À la Bastoche, un jour de Saint Valentin …
Par le plus grand des hasards, en ce jour de Saint Valentin, je me retrouve au pied de la statue de Pierre Auguste Caron de Beaumarchais, illustre auteur de la pièce Le mariage de Figaro, à quelques pas du Génie de la Bastille, au croisement de la rue des Tournelles et de la rue Saint-Antoine. L’écrivain posséda une luxueuse propriété, détruite au dix-neuvième siècle, non loin de là, à proximité du boulevard qui porte aujourd’hui son nom.
Figure importante du Siècle des Lumières, Beaumarchais fut estimé comme un des annonciateurs de la Révolution française et de la liberté d’opinion : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits ».
Reconnu pour son œuvre littéraire, professeur de harpe des filles de Louis XV, fondateur du bureau de législation dramatique (l’ancêtre de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques), un peu agent secret et trafiquant, ce fut aussi un don Juan impénitent.
Je m’interroge : en notre époque de libération de la parole des femmes, quel traitement médiatique réserverait-on à ce séducteur-né dont la vie amoureuse fut un roman libertin ?
Sa correspondance galante avec, notamment, Madame de Godeville suscite les images les plus audacieuses et brûlantes : « Tu ne sais faire l’amour que sur un lit … Il est quelquefois charmant sur une feuille de papier », ce à quoi sa maîtresse répond « Faire jaillir le feu, de l’encre et du papier, voilà ton métier, imbécile ! ». Beaumarchais n’était cependant pas uniquement un précurseur de l’amour virtuel 2.0 !
Il se reconnaissait « un style un tant soit peu spermatique ». Il poussa son inconvenance verbale encore plus loin dans ses lettres enflammées à son ultime maîtresse Amélie Houret de la Morinaie, de dix-sept ans sa cadette : « J’ai sucé ta bouche rosée. J’ai dévoré le bout de tes tétons. J’ai mis avec délices et mes doigts et ma langue dans … », désolé, chers lecteurs, ma compagne me fait signe qu’en face, le restaurant Bofinger ouvre ses portes.
En effet, c’est ma double peine (quel goujat !), outre d’être jour de Saint Valentin, c’est son anniversaire, et j’ai choisi de l’inviter dans ce qu’on qualifie parfois de « plus belle brasserie de Paris », une des plus anciennes en tout cas.
Elle fut fondée en 1864, sept ans avant (ouf) l’annexion de l’Alsace à la Prusse, par l’Alsacien de Colmar Frédéric Bofinger, au 5, Petite rue Saint-Antoine, rebaptisée rue de la Bastille en 1877. Cela constituait à l’époque, un acte de résistance contre l’envahisseur prussien, manger une choucroute, boire une bière, était une manière d’accomplir un acte patriote.
Justement, son coup de génie (de la Bastille bien évidemment) est d’y installer la première pompe à bière de la capitale. Les artisans alsaciens qui travaillent comme menuisiers et ébénistes dans le quartier du Faubourg Saint-Antoine viennent consommer la bière « à la pression » (elle titre entre 18 et 25 degrés !) en apportant leur chope en grès. La bière d’Alsace est réputée alors pour être la meilleure, elle rafle toutes les médailles d’or à l’Exposition universelle de 1867.
Bofinger mériterait que les zythologues (connaisseurs de la bière et de sa dégustation) et, plus généralement, les amoureux du demi pression, reconnaissants, lui élèvent une statue.
Si l’enseigne représente un couple de petits Alsaciens, elle avec un kouglof, lui avec une chope de bière (il a l’âge ?) et un bretzel, courant à la brasserie, c’est pourtant Gambrinus, roi mythique de Flandre et Brabant, symbole des amateurs de bière, qui trône sur un magnifique vitrail à l’intérieur de l’établissement alsacien.
Dans le dépliant qui nous est offert, je relève que le célèbre chansonnier Aristide Bruant fut un fidèle de ce qui n’était encore qu’une cantine populaire. Il venait avec ses propres œufs pour qu’on lui préparât une savoureuse omelette. En guise de remerciement, peut-être entonnait-il un couplet de sa fameuse chanson sur le quartier :
« Il était né près du canal
Par là… dans l’quartier d’l'Arsenal
Sa maman, qu’avait pas d’mari,
L’appelait son petit Henri…
Mais on l’appelait la Filoche,
À la Bastoche.
I’n'faisait pas sa société
Du génie de la liberté,
I’ n’était pas républicain,
Il était l’ami du rouquin
Et le p’tit homme à la Méloche,
À la Bastoche … »
On connaît sa dégaine popularisée par Toulouse-Lautrec avec sa chemise et son écharpe écarlates, sa vareuse de velours côtelé, son feutre noir à larges bords. La Méloche, la Filoche, toute ressemblance avec des personnalités politiques insoumises d’aujourd’hui est évidemment fortuite, bien qu’elles fréquentent souvent la place voisine pour de grands « métingues » !
Pour l’anecdote, sachez qu’en 1898, Bruant se présenta aux élections législatives dans le quartier de Belleville. Il rédigea sa profession de foi en vers :
« Si j’étais votre député
– Ohé ! Ohé ! Qu’on se le dise !
J’ajouterais « humanité »
Aux trois mots de notre devise … »
Il n’obtint que 525 voix !
Carte et menus du restaurant
À la Belle Époque, l’établissement repris par Alfred Bruneau, le gendre de Bofinger, s’agrandit et s’embellit. Les murs chantent l’Art Nouveau et l’Alsace libérée.
Le décor n’a guère changé depuis, avec ses boiseries, ses cuivres, ses banquettes de cuir noir, ses hauts miroirs biseautés et surtout, la délicate coupole ovale, œuvre des peintres-verriers Gaston Néret et Royé.
Tout autour de la salle du rez-de-chaussée, les murs sont ornés de frises, de médaillons sur toile et de peintures représentant les villes de vin.
Un héron en céramique, œuvre de Jérôme Massier, nous observe : dédaigneusement ? Comme sa consœur la cigogne de la fable, il ne peut attraper miette du foie gras mi-cuit avec sa gelée de pinot noir dans notre assiette!
La clientèle, d’un âge respectable ce midi, se partage entre les touristes qui souhaitent découvrir le lieu et des habitués. En tendant l’oreille, on entend le personnel servir avec condescendance du Monsieur Jean par-ci ou Monsieur Paul par-là. À la table voisine, un jeune octogénaire, costume et cravate, attend ses deux fils pour leur présenter … son amie. Les coupes de champagne sont de rigueur en ce jour de Saint Valentin.
Le premier étage, auquel on accède par un élégant escalier, partagé en salons, semble réservé à une clientèle à la recherche de plus d’intimité. En 1981, le socialiste François Mitterrand le privatisa (quel anachronisme !) pour célébrer son entrée à l’Élysée.
Le salon des Continents doit son nom à l’Exposition coloniale internationale de 1931. Pour cette raison, les murs sont parés de marqueteries représentant les cinq continents, créées par l’artiste peintre Panzani (un neveu de la célèbre marque de pâtes). Les lustres sont l’œuvre des frères Müller maîtres verriers de Lunéville. C’est ici qu’en 1924, le président du parti radical, Edouard Herriot, forma la coalition du « Cartel des Gauches ». La liesse fut de courte durée car ce n’est pas son candidat Paul Painlevé qui succéda à Alexandre Millerand à la présidence de la République, mais le président du Sénat Gaston Doumergue.
Dans le salon Hansi, du nom de l’imagier le plus populaire d’Alsace qui a illustré les boiseries des murs, est accrochée La noce villageoise, une œuvre de Charles Spindler, un peintre, illustrateur et ébéniste également originaire d’Alsace. Y figure l’inscription Vive la France qui, durant l’Occupation, avait été remplacée par Vive le vin ! C’est vrai qu’un Gewurtztraminer vendanges tardives … !
Le cadre constitue tellement un élément du repas chez Bofinger que les serveurs vous proposent volontiers d’immortaliser ce moment de convivialité avec votre portable.
Chaque année, lors des journées du Patrimoine, sont organisées des visites commentées de la brasserie qui est inscrite à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques.
Les menus montent en gamme, proximité de l’Opéra-Bastille oblige, selon que vous le choisissez baryton, ténor, alto, mezzo soprano ou soprano.
Les spécialités sont les huîtres, coquillages et crustacés et, bien sûr, les choucroutes alsaciennes avec le chou cuisiné maison selon la tradition : oignons confits, saindoux, genièvre, coriandre et cumin. Je me laisserais bien tenter par le baeckoeffe de poissons mais finalement je cède devant les rognons de veau flambés, généreusement devant moi, au Cognac.
Je ne vous parlerai évidemment pas de l’addition, encore moins en ce jour de fête ! Pour être culinairement correct, elle est sans surprise dans cette institution chargée d’histoire !
Avant de la quitter, je conseille aux éventuels messieurs, même si leur prostate ne leur joue aucun tour, de descendre au sous-sol rien que pour jeter un œil aux luxueuses toilettes. On y est accueilli par une fresque d’une jeune femme généreusement dénudée tenant un livre sur lequel on distingue la devise : Quo non hac duce, « avec une telle guide » ! Qui harcèle en la circonstance, vous voulez me dire ? Des têtes de dauphins voyeurs ornent les urinoirs.
C’est presque le grand bleu en ce jour gris et frisquet.
Un peu de marche pour digérer : nous décidons de nous promener dans le Faubourg Saint-Antoine qui fut très longtemps le quartier des ébénistes et des menuisiers. Loin, et si près pourtant, de l’effervescence automobile, il faut oser s’aventurer dans les ruelles, cours et passages qui le jalonnent.
À cet instant, je pense au portrait tiré par le photographe et ami Jean-Denis Robert, des quatre frères Tiroirs dont les yeux malicieux de titis parisiens rendent un hommage sans langue de bois à la mémoire ouvrière et à la grande tradition du faubourg.
Les quatre frères Tiroirs, photographie de JeanDenis Robert
Pour commencer la balade, je me glisse dans une ruelle cachée de la place de la Bastille. À peine perceptible entre deux terrasses de cafés, la cour Damoye est une voie privée à l’abri des voitures ouverte en journée aux quidams.
Longue d’environ 120 mètres, elle porte le nom de son créateur, un certain Antoine Pierre Damoye quincaillier de son état, qui fit l’acquisition en 1778 d’un terrain servant jusqu’alors de stand de tir aux arquebusiers de Paris.
Occupée autrefois par des ateliers de ferrailleurs, chiffonniers et autres artisans du meuble, elle accueille aujourd’hui artistes et bureaux d’agences de communication. À travers les vitrines, les ordinateurs Apple ont remplacé les rabots et varlopes.
À l’autre extrémité, subsiste encore une pittoresque et authentique brûlerie de café. Si j’avais su, j’aurais volontiers choisi d’y prendre un café. Je comprends que les arômes se dégageant de ce charmant havre de paix aient donné envie au jeune chanteur Igit d’y tourner le clip d’un de ses récents succès.
À peine sorti de la ruelle, encore quelques pas, et je me retrouve dans la perspective d’une autre rue pavée immortalisée par un grand monsieur de la chanson française bien trop discret. Et pourtant, s’il est un chanteur français qui symbolise Paris, c’est bien lui : Francis Lemarque. Sa chanson À Paris est un succès planétaire grâce notamment à Yves Montand auprès de qui il repose au cimetière du Père-Lachaise.
Mais, tout de suite, plus que sa valse, c’est sa java qui me donne envie, si j’osais, de gambiller au milieu de la chaussée :
« Tous les samedis soirs on allait comme ça
Dans un bal musette pour danser comme ça
Dans un vieux quartier fréquenté comme ça
Par des danseurs de java comme ça
Rue de Lappe Rue de Lappe au temps joyeux
Où les frappes où les frappes étaient chez eux
Rue de Lappe Rue de Lappe en ce temps-là
A petits pas on dansait la java… »
Replongeons-nous à la Belle Époque, au temps des Apaches, avec la gouaille de Mistigri :
Ne craignez rien pour vos enfants, les temps ont changé, l’ambiance de nos jours est plus branchée que canaille. Il faut même être curieux et imaginatif pour retrouver des pans d’histoire de la rue de Lappe des années folles.
La rue qui existait déjà au XVIIe siècle tient son nom de Girard de Lappe, un maraîcher qui possédait des jardins à cet endroit. Elle fut baptisée rue Louis-Philippe en 1830 avant de retrouver son nom d’origine en 1867. Aujourd’hui, le monarque qui porta le titre (après Louis XVI) de « roi des Français », parce que cela faisait plus peuple, ne mérite plus qu’un passage très tagué débouchant tout de même sur la rue de Lappe. Grandeur et décadence !
L’histoire de cette rue se confond avec l’exode des Auvergnats vers Paris au milieu du XIXe siècle. Peu à peu, ils trouvent leur voie au propre comme au figuré, majoritairement marchands de vin et ferrailleurs, ils investissent notamment la rue de Lappe qui devient le village des bougnats avec les cafés-bois-charbon.
Les enseignes sont, pour la plupart, devenues des pièces de musée. Ainsi, en lieu et place du restaurant La Galoche d’Aurillac, référence aux anciennes chaussures du Cantal avec le dessus en cuir et la semelle en bois, on peut goûter désormais à la cuisine vietnamienne.
Pour s’approvisionner en tripous ou apéritif à la gentiane, la charcuterie Teil est encore ouverte. À propos, amoureux de l’orthographe, n’avez-vous pas constaté que le tripous (avec un s au singulier) devient souvent le huitième convive à la table des mots en ou prenant un x au pluriel. Reconnaissance du ventre, je ferme les yeux au titre de l’exception culinaire française !
Quand on a bien cassé la croûte (hum les cochonnailles et les fromages d’Auvergne !) et bien bu (un verre de Chanturgue ou de Châteaugay ?), on danse. Ainsi s’ouvrirent de nombreux bals auvergnats où l’on dansait la bourrée en claquant des talons (de galoches ?).
Antonin Bouscatel, cabrettaire
Les accordéons diatoniques des Italiens, autres immigrés, vinrent se joindre (pas toujours pacifiquement) aux cabrettes auvergnates pour former, dès la fin du XIXe siècle, les premiers bals musette du nom de la petite flûte importée du Massif central qui devint paradoxalement bientôt un genre musical malgré le déclin de l’instrument.
Dans les années 1930, on comptait dix-sept bals dans la rue de Lappe : Chez Bousca, les Barreaux verts, la Boule rouge, le bal Chambon et … le plus connu au numéro 9, le Bal à Jo, du nom de son propriétaire Geo(rges) France.
Il ouvrit en 1935 suite à un fait divers survenu le 18 novembre 1934 : on retrouva dans une chambre au second étage de l’immeuble, une prostituée ligotée et étranglée, de quoi donner les chocottes au propriétaire Vernet, un auvergnat évidemment, à qui appartenait aussi, au rez-de-chaussée, le bal musette du Vrai de Vrai. Il décida de céder son bien au bientôt fameux Jo France.
La chanteuse Mistinguett et l’écrivain Céline étaient présents à l’ouverture au milieu des voyous. En effet, beaucoup de zincs du quartier étaient aux mains d’une certaine pègre et dès le début, les truands, les macs et les julots vinrent parader au Balajo au milieu des gens du monde en quête d’encanaillement. Tout cela concourut à la mauvaise réputation de l’endroit.
« Les jul’s portaient des casquettes
Sur leurs cheveux gominés
Avec de bell’s rouflaquettes
Qui descendaient jusqu’au nez
Rue de Lappe
Rue de Lappe
C’était charmant
Rue de Lappe
Rue de Lappe
Mais plus prudent
Rue de Lappe
Rue de Lappe
Pour les enfants
De les emm’ner ce soir là au ciné
Plutôt que d’aller s’faire assassiner… »
On célébrait les costauds et les julots qui, sous la casquette, crânaient au bal musette :
« Ah Julot, y’a qu’toi, dis-moi, pourquoi tu sais prendre ta Nénette ?
Dans tes bras serre-moi que je danse avec toi
Cette valse musette
Je voudrais que notre amour et cette valse durent toujours
Ah ! J’suis mordue, ça se voit
Ah ! Dis-moi pourquoi mon Julot y’a que toi ? ... »
Et le grand Bébert qui a l’air doucereux/C’est un homm’ du milieu :
« À petits pas il danse la java
Et toutes les poules
Comme saoules
Lui riboulent les mirettes
Mais question de plat il leur répond
Ça va, va, va !
Avec son diam’ planté dans la cravate
Quelle tomate ! Il épate … »
Le Balajo resta fermé durant toute la Seconde Guerre mondiale. Il rouvrit le 24 décembre 1944 et aussitôt, le succès ne se fit pas attendre. Les People, comme on ne les appelait pas encore à l’époque, y affluèrent : Mistinguett toujours, Maurice Chevalier, Arletty, Jean Gabin, Édith Piaf qui y fêta son mariage avec Jacques Pils avant d’y amener Marcel Cerdan, Django Reinhart, Philippe Clay, Gregory Peck, Robert Mitchum, Sophia Loren, le prince Ali Khan et son épouse Rita Hayworth pour laquelle l’accordéoniste Jo Privat composa une danse en son honneur, bien d’autres sûrement comme Auguste Le Breton auteur de Du rififi chez les hommes et Razzia sur la chnouf.
Le poète et romancier Francis Carco fréquentait aussi la rue de Lappe qu’il popularisa avec sa pièce de théâtre Mon homme où figure la fameuse chanson éponyme de Mistinguett :
« Je l’ai tellement dans la peau
Qu’j’en suis marteau.
Dès qu’il me touche, c’est fini,
Je suis à lui.
Quand ses yeux sur moi se posent,
Ça m’rend toute chose.
Je l’ai tellement dans la peau
Qu’au moindre mot,
I’ m’f’rait faire n’importe quoi.
J’tuerais, ma foi.
J’sens qu’il me f’rait dev’nir infâme,
Mais je n’suis qu’une femme,
Et j’l’ai tellement dans la peau… »
Jo Privat, né à Ménilmontant d’un maçon italien, dirigea l’orchestre du Balajo, dès son ouverture, durant cinquante ans. C’est cette longévité et son prénom qui laissent penser à tort que c’est lui qui fonda ce temple de la guinche.
Jo Privat s’est envolé au paradis des accordéonistes. Sept décennies après sa création, le Balajo existe encore mais il a perdu son âme de bal musette. Si le décor est resté d’époque, on n’y gambille plus et le lieu est désormais dévolu à la salsa, rock, clubbing, soirées à thèmes et … le lundi après-midi, thé dansant.
La rue de Lappe vit essentiellement la nuit, aussi en ce début d’après-midi, beaucoup de commerces sont clos.
Je n’ai que mes yeux pour regarder le vaste choix de rhums arrangés et de whiskys dans la vitrine du bar Le Gamin. Sur le trottoir, un fumeur m’interpelle : « Vous savez qui c’est le gamin ? ». Un instant, je pense que c’est lui jusqu’à ce qu’il m’indique du doigt une plaque apposée au mur d’en face.
Nathan Korb dit Francis Lemarque naquit et vécut son enfance donc ici au 51 de la rue de Lappe dont il a fait un de ses grands succès. C’est donc lui le gamin de Paris qu’il chanta même s’il n’en fût pas l’auteur.
« On était trop jeunes pour fréquenter tous les bals de la rue de Lappe, réservés aux adultes, mais dans les années trente, beaucoup de ceux-ci étaient (mal) fréquentés par des « apaches » et il y avait des coups durs et des règlements de comptes. Mais le temps que les flics arrivent de la rue de la Roquette jusque devant chez nous, tout était rentré dans l’ordre. Les blessés étaient embarqués en taxi et chacun avait repris son petit air innocent. On n’aimait guère s’aventurer loin de notre secteur. Nous, les gosses du bout de la rue, on était « les Bleus ». Pourquoi ? Je ne le sais pas, mais ceux du milieu de la rue et du passage Louis-Philippe, c’étaient « les Rouges ». Et quand les Bleus et les Rouges se rencontraient, il y avait de la châtaigne ! ».
Qui sait si ce ne sont pas ces bagarres de rue qui lui inspirèrent l’emploi du temps hilarant du Tueur affamé interprété ici par le quartet loufoque Orphéon Celesta !
Je consacrerai un jour un billet complet à Francis Lemarque, ce remarquable auteur-compositeur-interprète populaire et engagé, trop souvent dans l’ombre d’Yves Montand et Mouloudji. Je suis persuadé que beaucoup d’entre vous connaissent ses chansons sans savoir qu’il en est l’auteur : « Il est revenu le temps du muguet/Comme un vieil ami retrouvé » …ça ne vous rappelle rien ?
Ce n’est pas la chaleur du mois de mai aujourd’hui, brrrrr !
À l’angle de la rue Charonne, le restaurant Chez Paul, l’un des derniers vestiges de la grande époque de la rue de Lappe, a conservé son pittoresque décor de bistrot.
À l’intérieur, j’y reconnais deux petites frappes du temps où l’on qualifiait la boxe de noble art. « Quatre boules de cuir tournent dans la lumière » martelait Claude Nougaro.
J’avais dix ans, je me souviens de ce combat où le petit juif de Constantine Alphonse Halimi ravit le titre de champion du monde à l’italien sourd-muet Mario d’Agata. Je me souviens même, ce n’était pas une farce en ce 1er avril 1957, qu’on interrompit le combat un long moment, le plafonnier au-dessus du ring du vieux Vel’d’Hiv’ ayant pris feu.
Par la suite, je me souviens encore qu’avec mon père, on écouta au milieu de la nuit (décalage horaire oblige) à la radio le reportage de sa victoire à Los Angeles contre un mexicain nommé « Ratòn » Macias.
Avec l’étoile de David toujours brodée sur sa culotte noire, le populaire Alphonse fut sans doute le meilleur boxeur français derrière Marcel Cerdan. Il resta célèbre aussi pour sa déclaration patriotique après son titre de champion d’Europe contre un britannique : « Aujourd’hui, j’ai vengé Jeanne d’Arc » !
Ses réparties avec son accent particulier inspirèrent d’ailleurs le sketch du manager du boxeur pied-noir M’sieur Ramirez de Guy Bedos.
« Je t’attends à Charonne » ! Je savais que je croiserais Leny Escudero, à un moment ou un autre, à travers sa magnifique chanson. C’est un privilège des chanteurs de continuer à vivre à travers leurs couplets (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/14/ay-leny-escudero-rum-balarum-balarum-bam-bam/ il était encore des nôtres à cette époque).
Leny écrivit cette chanson en 1967, il y a un demi-siècle, en mémoire des huit victimes, à la station de métro Charonne, de la répression policière d’une violence extrême contre les dizaines de milliers de gens qui défilaient, le 8 février 1962, à l’appel du Parti Communiste Français et de divers organismes de gauche en faveur de l’indépendance de l’Algérie et contre les agissements de l’OAS. 1962, cette année-là, Leny avait écrit son immortelle Pour une amourette. Il choisit de commémorer le drame de Charonne par une chanson d’amour à la manière du Temps des cerises.
Charonne n’en avait pas fini de subir les affres des conflits coloniaux. Le soir du 13 novembre 2015, à la terrasse de La Belle Équipe, au numéro 92 de la rue, 21 personnes périrent sous les balles de trois terroristes.
L’enseigne tire son nom du film réalisé avant-guerre (1936) par Julien Duvivier. Jean Gabin y chantait Quand on s’promène au bord de l’eau. La valse musette et l’accordéon m’extirpent de ma subite morosité.
À défaut de guincher sur les bords de Marne, je m’enfile au hasard sous un immeuble dans le très discret passage Lhomme. Il ne faut pas craindre d’être trop curieux car tous ces passages, courettes et impasses dans le dédale du faubourg témoignent du passé industriel du quartier et vous garantissent le dépaysement et la quiétude à l’écart du bruit des grandes artères.
Dans cette venelle aux pavés disjoints, longue d’un peu plus de cent mètres, cabinet d’architecture, studio de graphisme et agence de publicité ont remplacé là aussi les artisans du bois. Subsistent, malgré tout, quelques bâtiments typiques comme une boutique de jouets anciens qui semble aussi encore se consacrer à la gainerie d’art. Je ne connaissais pas ce métier de la maroquinerie où l’on fabrique des étuis en cuir pour des sabres ou couteaux, des écrins pour des médailles, couverts, bijoux.
Vétéran des lieux, installée en 1912, la société Hollard, spécialiste du vernissage au tampon, appartient toujours à la même famille. Elle rénove les meubles anciens pour le Mobilier National, les Monuments Historiques, le Sénat, l’Elysée ou encore Matignon.
Une ancienne miroiterie qui fut en activité de 1886 jusqu’à récemment, abrite désormais des cours d’arts plastiques ; la verrière de ce bâtiment industriel fut réalisée par Gustave Eiffel. À l’arrière, se dresse encore une ancienne cheminée en brique.
Juste à côté, se trouvent les ateliers de la Chaiserie du faubourg, une sorte de clinique pour redonner vie aux chaises et fauteuils.
N’oubliez jamais (que) c’est jour de Saint-Valentin ! Un peu de romantisme donc ! La nostalgique chanson de Joe Cocker parle de la rébellion liée à la jeunesse, des premières amours, des beaux moments de la vie, c’en est un aujourd’hui. Le clip fut tourné en 1997 dans le quartier Bastille avec Catherine Deneuve. Soyez attentif, à 1 minute et 32 secondes, on se retrouve dans le passage Lhomme devant l’entrée du garage aujourd’hui abandonné.
Aux beaux jours, l’entrelacs des sarments de vigne vierge et les glycines doivent égayer les vieilles façades du passage qui débouche, à l’autre extrémité, dans l’avenue Ledru-Rollin.
Retour vers la rue très animée du Faubourg Saint-Antoine, une des plus anciennes voies de Paris. Sa situation entre Vincennes, où se trouvait le château royal, et Paris, proche de l’Arsenal où transitaient les marchandises, favorisa très tôt l’implantation de commerçants et artisans.
En 1471, Louis XI autorisa les corps de métiers à travailler librement dans le domaine de l’abbaye Saint Antoine. L’abbesse obtint en 1657 de Colbert l’exemption pour ces artisans des réglementations corporatives habituelles.
Cela développa une forte extension du quartier principalement tourné vers l’ébénisterie, la menuiserie, la marqueterie, la dorure.
Malgré son entrée peu engageante, je m’engouffre dans le Passage du Chantier, un des derniers témoins du savoir-faire d’antan autour de l’ameublement.
Le nom du passage, ouvert en 1842, fait référence à un chantier de bois à brûler qui y était installé.
Dans la ruelle pavée, j’erre comme dans un musée dédié à la langue du bois comme la chantait poétiquement Nougaro.
« La langue de bois, la langue de bois
Pour dire qu’on triche avec les mots
Pour dire qu’on ment et de surcroît
Qu’on insulte aussi les ormeaux
Faut-il que l’homme soit macabre
Pour blasphémer la langue d’arbre ?
La langue du bois, la langue du bois … »
Je ne suis pas persuadé qu’en notre ère du consommable et du jetable, les jeunes générations soient sensibles aux meubles dits d’époque, ceux dont on a hérité de nos parents et grands-parents. Je m’interroge parfois sur le devenir de mon armoire normande …
Ma compagne reluque la vitrine de chez Xavie’Z. Il est vrai que leurs cuisines très tendance sont magnifiques.
Plutôt que sortir rue de Charenton, je rebrousse chemin vers le Faubourg. À quelques pas de là, je regarde ce que nous suggère la vitrine d’une librairie joliment baptisée L’arbre à lettres, le bois encore et toujours.
Allez savoir pourquoi, maintenant, je pense à mes chères maman et tante, les deux sœurettes, qui avaient plaisir parfois à fredonner L’hirondelle du faubourg, une populaire valse d’avant-guerre. Je vous en offre une version tout aussi réaliste et dramatique de Raoul de Godewarsvelde :
Pas gaie cette histoire marquée par le nombre treize ! Heureusement, aujourd’hui, on était le 14 ! Et cette hirondelle-là fera le printemps car je compte bien en une saison plus clémente revenir me promener dans ce quartier plein de charme, chargé d’Histoire et d’histoires.

Vous pouvez laisser une réponse.
Merci pour cette formidable promenade, révélant des coins de ce vieux quartier que nous n’aurions jamais découverts. Toujours aussi éclectique, vous nous faites rencontrer, superbes photos à l’appui, Beaumarchais,Francis Carco, Lemarque, Bruant, le monde des artisans disparus, avec ses belles enseignes, le mythique Bofinger..( pas gentil de narguer nos papilles avec cette belle assiette de foie gras! ) Mais le régal que vous offrez à vos amis lecteurs n’est pas virtuel!
Il est des recherches faites sur internet et par exemple suite à l’acquisition en brocante d’un menu de chez BOFINGER, pour en connaître plus sur cette brasserie, qui vous font découvrir en bonus…une véritable promenade toute en subtilité d’écriture et qui invite le lecteur, ainsi captivé, à en apprécier le voyage au long cours, tel celui d’une source devenant rivière à la délicate couleur violette, et dont on apprécie plus que la beauté de la fleur en son éponymie, la senteur subtile de tous les effluves que son bel esprit, distille.
Je vous remercie pour ces lignes gratifiantes. Je suis touché par ce type de commentaire qui exprime le ressenti de son auteur à la lecture de mon billet.
Bien cordialement