine Blondin s’il n’avait pas été occupé, cet été là, à d’autres activités littéraires.
Pour ma part, je choisis de commencer par la fin telle que la racontent Félix Lévitan et André Chassaignon dans le Miroir des Sports en recueillant sur la ligne d’arrivée les impressions d’un des héros malheureux :
« La ligne d’arrivée franchie, Raphaël Geminiani demeura prostré sur son vélo, incapable de faire un mètre de plus, incapable de descendre de machine, épuisé. La pluie ruisselait toujours sur ses joues, coulait au long de son grand nez comme deux ruisseaux de larmes, glaçait son corps transi, marbré par le froid. On le soutint, on desserra ses courroies de cale-pieds. Brusquement, il éclata en sanglots.

Blog Gem pleure son maillotBlog MS Briançon-Aix apres arrivée

Il avait tout donné. Tout, jusqu’à la dernière parcelle d’énergie. Il avait contenu l’assaut d’Anquetil dans ce Luitel terrible, suivi immédiatement par Chamrousse. Avec l’aide de Nencini, descendeur exceptionnel, il avait pris tous les risques dans une ahurissante descente vers Grenoble, dans un brouillard tellement épais qu’on percevait à peine la route et que les suiveurs, n’ayant pas vu passer Bahamontès qui descendait très prudemment, se demandèrent pendant vingt kilomètres s’il était devant ou derrière ou dans le ravin. Il avait eu cet incident ridicule qui lui avait fait perdre quarante secondes et le contact avec Favero : une pédale desserrée dans l’ascension du col de Porte. C’est à cet instant précis que Favero était parti, comme il était parti, lui, lorsque Gaul avait dû changer de vélo entre Carpentras et Gap. Ensuite, ç’avait été la chasse dans le Cucheron et le Granier, les vingt derniers kilomètres de plat avant Aix-les-Bains et ce terrible vent contraire qui freinait la pédalée et vous jetait à la face des paquets de pluie.
Et toujours, depuis qu’Anquetil avait « craqué » et que lui, l’adversaire redouté entre tous, se trouvait à la dérive, protégé par le seul Walkowiak qui, en une journée, effaçait trois semaines d’atonie et réhabilitait son maillot tricolore, il n’avait eu qu’une pensée : il ne faut pas que Favero me prenne plus de 3’ 47’’ …
Un ennemi disparu, un autre surgissait. Après Anquetil, Favero …
« La plus belle étape du Tour de France » diraient les suiveurs en évoquant cette hallucinante randonnée de 219 kilomètres sous l’orage avec les cinq cols à passer. « La plus belle ? » « La plus atroce » plutôt.
Avoir tout donné et avoir tout perdu !
Ah ! il n’y avait plus de Geminiani plastronnant, lançant un quolibet à droite, un sarcasme à gauche ! Il n’y avait plus qu’un pauvre diable pitoyable, tragique et qui sanglotait, écroulé sur son vélo, parce que là-bas, à l’autre bout de l’enceinte d’arrivée, Favero enfilait posément le maillot jaune…
… – Á combien est-il exactement ? articula difficilement Geminiani ?
– Trente-neuf secondes, cela peut se reprendre. Rien n’est définitivement perdu.
– Trente-neuf secondes … je peux ravoir le maillot !
Il avait dit cela dans un élan et déjà il avait moins froid, il se sentait moins las. Demain, il aurait récupéré et il pourrait reprendre la lutte !
Brusquement, il pensa à Gaul, à son incroyable chevauchée depuis le Luitel, à ses escalades prodigieuses qui avaient émerveillé les suiveurs, presque incrédules devant tant de facilité et de grâce sous les éléments déchaînés. Gaul avait dû lui reprendre au moins cinq minutes.
– Et Gaul ?
Il y eut un court silence, puis une voix mal assurée répondit :
– Quatorze minutes à peu près, quinze avec la bonification
-Quoi ?
Le cri avait jailli comme un hurlement de bête blessée à mort, comme le gémissement de l’homme qui reçoit un coup de poignard en plein cœur.
On n’osa pas lui répéter le chiffre, lui dire que Gaul, la veille hors de course avec ses 17’ 33’’ de retard, redevenait un vainqueur possible … »
Pour mon champion Jacques Anquetil, ce fut une sale journée, pour moi aussi par voie de conséquence. Pourtant, l’étape n’avait pas mal commencé pour lui. Certes, à distance respectable de Charly Gaul, il avait distancé dans le col du Luitel Geminiani qui semblait être son seul rival pour la victoire finale, dans la perspective de la future étape contre la montre de Besançon.

Blog Briançon-Aix  Anquetil en detresse

Mais que jamais personne ne s’avise de dire à Anquetil que la Chartreuse a du charme !
« Anquetil traversa Grenoble à 5 minutes de Gaul mais avec 1 minute d’avance sur Favero, Geminiani, Nencini. C’était son chant du cygne. Jacques donna, à ce moment, sa dernière illusion car, brusquement, dans le col de Porte, il faiblit et, après un kilomètre d’ascension, Geminiani le rejoignit. Gem pouvait souffler un peu, mais il n’en eut guère le loisir car Favero, à son tour, semblant n’attendre que cela, passa à l’attaque. Évidemment, Gaul, qui avait passé et lâché Ferlenghi, faisait un malheur …
Au sommet, les passages étaient les suivants :
Gaul. Á 4’ 5’’Adriaenssens ; à 4’ 25’’ Ferlenghi, Favero, Dotto, Damen, Geminiani, Plankaert ; à 6’ 50’’ Anquetil définitivement lâché par Geminiani. Bobet passait à 13’ 30’’.
Le Cucheron et le Granier qui complètent la trilogie de la Chartreuse, augmentèrent encore ces écarts, déjà considérables. Les ascensions révélaient au grand jour l’extrême fatigue des hommes. Certains, épuisés, avaient peine à se tenir sur leur machine, et en remontant Jacques Anquetil au pied du Cucheron, j’ai cru le voir pour la dernière fois dans le Tour. Il paraissait si las que son abandon ne m’aurait pas étonné. C’est en faisant appel à son courage que « petit Jacques », qui paya dans la Chartreuse ses erreurs de jeunesse, put terminer l’étape… »
Pour une fois, je n’appréciais pas les commentaires de Robert Chapatte !
Je préférais ceux plus bienveillants de Maurice Vidal dans le même numéro de Miroir-Sprint :
« Le froid envahit tout. Grelottants sur les pentes à 10% et l’effort pour les gravir, les hommes n’osaient même plus lâcher le guidon où se crispaient leurs doigts morts pour sortir un aliment de la poche arrière, d’ailleurs emplie d’eau. Á la vérité, ils n’avaient plus envie de manger, plus envie de boire. Ils n’avaient plus envie de rien. Tous ceux qui terminèrent, et on mesure le courage des hommes de 1958 au fait qu’ils furent nombreux, avouèrent que leur cerveau même s’était arrêté de fonctionner.
Pour la première fois peut-être, Anquetil découvrait ce que le métier peut avoir d’atroce. Quelles pensées aurait-il eues, s’il en eut été capable, en voyant fuir Geminiani et Favero sur les dernières rampes de ce col de Porte d’où la vue s’étend si loin sur la vallée où les hommes sont au chaud ?
– « Si j’avais su que ce soit si dur, je ne sais pas si j’aurais fait ce métier » disait-il vingt-quatre heures plus tard, alors qu’il sentait déjà dans sa poitrine le feu de la maladie.
Or, Jacques a prouvé, au-delà de toute expression, qu’il était un homme dur et courageux. Car, aujourd’hui, on sait qu’il a couvert 237 kilomètres avec près de quarante et un de fièvre, de quoi faire s’aliter pour longtemps tout être normal. Et pourtant…
– « Si j’avais su … » N’est-ce pas la parole la plus dramatique qui résume cette journée ? »

Blog Briançon-Aix Luitel

Il faut maintenant, tout de même, parler du héros du jour, Charly Gaul.
Pour pasticher Georges Brassens, « Parlez lui de la pluie et non pas du beau temps » !
C’est cet angle de traitement que choisit Christian Laborde pour relater son extraordinaire chevauchée dans le livre écrit à sa gloire : L’ange qui aimait la pluie.
Toujours dans l’épopée, le « frère de race mentale de Claude Nougaro », après avoir mis en scène Pétrarque dans le Ventoux, brode une idylle entre Lady Rain et l’Ange de la montagne.
Tandis qu’Anquetil se morfond de sa dame blanche qui l’attend sur la Côte d’Azur, Madame La Pluie s’est installée dans la voiture du directeur technique Jean Goldschmit. Est-ce bien réglementaire ? !!!
« Des nuages, tout le bleu du ciel gommé, et la pluie que Charly attendait !
– Je suis là, mon Charly, attaque quand tu veux ! Je tomberai sans cesse, sur tes épaules, dans ta nuque, et sur tes bras ! Je tomberai jusqu’à Aix-les-Bains, mon amour ! Attaque quand tu veux ! Mes gouttes sont pour toi, toutes mes gouttes sont à toi …
La pluie était épaisse et froide, les coureurs réclamaient des imperméables. Charly, dans la roue de Bobet chantait … »
Plus loin, plus haut dans le Luitel : « Le virage était à quelques mètres d’eux, et, quand leurs deux roues avant, coupant la même flaque, entrèrent dans la courbe, l’ange à tête de James Dean se mit en danseuse et disparut. Geminiani, qui montait juste derrière Bobet, se dressa sur les pédales avant de se rasseoir, cassé, impuissant, mort. Comme Bobet. Du vélo de l’ange, les deux champions ne distinguaient plus que les haubans. L’ange avait levé l’ancre, sa caravelle jouait avec le vent, ses voiles blanches et gonflées glissaient entre les sapins…
… Charly montait, montait, volait ! Jamais coureur dans un col n’avait donné une telle impression d’aisance, de souplesse, de puissance et de légèreté. Jamais coureur sur une pente aussi raide n’avait à ce point mouliné. Seuls les gosses qui font du tricycle dans les squares, surveillés par leur maman plongée dans Somerset Maugham, peuvent mouliner comme lui, aussi vite, aussi longtemps…
… – Bravo, mon Charly, je t’aime, tu les sèmes, tu chantes, nous sommes ensemble jusqu’à Aix-les-Bains, pour toujours !
Dans les premiers lacets du col de Porte, Jacques Anquetil se mit en danseuse, se désunit. Ses jambes le faisaient souffrir, il respirait mal, il avait froid. Il se battait contre la pente et contre sa machine, mais il n’avançait pas, n’avançait plus …
Gem gravissant le col de Porte, tout à la joie d’avoir zigouillé Jacques Anquetil, ne pensait pas à cet ange, à plus de 15 minutes au classement général, mais qui, dans l’épaisseur effrayante des brumes, se jouait des lacets, chantait pour l’amour de Lady Rain, la femme au corps d’averse, à la nuque de gouttière, aux yeux de chat. Et Lady Rain, qui tombait sur tous, n’aimait que lui…
… La brume était un supporter de l’ange, elle était arrivée très tôt, s’était garée dans les premiers lacets, avait continué à pied, et avait attendu pendant des heures son arrivée. Et l’ange venait de passer. Il volait, tous derrière, tous derrière !, il volait, tous derrière et lui devant !, sur son cheval blanc. Charly franchit le col de Porte détaché … »
Plus tard, plus loin, dans le col du Cucheron : « Charly dévorait du sucre, demandait à Goldschmit des renseignements précis sur sa position, sur l’état de Geminiani. Il ne donnait aucun signe de fatigue, sa pédalée était toujours aussi souple. Il n’avait ni imperméable, ni journal logé sous le maillot. Il était offert à la pluie des Alpes, à l’eau d’en haut, à toutes ses envies de femme amoureuse. Il pédalait pour elle, il montait le col du Cucheron pour la séduire, elle était à son bras, et les rochers, les arbres, le ciel bas criaient : Vive la mariée.
Au sortir d’un lacet, au moment de relancer sa machine, pour goûter celle qu’il aimait, ouvrit la bouche et avala quelques gouttes. Elles étaient salées. Charly tourna sa tête vers les nuages, vers la pluie, et demanda :
– Pourquoi es-tu salée mon amour ?
– Mes gouttes ont un goût de sel, parce que dans l’effort je sue, comme toi mon amour !
– De quel effort parles-tu ?
– Du Tour de France, mon ange ! Car moi aussi je fais le Tour de France, le Tour de France des nuages ! Je veux tout savoir de toi, tout connaître, connaître ta souffrance et ta joie. C’est pour cela que, sur mon vélo de marque Orage, mon vélo en tube d’éclairs, je pars à l’assaut des brumes, des nuées que je traverse pour te retrouver. Je monte les stratus, je m’envole dans les nimbus, je souffre dans les cumulus, je démarre dans les cirrus. Je suis fière de toi, mon amour, et je voulais que tu le sois de moi, mon ange.
Alors l’ange lâcha son guidon, se redressa, enlaça les gouttes, plongea dans leur nuque fraîche, y planta ses crocs de champion et d’amant.
L’ardoisier assis sur la moto indiqua à Charly les écarts pris à deux kilomètres du sommet du Cucheron. Le retard de Geminiani était de 8 minutes, et celui d’Anquetil supérieur à 9 minutes.
– Go, Charly, go !…

Blog Briançon-Aix  Gaul dans Chartreuse

… On croyait le Tour fini, on pensait que la première place se jouerait aujourd’hui entre Jacques Anquetil et Grand Fusil Geminiani, et voilà qu’un ange que l’on disait mort, un ange équipé d’un plateau de quarante-deux dents et d’un pignon de vingt-cinq, profitait de la pluie pour rendre à l’épreuve sportive la plus prestigieuse sa gloire d’avant-guerre
Plus tard, plus loin, dans l’ascension du col du Granier : « La pluie regardait l’ange pédaler en souplesse. Ses épaules ne bougeaient pas, son buste était immobile. La pluie s’approcha de l’oreille de l’ange :
– Hey, Charly, veux-tu un peu d’orage, une poignée d’éclairs, mon amour, un peu de son dans ce Granier ?
Charly lui répondit que oui ! D’accord pour la bande son. Alors, la pluie tournant sa tête d’eau vers Zeus, dit :
– Tu es là, Zeus ? Pourrais-tu envoyer une gerbe d’éclairs sur le col du Granier ?
– C’est pour ton play-boy grand-ducal, n’est-ce pas ?
– Oui, c’est pour Charly, je l’aime !
– Alors, c’est OK, j’envoie la foudre !
Des éclairs arrachèrent le col du Granier à la nuit, à la brume. Ils glissaient le long des arbres, faisaient briller les jantes de Charly. La pluie cognait sur la carrosserie des Aronde et des 4CV garées le long de la route.
Aux éclairs, nombreux et rouges, succédaient les coups de tonnerre, qui faisaient vibrer la brume, crevaient ses énormes coussins gris et glacés. L’ange, encouragé par Goldschmit – « Tu vas gagner le Tour, Charly, tu vas gagner le Tour » – roulait de plus en plus vite. Ses ailes éclairées par les jets de lumière céleste semblaient immenses, démesurées. Zeus, que ce petit jeu amusait beaucoup, se montrait généreux, balançant par-dessus bord tous les éclairs qu’il avait sous la main.
En bas, dans le col, c’était le feu, le froid, la foudre ! La fin du monde ! Les coureurs montaient, épuisés, la peur au ventre. Ils frissonnaient, trempés, livides, et la radio dans les bagnoles balançait des versets de l’Apocalypse selon saint Jean…
… L’ange qui aimait la pluie, domptait les Alpes et la pluie disait à son ange que les Alpes lui appartenaient.
– « Tout est à toi, Charly, rien n’est à eux. Á toi, le socle cristallin, les schistes de Sestrières, les lichens des cimes ! Á toi les Alpes carniques, juliennes et bergamasques ! Á toi les grands fleuves qui naissent là, à toi l’Adda, la Durance et l’Isère. Á toi le lac Majeur et la neige de la chanson ! Á toi toutes les roches, tous les charriages, le gel nocturne, le fracas des avalanches ! Á toi l’eau de fusion, auxiliaire du gel, attaquant les calcaires ! Á toi les sapins, les hêtres, les résineux, les touffes d’herbes, les arbustes, les châtaigniers ! Á toi les cônes d’éboulis, les moraines des glaciers ! Á toi les perdrix, le rire de l’air, à toi le chamois dont tu possèdes l’agilité ! Tout est à toi, rien n’est à eux ! »
Charly engloutit un sandwich au jambon au sommet du Granier, et se lança dans la descente
Plus tard, plus loin : « Il faisait nuit à Aix-les-Bains, la pluie tombait froide, violente, épaisse, lourde, des paquets d’eau, des bassines que l’on retournait, des lessiveuses qu’on vidait. Les phares des autos suiveuses étaient allumés, les motos soulevaient des gerbes d’eau, les klaxons hurlaient. L’ange ralentit à l’entrée du dernier virage, le négocia parfaitement, et apparut dans la ligne droite. Un bolide clair, une bulle bleue à fond sur le tapis noir ! L’ange sprintait sans se déhancher, en ligne, en harmonie parfaite avec sa machine. Les spectateurs applaudissaient cet étrange coureur, sapé d’enfer, au visage clair, rayonnant, cette créature inhumaine, éblouissante, ce foudroyant mélange de brume isotonique et de terreau divin … »

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L’écrivain Lionel Bourg résumait, lui, la chevauchée « gaulienne » à une phrase :
« Une phrase une seule, inachevable.
Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »
Ces textes superbes sont à la hauteur de l’extraordinaire performance athlétique de Charly Gaul. Le Grenoblois Stendhal, un régional de l’étape (!), aurait sans doute apprécié cette Chartreuse de charme !

Blog MDS Gaul Chartreuse

Au classement général, à Aix-les-Bains, le discret Favero nouveau maillot jaune, Geminiani et Gaul sont regroupés en une minute.
Gem a déjà retrouvé son mordant : « Non, ils ne me prendront pas mon Tour. Je les aurai quand même malgré tous les traîtres, tous les judas, qu’ils soient de l’équipe belge, de l’équipe italienne … J’en ai trop fait jusqu’ici pour laisser maintenant échapper la victoire. »
Après la chevauchée fantastique de la veille, l’étape entre Aix-les-Bains et Besançon s’annonçait plus tranquille. Les coureurs disaient adieu aux Alpes avec le franchissement des cols plus modestes de la Faucille et de la Savine.
« Les hasards de la route ont parfois de curieuses coïncidences. Sur la même route entre Gex et Poligny où, en 1954, il signala au grand public sa classe et sa fantaisie en franchissant la Faucille en tête et en s’arrêtant derechef pour déguster une glace, el Señor Bahamontès avait, en 1957, à bout de force, été contraint à l’abandon, loin derrière Jacques Anquetil qui, avec un brio exceptionnel, s’en allait cueillir à Thonon (on tournait en sens inverse) une victoire au sprint et un gain de quinze minutes sur les vedettes du classement… »
Cette année, sur les mêmes pentes, l’Aigle de Tolède effectua son effort de grimpeur buissonnier pour asseoir définitivement sa victoire au Trophée de la Montagne.

Blog MDS Aix-Besançon BahamontèsBlog MDS Aix-Besançon Anquetil

Pour Anquetil, le col de la Faucille avait un sale air de col du Marteau !
« Le calmant que lui avait administré le docteur Dumas semblait ne lui faire aucun effet. L’air lui brûlait les poumons, son visage était blanc. Il pédalait mécaniquement, il essuyait sa joue fiévreuse, couverte de sueur, contre son avant-bras. Joseph Groussard, René Privat et Francis Pipelin avaient pris le relais de Jean Stablinski et de Walkowiak, au chevet de l’Enfant-Roi.
– Cette fois, il est mort, répétaient les chasseurs d’images qui cadraient sa gueule livide et fixaient sur leur pelloche la détresse du gamin génial.
Mort, oui, fauché dans un col ! Mais ce mort qui toussait, auquel on conseillait d’abandonner dans cette Faucille de malheur afin de préserver sa santé, refusait de s’arrêter :
– Je ne descendrai pas de mon Helyett, je ne poserai pas le pied à terre, je continuerai jusqu’au bout. Mes poumons sont en feu, le « foyer infectieux » comme dit le docteur Dumas, me prive de force et de jambes, mais je n’abandonnerai pas. Je m’appelle Jacques Anquetil … »
Les Belges exploitaient la défaillance d’Anquetil pour ravir la première place du challenge Martini à l’équipe de France.
« Pendant quarante-six kilomètres, Anquetil s’accrocha. Ses yeux fiévreux, rougis, fixaient la roue arrière de ses équipiers. Ils se relayaient. Ils l’encourageaient. Jacques Anquetil avait de plus en plus de mal à la poitrine, il respirait péniblement, il était presque méconnaissable tant la douleur déformait son visage maigre, creusé par l’effort. Mais l’Enfant-Roi s’accrocha et rentra. Il se porta aussitôt à hauteur des Belges :
– Messieurs, je suis là ! Je m’appelle Jacques Anquetil. Á combien roulez-vous ?
– Á quarante kilomètres à l’heure !
– Parfait ! Moi je roule à quarante de fièvre … »
Sur la piste rose de Besançon, où neuf ans plus tard, Anquetil se préparerait en vue d’une nouvelle tentative contre le record de l’heure, son équipier et ami André Darrigade remportait au sprint devant l’Italien Baffi sa cinquième victoire d’étape.

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Le Tour de France allait définitivement se jouer le lendemain dans une course contre la montre de 71 kilomètres entre Besançon et Dijon.
« Le docteur Dumas, petit, blond, solidement planté sur ses jambes musculeuses, pas l’air d’un médecin pour un sou avec son short et son pull-over jaune, vint vers Anquetil :
– Jacques, lui dit-il doucement, je sais que vous avez fait préparer un vélo léger pour l’étape contre la montre. Je ne vous interdis pas de partir, mais je vous conseille de m’écouter. Vous avez fait toute l’étape avec une congestion pulmonaire. Si vous courez demain, ce peut-être le sanatorium et la fin de votre carrière. Voue n’avez pas le droit de jouer avec votre santé. Soyez raisonnable et comprenez-le.
Des larmes vinrent perler aux yeux d’Anquetil »… aux miens aussi évidemment.
Je me souviens que j’étais inquiet pour mon champion. Les reporters parlaient de pleurésie, de congestion pulmonaire, se posaient des questions sur la suite de sa carrière. J’interrogeais mon père afin qu’il me rassure. C’était grave, me disait-il !

Blog MDS Anquetil abandon

Propos réconfortants de Maurice Vidal : « C’était un parcours pour Jacques. Un parcours idéal. Il aurait fait une grande performance.
Mais Jacques est resté à Besançon. La dernière station de son chemin de croix, le champion du « chrono » l’a trouvée dans la capitale de l’horlogerie, de même qu’il a sombré en 58 là où il gagnait le Tour en 57. Il a pleuré au départ fractionné de ses camarades. Il est resté seul dans les couloirs de l’hôtel, réalisant à quel point sa défaillance était grave pour ceux qui restaient.
Il a peut-être ses défauts, ce jeune champion. Mais il est courageux, et il est fidèle à sa parole. Il faut être un sacré bonhomme pour faire ce qu’il a fait. On aurait pu le croire amolli par la douceur de vivre, par ses succès discontinus. Il n’était que diminué. Mais il est sorti grandi à nos yeux de son premier contact avec la souffrance, pis avec la détresse du coureur qui sombre. Sur la route de Besançon, en traversant ces villes où il fait bon vivre, Gex, Morez, Champagnole, Salins, en gravissant ces cols pour excursionnistes qui se nomment la Faucille ou la Savine, il a su ce que c’était que d’être un toquard, incapable de dépasser le 35 à l’heure. Lui, l’ex-recordman de l’heure. Il a tout surmonté : la souffrance, l’humiliation, le découragement. Parce qu’il savait ce qu’il devait à ses équipiers. Et ceci, sur ce stade où il aurait dû triompher une fois encore. Nous pouvons le saluer sans arrière-pensée… »
Charly Gaul, déjà vainqueur des deux étapes chronométrées à Châteaulin et au Ventoux, l’emporta en grand champion à Dijon laissant Geminiani à trois minutes neuf secondes et Favero à trois minutes dix-sept secondes. Ainsi, il enfilait enfin le maillot jaune à vingt-quatre heures de l’arrivée au Parc des Princes.

Blog clm DottoBlog clm DijonBlog MDS Dijon clm GaulBlog Besançon-Dijon GaulBlog MDS Dijon Gaul vainqueur

Je laisse le mot de la fin du Tour à Christian Laborde dans un style lyrico-dramatico-publicitaire : « Le peloton se présenta groupé à l’entrée du Parc des Princes … La victoire était pour André Darrigade, trente mille personnes l’applaudissaient. Le lévrier était devant, léger, puissant, splendide, bombe montée sur une Helyett équipée de boyaux Hutchinson collés au Chaluret, de roues libres Moyne, d’un dérailleur Simplex, d’une chaîne Brampton, de guidon et jantes Pivo, de rayons et d’écrous Robergel, d’un gonfleur Zéfal, de cale-pieds Christophe, de courroies Lapize, de pédales Lyotard, de cale-pieds Anquetil, d’un porte-bidon Vit’Do, bombe sponsorisée par la chicorée Leroux qui « désaltère sans faire transpirer », un « trésor de santé ».
Graczyk se releva, Baffi grimaçait toujours, Darrigade n’était plus qu’à cinquante mètres de la victoire à Paris, de sa sixième victoire d’étape dans le Tour de Charly. Mais l’ovation qui accompagnait la pédalée impériale du lévrier se transforma en un immense cri d’effroi. André Darrigade venait de heurter de plein fouet le jardinier du Parc des Princes. L’homme qui voulait voir sprinter le plus grand sprinter français s’était imprudemment penché sur la piste. Le choc avait été d’une extrême violence. Le lévrier était retombé lourdement sur la piste et le jardinier s’était écroulé dans l’herbe du Parc… »

Blog Darrigade chute Parc 1Blog Darrigade chute Parc 2Blog MDS Darrigade Parc 2Blog Sprint du Parc

L’étape revint à Baffi. Darrigade, inanimé, le visage en sang, fut évacué sur une civière vers l’infirmerie du vélodrome. Le pauvre employé du Parc décéda quelques jours plus tard.

Blog MDS Darrigade Parc 1Blog MDS Parc  Gaul et Darrigade

Charly Gaul inscrivait son nom au palmarès de la course la plus prestigieuse du monde, au terme d’une bataille qui entrait dans la légende. Pour un ange, il fallait au moins une étoile pour lui remettre le bouquet du vainqueur, ce fut la danseuse de l’Opéra Ludmilla Tcherina.

Blog Gaul à ParisGauléchappéeblog5Blog Gaul au Parc

Dès ce soir de fête, l’Ange de la montagne rejoignit son pays où les villages se terminent par ange.
Il offrait un quatrième succès au surprenant Grand-Duché du Luxembourg après les victoires de François Faber en 1909 et de Nicolas Frantz en 1927 et 1928. Je ne compte pas (et pour cause) celles de Andy Schleck sur tapis vert en 2010 et de … France Gall au concours Eurovision de la chanson avec Poupée de cire, poupée de son !!!
On ne dirait plus de Charly qu’il était « l’éternel fiancé du Tour ». Roland Barthes le compara à Arthur Rimbaud.
J’ai déjà relaté cette anecdote : je revis Charly, en chair et en os, devant ma maison familiale normande, presque quarante ans plus tard. En 1997, le Tour arrivait, à quelques centaines de mètres de là, et rendait hommage à Jacques Anquetil, vainqueur en 1957 et décédé dix ans plus tôt. Autour de son épouse Janine, s’étaient réunis ses équipiers de l’équipe de France, Darrigade, Bauvin, Privat, Bergaud, François Mahé, Walkowiak, Stablinski, des coureurs que vous avez retrouvés au long de mes billets.
Il y avait aussi là … Charly Gaul. Il me fallut beaucoup d’imagination pour retrouver sous les traits de ce petit bonhomme ventripotent et barbu la silhouette d’un Ange de la montagne.

Blog MDS Histoire du Tour GaulBlog MDS Centre-Midi

L’équipe de baroudeurs du Centre-Midi avec à sa tête Geminiani

Blog Geminiani se confie à MS

Blog Baha au Parc

Federico Bahamontès vainqueur du Trophée de la Montagne

Blog Graczyk au Parc

Jean Graczyk Maillot Vert du classement par points

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Me voici au terme de ma plongée dans ce mémorable Tour de France 1958. J’avoue une certaine émotion : en vous le racontant, j’ai souvent retrouvé, presque revécu des moments heureux de mon enfance.
Vivement 2019 ! Je vous emmènerai, cette fois avec Antoine Blondin, sur la route du Tour 1959. Cela promet d’être un bon cru, Roger Rivière qui y participera, trinque déjà à la santé de Marcel Bidot pour constituer une équipe de France unie !

Blog Rivière trinque

Si je suis courageux, je vous raconterai peut-être aussi le Tour de 1969 qui vit la première victoire de l’immense Eddy Merckx.

« Et maintenant, voici venir un long hiver… ». Á propos, c’est sur cette phrase que s’achève le roman qu’écrivit Antoine Blondin durant l’été 58. Un singe en hiver fut récompensé du Prix Interallié en 1959 avant qu’Henri Verneuil ne l’adapte au cinéma … inoubliables Gabin et Belmondo. L’histoire se déroule dans une Normandie pluvieuse … un chouette temps pour Charly Gaul et Lady Rain !

Blog MDS Fin du Tour

Pour rédiger ce billet, j’ai fait appel aux journalistes et chroniqueurs des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports : Maurice Vidal, Robert Chapatte, Roger Bastide, Félix Lévitan, André Chassaignon, Jacques Grello ainsi que leurs merveilleux photographes.
– à Christian Laborde avec son livre L’ange qui aimait la pluie, Albin Michel 1994
– à Lionel Bourg avec son livre L’échappée, L’Escampette 2014
– mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint. Amoureux du cyclisme et du cyclotourisme, je vous conseille la lecture de son blog: http://montour1959lasuite.blogspot.com

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 17 août, 2018 |5 Commentaires »

Ici la route du Tour de France 1958 (2)


Pour revivre les huit premières étapes : http://encreviolette.unblog.fr/2018/08/01/ici-la-route-du-tour-de-france-1958-1/

Après les grandes manœuvres opérées lors des huit premières étapes, on imagine que la descente avant la bataille des Pyrénées risque d’être plus tranquille.
Lors de l’étape Quimper-Saint-Nazaire, comme l’indique la légende de la photographie, les coureurs se sont mis en demi-congé pour admirer le paysage, notamment le vieux pont de Quimperlé à la confluence de l’Elle et de l’Isole, ainsi que le curieux pont de bois de La Roche-Bernard reconstruit sommairement après la Seconde Guerre mondiale.

Blog Quimper-St-Nazaire quimperlé roche bernard

Les suiveurs prennent également du bon temps, ainsi le populaire chansonnier Jacques Grello qui met son grain de sel (référence probable à La Boîte à sel, l’émission satirique qu’il anime sur le petit écran) dans sa chronique du Miroir des Sports, choisit, avec l’humour qui le caractérise, de nous présenter l’équipe Internations, une sélection très hétéroclite :
« J’ai toujours envie de demander aux Danois pourquoi ils ont l’air triste. Mais j’ignore le danois. Vous connaissez beaucoup de gens qui connaissent le danois, à part les Danois eux-mêmes ? Très peu, n’est-ce pas ?
Max Bulla, qui dirige l’équipe internationale du Tour, ignore le danois (c’est naturel, il est autrichien), de même qu’il ignore le portugais. Qui parle le portugais à part les Portugais eux-mêmes ? Alors, comment fait Max Bulla pour conduire à la bataille ses jeunes étrangers ? Comment procède Andresen lorsqu’il veut demander à Barbosa des nouvelles de sa santé ?
Ces questions m’étant venues, je suis allé les poser à Max Bulla lui-même.
C’est un homme charmant, aux oreilles énormes, malgré quoi il n’entend que deux langues (l’allemand et le français). Ce n’est déjà pas si mal, mais, dans sa situation, c’est insuffisant. Un compatriote à lui et à moi (un Autrichien naturalisé français) l’aidant dans les passages difficiles, il nous a donné de longues et courtoises explications.
Comme nous le supposions, les échanges linguistiques de l’équipe internationale sont d’une extrême complexité. Pour parler à ses Danois, Max Bulla utilise les services d’un masseur luxembourgeois qui connaît l’allemand et l’anglais que connaissent un peu les Danois. Pour les Portugais, c’est assez simple, Barbosa connaissant le français, ainsi que l’italien (superflu en l’occurrence) et naturellement le portugais, sa langue maternelle qu’il utilise très peu, étant donné que Batista, le seul qui entende ce langage, est un homme qui ne dit jamais rien. Et si un Danois veut parler à un Portugais, il essaie de trouver un Italien qui puisse joindre Barbosa.
Quant à Christian, il n’entend que l’allemand, ce qui l’arrange très peu étant donné qu’il est le seul de l’équipe à parler teuton. Á part Max Bulla, bien entendu. Mais Max Bulla a rarement le loisir de parler allemand, occupé qu’il est à se faire comprendre des Portugais, des Danois et du chauffeur de sa voiture qui naturellement est Français.
Je ne sais pas si vous me suivez bien, moi-même à me relire je me sens un peu perdu.
De toute façon, même si les Internationaux se comprenaient entre eux, ils seraient encore très isolés, puisqu’ils ignorent naturellement le hollandais, le flamand, l’italien, l’espagnol et le breton. Il serait inhumain de les obliger à parler toutes ces langues sous prétexte que personne ne connaît le danois !
Bref, comme dit l’Anglais Robinson, une seule solution : parler français !
Les coureurs anglais, contrairement aux touristes britanniques dont le mépris pour les langues continentales est bien connu, parlent français même entre eux. Robinson, s’il ignore encore quelques nuances du beau langage français, maîtrise brillamment les difficultés de l’argot des routiers. Ce qui, l’accent aidant, ajoute un grand charme comique à ses propos.
En définitive, la langue française est la langue diplomatique de la CCE (Communauté Cycliste Européenne). Étant bien entendu que ce français-là est beaucoup plus loin de Pascal que du Petite Simonin illustré.
Elliott donnerait volontiers des leçons d’anglais, mais ils ne se voient jamais. Les Danois sont toujours en queue et Elliott toujours en tête à essayer de gagner.
Voilà pourquoi les Danois sont tristes. Pauvres Danois ! »
Seamus Elliott, justement, est encore en tête et participe activement à l’échappée décisive du jour en compagnie de son coéquipier Barbosa, du Belge Luyten, de l’inévitable coureur du Centre-Midi de service Jean Graczyk, ainsi que l’Italien Vito Favero, discret mais toujours dans les bons coups, qui pourrait bien se retrouver en jaune à Saint-Nazaire. Mais c’est sans compter avec André Darrigade, également échappé, qui, outre sa victoire au sprint, rafle la bonification et récupère ainsi la tunique bouton d’or.
Ce soir, cinq coureurs se retrouvent groupés en 47 secondes au classement général.

Blog St-Nazaire Graczyk DarrigadeBlog Quimper-St-Nazaire Elliott remet sa roueBlog Quimper-St-Nazaire sprint DarrigadeBlog Bac Saint Brévin

Le lendemain, le départ de l’étape est donné à Saint-Brévin après une traversée par bac de l’estuaire de la Loire.

Á Royan, au sprint sur la longue ligne droite du boulevard Frédéric Garnier, Pierino Baffi apporte à l’équipe d’Italie sa première victoire d’étape.

Blog sprint Baffi Royan

Anecdote, le populaire coureur normand, Eugène Letendre, de l’équipe de l’Ouest, bien qu’attendu par plus de trois mille personnes, une centaine de journalistes et la reine de beauté locale, est éliminé pour être arrivé hors des délais. Pauvre Gégène, si attachant !
Entre Royan et Bordeaux, on sacrifie à un autre cliché classique du Tour avec le passage sur le pont enjambant la Dordogne, construit par Jean Eiffel, à Saint-André-de-Cubzac.

Blog départ de RoyanBlog Royan-Bordeaux St-André de Cubzac

Sur la piste du vélodrome du Parc Lescure de Bordeaux, on peut espérer une victoire d’un des quatre tricolores de l’échappée, Stablinski, Privat, Pipelin et Joseph Groussard. Mais, comme la veille, c’est encore un Italien qui l’emporte, Arrigo Padovan, celui-là même qui avait été déclassé à Brest.

Blog Royan-Bordeaux première attaqueBlog Royan-Bordeaux près de l'arrivée 2Blog Bordeaux sprint Padovan

Á Bordeaux, Maurice Vidal intitule sa chronique Les Gardes du cardinal et les Mousquetaires du roi :
« L’atmosphère d’un hôtel où sont logés plus de vingt coureurs est un curieux mélange. Cela tient de la clinique et du caravansérail. De la clinique, à cause de cette odeur d’embrocation de teinture d’iode ou d’éther qui flotte dans les couloirs. On y croise toutes sortes de gens qui courent d’un étage à l’autre, rapidement mais sans bruit : soigneurs, mécaniciens, personnel hôtelier généralement porteur de lait toujours réclamé aux arrivées par les coureurs, mais aussi chasseurs d’autographes plus hardis que les autres. Tout ce monde s’agite, faisant son possible pour respecter le repos des géants de la route. Il n’y réussit généralement pas.
La première constatation qui s’impose à l’observateur, dans un hôtel où l’équipe de France et celle du Centre-Midi se côtoient, c’est que les tricolores restent plus mystérieux que leurs rivaux du sud de la Loire. Peut-être est-ce un moral moins solide, ou bien un signe de la gravité et du sérieux qui doivent accompagner le port d’un maillot tricolore ? Je ne sais …
… Lorsque nous pénétrons dans la salle à manger de l’hôtel, l’équipe de France, presque au complet, est déjà à table, et les « Geminianistes » doivent passer devant elle pour gagner leurs places. Raides, ils passent et sans un regard. Ou plutôt si, celui d’Anglade, et il est noir. Et comme je lui en fais la remarque, il lance :
– Comment ne serait-il pas noir quand je les vois ?
C’est comme ça. D’une table à l’autre, on se jette des regards furtifs, ou bien on s’ignore. Pas tous cependant. Les capitaines, lorsqu’ils se croisent, plaisantent sans contrainte. Le « Grand » n’hésite pas à s’arrêter près des Français, à leur lancer une boutade et, parole, il les déride. Il échange quelques mots avec Darrigade, pour lequel il a une réelle estime, s’assied une minute à côté de Louison.
Mais les hommes de troupe ont épousé des querelles qu’on prête seulement à leurs chefs, et parce qu’ils sont riches. Le cardinal Bobet ou le Roi Gem savent oublier les aléas du moment et les querelles de couloirs pour étudier ensemble les affaires du royaume. Mais les Gardes du premier, les Mousquetaires du second ne fraient pas entre eux. Á chaque détour de route, ils sont prêts à en découdre. Ce n’est pas l’un des aspects les moins curieux de ce passionnant Tour de France que cette pièce qui s joue entre la formation officielle et ce corps d’élite levé par ce vieux briscard de Deledda.
Les hommes de la première bénéficient des avantages qui s’attachent à la fonction publique. Ils sont partis bien équipés, bien armés, présentés au bon peuple comme l’élite de ses enfants. Mais les seconds, morbleu, n’ont que faire des honneurs officiels. Cadets d’Auvergne, du Berry, du Rouergue ou de Provence, prétoriens de Lugdunum, ils ont du panache à céder à ceux qui en manqueraient. Beaucoup sont partis sur de vieilles rosses, des montures éprouvées par de trop longues chevauchées, l’escarcelle plate. Mais au-dessus des ventres vides battent des cœurs ardents. Et au cours de la traversée des Flandres, de la Normandie, de l’Armorique, les hommes au pourpoint d’or et de ciel se sont couverts de gloire.
Mais voici aujourd’hui les deux troupes qui se défient du regard. Rassurez-vous, cela n’ira pas plus loin que le plus prochain sommet de cette montagne où le duel va se fixer. Ils ne s’en veulent pas vraiment, mais ils ont pris leur rôle au sérieux, des deux côtés. Et des deux côtés, il y a des vaillants. Mais peut-être le capitaine des Mousquetaires sait-il mieux galvaniser ses troupes. Comment ne le seraient-ils pas lorsque Geminiani me lance, la voix claironnante et perceptible de la table d’en face :
– Tu en connais beaucoup qui accompagneront Gaul dans les cols ?
Et devant ma réponse hésitante, il se frappe la poitrine :
– Et bien, regarde-moi.
Le preux Rolland lui-même en reste coi… »
Ça promet !
Darrigade, vigilant, reste leader à Bordeaux, et va donc pouvoir traverser sa région des Landes en jaune.

Blog Bordeaux Dax Darrigade chez luiBlog Darrigade Landes

Ça sent bon la résine et, une fois n’est pas coutume, le peloton flâne au milieu des pins. Personne ne critique la passivité du peloton. Les organisateurs ont le droit de supprimer les journées de repos. Les coureurs ont, eux, le droit de s’en octroyer quand même une. On les laissa souffler jusqu’au centième kilomètre.

Blog Bordeaux Dax Les Landes

« Il restait à Darrigade une chance de se consoler sur ses terres de son échec de Bordeaux : gagner à Dax devant ses concitoyens … Hélas (pour lui) le temps est révolu des régionaux roulant tambour battant vers la ville natale avec la complicité bienveillante du peloton. Et comme par surcroît, il s’était affublé depuis plusieurs jours du trop voyant maillot bouton d’or, le Landais au cœur généreux n’avait qu’une faible chance de voir s’ouvrir devant lui le verrou du peloton … Et aucune de songer à un éventuel transport en commun dans la forêt landaise pour lui permettre d’affûter sa pointe de vitesse et la placer à bon escient en tête de la caravane, sur la cendrée toute neuve et toute fraîche (because la pluie) du Parc municipal des Sports … »

Longtemps, le populaire Dédé contrôle le peloton mais, trop marqué, il se résigne à laisser partir un petit groupe formé du Breton Jean Gainche, du Lyonnais Anglade, du Hollandais Van Est, de l’Espagnol Galdeano et des deux Belges Van Geneugden et Hoevenaers.
Á quelques kilomètres de l’arrivée, au pied d’un calvaire dans le village d’Onard, un autre coureur d’outre-Quiévrain, Pino Cérami, est victime d’une sévère chute. Groggy, il repart tout de même.

Blog Dax-Pau chute CéramiBlog Bordeaux-Dax Darrigade et arrivée

Sur la piste en cendrée de Dax transformée en bourbier, Van Geneugden, plus intrépide, s’impose devant Gainche pourtant présumé plus rapide.
De quoi Louison Bobet discute à l’arrivée avec Jacques Foix, le footballeur international Jacques Foix du club de Nice venu en voisin de Mont-de-Marsan, sa ville d’origine ? Peut-être des Pyrénées que nous abordons demain avec l’ascension de l’Aubisque, le premier col du Tour !
« Entre Dax et Pau, il a suffi qu’apparaissent ou plutôt que se devinent, noyées dans une crasse humide, les montagnes pyrénéennes chantées de chaque côté du versant pour que Bahamontès, l’Aigle de Tolède, retrouvât ses ailes. Des ailes énormes, presque démesurées, mais qui le faisaient planer très haut au-dessus de concurrents qui, les jours précédents, avaient eu quelque peu tendance à se gausser de sa façon de mener sa course. Il allait leur rappeler qu’il reste un roi des cimes. »

Blog Bahamntès plane sur les Pyrénées

Pour décrire son envol, Maurice Vidal prend prétexte d’une aïeule :
« On était dans un virage du col de Soulor, presque en bas. Elle était vieille, ridée. Elle avait des yeux malins qu’elle cachait derrière sa main parcheminée. Elle était vêtue de noir, et sa tête était couverte de l’écharpe de deuil des pleureuses espagnoles. Elle était sans doute venue pleurer sur Federico Bahamontès, l’ancien Aigle de Tolède redevenu le Fada de Castille.
Des hommes avaient neuf minutes d’avance. Il partit seul du peloton les chercher. Il alla les chercher (mais oui). Quand il passa devant la vieille, il n’avait plus que cent mètres de retard. Dès l’attaque du col, il lâcha tout le monde, passa au sommet en tête six minutes devant Charly Gaul, huit avant Bobet. Mais à Pau, il était avec ceux-là, après avoir descendu en « fumant la pipe », content d’être enfin en tête de quelque chose : le Trophée de la Montagne. »

Blog Dax-Pau la montagne enfin làBlog Dax-Pau au bas de Soulor 2Blog Dax-Pau au bas de SoulorBlog Dax-Pau Bergaud Damen dans SoulorBlog Dax-Pau Baha SoulorBlog Dax-Pau Gaul Soulor
Blog Dax-PauFrançais au sommet 2

Chaque journaliste envisage les spectatrices au bord de la route à sa façon. Ainsi, celle de Jacques Grello que vous connaissez maintenant :
« Quelle bonne idée d’avoir mis un maillot jaune au premier ! Même au sein du plus touffu des pelotons, il est d’une couleur qu’on ne peut pas ne pas remarquer.
C’est grâce à lui que le spectateur du Tour conserve l’illusion d’avoir vu quelque chose. Il est sûr, en tout cas, d’avoir reconnu au moins un coureur. Les autres, comment voulez-vous qu’il les retrouve dans ce fouillis de couleurs, ce défilé de drapeaux qui passe tellement vite (c’est pire encore aujourd’hui avec les maillots bariolés de marques publicitaires, ndlr) ?
Mais d’avoir vu le maillot jaune suffit à la jubilation du spectateur du Tour de France, lequel est le moins exigeant des spectateurs.
Cette course légendaire dont on lui parle des mois, c’est, pour lui, trois heures d’attente, quarante secondes de spectacle et une année d’entracte.
Malgré quoi, dès la voiture-balai passée, les gens s’ébrouent, tout fiers de n’avoir rien vu et refluent vers les auberges en vue d’arroser et commenter longuement un évènement qui, en somme, n’a pas eu lieu. Sans rancune, ravis, jubilants. Quel bon caractère !
Pourtant, parmi ces gens heureux, il en est quelques-uns ou plutôt quelques-unes pour qui la fête n’est pas réussie. Pour elles, cet énorme pétard fait long feu. Les plus déçues, ce sont les plus jolies spectatrices. Celles qui étaient venues non pour nous regarder, mais pour qu’on les admire.
Nous en voyons tous les jours, au bord de toutes les routes, de ces plaisantes demoiselles.
Des petites bien fraîches qui font chaud à l’œil du suiveur.
Elles se posent en général soigneusement à l’écart du commun des spectateurs. Dans un virage ou à leur fenêtre ou sur un mur. Bien en vue, gracieuses, le sourire en cœur et la poitrine en figure de proue.
Elles veulent qu’on les regarde, feignant de nous regarder passer. J’en ai admiré une dans le col de Soulor, sirène de montagne, allongée nonchalamment sur un rocher dans le creux du virage. Elle était belle !
J’ai failli m’arrêter pour lui demander si c’était bien moi qu’elle attendait. Et chacun a pensé comme moi. Même Hollenstein qui montait en basculant son vélo. Il lui a fait l’hommage d’un sourire trempé de sueur.
On a beau être Suisse, on n’en est pas moins un homme. Elle a eu l’air contente. Elles sont contentes qu’on les remarque puisqu’elles sont venues pour ça. Et, parmi nous, personne ne rechigne à souligner leurs charmes. Joyeusement gaillards, bêtes comme des trouffions en manœuvre.
Elles sont d’abord enchantées. Pensez : douze-cents admirateurs qui vous saluent ! Aussi jolie soit-on, dans un petit village, c’est plus qu’on en verra toute la longue année.
Mais le temps d’un clin d’œil, d’un bonjour, d’un sourire, la caravane s’épuise et la journée tourne au rendez-vous manqué.
Les jolies n’attendaient pas, mais elles espéraient quelque chose. Quoi ? Je n’en sais rien. Elles non plus, peut-être. Mais tous ces hommes qui passent …Si l’un d’eux s’était arrêté tout de même …
Ils sont assez prestigieux, tous ces voyageurs. Hélas ! Aucun n’a fait halte et les demoiselles rentrent chez elles pour tristement se désendimancher.
Je vous le dis, jolies filles, vous avez grand tort de rêver ! Ces vagabonds, ce ne sont pas des gens intéressants. Je ne parle pas des routiers dont la rigueur de mœurs est bien connue. Tout le monde sait que la compétition, fût-on doué comme Jacques Anquetil, tolère mal la bagatelle. Mais je parle des suiveurs. Ne les regrettez pas. Si vous saviez comme ils sont coureurs … »
Je suis à peu près certain que cet article à l’humour délicieux ne pourrait plus être publié dans le féminisme ambiant d’aujourd’hui.
Mais revenons à la course ! Au-delà de la déconcertante chevauchée du fier Castillan, l’étape fut aussi très animée entre les favoris. Charly Gaul s’envola aussi dans l’Aubisque, suivi d’assez près par … Geminiani qui accordait ses actes à ses paroles de Bordeaux. Un peu plus loin, les tricolores Bobet, Bauvin et Anquetil, unis dans la défensive, contrôlaient la situation. Ce petit monde se regroupa après Eaux-Bonnes dans la longue descente vers Pau. Les leaders de l’équipe de France menèrent bon train pour creuser l’écart avec les Italiens Nencini et Favero distancés.
Sur le circuit automobile de Pau, un des leurs Louis Bergaud régla au sprint le surprenant hollandais Damen. Encore que dans la tribune de presse, tout le monde ne partageait pas le point de vue du juge à l’arrivée…

Blog Dax-Pau Gaul dans Aubisque

Blog Dax-Pau Bergaud Damen sprint

Blog Dax-Pau sprint Bergaud Damen

Aux marches du château du bon roi Henri IV, au son de la cabrette, on pouvait danser la bourrée en l’honneur de Lily Bergaud, surnommé la Puce du Cantal, et de … Raphaël Geminiani qui enfilait, pour trois petites secondes, le premier maillot jaune de sa carrière, lui qui avait déjà porté le paletot amarillo de la Vuelta et la tunique rose du Giro.

Blog Dax-Pau Gem en jauneBlog Dax-Pau Geminiani en jauneBlog Dax-Pau Bergaud affiche

« Personne n’aura sans doute le talent de vous faire revivre la « Fête Auvergnate » de Pau : la victoire de Lily Bergaud, au sprint s’il vous plaît, et le triomphe de son ami, le Grand.
Lui, le plus vieux, le plus fidèle compagnon du Tour, il avait attendu douze ans pour revêtir cet emblème des braves. Et il en était tout bête. Il essayait bien de jouer les décontractés, de lancer ses boutades. Ça ne sortait pas. Tout le monde le congratulait, et miracle, tout le monde était sincère. Et de voir tant d’amis, tant de gens heureux de bonheur, il marmonnait des plaisanteries, grimaçait des sourires pour photographes, embrassait une demoiselle en pensant à Nanou qui, à Clermont, devait pleurer de joie. Il remerciait Gay, il remerciait Rohrbach, et Anglade, et Polo, et Adolphe. Et tout le monde disait :
– C’est bien qu’il ait le maillot …
On lui souhaite bien sûr de le garder s’il est le plus fort. Mais ce n’est pas l’essentiel pour nous tous. L’essentiel, c’est d’avoir vu la grande injustice du Tour enfin réparée. Et d’avoir vu, enfin, ce grand bavard incapable de parler … »
Les deux champions auvergnats, habituellement équipiers de marque sous le maillot Saint-Raphaël-Geminiani, pouvaient trinquer, au pays du Jurançon, d’un verre de Quinquina, à défaut d’Avèze ou de Salers !

Blog Dax-Pau Bergaud Gem Quinquina

L’âne Marcel Bidot (sic) ronge son frein : « Lorsque Raph m’adresse des épigrammes par l’intermédiaire du micro et de la presse, depuis Bruxelles, je tais les motifs véritables de son éviction… mais je commence à en avoir par-dessus la tête ! Que Geminiani se renseigne à la source, qu’il pose des questions à Jacques Anquetil, et ensuite, nous en reparlerons ! »
Car il se confirme que le Normand a bel et bien opposé son véto à la sélection de Geminiani au lendemain des Boucles de la Seine (une belle classique française aujourd’hui disparue), alors que Marcel Bidot songeait à réintégrer l’Auvergnat.
Mais il y a pire : « Au soir de la première étape pyrénéenne, le directeur technique connaît de nouveaux tracas. On lui a rapporté à l’heure du dessert que Louison Bobet venait de déclarer à une radio : « Si je ne peux gagner ce Tour de France, j’aiderai Geminiani, mon copain. » Les paroles du Breton constituaient une grave menace pour l’homogénéité de l’équipe de France, mais aussi une violation des règlements du Tour : un coureur coupable de collusion avec une équipe rivale est passible de disqualification.
Pressé de répondre, le triple vainqueur du Tour mit les choses au point :
« J’ai seulement déclaré, répondit-il, que si l’équipe de France n’était plus en mesure de gagner et si nous avions un cadeau à faire, ce serait plutôt en faveur de Geminiani. On a tronqué ma déclaration, voilà tout … » »
Mouais ! Marcel Bidot est malgré tout inquiet au départ de la seconde étape pyrénéenne.

Blog Pau-LuchonBlog Pau-Luchon à Ste Marie de CampanBlog Pau-Luchon PeyresourdeBlog Pau-Luchon Bahamntès seulBlog Bahamntès aigle des Pyrénées

Sans dire comme un Roi tout-puissant qu’il n’y a plus de Pyrénées, l’étape Pau-Luchon avec l’escalade des cols d’Aspin et de Peyresourde n’est pas palpitante. L’Aigle de Tolède Bahamontès ne se contente pas, cette fois, de survoler les cimes, il finit en solitaire dans la station thermale chère autrefois à Flaubert et Edmond Rostand. Les « gros bras » se neutralisent mais le sprint pour la seconde place revêt plus d’importance qu’on ne pouvait imaginer :
« Raphaël Geminiani, vieux guerrier du Tour, n’aura gardé que vingt-quatre heures ce maillot jaune qu’il avait vraiment convoité dans neuf Tours de France précédents et qu’il avait enfin conquis au terme de la première étape pyrénéenne. Il lui eût suffi, pour le conserver un peu plus longtemps, de posséder cette qualité qui lui eût permis de devenir aussi champion de France, le 22 juin dernier, sur le circuit de Belvès : une pointe de vitesse simplement moyenne. Il eût pu alors, sur le boulevard des Pyrénées, hier à Luchon, empêcher l’Italien Vito Favero, qui le suivait à 3 secondes au classement général, d’arracher les 30 secondes de bonification de la seconde place d’étape, en réglant une dizaine de coureurs dont Bauvin, Bobet, Anquetil, arrivés 1’48’’ derrière Federico Bahamontès vainqueur solitaire de cette 14ème étape Pau-Luchon avec Aspin et Peyresourde. Hélas ! Trois fois hélas ! l’ardent, le généreux, le trépidant Geminiani, increvable sur d’autres terrains, n’avance guère plus vite dans un sprint qu’un touriste-routier de l’époque héroïque … »

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Il faudra sans doute attendre désormais l’ascension du Ventoux et la bataille des Alpes pour que ce Tour 1958 rende son verdict. Même si la belle plume de Maurice Vidal tente de nous prouver, sans grande conviction, le contraire :
« Il ne s’est pas passé grand-chose de Luchon à Toulouse. On le dit. Vous le croyez. Mais ce n’est qu’une apparence. Ce fut l’étape la plus limpide de ce Tour de France. Ils n’étaient pas farouches, pourtant, les deux obstacles du jour. Ils étaient même enchanteurs. Le soleil était enfin parmi nous, et ruisselait sur les pentes du col des Ares et du Portet d’Aspet, où le fantôme du René Vietto de vingt ans flottera toujours sur un muret de pierres pleurant sur son vélo mort.

Blog Luchon-Toulouse Col des AresBlog Luchon-Toulouse Portet d'AspetBlog Luchon-Toulouse Gaul dans  Portet d'AspetBlog Luchon-Toulouse Gaul PortetBlog Bahamontes règne sur les PyrénéesBlog Luchon-Toulouse sprint Darrigade

Ah ce Portet d’Aspet, comme il est beau, et comme sa route a des charmes pervers ! Ondoyante dans son fourreau d’émeraudes, elle ne se découvre jamais qu’en gros plan. Pas de perspective lointaine, le plus prochain virage jamais plus éloigné de plus de trois coups de pédales, elle laisse perpétuellement espérer que la conclusion est proche. La garce ! Ses reliefs sont saisissants mais le coureur les gravit comme un calvaire, virage après virage, dans un décor de paradis terrestre, où l’eau, la lumière filtrée pour être plus pure, les parfums de l’été se conjuguent pour la joie de celui qui ne se propulse avec ses mollets. C’est ici que le Tour 58 a rendu son premier verdict. Quatorze jours de route avaient pesé dans les jambes. Beaucoup qui avaient bien passé l’Aubisque, et Peyresourde et Aspin, s’étonnèrent de sentir l’asphyxie dans le col des Ares ou le Portet d’Aspet. Comme le boxeur sonné tombe un jour à terre sous un coup sans violence, certains coureurs ayant un « col de trop » durent capituler en moyenne montagne… »

Sans avoir le talent de Jacques Grello, je me permets de mettre mon grain de sel pour attester des « charmes pervers » du Portet d’Aspet, surtout par ce versant, pour en avoir été victime lors des multiples ascensions que j’ai effectuées beaucoup plus tard en mon âge adulte.
Et aujourd’hui, plus qu’à Vietto pleurant assis sur le parapet, après avoir dû donner son vélo à son leader maillot jaune Antonin Magne c’est vers la chute mortelle de l’Italien Fabio Casartelli que vont mes pensées (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/03/les-cols-buissonniers-en-pyrenees-le-mente-et-le-portet-daspet/
« … Du côté de Saint-Girons, la voix du speaker de Radio-Tour, froide comme celle d’un proviseur de lycée, égrenait les noms des « admissibles », c’est-à-dire des quarante hommes qui se retrouvèrent groupés dans la plaine. Et mettant le doigt pour nous sur le fait le plus important du jour, il les classait par équipe. C’était lumineux : Gaul était là bien sûr, avec ses Hollandais et ses Luxembourgeois. En tout, ils étaient huit et les plus nombreux. Ils eussent été neuf si Van Den Borgh n’était tombé. Ainsi s’expliquait d’un seul coup pourquoi Charly n’a pu être vaincu dans la plaine, pourquoi il serait difficile à surprendre, s’il n’est lui-même défaillant. Confirmant ce qui éclate aux yeux de tous depuis Bruxelles, les Centre-Midi, entourant Geminiani, étaient aussi nombreux que les Tricolores avec Bobet et Anquetil : six hommes. Puis venaient les Belges avec cinq hommes, les Italiens avec quatre, etc…
Voilà le fait nouveau ; une autre année, Gaul se fût présenté seul ou bien accompagné d’un fidèle inutile. Cette fois, il a levé des troupes solides, des mercenaires, peut-être, mais qui espèrent être bien payés et en donnent (d’avance) pour leur argent…
Il y eut deux courses en une seule ; celle de l’avant menée sans affolement, puisque la moyenne atteignit trente-sept à l’heure au lieu des quarante prévus. Et celle de l’arrière, où l’on folâtrait, s’accordant une agréable journée de détente que la chaleur nouvelle rendait plus nécessaire. Le soir, à Toulouse, Seamus Elliott, apparemment bien reposé, nous disait avec son savoureux accent : « Nous avons bien promené. Beaucoup de canettes de bière, de jolies filles sur la route… »
C’était vrai. Ils avaient tout vu, tout saisi. Ils s‘étaient même battus pour les boissons distribuées par des spectateurs généreux et compréhensifs. Seul, François Mahé, contemplant la sentence inscrite par l’ardoisier, voyait un rêve s’écrouler. Mails il était incapable de faire mieux. Graczyk aussi se désolait. Mais « Trompe-la-mort » devint un père tranquille en comprenant que pour son maillot vert, vingt-cinq minutes de retard ou trente secondes, cela ferait toujours quarante-deux points de perdus sur Darrigade. Effectivement, il gagna le sprint du peloton et ne perdit pas plus que s’il avait fini dernier du groupe de tête. Il en prendra son parti : désormais, il comptera en points et non plus en minutes.
Voilà ce qui s’est passé de Luchon à Toulouse, et vous voyez que ce n’est pas rien. »
Sur la piste rose du Stadium, bien lancé par Anquetil, André Darrigade remportait une troisième étape devant Favero qui, empochant subrepticement 30 secondes de bonification, consolidait son maillot jaune.
Au cours de l’étape, l’histoire de ce Tour de France nous avait ramené aussi à la préhistoire avec le passage dans l’impressionnante grotte ariégeoise du Mas d’Azil.

Blog Luchon-Toulouse Mas d'Azil

De Toulouse à Béziers, je fais un petit bout de chemin avec Robert Chapatte :
« Si ce n’étaient les différents sprints, leurs chutes et leurs conséquences qui marquèrent l’arrivée à Béziers, je n’aurais pas à vous parler de cette étape où seul le Minervois 12 degrés sût se mettre en valeur. Il faisait si chaud sur la route qui serpente à travers les vignes que le peloton songeait plus à chercher des coins d’ombre où rouler qu’à se disloquer en démarrages plus ou moins bien accueillis.
On avait bien parlé le matin de la fameuse attaque que l’équipe de France se proposait de lancer contre Charly Gaul, mais les Tricolores comme les autres ne montrèrent pas le bout de leur nez. »

Blog Toulouse-Béziers Dans le MinervoislBlog Toulouse-Béziers CarassonneBlog Toulouse-Béziers Chasse à la canette

Le fait marquant de cette étape disputée sous une chaleur étouffante fut la chute spectaculaire sur la cendrée du stade des Sauclières dont furent victimes notamment Darrigade et Geminiani, et surtout Gilbert Bauvin auteur d’un impressionnant vol plané.

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Félix Lévitan et André Chassaignon dans leur roman « L’habit jaune » du Miroir des Sports spécial d’après Tour nous émurent, eux, en évoquant le calvaire d’un ancien héros du Tour :
« La foule s’écoulait du stade des Sauclières. Un gendarme sifflait pour faire dégager le passage à un retardataire qui était Robert Varnajo.
– Fermeture du contrôle dans cinq minutes …
L’annonce, amplifiée par les haut-parleurs, ne souleva aucun remous supplémentaire. Les gens avaient vu ce qu’ils voulaient voir. Le spectacle était fini. Ils rentraient chez eux. Qu’un quelconque Danois se trouvât encore attardé ne les intéressait pas.
Ce n’était pas un Danois qui était menacé d’élimination. C’était ,en admettant qu’il arrivât dans ce délai prescrit de cinq minute, la nouvelle lanterne rouge du Tour : Roger Walkowiak, vainqueur du Tour de France 1956 et toujours recordman de la moyenne horaire de l’épreuve.
Depuis des jours, il se traînait. Depuis des heures, il roulait seul ou presque sur la route déserte. Derrière lui, comme un convoi funèbre, il y avait la 4 CV de l’équipe de France et la voiture-balai. Près de lui, pendant un bon moment, le docteur Dumas, pitoyable à sa détresse.
Il avait été malade toute la nuit à Toulouse et n’avait rien pu absorber de la journée, mais malade ou pas, il ne « marchait » pas…

Blog Toulouse-Béziers Walkowiak

Tête basse, Walko rampait sur la route, poussif, le regard atone. Chaque côte lui était un Tourmalet et les rares spectateurs, affligés, lui criaient un encouragement vague. Á deux reprises dans la côte des Pères, des jeunes gens l’attrapèrent par la selle, lui firent gagner dix mètres d’un élan vigoureux.
– Quatre-vingt-dix-huitième : Walkowiak cinq heures cinquante-deux minutes cinquante-neuf secondes.
Il évitait l’élimination, de justesse, dernier de l’étape, dernier du classement général à Béziers, qu’il avait réussi à atteindre, personne ne savait comment, pas même lui.
Il s’écroula sur la pelouse, prostré. L’ambulance du public le ramena au Grand Hôtel. Il regagna sa chambre, d’un pas d’automate.
– Alors, Walko ?
Il regarda le journaliste qui lui posait la question, marmonna quelques mots inintelligibles, et s’en fut s’abattre sur son lit. Il n’était même pas humilié par cette chute vertigineuse des sommets aux abîmes, n’ayant jamais très bien réalisé qu’une certaine année 1956, c’était lui, Roger Walkowiak, qui avait effectué, de jaune vêtu, le tour d’honneur sur la piste du Parc des Princes. »
Il n’y a pas loin du Capitole (de Toulouse) à la Roche Tarpéïenne !
Geminiani n’en rate pas une : « C’est vrai que l’équipe de France nous prend quelque chose, la lanterne rouge à Bertolo ! »

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De Béziers à Nîmes, l’étape semble (encore) longue à Maurice Vidal et, pour tuer le temps, du côté de Pézenas, théâtre de plusieurs pièces de Molière, il brosse un portrait qui, de prime lecture, peut paraître sexiste mais connaissant son auteur, prend un tout autre sens au second degré : « … Ils sont peu nombreux ceux qui restent chez eux quand passe le Tour. Ils sont tous là : enfants, messieurs sérieux, grand-mères, ouvriers, hommes d’affaires, enthousiastes et faux blasés, naïfs et gros malins. Et jolies femmes. Surtout les jolies femmes. Vêtues ou moins vêtues de leurs plus beaux atours, elles choisissent avec soin l’endroit où le champ est vaste pour l’œil. Les coureurs les intéressent bien sûr, surtout Anquetil, Gaul ou Bobet qui sont si bien de leur personne. Mais plus précisément les voitures d’où surgiront tout à l’heure sifflets admiratifs, coups d’œil aigus ou geste de la main de tous ces aventuriers d’occasion qui se payent des succès à bon compte.
Les jolies femmes aiment les suiveurs du Tour de France. D’abord parce qu’ils ne s’arrêtent pas. Elles flirtent avec tous, mais aucun n’est opportun. L’hommage répété, à cinquante à l’heure, monte vers leurs figures de proue (et quand je dis figures…), les jolies filles de Capestang, de Pézenas ou bien encore de Vic-le-Fesq, ne sont pas prêtes de l’oublier. Sur la ligne d’arrivée aussi, il y a de jolies filles. Elles sont même choisies pour cela, puisqu’elles sont « Miss » de quelque chose. Mais comme chacun le sait, il y en a des miss en France, et rien que des demoiselles. Depuis plusieurs mois, elles attendent cette minute.
Tous les ans, dans toutes les villes de notre pays, où la beauté a toujours été appréciée, on élit reine la plus jolie fille du pays, ou supposée telle. Mais si par hasard une année, le Tour de France doit passer dans la ville, alors c’est la gloire certaine. Une petite reine ordinaire se contente de sa photo dans le journal local. C’est bien, ça fait plaisir à la famille, fière d’avoir un membre imprimé, mais c’est peu pour assurer le départ d’une carrière, départ promis par les organisateurs du concours.
Mais le Tour de France, c’est la garantie que sa photo passera dans tous les journaux d’Europe, côte à côte avec celle du vainqueur dont elle ne connaîtra le nom que le lendemain, tant il a peu d’importance en ce jour triomphal. Alors, lorsque le grand jour arrive, les demoiselles mettent pour la première fois une robe choisie par la maman. Parfois, et c’est bien plus joli, elles s’habillent d’un costume régional.
Deux heures avant l’arrivée des coureurs, on les parque dans un endroit marqué « ralliement coureurs ». Allez donc savoir pourquoi. C’est là que les pauvres majestés commencent à réaliser comme il faut être patiente pour être appelée à régner. Elles couvrent la piste avec les bouquets destinés aux vainqueurs et, pour tuer le temps, elles essayent de lire sur les rubans lequel elles auront à porter. Elles piétinent, elles se désolent, car si la pluie gâche la permanente, le soleil fait luire le nez.
Un quidam de l’organisation s’occupe d’elles. Dans les grandes villes, il est plus aimable que dans les petites. C’est que les Miss sont moins jeunes et plus délurées, parfois mieux appuyées. C’est ainsi qu’à X…, un Monsieur très sérieux m’a dit désignant sa protégée :
– Vous pouvez le dire sur votre journal, c’est la future Miss France. »
– ?…
– Mais oui, vous ne savez pas ? Les élections sont arrangées. L’an prochain, Miss France, c’est pour nous.
Mais le délégué de l’organisation n’a que faire de ces histoires. Lui, il est là pour s’occuper des bouquets. Alors, il donne les consignes :
– Vous ne bougez pas d’ici ! Vous, mademoiselle, vous « ferez » le maillot jaune. Vous attendrez que je vous dise qui c’est.
Ce n’est pas une plaisanterie. Il est arrivé qu’on remette maillot et fleurs un peu prématurément à un leader supposé qui devait être dégradé quelques minutes plus tard. C’est vexant pour le coureur, mais pour la demoiselle, c’est la honte pour toute une vie.
– Et vous, vous aurez le maillot vert. Là aussi attendez bien que je vous fasse signe.
Quant à la dernière (elles sont généralement par trois) elle « fera » le Martini (challenge par équipes ndlr). C’est assez bon. D’abord parce qu’il y a plusieurs coureurs avec elle sur la photo. Et ensuite, avec la formule actuelle du Martini, elle est presque assurée de figurer aux côtés de Bobet et Anquetil ou quelques autres champions de cet ordre.
Voilà : elles n’ont plus qu’à attendre, nos demoiselles. Quand le moment sera venu, le délégué viendra les traîner par la main jusque dans un endroit reculé du stade ou de la route, leur flanquera le bouquet dans les mains, les poussera vers un monsieur maculé de boue, de poussière ou de goudron, et devant une meute de photographes, leur commandera :
– Embrassez-le !
Et le plus sale baiser de leur vie leur laissera pourtant un impérissable souvenir. »
C’est Darrigade qui, pour son quatrième succès d’étape, a droit à la charmante attention de la miss nîmoise. Devant la ligne d’arrivée, une banderole publicitaire nous informe que « les maillots des coureurs sont en « laine et rhovyl » mélange intime »

Blog Béziers-Nîmes sprint DarrigadeBlog baiser miss DarrigadeBlog Béziers-Nîmes baiser Favero

Á suivre … Je vous promets du grandiose pour le troisième et dernier volet consacré au Tour de France 1958.

Pour rédiger ce billet, j’ai fait appel aux journalistes et chroniqueurs des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports : Maurice Vidal, Robert Chapatte, Roger Bastide, Félix Lévitan, André Chassaignon, Jacques Grello ainsi que leurs merveilleux photographes.
Mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint. Amoureux du cyclisme et du cyclotourisme, je vous conseille la lecture de son blog: http://montour1959lasuite.blogspot.com

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 7 août, 2018 |1 Commentaire »

Ici la route du Tour de France 1958 (1)

Mes lecteurs les plus fidèles le savent, en cette période de Tour de France, j’ai pris l’habitude depuis 2011 de vous narrer les péripéties des Tours de ma jeunesse en me replongeant dans ma collection d’hebdomadaires sportifs bistre et vert et en puisant dans les écrits des talentueuses plumes journalistiques de l’époque.
Au cœur de l’hiver, j’ai même évoqué un Tour de France de la jeunesse de mon père, celui de 1924 et des exploits des forçats de la route d’Albert Londres racontés par Nicolas Lormeau sur la scène de la Comédie Française (lire billet  http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/  
Les Tours de France de maintenant m’ennuient. Si je regarde encore assez fréquemment les retransmissions des étapes à la télévision, c’est beaucoup plus pour la beauté des paysages de notre douce France que pour l’intérêt souvent médiocre et stéréotypé de la course elle-même. Les ordres des directeurs d’équipes via les oreillettes suppriment toute initiative et finesse tactique de la part des coureurs relégués au rôle d’hommes-sandwiches pour les sponsors qui les ont recrutés. Ils sont payés désormais au nombre de minutes d’antenne durant lesquelles les publicités envahissant leur maillot apparaissent à l’écran, peu importe s’ils sont rejoints à quelques kilomètres de l’arrivée selon les calculs inéluctables et impitoyables de l’ordinateur. On peut leur offrir un parcours truffé de difficultés propices à des échappées au long cours, ils ne montreront quelques velléités d’attaque que dans l’ultime ascension. Ajoutez-y la domination d’une équipe « surventolinée » et la connerie innommable de quelques (rares heureusement) spectateurs, circulez, il n’y a presque rien à voir !1
Donc cette année, je vais rêver, comme l’enfant que j’étais alors, au Tour de France 1958, il y a, mais oui, soixante ans. Comprenez qu’il me passionnât, mon idole normande Jacques Anquetil avait remporté l’édition précédente pour sa première participation et entendait bien récidiver.
Obstacle dans mon projet, je ne peux cette fois m’appuyer sur les savoureuses chroniques d’Antoine Blondin. Lui qui déclarait dans le dictionnaire de Proust que le plus beau métier du monde était suiveur du Tour de France, il en fut privé, cet été là, par son éditeur qui lui imposa une réclusion en Mayenne pour l’écriture d’un nouveau roman. Je l’absous sans réserve puisque de ce Tour buissonnier, sortit le truculent Singe en hiver. D’autant qu’une autre belle plume de la légende des cycles m’a promis son concours, nous nous sommes fixés rendez-vous à Châteaulin.
Autre surprise désagréable : quand j’eus choisi de rédiger ce billet, je constatai que je ne possédais pas (ou plus) la série bihebdomadaire du magazine Miroir-Sprint consacrée à ce Tour 1958.
J’allais trouver mon sauveur parmi mes lecteurs les plus fidèles. Avec Jean-Pierre Le Port, comme moi enseignant à la retraite, nous partageons le plaisir de l’écriture et la passion du vélo. Mais contrairement à moi, il joint les actes aux paroles. Pour fêter ses cinquante printemps, il choisit d’accomplir à vélo le parcours complet du Tour de France 1959, année de sa naissance. Pour relater sa randonnée, il créa un blog2.
Certains partent en voyage initiatique sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle. L’écrivain Luis Nucera (mort accidentellement à vélo à cause d’un chauffard) souhaita revivre le légendaire Tour de France 1949, remporté par son idole l’immense Fausto Coppi, qu’il raconta dans ses Rayons de soleil.
Depuis, Jean-Pierre n’a cessé de rouler … et d’écrire. Son palmarès de cyclotouriste est impressionnant : plusieurs participations à Paris-Brest-Paris, une Flèche Vélocio, des brevets Audax, des cols à la pelle, des randonnées officielles ou familiales … L’avenir du cyclisme ne réside-t-il pas dans ces concentrations de cyclotouristes ? Il y a quelques semaines, il a effectué un Paris-Ventoux avec l’ascension du terrible géant de Provence que vont justement devoir escalader les coureurs du Tour 1958. Je me fais tout petit, moi qui compte parmi mes faits d’armes … la descente de Côtes-du-Ventoux rosé ! Je devine que René Fallet et Antoine Blondin m’auraient volontiers accompagné dans mes échappées bacchiques.
Collectionneur impénitent de tout ce qui a trait au vélo, Jean-Pierre m’a sauvé la mise en me confiant donc aimablement sa précieuse collection de Miroir-Sprint.
Au mois de mai 1958, les Français s’intéressaient surtout au retour du Général De Gaulle nommé président du Conseil des ministres. De manière plus dérisoire, les patriotes passionnés de cyclisme s’interrogeaient sur une autre histoire française, la composition de l’équipe de France pour le Tour. Marcel Bidot, chargé de la sélection, était confronté à un choix cornélien : l’aîné Louison Bobet, triple vainqueur des Tours 1953-54-55, après un break de deux ans, postulait légitimement à une place, le jeune Jacques Anquetil ayant remporté l’édition précédente, considérait à juste titre que le leadership lui revenait.

Blog Bobet Anquetil

Le délicieux journaliste Abel Michéa qui connaît ses classiques (et pas seulement les épreuves cyclistes d’un jour !), pour traiter le sujet Bobet ou Anquetil ? Tragédie antique… comédie moderne, empruntait à Corneille, rouennais comme Anquetil soit-dit en passant : « « QUOI ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ? » Ne vous effrayez pas, mon sujet n’est point de faire une tragédie … Mais si j’évoque Corneille, c’est que je trouve aimable de comparer Marcel Bidot au vieil Horace. Le père Bidot s’est posé des problèmes qui avaient déjà permis à Horace quelques tirades célèbres. Et pensant à Louison, dans sa retraite de Saint-Lye, le vieux Bidot déclarait à l’intention de Jacques Goddet : « … qui n’est point de son sang ne peut faire d’affront Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front. Lauriers, sacrés rameaux qu’on veut réduire en poudre, Vous qui mettez sa tête à couvert de foudre, L’abandonnerez-vous à l’infâme couteau … » Parce que, tout de même, il y avait de quoi faire une tragédie. Et Marcel Bidot a passé ses nuits à retourner le problème : Bobet ou Anquetil ? Anquetil ou Bobet ? »
Les ennuis commençaient : « Je veux Darrigade, Stablinski, Privat, etc … » demanda Anquetil. « Je veux Géminiani, Antonin Rolland, mon frère, etc… » demanda Bobet. Et quand Marcel Bidot fit le compte, il avait deux équipes de France ! La suite prit une tournure que Corneille n’avait pas prévue ! Car c’est Anquetil qui put répondre : « Mes pareils à deux fois ne se font point connaître. Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. »
Maintenant lequel choisir ? Anquetil le jeune présomptueux ou Bobet la vaillance et l’honneur de son temps ? L’ancien ou le moderne ? L’insouciant ou le sérieux ? Encore que nous n’irons pas jusqu’à écrire : « Je veux qu’un même jour, témoin de leurs deux morts, En un même tombeau voit enfermer leurs corps. » Oui, mais Anquetil ou Bobet ? Anquetil ? Bobet ? … »
Voyez comment on pouvait intéresser au théâtre classique un enfant à quelques semaines d’achever sa sixième ! Car, bien évidemment, je demandais une explication de texte à mon professeur de père même si mon opinion était forgée depuis longtemps.
Ce fut finalement Bobet et Anquetil ! Mon Jacques, bon prince de Normandie, avait accepté : « D’accord pour Bobet, mais pas de Geminiani ! Ils sont trop potes tous les deux. Á la première occasion, ils me plumeront comme un pigeon. »
Raphaël Geminiani était un excellent coureur, combatif, rusé, grande gueule aussi, tout à fait capable de se mêler à la lutte pour le maillot jaune. Les organisateurs trouvèrent comme solution de le sélectionner dans l’équipe régionale dite du Centre-Midi, maillot bleu azur, deux bandes or, col et cravate or, casquette blanche, azur et or, comme il était mentionné dans la liste des engagés.
Pour la seconde fois de son histoire, le Tour de France prit son envol hors de l’hexagone. Après Amsterdam en 1954, c’est Bruxelles qui accueillait la grande boucle. La capitale belge connaîtra pareil honneur, l’an prochain en 2019 pour commémorer le cinquantième anniversaire de la première victoire du grand Eddy Merckx dans le Tour.
Bien que Jacques Brel ne le chantât pas encore, c’était au temps où Bruxelles bruxellait sous les neuf sphères argentées de l’Atomium, monument emblématique de la première exposition universelle après la Seconde Guerre mondiale que j’allais visiter avec mes parents quelques semaines plus tard.

Blog Pellos mariage de raison

Maurice Vidal, pour inaugurer sa chronique Les Compagnons du Tour, s’interroge : « Je me demande si le Tour n’a pas visé un peu haut en venant se profiler sur une silhouette aussi massive. Pour la première fois peut-être, il s’efface dans la ville qui l’accueille devant un autre événement. Nous nous sentions petit dans la peau des artistes de passage venus présenter leur attraction pendant vingt-quatre heures dans une brasserie de la Belgique joyeuse.
Ajoutez à cela que les esprits sont encore préoccupés par « Le Match » contre le Brésil dont tout le monde s’entretenait avant le départ, et admettez que nous avons pris la route dans une semi-clandestinité. »
Le Tour commença discrètement un jeudi, l’omnipotence de la télévision et des marques publicitaires n’existaient pas encore. Ainsi aussi, la couverture du premier numéro de Miroir-Sprint consacré au Tour mettait en vedette Valentin Huot qui venait, trois jours auparavant, d’être sacré champion de France, pour la seconde fois consécutive devant … Raphaël Geminiani. C’est l’occasion de rendre hommage à ce valeureux champion périgourdin, excellent grimpeur, qui nous a quittés cet hiver.

Blog Valentin Huot

On honorait aussi les footballeurs français qui, avec leur jeu pétillant comme du champagne (il est vrai que la moitié de l’équipe appartenait au Stade de Reims), venaient de terminer à la troisième place de la Coupe du Monde en Suède, après un match de légende contre le Brésil de Didi et Pelé.

Blog France Brésil 1Blog France Brésil 2

Les journalistes s’attendrissaient aussi sur le sort réservé à un populaire coureur pyrénéen surnommé le « Taureau de Nay » en toile de fond de guerre d’Algérie.
« Ce qui arrive à Raymond Mastrotto est vraiment terrible. Il avait sa permission en poche. Il logeait, comme les autres coureurs au Motel. Il avait touché son équipement, son dossard n°167. Et puis, comme on avait refusé une permission à Rostollan, on lui a fait savoir qu’il devait rentrer et que ladite permission était supprimée. L’armée a voulu rappeler sans doute qu’elle avait actuellement beaucoup d’occupations … »
« Qui a gommé Mastrotto ? L’armée française ! Un crétin galonné, au garde-à-vous devant son propre néant, avait refusé de signer, quelques jours avant le départ, le papier kaki qui eût permis au deuxième classe Mastrotto de rejoindre l’équipe de France dans laquelle il avait été sélectionné. Retrouvez-moi cet étron réglementaire ! Qu’il comparaisse immédiatement devant le tribunal du peuple pour atteinte à la sûreté du Tour ! »
Nous n’aurions pas la primeur de ces interviews à l’arrivée avec sa voix rocailleuse comme les gaves de sa région truffant ses phrases de tonitruants Macarel !
Quant à Geminiani, le départ n’avait pas encore été donné qu’il faisait déjà des siennes, du moins d’après les mémoires d’un âne que des suiveurs facétieux lui avaient présenté :
« Un grand frisson me saisit lorsque, m’ayant remis sur ses pattes, le grand escogriffe, s’armant d’un petit peigne, se mit à me frotter maladroitement jusque sur les yeux, tandis qu’un autre me coiffait, moi qui suis Belge, d’un béret basque. J’avais bonne mine. Et tous ces photographes qui me mitraillaient se battaient pour mieux m’humilier.
Tout d’un coup, mon ravisseur s’écria : « Voilà ! Il n’y a plus qu’à le baptiser. » Et il ajouta aussitôt, dans un énorme éclat de rire : « Nous l’appellerons Marcel !(comme Bidot ndlr) ». J’aurais mieux aimé Martin ; Mais que voulez-vous, à une syllabe près… Et puis, j’étais sauvé. N’était-ce pas l’essentiel ?
On me raccompagna jusqu’à ma demeure, après m’avoir libéré de mes entraves. Tout ceci pour vous dire que je me souviendrai du Tour de France. Mais je n’en veux pas à ceux qui me firent passer ce mauvais quart d’heure. Il faut être indulgent. Comme le disait si bien mon illustre ancêtre Cadichon : « Ce ne sont que des hommes ! » Ils ne peuvent avoir l’intelligence des ânes. »

Blog Geminiani et âne

Carte Tour 1958

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Enfin, le Tour est parti : 4 319 kilomètres, 24 étapes sans jour de repos, et pour commencer en route pour Gand !

Cette fois, Brel chantait déjà : « Ay Marieke Marieke, le ciel flamand, entre les tours de Bruges et Gand, Ay Marieke Marieke, pleure les tours de Bruges à Gand … ».
Et Robert Chapatte écrivait : « Il fallait voir les routes … Sans oublier le ciel. Des pavés, ceux des Flandres tant décriés, des trottoirs avec leurs nids de poules et de la pluie orageuse, soit la panoplie d’apparat du Dieu Cycle… Malines venait d’être arrosée par une averse quand le peloton, regroupé après 70 kilomètres bien occupés, se présenta. Le sol était glissant dans la traversée de la ville. Les dangers de chute menaçaient à chaque instant. Tout à coup, dix hommes se retrouvèrent à terre, leurs vélos entremêlés.

Blog Bruxelles Gand chute Anquetil

Anquetil et son maillot jaune, reconnaissable de loin, repartit le premier. Il ne souffrait d’aucune blessure pour être tombé presque à l’arrêt. Mais Busto et Forestier étaient les plus touchés…Si Anquetil participa activement à la longue poursuite, Forestier ne le put, grimaçant, il avait peine à tenir son guidon. Fréquemment, il laissait ballant son bras gauche qui motivait ses souffrances. Son poignet fracturé dans Paris-Bruxelles était à nouveau atteint. Sur une route macadémisée, Jean n’aurait pas autant peiné mais dans les cahots, c’était inévitable … »

Blog ForestierBlog Forestier 2

Le Tour était déjà terminé pour le champion lyonnais qui avait porté le maillot jaune l’année précédente.
L’équipe de France se consolait avec la victoire à Gand d’André Darrigade qui, comme en 1956 et 1957, revêtait le premier maillot jaune.

Blog Bruxelles-Gand 4Blog Bruxelles-Gand 3Blog Bruxelles-Gand 1Blog Bruxelles-Gand 2 Darrigade

Lors de la seconde étape, les coureurs débarquèrent à Dunkerque après une grande virée à travers le plat pays de Brel, et même un bref crochet en Hollande, et le long de la Mer du Nord. Les coureurs français étaient-ils inspirés par leur retour dans l’hexagone, toujours est-il que deux d’entre eux, Graczyk et Mallejac, étaient échappés, poursuivis par un groupe de compatriotes, Rohrbach, Mahé, Morvan, Quentin et André Darrigade en passe de consolider sa toison d’or, lorsque le passage à niveau de Furnes s’abaissa.

Blog Gand Dunkerque passage à niveau

Comme le règlement ferroviaire l’exigeait en Belgique, les coureurs durent attendre que la barrière s’élevât pour repartir. Graczyk et Mallejac libérés, le petit groupe de chasse fut neutralisé encore cinquante secondes. Par contre, le gros du peloton déferla bientôt, se faufila entre les voitures bloquées, et les commissaires s’avérèrent incapables de contenir tous les concurrents qui tombèrent sur le râble de Darrigade et ses compagnons de poursuite.
Dans la confusion, une quinzaine de coureurs prirent le large, et sur le quai à Dunkerque, le hollandais Gerrit Voorting régla au sprint l’italien Baffi et l’irlandais Seamus Elliott.

Blog Gand Dunkerque drame tricoloreBlog Gand Dunkerque sprint

Sur la ligne d’arrivée, Darrigade ne cacha pas sa déception en s’adressant aux organisateurs : « N’avez-vous pas l’impression que si j’ai perdu mon maillot, vous y êtes pour quelque chose ? ». C’est, en effet, le belge Jos Hoevenaers qui endosse le paletot jaune avec l’aide de la populaire accordéoniste Yvette Horner décédée il y a quelques semaines.

Blog Gand Dunkerque Yvette Horner

L’Aigle de Tolède, l’exceptionnel grimpeur Federico Bahamontès, se plaignant d’un début d’appendicite qu’on soupçonne d’être diplomatique, termine à plus de 9 minutes des principaux favoris et dilapide déjà ses espoirs de victoire finale.
La troisième étape littorale amène les coureurs aux portes de la Normandie jusqu’aux trois villes sœurs Mers, Le Tréport et Eu. Le lorrain de l’équipe de France Gilbert Bauvin l’emporte au sprint d’un pneu sur le belge Noël Foré sur la piste eudoise. Le maillot jaune passe sur les épaules du vieux dur à cuire hollandais Wim Van Est qui l’avait déjà porté lors du Tour 1951. Il avait été alors contraint à l’abandon suite à une chute vertigineuse dans un ravin du col d’Aubisque. Une plaque sur la paroi rocheuse rappelle encore de nos jours cet épisode dramatique.

Blog Dunkerque Eu départBlog Marce Janssens 1Blog Dunkerque Eu sprint

Du château d’Eu au palais de Versailles, le Tour fait une incursion en Pays de Bray et traverse mon bourg natal Forges-les-Eaux. C’est aujourd’hui dimanche au calendrier et dans mon cœur d’enfant. En ce temps-là, les vacances ne commençaient qu’au 14 juillet, encore que je pense que nos professeurs magnanimes nous auraient permis de « voir passer le Tour » et la caravane, même en semaine.
Je n’ai pas de souvenir de cette étape, je dus chercher des yeux le maillot tricolore de mon champion, perdu au milieu d’un peloton lancé à vive allure.
L’Espagnol Pacheco réussit le curieux tour de force d’être le premier échappé de la journée et le seul coureur à finir l’étape dans la voiture balai.
Si j’en crois Robert Chapatte, « la grande bagarre des vallonnements de la Haute-Normandie et du Vexin nous offrit une sanglante explication entre les Tricolores et les hommes de Geminiani ». « La séance dura pendant vingt kilomètres mais cela ne fit guère plus de vingt minutes. Les spectateurs massés sur le bord de la route qui virent à ces moments passer le peloton, conserveront du Tour le souvenir d’un météore traversant les espaces. »
« Á cinquante kilomètres de Versailles, 22 coureurs se trouvèrent réunis pour la dernière fois. Ils ne se séparèrent pas jusqu’au sprint final. Et là où on attendait la victoire de Darrigade, on assista à la surprise sensationnelle du jeune Breton Gainche remontant le Landais à dix mètres de la ligne et l’emportant par vingt-cinq centimètres d’avance. »

Blog Eu Versailles sprint GaincheBlog Pellos VersaillesBlog Versailles-Caen départ

Le lendemain, entre Versailles et Caen, on assista à une des plus belles parties de cyclisme des cinq dernières années, que nous raconte Maurice Vidal :
« Ce Gaul tombe toujours sur un bec … L’an dernier, c’est par une attaque de Jean Bobet, à l’entrée d’une pittoresque ville normande nommée Briquebec que le fier Charly dut laisser partir le peloton. Ce fut le commencement de sa perte.
Il aurait dû se méfier en apprenant que, ce lundi, le ravitaillement se donnait en un lieu nommé Orbec. Cela aurait dû attirer son attention sur tout homme portant le nom de Bobet. Son attention même aurait dû redoubler, sachant que le prénom avait changé. Il n’est bon bec que de Bobet. Charly est encore tombé sur celui-là …
Il pleuvait fort sur la grand-route, et cela redoublait le danger. Á la sortie du ravitaillement commençait une longue montée difficile, sinon pénible, une montée comme on en voit peu d’ailleurs dans un Tour de France, noyée dans la verdure qui formait voûte au-dessus du Tour, le faisant pénétrer dans une saine pénombre propice aux conspirations…
… Ce fut foudroyant, Bobet avait dit :
– Attention ! la descente est dangereuse avant le ravitaillement, et il y a une bosse derrière.
Bauvin-le-malin, à la poursuite d’un maillot jaune s’agitant à quarante secondes de sa roue comme une carotte, n’avait pas besoin de se faire répéter la chose. Anquetil fit confiance à son aîné. Geminiani, à qui rien n’échappe, sentit que quelque chose d’important était dans l’air. Et comme il se révèle un capitaine sans égoïsme, il appela Rohrbach :
– Ouvre l’œil, il va se passer quelque chose.

Blog Versailles Caen OrbecBlog Versailles CaenBlog Versailles Caen 2Blog Versailles Caen Orbec 2Blog Versailles Caen Bobet et Anqueil

Ce qui se passa : les Tricolores prirent des risques dans la descente, attrapèrent leurs musettes au vol, et se retrouvèrent en tête, Bobet le premier, pour entamer la côte à la sortie d’Orbec. Un coup d’œil derrière, et Louison vit le trou. Geminiani était là, Anquetil aussi. Les trois hommes n’eurent pas besoin de se concerter et, remettant à plus tard l’opération casse-croûte, lancèrent la première grande offensive du Tour 1958.
Nencini faillit être surpris. Il prit une décision héroïque : il laissa sa musette entre les mains de son directeur sportif Binda médusé et, de justesse, sauta dans le wagon où Bauvin avait déjà pris place confortablement. Ernzer chercha en vain son leader et ami Charly. Il se décida à s’infiltrer dans l’offensive, préférant la politique de présence. Rohrbach, pourtant prévenu, avait tout de même cru possible de plonger la main dans sa musette. Lorsqu’il réalisa son erreur, il était trop tard. Personne au monde n’aurait pu rejoindre cet express.
Ah ! Ce fut une belle panique derrière ! Tout ce que le peloton comptait de vedettes oubliées dans cette aventure se cabra, se révolta. Tous ceux qui possèdent dans ce Tour de France une quelconque valeur sortirent de ce monstre trop bien nourri. Et c’est ainsi que se forma, derrière le premier groupe de vedettes, un autre groupe où se retrouvèrent tous ceux qui, aussi forts que les premiers, courent un peu moins bien. On vous le dit, ce fut une belle leçon de cyclisme. »
Le peloton ne revit qu’à Caen, après l’arrivée, les auteurs du coup de main d’Orbec. Dans la cité des tripes, sur le circuit de la Prairie, Louison Bobet entendait bien gagner l’étape et empocher la minute de bonification, mais il fut battu au sprint par le régional bordelais Tino Sabbadini, son habituel équipier dans l’équipe de marque Mercier.

Blog Versailles Caen sprint Sabbadini

Le groupe avec Charly Gaul, Jean Brankart et Jan Adriaenssens considérés comme de possibles successeurs à Sylvère Maes dernier vainqueur belge du Tour en 1939, terminait à 2 minutes et 2 secondes. Bahamontès accusait un retard de plus de 7 minutes. Le maillot jaune Wim Van Est finissait dans le peloton à plus de 13 minutes et cédait sa tunique au lorrain de l’équipe de France Gilbert Bauvin.

Blog Versailles-Caen après arrivée

La journée avait été bénéfique aux hommes de Marcel Bidot et, ne l’oublions pas, à … Geminiani, l’empêcheur pour les tricolores de rouler à fond !

Blog Versailles Caen Bobet et Geminiani

D’ailleurs, dès le lendemain, le Père Gem, intenable, allait en administrer la preuve en fichant un sacré bazar entre Caen et Saint-Brieuc.
Auparavant, en début d’étape, on assiste à la fin du calvaire du belge Marcel Janssens, un des favoris du Tour. La main plâtrée suite à la fracture d’un pouce, il forçait l’admiration des suiveurs depuis plusieurs étapes. Il espérait mais la douleur de plus en plus intolérable, il doit se rendre à l’évidence et, en pleurs, se résigne à l’abandon.
Même en semaine, les enfants de la communale ne pouvaient pas manquer le passage du Tour, ainsi les écoliers de Pont-Farcy font classe en plein air malgré le crachin normand.

Blog Caen Saint Brieuc écoliers

Le premier grand fait du jour se déroula peu avant Villedieu-les-Poêles : « une chute qui jeta à terre un paquet de coureurs. Parmi eux, Stablinski, Walkowiak et Privat qui ne devaient revoir leurs camarades qu’à l’arrivée à Saint-Brieuc, frisant tout juste l’élimination … Cette chute provoqua un moment de flottement dans le peloton. Nencini, Adriaenssens, Plankaert et huit autres de moindre envergure en profitèrent. Ils mirent les voiles et, à 50 à l’heure, s’en allèrent rejoindre le paquet de tête. Voyez d’ici la réaction de Bobet et Anquetil. Obligés de se mettre en quatre pour endiguer cette nouvelle vague d’assauts. C’est que Nencini n’est pas précisément homme à qui on peut laisser des libertés, il est tout prêt à en abuser.
Seulement pour revoir Nencini, Bobet et Anquetil firent du « bec de selle » pendant soixante-deux kilomètres. Ce fut une extraordinaire poursuite, la plus exceptionnelle peut-être qu’il me fût donné de voir et les journalistes autorisés à assister au spectacle furent d’autant moins nombreux que la direction de la course interdit toute voiture entre les deux pelotons séparés tout au plus de 1 minute et vingt secondes. »
Soixante ans plus tard, mon mauvais esprit de « c’était mieux avant » me pousse à comparer cette scène avec les fréquentes images d’aujourd’hui où l’on voit les coureurs retardés revenir dans le sillage des voitures sous l’œil bienveillant des commissaires.
Á lire la chronique de Maurice Vidal, brillant journaliste aux propos toujours lucides et mesurés, je constate aussi qu’à cette époque, les étapes étaient beaucoup plus animées et les coureurs n’avaient nul besoin d’oreillettes pour développer leurs stratégies de course.
Geminiani, dont personne ne semblait prendre trop au sérieux les tonitruantes déclarations de guerre, va maintenant mettre ses coups de pédales au diapason de ses paroles percutantes. Il entend user du contre dès le regroupement :
« L’opération en question dépassa même les espérances de Raph le Corsaire. Après l’impitoyable chasse, le peloton pensait souffler un peu et Louison Bobet, malade, en avait même profité pour aller poser culotte chez un particulier de Dol-de-Bretagne. Quand on dit que l’air du pays est revigorant …
Busto l’estafettte continua sur sa lancée et un nouveau groupe de dix-sept hommes se forma avec Picot, Van Geneugden, Desmet, Polo, Anglade, Morvan, François Mahé (toujours vigilant celui-là), Botella, Voorting, Elliott, Barone et, naturellement Geminiani. Groupe qui s’enfuit à toutes pédales en creusant immédiatement l’écart… »
Les photographes prirent tout de même le temps de faire le traditionnel cliché du pont de Dinan enjambant la Rance.

Blog pont de DinanBlog Caen Saint Brieuc échappéeBlog Caen Saint Brieuc chasse des françaisBlog Caen Saint BrieucBlog Caen Saint Brieuc GeminianiBlog Caen Saint Brieuc sprint

Au vélodrome de Saint-Brieuc, Van Geneugden l’emportait au sprint dans la confusion au milieu de coureurs qui avaient encore un tour de piste à effectuer. Il fallut attendre près de 11 minutes pour qu’arrive le peloton des favoris avec Bobet, Anquetil, Gaul et Nencini.
Le Hollandais Voorting reprenait le maillot jaune. Et Geminiani de s’esclaffer : « Quel âne, ce Marcel (Bidot) !
Souviens-toi Barbara, il ne pleuvait pas sur Brest ! Pour la première fois depuis le début du Tour, le soleil est de la fête.

Blog Saint Brieux Brest Morlaix

Les favoris ont décidé la trêve à part Federico Bahamontès qui manifeste des velléités offensives entre Saint-Brieuc et Brest, mais appartient-il encore au lot des favoris ?
De cette étape, il faut retenir, du côté de Guingamp, les chutes terribles de l’Italien Fallarini et du régional de l’équipe de l’Ouest Lavigne, percutant deux bretonnes traversant imprudemment la chaussée. Durement touchés, ils furent contraints à l’abandon.

Blog Saint Brieuc Brest chute LavigneBlog Saint Brieuc Brest chute Lavigne 2

Á Brest, le gregario italien Padovan apportait à la Squadra Azzura sa première victoire. Un succès tellement tiré par les cheveux sinon par le maillot de Brian Robinson que l’Anglais porta réclamation obtenant, coup de tonnerre de Brest, le déclassement de Padovan. Il s’agissait là du premier succès britannique de l’histoire du Tour de France.


Blog Saint Brieux Brest échappée

Blog Saint Brieuc Brest échappéeBlog Saint Brieuc Brest sprint

Blog Saint Brieux Brest après arrivée

Au huitième jour, ce devait être l’épreuve de vérité, au vrai sens sportif du terme, puisqu’il s’agissait d’une course contre la montre de 46 kilomètres, disputée à Châteaulin, sur le traditionnel circuit de l’Aulne. C’est là, en principe, que mon champion Anquetil, l’homme « chronomaître » allait me procurer ma première grande joie du Tour. C’est là aussi que j’avais rendez-vous avec l’écrivain Christian Laborde, frère de race mentale de Claude Nougaro. Chantre des plus grands champions cyclistes, il est même monté sur les planches pour éructer ses Vélocifèrations sur quelques hauts faits d’armes de la légende des cycles. Je le retrouve sur la rive droite de l’Aulne devant l’établissement Olida :

« Jacques Anquetil fixait le boyau de sa roue avant. Il respirait profondément.
– … 4, 3, 2, 1 : Top !
Jacques Anquetil s’élança. Il tirait gros. Plus gros que Charly Gaul. Un contre-la-montre, c’est, selon le spécialiste incontesté du genre, partir à fond, accélérer à mi-parcours et terminer au sprint.
La pluie tombait, meurtrière. 46 kilomètres, des bosses tout le temps, la grognante bosse de Stang-ar-Garront, ça monte et ça tourne souvent, il faut relancer sans cesse : un parcours pour Charly. Mais Anquetil, comme Bobet, comme Geminiani, avait oublié Charly …

Blog Chateaulin clmBlog Chateaulin Bobet

Il avait demandé à Marcel Bidot de le renseigner sur le Belge Jean Brankart, maillot bleu nattier, bandes noir, jaune, rouge, quart de manche également noir, jaune et rouge, dossard n°42. Il est complet. Anquetil le sait : l’année de son arrivée chez les professionnels, en 1953, ce Wallon, ancien soudeur-chaudronnier, avait remporté Liège-Bastogne-Liège, et en 1955, avait terminé second du Grand Prix des Nations, juste derrière lui …
Anquetil tirait gros sous la pluie, franchissant en puissance le sommet des côtes, relançant merveilleusement la machine dès que la route redescendait, gardant toujours, même dans les portions les plus dures, sa merveilleuse position sur sa bicyclette de marque Helyett. Helyett ! On dirait un prénom de femme, un nom d’oiseau, Alouette, Elisabeth ! Je t’aime, mon Helyett ! Avec mon Helyett, je vous plumerai ! Helyett : Ô géminées annonçant la mort de Geminiani ! Helyett : beauté violette de l’Y ! Mesdames et messieurs, enfants de l’Aulne, pêcheurs peinards au bord de l’eau, facteurs dont la bicyclette gît dans l’herbe mouillée, gardes-champêtres fumant du gris, gendarmes, agriculteurs, écoliers agglutinés au sommet des bosses applaudissez Jacques Anquetil ! Encouragez de vos cris en patois gaulois l’Enfant-Roi, ainsi surnommé parce qu’il avait remporté à l’âge de dix-neuf ans le Grand Prix des Nations sur une bicyclette rouge grenat de marque La Perle ! Un gosse, un môme, un marmouset, découvert par Francis Pélissier, avait parcouru les 141,3 kilomètres à une moyenne de 39, 63 kilomètres à l’heure ! Un gamin normand, qui venait de claquer la porte du collège technique de Sotteville et de renoncer à la culture des fraises, avait enfourché une machine et semé la zizanie chez les pros ! Françaises, Français, inclinez-vus respectueusement, religieusement, devant celui qui, le 29 juin 1956, battait le record de l’heure détenu par Fausto Coppi ! Remember, nom de Dieu, remember ! »

Blog Chateaulin Anquetil

Á la lecture de ces lignes, je buvais du petit lait … de Normandie, évidemment. Mais tout Normand qu’il soit, Anquetil détestait la pluie alors que Gaul était l’ange (de la montagne) qui aimait la pluie.
« La pluie tombait toujours. Anquetil roulait plus vite que Jean Brankart, mais Charly, l’ange managé par la pluie, le chérubin aux yeux pleins de gouttes, pédalait dans l’huile, avalait la route. Il survolait le circuit accidenté de Châteaulin, bossu comme un chameau, aux commandes de son zinc à rayons. La pluie qui s’était emparée du porte-voix de Jean Goldschmit, le directeur sportif de Charly, l’encourageait :
– Vas-y mon ange ! Je suis dans tes cheveux, sur ta bouche maintenant. Goûte-moi, je suis un coulis de ciel ! Que tu pédales bien mon Charly, jamais désuni, les mains sur les cocottes couleur de miel, sur le manche à balai de ton coucou gris ! Que tes muscles sont saillants ! Dis donc, tu fais combien de tour de cuisse, cette année, mon chéri ? Go, Charly, go !
Á mi-parcours, Charly que la pluie encourageait de plus belle, avait 20 secondes d’avance sur Anquetil et Brankart. L’Enfant-Roi poussa à fond dans le dernier tiers du parcours son énorme braquet, mais en vain : l’ange qui gagnait l’étape, le battait de sept secondes. Brankart terminait quatrième.
Sept secondes : un hoquet de trotteuse ! Une avance estimée à 71 mètres !
Sept secondes ! Jacques Goddet dans L’Équipe écrivait : « Défaite courte en temps, lourde de conséquences ! » »

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Beaucoup, sauf moi bien sûr, commençaient à réviser leur jugement quant à une seconde victoire d’Anquetil dans le Tour. Il se murmurait que son esprit s’envolait souvent vers Cannes où séjournait Janine, la femme de son médecin personnel, qu’il allait épouser durant l’hiver suivant … Après sa mort, trente ans plus tard, les gazettes avides de sensationnel, furent beaucoup moins discrètes sur sa vie sentimentale compliquée.

Blog Chateaulin Gaul et Voorting

Le Hollandais Voorting, équipier de Gaul, conserve le maillot jaune avec trois petites secondes d’avance sur le tricolore François Mahé.
Geminiani a limité les dégâts et est toujours en embuscade. Quel âne, ce Marcel !
Á suivre …

1 Emporté dans mes souvenirs d’enfance, mes jugements sont parfois excessifs. Je les tempère, tandis qu’en villégiature en Ariège, j’écris ce billet. Les coureurs nous ont offert deux étapes pyrénéennes pleines d’émotions. Je ne peux m’incliner que devant leur courage quand je vois le Belge Philippe Gilbert disparaître dans un ravin du col de Portet d’Aspet que je connais bien.
2 Je remercie vivement Jean-Pierre Le Port d’avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint.
Je vous invite à musarder à vélo sur son blog:  http://montour1959lasuite.blogspot.com

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 1 août, 2018 |1 Commentaire »

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