Les photographies de Daniel Burgi et les peintures d’Annie Barel au château de Nogent-le-Roi
En cette période d’exode estival, tandis que les premières vagues de juilletistes déferlent vers les côtes, je choisis d’emprunter des chemins de traverse artistiques.
Depuis chez moi, en quelques minutes, je peux rejoindre la route nationale 12 qui emmène directement les touristes jusqu’à Brest. Mais aux confins de la Beauce et son océan de blés, je mets le cap vers, sinon un autre Finistère (encore que … !), du moins un havre où je viens régulièrement me ressourcer au rythme des expositions organisées au château de Nogent-le-Roi avec, à la barre, Dominique Chanfrau adjointe à la Culture.
Ce samedi-là, se dégage un parfum indescriptible de grandes vacances d’antan, celles-là mêmes que le regretté photographe Robert Doisneau croquait avec tendresse, poésie et humour.
Foin des querelles sur la nouvelle limitation de vitesse, le soleil resplendit enfin, et mes pensées vont vers ces merveilleux départs en vacances de mon enfance : « Le ciel d’été remplit nos cœurs d’sa lucidité/Chasse les aigreurs et les acidités/Qui font le malheur des grandes cités » fredonnait Charles Trenet sur la Nationale 7. Ici, dans la plaine beauceronne, ce sont plutôt les « mangeux d’terre » de Gaston Couté que je risque de croiser.
Est-ce ma récente visite au beau colosse de Michel-Ange à Florence, me reviennent aussi quelques vers de Charles Péguy sur la route de Chartres et sa cathédrale :
« Tour de David voici votre tour beauceronne
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne …
Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l’archéologie avec la sémantique,
Et la maigre sorbonne et ses pauvres petits … »
Vous avez compris que je suis prêt pour un bain de culture … et de mer aussi !
À peine entré dans la galerie d’exposition nogentaise, je fais la connaissance d’un aimable monsieur qui s’affaire encore sur les « planches » autour de son surprenant « chantier naval ».
Il s’agit de Daniel Burgi qui, comme moi, appartiendra, dans pas si longtemps, à cette catégorie de gens ne pouvant plus lire (théoriquement) le populaire journal des 7 à 77 ans. Photographe de métier, il a travaillé beaucoup dans la publicité notamment avec des enfants.
L’heure de la retraite sonnée, le photographe et le navigateur de plaisance qu’il était choisirent de l’occuper avec délectation et avidité en mêlant ses passions pour l’image et la mer.
Daniel est un ami de longue date du photographe Jean-Denis Robert dont je vous ai relaté les travaux, à plusieurs reprises, notamment lors d’expositions à Nogent-le-Roi. La veine artistique est flagrante. Comme Jean-Denis, Daniel est un fouineur de greniers, un coureur impénitent de brocantes et bric-à-brac, un fouilleur de poubelles, avide de réhabiliter des objets dérisoires promis au rebut en leur réservant possiblement un statut d’œuvre d’art.
Merci les gourmands des petits pois carottes, des duos haricots flageolets, des jardinières de légumes, merci messieurs D’Aucy et Cassegrain, et même Saint Éloi qui b… donc encore. Grâce à vous, l’artiste recycle entre autres choses des boîtes de conserve. Chaudronnier, tôlier, mécanicien, cisailleur, soudeur, il élabore des maquettes de bateaux et de phares avant de mettre les voiles à l’ouest pour les installer en situation dans le golfe du Morbihan et les photographier.
Retour à mon enfance lorsque je me confrontais, clés et pinces en main, aux lames métalliques du jeu de construction Meccano de mon frère aîné. Heureux (vraiment ?) enfants d’aujourd’hui dont on ne leur demande qu’à emboîter des cubes Lego !
N’en déplaise au chanteur Renaud, ici c’est l’homme (Daniel Burgi) qui prend la mer tatatin, et j’accepte volontiers son invitation au voyage dans ses « marines ».
Le dépaysement est garanti. Il est rare qu’un artiste présente ses modèles en chair et en os … et même de fer. Ainsi, de frêles embarcations se sont échouées autour des cimaises, comme si elles accueillaient les visiteurs de la galerie de plaisance en se pavanant : « Oui, c’est bien nous sur les photos ! ».
Je n’ai pas vérifié si toutes ont connu la consécration d’être mises en scène dans les clichés exposés. Mais il y a quelque chose de magique et poétique de voir ces déchets et résidus de la société de consommation, souvent bosselés et rouillés, trouver grâce, élégance, esprit au gré de l’humeur créatrice de l’artiste.
Me revient le temps de la communale où nous manifestions nos désirs d’évasion (et de chahut, une autre expression de l’évasion !) en confectionnant des bateaux et avions en papier.
À l’époque du Tour de France, je faisais évoluer mes petits coureurs cyclistes en plomb dans les bosses et creux du jardin.
Daniel Burgi, lui, joue avec ses bateaux en tôle ondulée en les mettant en situation réelle sur l’eau de l’océan, des rivières et même des flaques, sur les plages, grèves et rives.
Là ne s’arrête pas sa fantaisie aquatique, il joue alors avec nous, se joue de nous même. Dans une utilisation astucieuse et jubilatoire des lentilles et focales de son appareil photographique, il défie les perspectives, travestit les échelles pour créer une ir-réalité et confondre le spectateur, bref l’emmener en bateau, dans ses petites et grandes histoires !
Et il nous embarque loin, le bougre ! À Oyster bank par exemple !
Oyster bank, le banc d’huîtres littéralement, mais ici plutôt un bout du monde angoissant où le maître du suspense Alfred Hitchcock aurait pu tourner une séquence des Oiseaux ou de L’ombre d’un doute. Malgré le phare, des bateaux sont venus se fracasser contre les récifs. Oceano Nox :
« Ô combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ! »
Il est des littoraux plus accueillants comme le facétieux Cap Blue-Nez !
Ou cette plage où, vision surréaliste, une famille de barques, petits échassiers de mer, se promène à marée basse sur le sable.
Comme le gamin que je fus, j’écarquille les yeux … et puis soudain, une terrible pensée me traverse… m’aurait-elle menti quand elle me balançait sur ses genoux ?
« Maman les p´tits bateaux
Qui vont sur l´eau
Ont-ils des jambes?
Mais non, mon gros bêta
S´ils en avaient, ils marcheraient! »
Soixante-cinq après, je découvre l’incroyable réalité : ils ont des pattes et ils marchent.
Non ma chère maman, tu ne me mentais pas, j’ai une explication et même bientôt la preuve en image : à cause de toutes les saloperies qui polluent la planète, ils ont muté.
Les algues vertes infestent les plages de Bretagne. Ultra toxiques, elles font fuir les touristes et ont déjà tué cheval et sangliers. Pas étonnant donc que des anomalies génétiques frappent la marine !
Entre l’insouciance de mon enfance et le triste constat de notre planète à mon âge adulte, je tire des bords dans les œuvres de Daniel, je rêve et je réfléchis.
« En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré
Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés … »
De nombreux petits ports bretons aiment à exposer une ou deux carcasses de bateaux, témoignages de la mémoire locale, de naufrages, l’usure du temps et d’un dur métier qui se perd. Une légende raconte qu’en se décomposant sur terre, le bateau se reconstruit sous l’eau pour embarquer au paradis les âmes des marins morts en mer.
Les épaves mises en situation par l’artiste me renvoient au cimetière de navires de Landevennec, dans un méandre de l’Aulne, où sont amarrées certaines coques de bateaux de la Marine nationale. Je vous en avais entretenu dans un de mes billets sur mon escapade en Finistère.
Le bateau que ne possède plus Daniel navigue aujourd’hui, non loin de là, vers Morgat dans la presqu’île de Crozon.
Est-ce la chaussée des géants, une empreinte de pas menace une barque échouée sur le sable.
Scène plus rassurante et joyeuse, à la manière de gamins, à la queue leu leu, les bateaux sautent dans l’eau. Splash ! Vive les vacances !
Dans une mise en scène sur une cheminée du château, l’artiste devient chercheur d’or et nous emmène avec Tintin chez les Incas, à la recherche du trésor de Atahualpa. On se retrouve en 1532, à l’époque des conquistadores, lorsque Francisco Pizarro et ses troupes débarquent, au nom de la couronne d’Espagne, sur la côte nord de l’actuel Pérou. Poussés par l’appât du gain, ils partent à la rencontre de l’empereur Atahualpa qui règne sur le royaume de Quito. Emprisonné, Atahualpa propose à ses ravisseurs, pour sa libération, une rançon fabuleuse. Il sera pourtant exécuté par les Espagnols au terme d’une parodie de procès. Cinq siècles plus tard, le trésor d’Atahualpa n’a pas encore été retrouvé et continue à intriguer les chercheurs et nourrir la légende.
En avançant dans l’exposition, on prend conscience peu à peu que, loin de s’adonner à des exercices futiles, l’artiste nous entretient de notre monde et du temps qui passe. À travers ses cargos rouillés et ses barques, ses rafiots et ses coques de noix, il met en évidence nos rêves d’aventures inassouvis, nos contradictions, nos fragilités, nos ignorances aussi. Car comment ne pas penser au terrible sort de ces migrants qui périssent sur des embarcations de fortune faisant de la Méditerranée et ses reflets d’argent le plus grand cimetière marin de la planète.
Pour pasticher Jean Ferrat dans sa chanson Potemkine, ce soir j’aime la marine !
Avis de tempête ? De la pièce voisine, s’échappe une voix annonçant un bulletin de météo marine. Un bateau lutte contre les éléments déchaînés sur une mer moutonneuse.
Je me sens plus serein sur le plancher des vaches !
Cette seconde salle ressemble à une Grande Galerie de l’Évolution de l’espèce navale et du travail artistique de Daniel Burgi. De plus en plus aventurier, il prend le large dans son art en créant des mécanismes sophistiqués pour animer ses bateaux.
Par une pression sur un bouton, je déclenche une machine infernale, mi bateau mi oiseau de mer, qui s’adonne à quelques exercices poussifs de gymnastique. Ce n’est pas facile de voler, certain, dans la mythologie, s’y est brûlé les ailes. Cela me renvoie aussi aux vols hésitants au temps héroïque de l’aéropostale.
Une illustration sonore presque inaudible, et pourtant indispensable, accompagne les battements maladroits du volatile marin. Cela me renvoie à l’écriture sonore souvent employée par le cinéaste Jacques Tati, et en particulier, à sa séquence inénarrable des Vacances de Monsieur Hulot où les voyageurs passent d’un quai à l’autre de la gare au rythme des consignes livrées par un haut-parleur crachotant. Le message de l’artiste est bien reçu car il m’avoue qu’il s’est inspiré de la même référence.
Jubilatoire ! Comme un gamin, je relance le mécanisme. Le succès est assuré auprès des quelques « vrais » enfants qui s’aventurent dans l’exposition. Je suggère à l’artiste d’envisager un atelier dans le cadre scolaire.
J’ai parlé un peu vite … un bambin tire son père par la main, effrayé devant le spectacle d’un bateau goéland fatigué (goélette ?) qui s’ébroue tant bien que mal.
Y’a d’la joie ! Vite dit, la voix à peine perceptible et dérapante de Charles Trenet traduit plutôt le mal-être du pauvre animal possiblement mazouté victime d’une marée noire. Clin d’œil au naufrage du supertanker libérien Amoco Cadiz au large du petit port finistérien de Portsall.
Je ne rassure pas l’enfant en lui confiant que le goéland est hors d’état de lui nuire, j’ai connu certains de ses congénères voraces qui s’emparaient, en plein vol, d’un cornet de glace fièrement brandi sur la plage de Dinard.
Ma tendre cruauté me renvoie à L’Albatros de Baudelaire :
« Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »
Ce n’est plus ni un secret ni une élucubration que les oiseaux actuels ont évolué à partir de certains dinosaures, les théropodes terribles carnivores. Il ne faut donc pas trop s’étonner qu’au fil de ses facéties surréalistes, les bateaux de Daniel Burgi aient également muté et se retrouvent affublés d’ailes et de pattes. Certains même, tout heureux de s’affranchir de la gravité, à tous les sens du terme, tentent de rejoindre les oiseaux de la fresque peinte au plafond du château.
Virement de bord pour prendre la risée, la vôtre cher lecteur sceptique : les multicoques des courses transatlantiques ne se soulèvent-ils pas de plus en plus au-dessus des flots.
De la fiction de l’artiste à la réalité scientifique, nous côtoyons les frontières du rêve.
Il m’est difficile de lever l’ancre, je suis si bien le long des rivages de Daniel Burgi.
Tandis que je vous laisse encore rêver devant ses fantaisies maritimes, j’invite en accompagnement sonore, un autre poète. Gianmaria Testa était (un cancer l’a emporté prématurément il y a deux ans) un monsieur délicieux qui, outre de composer des chansons souvent engagées, faisait partir les trains comme chef de gare dans le Piémont où il repose, et rêvait d’avion à voile :
« Je t’offrirai un paquebot de papier
quand tu devras partir
un capitaine le mènera
de cette mer à une autre
Je t’offrirai un paquebot de papier
et un avion à voile
et un pilote à lunettes le pilotera
de ce ciel à un autre
Et j’apprivoiserai un canari chanteur
pour les jours sombres
quand la mer et le ciel
refusent le voyage … »
Ma croisière artistique n’est pas achevée. Je fais escale maintenant dans l’autre aile du château où la plasticienne Annie Barel expose ses Corps masculins.
photographie mairie de Nogent-le-Roi
Changement total d’univers : le corps jalonne l’histoire de l’Art, mais en cette époque où l’on fustige des hommes d’avoir trop aimé le corps des femmes, le regard d’une artiste sur celui des hommes m’intrigue.
Pour ouvrir son exposition, elle tapisse le sol de photographies grand format en noir et blanc. Elle gagne déjà ma sympathie artistique, cela me renvoie aux travaux du street artist JR (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2009/11/15/vive-les-femmes-de-jr-street-art-a-lile-saint-louis/ ) qui rendaient hommage aux femmes sur les quais de l’île Saint-Louis. Un bateau porte-conteneurs du port de Marseille a été aussi pour lui une source d’inspiration, sans oublier sa partition avec la cinéaste Agnès Varda dans leur splendide documentaire Visages Villages.
Par certain artifice, Annie n’est pas si éloignée de Daniel Burgi quand elle déforme la réalité en jouant sur les proportions, étirant les corps, les croisant même jusqu’à n’en faire qu’un dans une attitude christique. Il y a même un côté ludique et je conseillerais aux deux hommes de numéroter leurs abattis.
Ici encore, on peut imaginer un travail jubilatoire avec des collégiens ou lycéens en leur demandant de reconstituer le puzzle ou au contraire de le déstructurer plus encore.
Autour de la cheminée monumentale de la salle de réception du château, de jeunes corps sans tête marquent les murs de leurs ombres ou du souvenir de leurs passages.
Sur une table, je trouve la clé : « L’idée est née de séries de photos d’un modèle d’origine asiatique souhaitant garder l’anonymat. Cette contrainte, loin de me limiter, a révélé un champ de possibilités plastiques inouï, libéré de l’identité des corps, des regards, des visages. Cela devient un « portrait du corps. »
À défaut de trombinoscope, doit-on inventer le terme de torsoscope (ou dorsoscope) ?
Les toiles sont sombres. Annie dessine au couteau une silhouette tranchant sur le fond, qu’elle décore et éclaire avec des pigments dorés et argentés, comme un tatouage de motifs géométriques ou végétaux. Il me semble y trouver quelque référence, tant pis pour les modèles, aux écorchés de Léonard de Vinci. Je décèle aussi une pointe d’humour dans la signalétique anatomique, ainsi sans doute les muscles trapézoïdaux.
À échelle microscopique, cela me renvoie aux géoglyphes de Nazca, ces immenses figures tracées sur le sol dans le désert au sud du Pérou. Je pense aussi, suite à mon séjour récent à Florence, au Christ de Cimabué portant les stigmates brunâtres des grandes crues de l’Arno en 1966.
En perspective des lumineux vitraux de la salle, les « hommes » d’Annie Barel atteignent une dimension presque religieuse. Cela change en tout cas des classiques portraits des ancêtres des nobles demeures.
Dernier regard, en sortant de l’exposition, je rencontre un bateau à voiles partant pour Paris. Chiche ?
Via l’Eure toute proche et la Seine, je peux rêver non ?
Remerciements à Daniel Burgi pour son aimable accueil

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