Avant une semaine à Florence (1) … sur la route du Tour de Lombardie
Encre violette is alive and well and was living in Italy, pour pasticher le titre d’un spectacle sur Jacques Brel créé par Mort Shuman.
Ne vous inquiétez donc pas : ma discrétion du mois de mai était promesse de prochains billets suite à mon séjour à Florence.
Sabato 19 maggio 2018 :
La météo incertaine n’incitant pas au franchissement du col du Mont-Cenis, c’est donc par le tunnel du Fréjus que nous entrons en Italie.
Avant de rejoindre la Toscane le lendemain, nous choisissons de passer la soirée au bord du lac de Côme.
L’acclimatation en terre étrangère s’effectue en douceur. En effet, nous longeons des villes, théâtres de batailles napoléoniennes, qui rappellent un plan de Paris et quelques artères de la capitale.
C’est d’abord, au débouché du val de Suse, Rivoli appartenant à la métropole de Turin. Nous nous retrouvons à l’hiver 1797. Engagé en Italie contre les Autrichiens, le général Bonaparte est empêtré dans le siège de la citadelle de Mantoue qui verrouille la route de Vienne. Et les Autrichiens du général Alvinczy descendent en nombre des Alpes pour débloquer la citadelle. En riposte, Bonaparte ordonne à Masséna et Ney de concentrer leurs troupes près du lac de Garde, à Rivoli, pour soutenir Joubert, un autre général de l’armée d’Italie. L’affrontement se produit le 14 janvier 1797 et les Français, inférieurs en nombre mais bien organisés, tiennent les Autrichiens en respect. Mantoue capitule le 2 février, ainsi la route de Vienne est ouverte aux Français. Les Autrichiens sont contraints de solliciter la paix qui sera signée lors du traité de Campoformio, le 18 octobre de la même année.
C’est quelques kilomètres plus loin, Turbigo, dans la banlieue de Milan. Le fait d’armes de Turbigo est un épisode de la seconde guerre d’indépendance italienne qui se déroula le 3 juin 1859. C’est là qu’à la veille de la bataille de Magenta, les troupes françaises commandées par le général Mac Mahon construisent en une nuit un pont de barques pour franchir le Tessin, après la destruction du pont de Boffalora sopra Ticino par les Autrichiens.
Il neige sur le lac Majeur chantait Mort Shuman déjà cité. La pluie s’invite sur le lac de Côme à notre arrivée à l’hôtel Mirabeau de Bellagio que j’ai choisi en connaissance de cause, je vous en dévoile la raison dans quelques lignes.
Curieux comme je suis, je demande au propriétaire de l’établissement qu’il m’explique le choix comme enseigne du futur inspirateur de la Révolution française. Honoré Riquetti comte de Mirabeau, « l’Orateur du peuple », aurait-il séjourné dans le coin ? Il le justifie d’abord phonétiquement par la vue superbe offerte sur le lac (mirer et beau).
D’autre part, la petite révolution due aux fortes tensions qui s’opérèrent dans sa famille à l’époque de la succession, inspira également l’hôtelier. Je ne manque pas de lui rappeler qu’après avoir été inhumée à l’église Sainte-Geneviève transformée en Panthéon des gloires nationales, la dépouille de Mirabeau fut exclue du mausolée, l’année suivante, suite à la découverte dans « l’armoire de fer » d’une correspondance avec Louis XVI révélant sa duplicité.
Aujourd’hui, je presse ma compagne de ranger à la hâte quelques vêtements dans la penderie car la journée n’est pas terminée, loin de là même. Ce n’est aucunement un hasard si j’ai décidé de faire étape dans cet hôtel situé dans la montée du col de Ghisallo, à quelques centaines de mètres du sommet et de la chapelle de la Madonna del Ghisallo. Les amoureux de la chose cycliste vont se réjouir, les réfractaires … moins !
Pour l’avoir évoqué dans plusieurs billets, le cyclisme est une religion en Italie et je m’étais promis après ma visite, il y a quelques années, à Notre-Dame des Cyclistes de Labastide d’Armagnac (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/) dans les Landes, de voir un jour son homologue transalpine d’ailleurs plus ancienne puisque c’est en 1948 que le pape Pie XII consacra la Madonna del Ghisallo patronne universelle des cyclistes. Un flambeau bénit par le souverain pontife fut porté à vélo de Rome au sanctuaire, avec pour derniers relayeurs les champions Gino Bartali et Fausto Coppi.
Devant la chapelle miraculeusement éclairée par le soleil revenu, les bustes des deux campionissimi ainsi que celui de leur illustre aîné Alfredo Binda surveillent la route qu’ils empruntaient il y a plus de sept décennies à l’occasion du Tour de Lombardie et parfois du Giro d’Italie.
En-dessous de la statue de Bartali que l’on surnommait Gino le Pieux, une plaque mentionne trois mots du pape à son égard : Atleta perfetto cristiano (traduction inutile).
S’il garda le secret jusqu’à sa mort, Gino sauva 800 Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, transportant à vélo des documents dans les tubes du cadre ou du guidon. Son comportement exceptionnel lui a valu récemment d’être proclamé Juste parmi les nations par l’état d’Israël.
Alfredo Binda est moins connu que ses voisins de bronze par les gens de ma génération quoiqu’il fût directeur technique des formations italiennes sur les Tours de France de mon enfance courus par équipes nationales. Extraordinaire coureur des années 1920-30, il possède un palmarès éblouissant avec, à défaut d’un Tour de France, 5 victoires dans le Tour d’Italie, 3 championnats du monde sur route, 2 Milan-San Remo et 4 tours de Lombardie. Devant une telle supériorité, les organisateurs du Giro de 1930 le payèrent pour qu’il ne participe pas à leur épreuve.
Je serai plus bref sur Fausto Coppi, le plus grand champion de toute l’histoire du cyclisme, car j’en ai déjà fait un très long portrait dans un ancien billet lors de ma visite dans son village piémontais de Castellania où il repose (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/ ).
L’édifice religieux, grand ouvert au public, possède tout naturellement les artifices d’une chapelle classique avec statuettes, cierges, exvotos et bien évidemment le portrait de la Madone.
Mais ce pour quoi elle attire les amoureux de la petite reine du monde entier, c’est l’accumulation de reliques, maillots, vélos et trophées des coureurs les plus célèbres. Ils sont exposés en hauteur sans doute pour éviter les manipulations et les vols éventuels. Aujourd’hui, ces chers souvenirs sont très convoités et leur prix atteint des sommes astronomiques lors de ventes organisées pour des œuvres caritatives.
Certains trouveront puéril ou exagéré de m’extasier devant de tels objets mais vous ne pouvez pas imaginer mon émotion d’admirer les tuniques et les machines de champions qui me firent rêver dans mon enfance, parfois seulement par la lecture de leurs exploits dans les beaux magazines spécialisés achetés par mon papa.
Ainsi, je reste en arrêt devant le vélo et un maillot jaune de Fausto Coppi lors de son Tour de France victorieux de 1949, une bicyclette et une tunique toison d’or de Gino Bartali du Tour 1938, le vélo de Felice Gimondi dans le Giro 1976 et son maillot jaune du Tour de France 1965, j’étais présent au Parc des Princes lors de son succès.
Je contemple aussi la tenue et l’engin futuriste utilisés par Francesco Moser lors de sa tentative contre le record de l’heure en 1984 sur le vélodrome de Mexico : 51,151kilomètres soit à 8 mètres près, 5 kilomètres de plus que le record établi en 1956 par mon champion Jacques Anquetil sur la piste référence du Vigorelli de Milan, une performance jugée extraordinaire à l’époque. L’effet de l’altitude, le rendement supérieur du vélodrome, les progrès de la technologie et … de la physiologie (transfusion sanguine) expliquent ce sacré bout de chemin supplémentaire ! Ne blasphémons pas en ce lieu !
Plus qu’une relique, instant de recueillement devant « la bicicleta di » Fabio Casartelli abimée lors de sa chute mortelle dans la descente du col du Portet d’Aspet pendant le Tour de France 1995. J’eus l’occasion de l’évoquer au passage devant la stèle qui lui est dédiée, lors de mes pérégrinations pyrénéennes à vélo (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/03/les-cols-buissonniers-en-pyrenees-le-mente-et-le-portet-daspet/).
Eddy Merckx est le seul coureur non italien à avoir le privilège qu’un de ses vélos soit accroché dans la chapelle.
En notre époque où l’égalité des sexes est au cœur de l’actualité, une femme, Alfonsina Strada, connaît la même fortune. En un temps où les tabous sexistes étaient tenaces dans une Italie profondément conservatrice et catholique, Alfonsina, surnommée la « diablesse en robe », mena son combat féministe en prenant part au Giro 1924 carrément avec les messieurs, non sans susciter des polémiques. « Heureusement » (!), pour taire toutes les médisances, elle termina hors des délais une étape de montagne entraînant son élimination.
L’exigüité de la chapelle empêchant l’accueil de nouveaux objets, un musée du cyclisme a été construit récemment à quelques mètres de là.
Pour s’y rendre, nous passons sur l’esplanade devant une statue élevée à la gloire du cyclisme. « Et Dieu créa la bicyclette pour que l’homme en fasse un instrument d’effort et d’exaltation sur le chemin difficile de la vie. »
Elle représente un coureur levant le bras en signe de victoire avec à terre un autre cycliste vaincu. Maléfice de la sorcière aux dents vertes personnage fabuleux de la légende des cycles ?
Bien que le vélo soit un engin né d’un autre âge, le musée qui lui rend hommage offre une architecture moderne sur trois niveaux reliés par des rampes figurant peut-être les lacets d’un col.
Un peu comme un gamin dans un magasin de jouets, j’erre sans logique au gré de mes étonnements et ravissements qui font resurgir des souvenirs de jeunesse.
Sans esprit partisan, il faut reconnaître que les collections concernent très majoritairement le cyclisme italien notamment à travers l’histoire du Giro, comprenez pour les béotiens, le Tour d’Italie. Il est vrai que la péninsule fut longtemps une grande terre de cyclisme et nombre de mots italiens comme campionissimo, gregario, grupetto, tifosi, font partie du vocabulaire courant du journaliste sportif.
Ceci dit, mon œil repère très vite une photo en noir et blanc de Jacques Anquetil recevant le baiser d’une miss de Côme lors de son Giro victorieux en 1960.
Je m’attarde aussi devant deux clichés cocasses : sur l’un, Antonio Bevilacqua, un ancien vainqueur de Paris-Roubaix dans les années 1950, entame un pas de danse avec un autre coureur au son d’une fanfare (un mot d’origine italienne à propos), sur l’autre, Gianni Motta, un beau coureur dont j’aimais l’élégance et la classe naturelle, avale un plat de spaghetti en pleine course.
Je ne manque pas de détailler la plastique d’une sculpturale ragazza en charge de récompenser les heureux lauréats sur le podium d’arrivée. Á cet instant, on rêverait de recevoir un baiser d’un rouge à lèvres bien gras qui vous tatoue la joue à rendre jalouse sa compagne.
Le Giro, c’est d’ailleurs la vie en rose. Toute l’Italie arbore au mois de mai cette couleur sur le passage des coureurs, ballons, fanions, banderoles, façades des maisons, monuments, misses aux arrivées, sans oublier évidemment le fameux maglia rosa, maillot distinctif du leader de l’épreuve.
Comme le maillot jaune du Tour de France tient sa couleur de celle du journal L’Auto qui le créa, l’emblème rose du Giro tire sa teinte de celle des pages du quotidien organisateur La Gazzetta dello Sport.
Comme on étend son linge, est suspendue une impressionnante collection de maillots portés par de grands champions du passé.
Qu’ils sont beaux ces maillots d’antan vierges de publicité, avec parfois leurs poches sur la poitrine et quelques stigmates des rudes batailles (à moins que ce soit le fait de quelques mites !). Me revient en mémoire mon émotion d’ado, j’avais alors treize ans, quand j’avais admiré dans une brasserie de la Place du Vieux Marché à Rouen, le maillot rose maculé de la boue du col du Gavia que Jacques Anquetil avait conquis de haute lutte malgré les poussettes des tifosi en faveur de leur compatriote Gastone Nencini. C’était le premier coureur français à accomplir un tel exploit.
Un espace est consacré spécialement au record de l’heure sur piste avec comme décor des agrandissements de croquis techniques de Léonard de Vinci. Quand l’art, la science et la bicyclette s’associent … ! Une réplique miniature de la maquette de la pseudo bicyclette conçue par l’artiste savant est exposée dans une vitrine, j’avais vu « l’original » au Clos Lucé à Amboise.
Italiens obligent, on rend là essentiellement hommage à Francesco Moser et Ercole Baldini. Gamin, j’avais maudit ce sympathique champion lorsqu’il avait ravi à Anquetil le record que mon compatriote normand avait eu tant de mal à battre trois mois plus tôt.
Je verrai, à quelques pas de là, le vélo, on pourrait presque dire le biclou vu son état, de Fausto Coppi lors de son mythique record établi à Milan en 1942. Une machine primitive comme aurait pu dire, cette fois avec justesse, une lectrice belge qui s’excusait en m’envoyant la photographie du vélo (sans freins ni dérailleur comme tout bon vélo de piste) exposé dans une station du métro de Bruxelles, qu’Eddy Merckx utilisa lors de son record à Mexico.
Tiens une photo du Tour de France 1952 ! J’avais cinq ans mais j’ai tellement feuilleté les revues spécialisées dans le vaste grenier familial que je reconnais immédiatement Andrea Carrea entre Fausto Coppi et Raphaël Geminiani. Vous me prendrez pour un fou mais je vous affirme même que le cliché fut pris à Lausanne et appartient à la légende du Tour.
Andrea Carrea était l’archétype de ce qu’on nomme un gregario, c’est-à-dire un équipier modèle au service du leader de son équipe. Durant la Seconde Guerre mondiale, il fut envoyé à Buchenwald à cause de ses convictions politiques et survécut à deux marches de la mort (transfert entre deux camps). Il pesait 40 kilos à la Libération, soit la moitié de son poids de forme. Il incarna tout au long de sa carrière sportive, le dévouement, la loyauté, le désintéressement total au service de Fausto Coppi. C’est ce qu’illustre la photographie : se retrouvant dans une échappée pour contrôler d’éventuels rivaux de Coppi, il endossa à son corps défendant le maillot jaune à Lausanne. Rêve de tout champion cycliste, lui en pleura de gêne craignant les foudres de Fausto pour son action involontaire de lèse-majesté. Coppi le réconforta et, le lendemain, répondant à une offensive de Robic dans L’Alpe d’Huez, remit la hiérarchie en place en s’emparant de la tunique jaune.
Un rayon bibliothèque permet aux visiteurs de consulter de nombreux ouvrages consacrés au cyclisme, quasiment exclusivement dans la langue de Dante. Je feuillette la dernière acquisition, une biographie sur Fiorenzo Magni, Il terzo uomo, « Le troisième homme », un champion un peu dans l’ombre de ses contemporains Bartali et Coppi. On le surnommait aussi le « Lion des Flandres » en raison de ses trois succès consécutifs dans la grande classique, le Tour des Flandres.
La couverture du livre surprenante montre Magni tirant entre ses dents une chambre à air nouée à son guidon lors d’une étape du Giro 1956. La veille, victime d’une chute, il s’était brisé la clavicule, et avait donc trouvé cet artifice pour soulager sa douleur.
Ce champion fut très impopulaire à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en raison de son appartenance à la milice fasciste sous le régime de Mussolini. Il fut même suspendu jusqu’en 1946 mais avec le temps, son courage à toute épreuve (à vélo !) lui permit de gagner le cœur des tifosi.
Il remporta trois Tours d’Italie et aurait peut-être gagné le Tour de France 1950 … si Gino Bartali ne lui avait pas joué un sale coup : encore un chapitre de la légende des cycles. Cela se situe lors de l’étape pyrénéenne de Pau à Saint-Gaudens remportée par Bartali tandis que Magni revêtait le maillot jaune devant le suisse Kubler et Louison Bobet. Le moral aurait dû être au beau fixe au sein de la Squadra Azzura. Au lieu de quoi, Bartali décida de se retirer de la course prétextant que sa sécurité était menacée. Un incident s’était effectivement produit au sommet du col d’Aspin : Gino faisant un écart entraîna Robic dans une chute sans gravité. Quelques énergumènes français un peu ivres prirent à partie le champion italien qui se plaignit que l’un d’eux l’agressa avec un couteau … oubliant que l’individu vindicatif tenait un saucisson dans l’autre main.
Toujours est-il que Bartali n’en démordit pas et exigea le retrait complet, Magni compris, de l’équipe d’Italie. Il fut dit que, sous le poids des ans, le vieillissant Bartali voyait d’un mauvais œil que Magni le supplantât sportivement, d’autant plus qu’il n’avait guère de sympathie pour les ex agissements miliciens de Fiorenzo. Comme tout bon Suisse, neutre dans ce conflit, c’est Ferdi Kubler qui profita de cette histoire et arriva en jaune à Paris.
Un autre livre m’interpelle : il évoque l’extraordinaire chevauchée de Fausto Coppi dans l’étape alpestre Cuneo-Pinerolo du Giro 1949. L’écrivain Dino Buzzati, auteur du Désert des Tartares, la relata aussi avec dithyrambes dans son recueil de chroniques lorsqu’il suivit l’épreuve, à la manière d’Antoine Blondin, pour un quotidien italien.
On lit en exergue cette phrase d’un radioreporter italien ébloui dans le sillage du campionissimo : « Un uomo solo al commando, la sua maglia è bianco celeste, il suo nome è Fausto Coppi », « Un homme est seul en tête, son maillot est blanc et bleu céleste, son nom est Fausto Coppi ». Ce fut son quasi leitmotiv pour décrire les nombreux exploits de Fausto tout au long de sa carrière.
Je suis encore loin d’avoir achevé ma visite que déjà un charmant monsieur me tend le livre d’or du musée. Il écarquille les yeux quand je lui confie que j’ai vu en chair et en os courir (certes fugacement) tous ces immenses champions de l’âge d’or du cyclisme. Pour m’inviter (ou inciter) à déposer mon paraphe, il me montre fièrement, quelques pages en arrière, la signature de Vincenzo Nibali, le campionissimo de l’actuelle génération. J’obtempère évidemment.
Je passe maintenant devant un florilège de « unes » de quotidiens vantant avec lyrisme les triomphes des champions italiens du passé.
Je m’attarde devant la Gazzetta du lundi 21 juillet 1924 et le succès d’Ottavio Bottecchia dans le Tour de France. Mes plus fidèles lecteurs se souviennent que j’ai consacré récemment un billet aux chroniques d’Albert Londres lors de cette édition, à travers le spectacle Les forçats de la route joué à la Comédie Française (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/comment-page-1/
Une autre « une » m’interpelle pour le message de propagande politique qu’elle dégage : « les grandes victoires des athlètes fascistes au nom et pour le prix du Duce ».
La Gazzetta dello sport distillait à l’époque mussolinienne une certaine vision fascisante du sport, les succès des athlètes italiens tenant plus de l’esprit insufflé par le Duce que de leur valeur sportive.
Plié dans une vitrine, voici un maillot porté par Fiorenzo Magni lors du Tour de France 1951. J’ai la nostalgie de ces magnifiques tenues du temps des équipes nationales et régionales qui rendent encore plus horribles celles bariolées de publicité des coureurs sandwiches de maintenant (sans parler des cuissards, chaussures, gants et casques !).
Ironie cependant, Magni fut le premier coureur à amener des sponsors extérieurs aux fabricants de cycles avec la marque Nivea !
L’heure de fermeture du musée approche. J’y resterais encore des heures tant chaque objet me renvoie aussitôt à moult anecdotes et souvenirs. Et puis j’ai pitié pour ma compagne qui, je la comprends, préfère Michel-Ange à l’Ange de la montagne Charly Gaul !
Je défile encore devant les immenses fresques photographiques où l’on retrouve les grands champions de l’histoire du cyclisme, toutes nationalités confondues.
Louison Bobet trinque-t-il à notre santé ? Qui de Bartali et Coppi tend une bouteille à l’autre ? J’eus l’occasion de vous relater les diverses versions de cet épisode à partir d’un vitrail, intitulé le partage, de la chapelle landaise Notre-Dame des Cyclistes.
Je lève la tête pour admirer la découverte géante de mon champion Anquetil dans la version italienne de son maillot de marque Helyett avec l’apéritif Fynsec.
Dans son sillage, apparaît Laurent Fignon, un autre fuoriclasse ffrançais qui a connu le même destin tragique d’une mort prématurée. J’appréciais son panache. Lui aussi, il se sentait à l’aise sur les routes italiennes en remportant le Giro et à deux reprises Milan-San Remo. Il se fit même voler un second Tour d’Italie à cause des combinazione de l’organisateur de l’épreuve souhaitant absolument la victoire de Moser : outre sa cécité face aux traditionnelles poussettes dont bénéficiaient les coureurs transalpins, il supprima carrément l’ascension du col du Stelvio (qui risquait d’être néfaste à Moser) à cause d’une neige en fait inexistante, il commanda encore que l’hélicoptère tournoie juste au-dessus du coureur français pour freiner se progression lors de la course contre la montre. Ce n’était pas une sinécure à l’époque d’être un coureur straniero (étranger).
Je retrouve ma compagne, assise sur un banc, suivant en direct à la télévision l’étape du Giro avec la terrible ascension du Zoncolan. Circulons il n’y a rien à voir, Froome va l’emporter !
Je suis médisant mais j’ai la bénédiction de l’ecclésiastique qui nous surveille au-dessus de nos têtes. Ce n’est pas l’abbé Cane (!) mais notre compatriote Fernandel dans sa soutane de Don Camillo, les plus anciens d’entre vous se souviennent de ses démêlés avec Peppone le maire communiste de Brescello (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/17/vacances-post-romaines-9-le-cure-de-brescello/ ).
Le soleil illumine désormais la chapelle. Après un court retour à l’hôtel, nous passons la soirée sur les rives du lac de Côme.
Les oiseaux-lyres étaient en pleurs dans la chanson de Mort Shuman. Les moineaux du lac de Côme, gais et effrontés, viennent picorer sans retenue dans mon assiette.
Domenico 20 maggio 2018
Un ultime regard sur l’émouvante chapelle. Chaque année, lors du Tour de Lombardie, les cloches sonnent à toute volée au passage des coureurs. J’imagine la ferveur des tifosi. Pour vous mettre en jambes, je vous offre une des chansons les plus connues de Paolo Conte dédiée à Bartali. « Les Français nous respectent », Paolo sourit de l’irritation française devant le succès de Gino mais il pense que ce personnage, profondément attachant d’Italien triste-gai a su gagner contre tous les préjugés et mauvais souvenirs.
Qu’il était malaisé le chemin vers la chapelle … il y a bien longtemps !
Gino Bartali devant la chapelle
Cap vers Florence, enfin presque … J’ai préparé un tant soit peu ma compagne, je ne saurais quitter le coin sans un très léger détour dans les collines surplombant le lac de Côme.
Comme j’avais effectué un voyage en enfer du Nord sur les pavés de Paris-Roubaix (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2011/04/15/voyage-au-bout-de-lenfer-du-nord/ ), un crochet sur la Riviera vers le Poggio, difficulté souvent décisive de Milan-San Remo (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san-remo/ ), j’ai envie ce matin de visiter un haut-lieu d’un autre « monument », ainsi appelle-t-on les courses prestigieuses d’un jour, au nombre de cinq, dans la légende du cyclisme. Il ne me restera qu’à me promener en Belgique vers les monts du Tour des Flandres et dans les Ardennes sur le parcours de Liège-Bastogne-Liège pour réussir le grand chelem de ma passion.
En ce jour de printemps, il n’y a plus de saison (même dans mes billets) ma bonne dame, c’est une course disputée à l’automne dont je veux vous parler. On la surnomme d’ailleurs la Classica delle foglie morte, la « course aux feuilles mortes » : le Tour de Lombardie, Il Lombardia comme disent les Italiens.
Alerte centenaire, elle fut créée en 1905, l’épreuve se déroule essentiellement dans les collines auprès du lac de Côme, là où se concentrent les difficultés propres à opérer la sélection. Le parcours est cependant loin d’être immuable, partant ou arrivant, au fil des éditions, notamment à Milan, Côme, Bergame, Varèse, Monza.
Avant 1950, la course était presque exclusivement l’apanage des Italiens maîtres sur leurs terres : seul six éditions leur avaient échappé, enlevées notamment, cocorico, en 1907 par Octave Garrigou et à trois reprises par Henri Pélissier.
Fausto Coppi (5), Alfredo Binda (4) et Gino Bartali (3) dont les bustes se dressent sur le seuil de la chapelle de la Madonna, totalisent ensemble 11 succès. Me reviennent en mémoire les larmes de Fausto en 1956 après que notre populaire André Darrigade l’eût privé d’une sixième victoire, pour quelques centimètres, sur la piste du Vigorelli de Milan.
Ce matin de Pentecôte, la bien nommée phonétiquement au moins, c’est vers un endroit bien précis que je me dirige. Je l’atteindrais presque sans mon GPS tant il me suffit de suivre les petits pelotons de cyclotouristes qui envahissent la chaussée.
Au bout de quelques kilomètres d’une montée pas si aisée que cela dans les collines boisées, au détour d’un virage, une pancarte surgit devant moi. J’y suis !
Il terribile Muro di Sormano ! Comme la tranchée de Wallers-Arenberg, le Koppenberg, le Poggio, ce lieu appartient à la mythologie du cyclisme, bien que les champions ne l’aient escaladé que très rarement finalement.
L’organisateur du Tour de Lombardie Vincenzo Torriani, excédé que sa course s’achevât de plus en plus souvent par un sprint massif, eut l’idée un peu folle pour la redynamiser, en 1960, d’introduire sur le parcours, à quelques kilomètres du col du Ghisallo, l’ascension d’un chemin alors muletier surtout utilisé par les chèvres : moins de deux kilomètres avec des pourcentages atteignant 25% !
Le spectacle fut à la hauteur de l’événement, surtout pour les photographes : des coureurs courbés sur leur machine, parfois à la limite de la perte d’équilibre comme notre brave Poulidor, certains achevant même la montée à pied.
La pente est terrible même pour Raymond Poulidor
Finalement, l’effet escompté fut escamoté et la crédibilité de la course mise en cause en raison du sport national pratiqué par les tifosi, à savoir les poussettes évidemment en faveur des coursiers italiens.
C’est ainsi que le Mur de Sormano fut abandonné au bout de trois années avant de n’être à nouveau emprunté qu’en 2012.
La chaussée est interdite aux automobiles (même celles des directions techniques des équipes lors du Tour de Lombardie). Des barrières enlevées le jour de la course leur empêchent l’accès.
Première surprise, je constate que les cyclistes que j’ai doublés précédemment ne s’engagent pas vers le Mur et préfèrent poursuivre leur ascension sur la nouvelle Provinciale, certes plus longue mais de ce fait, beaucoup moins raide.
Je vais les accompagner (en auto !) jusqu’au sommet, à hauteur du restaurant de La Colma di Sormano, où je retrouve la sortie du Mur.
Petite marche matinale, je décide d’en effectuer une partie de la descente à pied.
1 105, 1 104, 1 103, des inscriptions au sol marquent chaque mètre d’altitude, leur fréquence atteste de la raideur de la pente.
Bientôt, la chaussée est peinte d’une longue citation de l’ancien champion Ercole Baldini. Voici mon premier exercice de traduction (approximative) d’un texte italien, voyez que le vélo peut avoir des vertus éducatives :
« Je n’arrive pas à comprendre pourquoi Torriani a voulu une nouveauté de ce genre. Je comprends que le Ghisallo ne donnait plus de garanties de sélection, mais franchement c’était excessif en sens inverse. Cette montée est simplement bestiale, impossible à parcourir ».
Un peu plus bas, c’est une phrase de Gino Bartali qui est écrite sur l’asphalte. Elle pourrait me concerner ce matin : « Une « passista » (intraduisible, un piéton ?) n’a pas d’alternative. Il doit arriver au pied du mur au moins dix minutes à l’avance, car s’il le fait à pied il marchera un quart d’heure de plus que c’est nécessaire à vélo, il arrivera en haut cinq ou six minutes en retard, et il peut encore espérer ».
Une autre inscription de Bartali met en garde et conseille les cyclistes sur les braquets à adopter : « Devant 50 et 42, derrière 24, 17, 19, 23, 26 parce que c’est une montée à faire avec le 42 × 26 on s’enfuit … Les 2 kilomètres à gravir seront difficiles car ils présentent des courbes sèches avec des pointes effrayantes… »
La pente est si sévère qu’elle semble rebuter les éventuels candidats à l’ascension, en tout cas pour l’instant, je ne vois pas âme qui vive. L’atmosphère est presque même oppressante de me retrouver seul dans les sous-bois, en outre, le portable ne passe pas, nul moyen d’informer ma compagne de ma localisation.
Soudain, des coureurs … enfin presque … plus exactement des noms de coureurs peints sur la route avec leurs temps respectifs pour escalader le mur lors des éditions des années 60. Ainsi, Ercole Baldini effectua la montée la plus rapide en 1962 avec un temps de 9 minutes et 24 secondes. Le français Romain Bardet a escaladé le mur récemment en 9 minutes et 2 secondes mais le revêtement d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec l’affreux chemin d’antan. .
Un peu plus bas encore, j’ai un pincement au cœur en découvrant le nom d’Anquetil mais aussi celui du béarnais Mastrotto, le « taureau de Naye », qui eut du mérite de hisser sa massive carcasse. Á chaque pas, il me semble revoir des images et des classements dans les vieux Miroir-Sprint et But&Club couleur sepia.
Il est temps que je rebrousse chemin car ma compagne va commencer à s’inquiéter. D’autant qu’en remontant, même à pied, je prends conscience de l’extrême rudesse de la pente. Le cœur bat la chamade, le souffle court, je me résigne à quelques pauses. Effrayant !
Au son de quelques cliquetis lointains, je me retourne et aperçois enfin quelques braves qui ont choisi, plutôt que la route provinciale, de faire le Mur. Le VTT est de rigueur.
Ils méritent mes encouragements, bravissimo, auxquels ils répondent par un aimable grazie mille.
J’ai presque les jambes coupées devant l’époustouflante progression d’un sexagénaire ; devant moi je détecte le bruissement insidieux du vélo électrique.
Une femme me dépasse peu avant le sommet. J’invite bientôt la mienne à boire un délicieux espresso italien à l’auberge de La Colma di Sormano envahie par une cohorte de cyclotouristes. La grande majorité est montée par la Provinciale, faire le Mur de Sormano est un exercice périlleux qui n’est à la portée que de quelques fortes têtes et cuisses.
Coppi et Bartali s’affichent au coude-à-coude sur un mur du restaurant. Fausto était champion du monde, la photo date donc de 1953 !
Soixante après et plus, ils demeurent dans le cœur des Italiens. Leurs luttes fratricides enthousiasmaient et … divisaient l’Italie des années 1940-50. Curzo Malaparte évoqua ce « divismo » dans un intéressant livre Coppi et Bartali les deux visages de l’Italie.
Cap vers Florence, cette fois pour de bon ! Par une longue descente, je sors de l’enclave du lac de Côme. Dans la grande banlieue de Milan, un panneau m’indique la proximité de Melegnano. Cela ne vous parle probablement pas mais si je vous dis 1515 … C’est en effet le nom moderne de Marignan que le produit le plus cancre de l’école de Jules Ferry connaît !
La bataille de Marignan est inscrite au panthéon des victoires militaires françaises, la der des der de la chevalerie. Le 10 septembre 1515, le jeune roi François 1er installe son campement à 16 kilomètres au sud-est de Milan : 10 000 cavaliers, 30 000 fantassins, 72 canons, avec le soutien de l’armée vénitienne, viennent bouter hors du duché de Milan 30 000 mercenaires suisses. De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, trois jours plus tard, François 1er et ses chevaliers de la Palice (c’est une évidence !!!) et Bayard anéantissent les Suisses réputés pourtant invincibles au prix d’un grand carnage, 16 000 morts. Le mythe de Marignan est né.
Les manuels scolaires sont beaucoup plus discrets voire muets sur la bataille de Pavie que nous contournons quelques kilomètres plus loin. Dix ans plus tard, en 1525 donc, François 1er, certes privé de Bayard son chevalier sans peur et sans reproche, connut là une déroute mémorable au cours de laquelle il fut fait prisonnier par un chevalier italien César Ercolani.
Je ne sais si notre fibre patriotique peut s’en réjouir, le vainqueur de la bataille de Pavie fut tout de même un Français, l’ancien connétable Charles III de Bourbon qui avait servi François 1er à Marignan avant de rejoindre son ennemi l’empereur Charles Quint. Il faut reconnaître aussi que les armées en présence n’avaient guère d’unités nationales, et on parlait français, espagnol, allemand et italien dans les deux camps ! On comptait même des piquiers suisses dans la cavalerie française.
Nous voici désormais dans la basse plaine du Pô d’une étonnante planéité. Les campagnes lombarde et émilienne rougissent de leurs coquelicots à notre passage, signe peut-être d’un certain déclin de l’agriculture.
J’ai toujours le béguin pour l’architecture des fermes, les cascina, même délabrées, avec leurs murs de briques et leurs toits de tuiles. Elles me renvoient au merveilleux film d’Ermanno Olmi (décédé 15 jours auparavant), L’arbre aux sabots. Il brossait le portrait de quatre familles de paysans métayers de la région de Bergame à la fin du XIXème siècle. L’un des patriarches abat sans autorisation un arbre afin de tailler une paire de sabots neufs pour son fils, excellent écolier que le curé encourage à poursuivre ses études. Pour ce geste, le propriétaire expulse la famille. Chef-d’œuvre !
J’accède à la requête de ma compagne qui, lasse de l’autoroute monotone, me suggère d’emprunter la Provinciale entre Piacenza (Plaisance) et Parme. Tant pis si la vitesse est limitée à 50 km/h, je ne peux faire de moins après mon détour par le mur de Sormano !
Peu avant Cortemaggiore, nous faisons halte en rase campagne à l’auberge San Carlo installée dans une ancienne ferme, de l’époque de celle de L’arbre aux sabots, qui appartenait à l’église.
Premier repas en plein air : apéritif maison offert avec mise en bouche de crostini, chiffonnade de jambon et salami. J’apprends que l’excellent salame piacentino (de Piacenza) est une spécialité régionale avec label.
Pour suivre, un risotto rosmarino (romarin) pour madame et de délicieuses pâtes à la crème, safran et lardons pour moi, puis un carpaccio de rosbif, enfin un savoureux sorbet (le mien avec vodka). Derrière ce bien sympathique déjeuner, je partagerais volontiers une sieste crapuleuse avec la chartreuse de Parme !
Est-ce l’effet de l’alcool russe, pardonnez mon lamentable fantasme, d’ailleurs, je ne peux rivaliser aucunement avec la beauté de Fabrice del Dongo héros du roman de Stendhal, qui en pinçait pour Clélia Conti.
J’aurai sans doute l’occasion de reparler de Stendhal et de son syndrome car dans quelques heures, nous atteindrons Florence … Le covoiturage étant de plus en plus à la mode, j’emmène à bord Paolo Conte, Max, les violons, les flûtes et les accordéons (pour le piano …!).

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Merci pour ce joli billet et VIVE LE VELO !