Archive pour février, 2018

À bicyclette avec (Encre) Violette !

« La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre ». C’est Albert Einstein qui affirmait cela. Ce n’était pas la moitié d’un, pas même le quart… il en connaissait un rayon !
Je le prends à témoin car ce billet est dédié à la bicyclette. Encore, vont s’esclaffer certains de mes fidèles lecteurs un peu contrariés par mes deux précédents articles sur les vélodromes. Non, pas encore ! Aujourd’hui, je vous entretiens de bicyclette, pas de vélo ou de cyclisme.
La différence entre la bicyclette et le vélo est philosophique, stylistique et poétique. Je réclame l’aide de quelques maîtres de la plume pour m’aider à mieux la cerner.
Une fois n’est pas coutume, je commence ma démonstration par l’antithèse en citant deux fous de vélo et pour commencer le romancier René Fallet : « Ne dites pas : « J’ai un vélo », si vous possédez une chose informe munie de pneus ballons, d’une sonnette et d’un porte-bagages, vous feriez rire le monde, le monde merveilleux du vélo. Vous n’avez qu’une bicyclette. Le vélo c’est une femme. La bicyclette, c’est un « travelo » en bottes d’égoutier. Ce n’est pas le cheval qui est la plus belle conquête de l’homme, c’est le vélo. Il n’y a pas de boucheries vélocipédiques …
La bicyclette, les amateurs de vélo sont formels sur ce point, injustes s’il le faut, odieux jusqu’au racisme, la bicyclette n’est pas un vélo …
La bicyclette, c’est la bécane tordue du facteur, le biclou rouillé du curé, la charrue de la grand-mère, la sœur jumelle de sa machine à coudre. La bicyclette, c’est le percheron couronné, le véhicule utilitaire… On la reconnaît sans mal, la gueuse, à sa grosse selle camuse à ressorts, à ses garde-boue, à ses porte-bagages, à ses pneus d’arrosage, à sa sonnette, à sa lanterne et, surtout, à son guidon informe de toutes sortes, sauf la noble, dite « de course ».
Ce guidon « à la papa », je me retiens de ne pas le traiter d’infâme, d’ignominieux. Somme toute, non, je ne me retiens pas. Cet objet ridicule et laid me répugne. Je le hais, avec ses révoltantes poignées de caoutchouc, encore plus atroces depuis qu’elles sont en plastique … Il est « boulot-métro-dodo ». Le vélo, messieurs, c’est « Garbo-Bardot-Moreau » (à la fleur de l’âge ndlr !). Bicyclette et vélo, ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet. C’est cabane à lapin et château de Chambord, boîte de pâtée Ronron et soufflé de Langouste à la Lyonnaise de Paul Bocuse. »
Je savais que Fallet, truculent écrivain et pas mauvais bougre, serait un contempteur impitoyable de la bicyclette. Si je m’en tiens aux critères qu’il avance, j’eus enfin le bonheur de posséder un vélo à l’âge de vingt-huit ans. Comme un gamin, trépignant, presque ému, je le reçus, dans leur usine de Maisons-Alfort, des mains propres des frères Roger et Marcel Lejeune qui équipaient alors une équipe professionnelle de cyclistes. Le romancier niçois Luis Nucera avoua : « Un jour, j’ai eu la chance de monter sur le vélo de Louison Bobet. C’était comme si on m’offrait la plume d’oie de Chateaubriand ». Il eut aussi le malheur de mourir à vélo, renversé par un chauffard.
Mon vénéré Antoine Blondin, autre amoureux fou de vélo, est un peu plus mesuré en trouvant quelque qualité sociologique à la bicyclette : « Depuis que la Providence a suggéré au primate d’utiliser un bâton pour gauler les noix, la bicyclette peut être considérée comme l’instrument le plus naturel qui ait été consenti à l’homme pour prolonger l’efficacité de son geste. A l’origine, deux roues puis une chaîne en font un outil privilégié, une super-brouette en quelque sorte, à laquelle Pascal n’avait pas pensé, bien qu’il s’en soit fallu d’un rien. Par la suite, elle se perfectionne sous la triple rubrique de la légèreté, de la rigidité et, paradoxalement, de la souplesse du métal. À ce stade, il convient de distinguer entre la bécane et le vélo qui est à celle-là ce qu’une Ferrari est à une 2 CV. La bécane est plutôt attachée à la silhouette du facteur ou à celle des valeureux pères de famille qui s’en vont chercher des œufs en rase campagne quand les armées ennemies occupent le sol natal. C’est un instrument domestique au même titre que la charrue. On l’extirpe généralement de la cave ou du grenier pour lui laisser passer la nuit dehors pour le plus grand profit du « voleur de bicyclette » qui hante les films néo-réalistes italiens. C’est à peine si on lui concède la protection d’un antivol : une de perdue, dix de retrouvées. Du temps qu’ils portaient la soutane, les curés de village en faisaient un usage proliférant car, sous une forme mixte, elle mettait en valeur l’habit ecclésiastique. Pour leur part, les travailleurs de l’aube, avant de l’enfourcher, musette au dos, dans de frileuses banlieues, en assortissaient l’usage de pinces aux chevilles du pantalon, qui leur donnaient un air pincé des pieds jusqu’à la tête, ajoutant à la distillation du pathétique usinier.

Bicyclette Couverture Miroir du Cyclisme

Le vélo, en revanche, constitue une source d’esthétique incomparable, si l’on veut bien admettre qu’il est conçu pour accueillir et répercuter le plus intime effort de celui qui le propulse. Ici, tout concourt à la marche de l’engin, depuis la voussure de l’échine sur le guidon jusqu’au frémissement d’un orteil sur un pédalier calibré au millimètre. Le prodigieux Fausto Coppi ressemblait à un héron désarmé lorsqu’il mettait pied à terre. Montait-il en selle, qu’on s’apercevait qu’il avait été prédestiné de tout éternité à compléter le profil d’une bicyclette, l’inscrivant dans une forme dynamique et ovoïde, dont l’esthète industriel Raymond Loewy a dit qu’elle était la figure géométrique la plus parfaite et replaçait toute création sous le signe de l’œuf, ce qui somme toute, est plein de bon sens. »
Pour eux, le vélo n’est pas un moyen de transport mais le rêve d’une ambition. Je ne vais pas les ennuyer dans leur repos éternel pour leur signaler que vélo est l’anagramme de LOVE !
J’appelle à la barre Philippe Delerm, friand de plaisirs minuscules, pour se faire l’avocat de… la partie civile, la bicyclette de monsieur et madame tout le monde :
« C’est le contraire du vélo, la bicyclette. Une silhouette profilée mauve fluo dévale à soixante-dix à l’heure: c’est du vélo. Deux lycéennes côte à côte traversent un pont à Bruges: c’est de la bicyclette. L’écart peut se réduire. Michel Audiard en knickers et chaussures hautes s’arrête pour boire un blanc sec au comptoir d’un bistro: c’est du vélo. Un adolescent en jeans descend de sa monture un bouquin à la main, et prend une menthe à l’eau à la terrasse: c’est de la bicyclette. On est d’un camp ou bien de l’autre. Il y a une frontière. Les lourds routiers ont beau jouer du guidon recourbé: c’est de la bicyclette. Les demi-course ont beau fourbir leurs garde-boue: c’est du vélo. Il vaut mieux ne pas feindre, et assumer sa race. On porte au fond de soi la perfection noire d’une bicyclette hollandaise, une écharpe flottant sur l’épaule.
Ou bien on rêve d’un vélo de course si léger: le bruissement de la chaîne glisserait comme un vol d’abeille. À bicyclette, on est un piéton en puissance, flâneur de venelles, dégustateur du journal sur un banc. À vélo, on ne s’arrête pas: moulé jusqu’aux genoux dans une combinaison néo spatiale, on ne pourrait marcher qu’en canard, et on ne marche pas.
C’est la lenteur et la vitesse ? Peut-être. Il y a pourtant des moulineurs à bicyclette très efficaces, et des petits pépés à vélo bien tranquilles.
Alors, lourdeur contre légèreté ? Davantage. Rêve d’envol d’un côté, de l’autre familiarité appuyée avec le sol. Et puis… Opposition de tout. Les couleurs. Au vélo l’orange métallisé, le vert pomme granny, et pour la bicyclette le marron terne, le blanc cassé, le rouge mat. Matières et formes aussi. À qui l’ampleur, la laine, le velours, les jupes écossaises? A l’autre l’ajusté dans tous les synthétiques.
On naît bicyclette ou vélo, c’est presque politique. Mais les vélos doivent renoncer à cette part d’eux-mêmes pour aimer – car on n’est amoureux qu’à bicyclette. »

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Sur les petits chemins de terre, on a souvent vécu l’enfer pour ne pas mettre pied à terre devant Paulette, la fille du facteur ! C’est exact, garçons de ma génération, on s’est tous senti des ailes à bicyclette, au moins une fois, pour se montrer à notre avantage devant la jolie camarade.
Je me demande si nous n’étions pas plutôt des benêts un peu ridicules comme dans la chanson champêtre qu’interprète Bourvil mon compatriote normand.

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Parfois, on « pécho » (comme on dit aujourd’hui) si je m’en réfère au même Bourvil dans Le Rosier de Madame Husson (adaptation d’une nouvelle de Maupassant) où il se faisait déniaiser par la comtesse de Blonville !
Delerm magnifie la bicyclette à travers deux jeunes filles sur un pont de Bruges. Moi je lui rends hommage à travers deux étoiles de la chanson Barbara et Brel pédalant le long du canal de Damme, non loin de la mer du Nord, Léonie et Léon le garçon emprunté qui offrait des bonbons parce que les fleurs, c’est périssable.

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Voilà comment par amour, une bicyclette s’enfonce dans l’eau d’un canal.
Cette séquence de Franz, le premier film de Brel réalisateur, trouva un prolongement lorsque Barbara écrivit sa chanson Gauguin qui est en fait dédiée au voisin du peintre dans un cimetière des Marquises :

« Il a dû s’étonner, Gauguin,
Quand ses femmes aux yeux de velours
Ont pleuré des larmes de pluie
Qui venaient de la mer du Nord.
Il a dû s’étonner, Gauguin.

Souvent, je pense à toi
Qui a longé les dunes
Et traversé le Nord
Pour aller dormir au soleil,
Là-bas, sous un ciel de corail.
C’était ta volonté.
Sois bien.
Dors bien.
Souvent, je pense à toi.

Je signe Léonie.
Toi, tu sais qui je suis,
Dors bien. »

Il n’est pas rare de retrouver des épaves de bicyclette lorsqu’on vide pour nettoyage le canal Saint-Martin à Paris.
Un peu plus au nord, dans la prairie non loin de la Géode, surgit de la pelouse la Bicyclette ensevelie, une œuvre insolite de deux artistes des plats pays, le danois Claes Oldenburg et la néerlandaise Coosje van Bruggen.

Bicyclette ensevelie 2Bicyclette ensevelie 3Bicyclette ensevelie 1

Le point de départ de cette création vint de Molloy, l’antihéros à demi amnésique du roman de Samuel Beckett, qui tombant de sa bicyclette (la sienne était rouge), se retrouve couché dans un fossé, incapable de reconnaître son engin.
En s’inspirant d’une ancienne bicyclette de leur fille, ils ont procédé à un éparpillement des différents pièces d’une machine monumentale (ayant appartenu à un géant de la route ?) partiellement enterrée : seuls apparaissent le haut d’une roue, la selle, une pédale, un bout de guidon avec la sonnette.

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On peut voir dans cette œuvre une critique de notre société de consommation où tout finit à la décharge. C’est aussi la fonction de l’art de redonner une seconde vie à l’objet et de le réhabiliter en mettant en valeur ses lignes épurées. Voilà comment le biclou, la bécane troquent leur condition d’objet dérisoire pour un statut d’objet d’art.
Le phénomène n’est pas nouveau. En 1913, déjà, l’artiste dadaïste Marcel Duchamp donnait naissance au ready-made (« déjà fait » ou « tout fait ») en assemblant une Roue de bicyclette sans pneu tournant sur elle-même et un tabouret lui servant de socle. Il considérait même qu’il s’agissait d’une œuvre cinétique puisque la roue tournait !

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Roue de bicyclette de Marcel Duchamp

Je n’entrerai pas dans le débat de l’art conceptuel mais beaucoup de réparateurs de cycles ont eu des ersatz d’œuvres de Duchamp dans leur atelier à défaut d’exposer au Centre Pompidou. Dans mon enfance, il y avait bien dans la cave du domicile familial, un porte-bouteilles tout à fait semblable à l’objet emblématique de l’artiste.
Pablo Picasso ne trompait pas l’œil mais notre esprit en créant des « animobjets ». Pour lui, un guidon de vélo était une paire de cornes qui, assemblée à une selle, devint une Tête de taureau (1942).

Tête de taureau Picasso

Tête de taureau de Pablo Picasso

J’ai un faible voire même de la tendresse pour Le vélo de Tati, la photographie de Robert Doisneau qui rend hommage au merveilleux cinéaste à travers le personnage de François, le facteur de l’inénarrable Jour de fête.
(voir billet :  http://encreviolette.unblog.fr/2015/09/10/demi-jour-de-fete-avec-jacques-tati/

robert-doisneau-le-velo-de-tati

Je l’avais empruntée (la photo, pas la bicyclette, je ne suis ni casse-cou ni bricoleur !) pour vous souhaiter une bonne année 2010.
Pour les besoins du cliché, Jacques Tati démonta la bécane du facteur (c’en est une selon les critères de Fallet !) avec autant de méticulosité que pour la mise au point de ses gags.
Pour louer le génie burlesque de Tati, l’écrivaine Colette disait : « Il a inventé d’être ensemble le joueur, la balle et la raquette ; le ballon et le gardien de but, le boxeur et son adversaire, la bicyclette et son cycliste ». Il interprétait l’accessoire et le partenaire.
L’artiste cubiste Fernand Léger peignit un certain nombre de toiles autour de la bicyclette.

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La mère et l’enfant de Fernand Léger

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Deux guidons de Fernand Léger

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La grande Julie de Fernand Léger

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Loisirs sur fond rouge de Fernand Léger

La plus connue est Les loisirs sur fond rouge. Peinte en 1949, cela faisait treize ans que les Français bénéficiaient des congés payés. Les costumes et les accessoires évoquent les joies simples de la détente familiale : la promenade à bicyclette, la baignade, la cueillette des fleurs, le canotier.
On pense à Partie de campagne, le film de Jean Renoir d’après la nouvelle de Maupassant.
Comme écrivait Simone de Beauvoir dans Les Mandarins, « Ça a son charme la bicyclette. En un sens, c’est même mieux que l’auto. On allait moins vite, mais les odeurs d’herbe, de bruyère, de sapin, la douceur ou la fraîcheur du vent, vous pénétraient jusqu’aux os ; et le paysage était beaucoup plus qu’un décor : on le conquérait morceau par morceau, de vive force ; dans la fatigue des montées, dans la gaieté des descentes, on épousait tous les accidents, on le vivait au lieu de le regarder comme un spectacle. »
Dans son commentaire déposé dans un de mes récents billets, un copain regrettait de ne plus entendre grisoller l’alouette des champs qui lui faisait oublier sa perverse fringale lors d’une sortie cyclotouriste. Je partage sa nostalgie, en effet, vous ne pouvez pas imaginer quelle délectation vous envahissait lors d’une promenade automnale vers la forêt de Rambouillet quand apparaissait un lièvre à l’arrêt au milieu d’un labour ou surgissait, des fougères rousses d’un talus, le plumage flamboyant d’un faisan.
On relève dans une poésie (1895) d’Edmond Haraucourt : « Ainsi parée, elle apparaît / Sur les routes de la forêt / La petite Reine à deux roues, / Cyclant sans bruit, cyclant, / cyclant ».
Philippe Delerm avance : « On porte au fond de soi la perfection noire d’une bicyclette hollandaise ». Certains affirment que le surnom de « petite reine » dont on affuble parfois la bicyclette (et le vélo), viendrait justement des Pays-Bas et de sa souveraine Wilhelmine d’Orange-Nassau (1890 à 1948) qui monta sur le trône à l’âge de dix ans à la mort de son père Guillaume III, et aimait se déplacer dans les rues de la capitale et dans les allées des jardins du palais royal avec ce moyen de locomotion. Elle était petite, elle serait reine, elle devint la « petite reine ».
Une autre hypothèse, moins romantique, en attribue la paternité au journaliste Pierre Giffard, créateur de la course Paris-Brest-Paris, qui édita en 1891 un ouvrage sur « l’histoire du vélocipède des temps les plus reculés jusqu’à nos jours » sous le titre de La Reine Bicyclette.
Le roman de la bicyclette, du célérifère au VTT ou BMX d’aujourd’hui, est passionnant.
Lors de ma visite au Clos-Lucé à Amboise où Léonard de Vinci passa les trois dernières années de sa vie, je vous avais raconté avoir vu une maquette en bois, ancêtre de la bicyclette, réalisée à partir d’un croquis du génial inventeur retrouvé au dos d’un feuillet du célèbre Codex atlanticus (1478-1518).

Maquette Vinci

maquette d’après Léonard de Vinci au Clos-Lucé à Amboise

Il s’avèrerait que le dessin fût un faux, œuvre d’un moine chargé de restaurer les croquis. Cependant, ce sacré Léonard griffonna bien quelques dessins de systèmes de transmission par engrenages s’apparentant à des chaînes de vélo.

Vitrail bicyclette

La petite église de Saint-Gilles à Stoke Poges, en Angleterre, date du XVIIème siècle un curieux vitrail où, entre deux personnages, l’un fumant la pipe et l’autre jouant de la viole, figure un ange à califourchon sur une sorte de barre reposant sur deux roues de grandeur inégale.
Jusque dans un passé récent, on a longtemps attribué l’invention du premier véhicule à deux roues, le célérifère, au comte de Sivrac, en pleine époque révolutionnaire (1790). Il prit deux solides roues à six rais de bois, éleva de part et d’autre de chaque essieu une sorte de montant en forme de fourche et réunit le tout par une petite poutre sur laquelle il aménagea un siège rudimentaire.

Célérifère de Mr de Sivrac

Célérifère de M. de Sivrac

Avant d’être un véritable moyen de locomotion, le célérifère était plus considéré comme un jouet à destination des petits et même les grands. Certains après-midis, les allées du Palais-Royal sont parcourues par ces « incroyables » chevaux de bois qui roulent grâce au mouvement des jambes, en ligne droite car dépourvus de système de direction.
On passe du célérifère au vélocifère dont l’utilisateur s’appelle vélocipède puisqu’on le pousse avec les pieds. Le terme de vélocipède finit par remplacer celui de vélocifère pour désigner l’engin lui-même et non celui qui s’en sert.
On sait depuis relativement peu que cette histoire de célérifère qu’on appellerait aujourd’hui une fake news, serait née, dans les années 1890, de l’imagination du journaliste Louis Baudry de Saunier dans un contexte d’hostilité entre la France et l’Allemagne suite à la guerre de 1870. Son canular destiné à ravir la paternité du vélocipède à un Allemand pour assouvir le nationalisme français, s’appuyait sur des brevets déposés en 1817 par un certain Jean-Henri de Siévrac concernant un célérifère à quatre roues. Pareille confusion ou usurpation ne serait plus possible à notre époque de l’internet, quoique …
L’inventeur germanique en question était un inspecteur forestier, filleul du Grand-Duc tout de même, Karl Friedrich Christian Ludwig, baron Drais von Sauerbronn. Il présenta à Paris, dans le jardin du Luxembourg, en avril 1818, sa découverte qu’on nomma aussitôt en son honneur Draisienne. Le progrès venait de la roue avant désormais directrice mais on avançait toujours en donnant des impulsions avec les jambes … un peu comme moi finalement, 135 ans plus tard, lorsque tout minot, j’enfourchais mon petit vélo vert à deux roues dans la cour de ma maison-école !
La draisienne fit fureur parmi les élégants de la capitale dans les allées des Tuileries, du Luxembourg ou du bois de Boulogne.

draisienne au Luxembourg

La presse régionale se fit écho des étonnants exploits réalisés avec l’engin. Dans le Journal de la Côte-d’Or du 24 août 1828, « On chante merveille de la machine de voyage dite draisienne ! Lagrange, tourneur à Beaune, est venu de sa ville à Dijon en deux heures et demie. C’est à n’y pas croire ! »
La flamme pour la draisienne, faute d’équipements nouveaux, finit par s’éteindre, et l’engin du baron redevint l’apanage des enfants et de quelques originaux. L’infortuné baron, ruiné et malade, finit par mourir dans un couvent de Karlsruhe dans l’indifférence générale.
Au milieu du XIXème siècle, « le cycliste était en somme lié au sol par un joug tyrannique et tant qu’il n’aurait pas réussi à s’affranchir de cette servitude, il demeurerait un esclave de l’implacable loi de l’inertie. »
C’est en Grande-Bretagne qu’on va assister au perfectionnement de ce qu’on appelait là-bas le hobby horse. En 1839, un forgeron écossais du nom de Kirkpatrick MacMillan dote la draisienne d’un système de transmission du mouvement à la roue arrière au moyen de bielles. Il n’est plus nécessaire de poser le pied au sol pour se propulser, en somme, la première « vraie » bicyclette est née.
Mais c’est, cocorico, un Français qui réalise le miracle de l’évasion. En 1861, aidé de son fils Ernest, Pierre Michaux, artisan serrurier et charron, crée le vélocipède à pédale en installant des repose-pieds sur la roue avant : « pour poser les pieds, adopte un axe coudé dans le moyeu de la roue et fais tourner celle-ci comme tu ferais tourner une meule ». Ainsi, Pierre Michaux invente la pédivelle qui va devenir la pédale.

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Vive émotion lorsqu’ils s’aperçurent alors que, les pieds libérés du sol, la stabilité de la machine ne se trouvait plus assurée et le crucial problème de l’équilibre était posé.
Ouf, le jour où le fils Ernest Michaux leva les pieds pour se laisser entraîner avec la draisienne du chapelier Brunel dans une rue en pente, il remarqua que la machine à deux roues restait dans une position stable si elle se mouvait à une vitesse suffisamment grande.
D’autres modifications suivirent avec l’ajout de freins à patins et l’augmentation du diamètre de la roue avant.
Le vélocipède des Michaux constitua le premier succès commercial de la bicyclette. En 1867, ils vendirent 1 000 … michaudines. Dès 1869, des clubs de vélocipédistes sont créés, de même que le premier magazine spécialisé Le Vélocipède. Cette même année, se dispute la première course cycliste entre Paris et Rouen.

Bicyclette James Moore

James Moore photographié en 1930 avec le vélocipède sur lequel il remporta Paris-Rouen en 1869

Avec notamment l’organisation de compétitions, on chercha alors à rendre le vélocipède plus rapide. Comme les pédales étaient fixées de part et d’autre du moyeu de la roue avant, l’idée était d’augmenter le diamètre de cette roue motrice pour accroître la distance parcourue à chaque coup de pédale.
« Gagnés par une sorte de vertige, les constructeurs grandirent encore, grandirent toujours cette malheureuse roue qui, atteinte d’une crise de gigantisme aiguë, finit par prendre des proportions invraisemblables. Et tandis que la roue avant augmentait, la roue arrière, elle, rapetissait, rapetissait … pour se trouver finalement réduite à l’état de simple roulette … »
Ainsi naquit le Grand Bi au début des années 1870.

Grand BiUne_course_de_grand-bi,_fin_1888

Il semble que ce fut un ancien élève de l’école Polytechnique, l’ingénieur français Marchegay, qui fut l’inspirateur de cette étrange machine dès 1871.
Ensuite, l’Anglais James Starley et un autre Français, le tourangeau Jules Truffault apportèrent des innovations, notamment en allégeant les jantes et les fourches en remplaçant le bois par l’acier.
Cependant, l’hypertrophie de la roue avant (elle atteignit un diamètre de 3 mètres !) posa des problèmes de sécurité. Sans parler déjà d’enfourcher l’engin, il fallait être insensible au vertige et posséder des qualités d’acrobate pour piloter la machine d’autant que les chemins étaient alors malaisés.
Curieusement, à la même époque, comme une régression, on vit apparaître, à usage des plus timorés, un nombre impressionnant de tricycles de conceptions très différentes et originales, tels l’Imbattable de Humber, le Météor, le tandem de Renard, l’Excelsior, le Télescopic, l’Omnicycle, le tricycle sociable (!) du même Renard, le Vélocimane, le Cripper.

Tricycle

Notre artisan tourangeau Truffault, l’esprit toujours en éveil, conçut un Sphinx avec une roue avant de 75 centimètres seulement, que l’on retrouva un peu plus tard en Angleterre sous le nom de Crypto. Puis il y eut le Facile, l’Extraordinaire, le Merveilleux, l’Antilope, des engins dits … de sûreté.
Avec tout cela, en définitive, on ne sait plus très bien qui fut le véritable créateur de la BICYCLETTE surgie de nombreuses inventions successives d’artisans imaginatifs.
Certains citent le nom de Sergent, un petit constructeur parisien qui, en 1878, fabriqua une machine où le mouvement des manivelles était transmis à la roue arrière par l’intermédiaire d’une chaîne. Dix ans auparavant, l’horloger André Guilmet et Eugène Meyer, un mécanicien, avaient présenté un vélocipède métallique à traction arrière avec transmission par chaîne de Vaucanson.

Bicyclette dite de Meyer-Guilmet

Bicyclette dite de Meyer-Guilmet

C’est en 1884 que la conception de nos « petits Français bien de chez nous » fut reprise par un Anglais, le constructeur J.K. Starley (neveu de James) à Coventry. Il mit sur le marché en 1884 le Rover Safety Bicycle, la « bicyclette de sûreté », ainsi nommée car plus sécuritaire que le grand bi.
On n’allait pas se laisser déposséder comme cela, et Georges Juzan, un modeste mais ingénieux mécanicien de Bordeaux, apporta des améliorations à la Safety qui grinçait horriblement, en montant des roues égales de 0,75 m à fins rayons et en installant une direction à douille et des roulements à billes. Un peu oublié, bien qu’une rue à proximité de l’ancien vélodrome du Parc Lescure porte son nom, il est quelque part un des inventeurs de la bicyclette moderne.
Naquit à cette époque une querelle avec « les fanatiques du grand bi considérant du haut de leur selle élevée avec morgue et dédain les misérables partisans de la bicyclette basse sur pattes ».
Le douloureux handicap de la bicyclette était son inconfort, un vrai tape-cul face aux rugosités du sol, les nids de poule de la chaussée et les pavés des rues. Michaux père et fils avaient permis à l’homme d’échapper à la tyrannie du plancher terrestre mais ce sol martyrisait encore ses reins, sa colonne vertébrale et ses poignets.
Heureusement, après la pédale, le pneumatique fut la nouvelle invention libératrice. Les fesses de tous les cyclistes de la planète peuvent être reconnaissantes envers son inventeur, l’Écossais John Boyd Dunlop qui a l’idée lumineuse de rembourrer les roues avec de l’air (1887). Un an plus tard, Dunlop inventa la valve qui permettait le gonflement plus pratique du pneu. L’amélioration suivante fut l’invention du pneu démontable attribuée un peu hâtivement aux frères Édouard et André Michelin (1891). Le Londonien Charles-Kingston Welsh (1890) et l’Américain W.E. Barlett (1890 aussi) avaient aussi déposé des brevets peu avant. Savez-vous qu’il fut décidé que les chambres à air seraient de teinte rouge en souvenir de la couleur des tuyaux à air comprimé fournis par la maison Michelin pour le percement du tunnel du Saint-Gothard (1872-1892) ?
Je me souviens dans ma jeunesse de courses cyclistes honorant en quelque sorte cette invention, le Grand Prix du Pneumatique ouvert aux professionnels dans la région de Montluçon et le Premier Pas Dunlop, une sorte de championnat de France des coureurs débutants (Raphaël Geminiani et Bernard Hinault figurent au palmarès).
Ainsi, la bicyclette prit son envol auprès d’une bourgeoisie et même d’une aristocratie en mal de sensations fortes. Eugène, le Prince impérial, fils de Napoléon III, se mit en tête de convertir la Cour à la bicyclette au point que certains caricaturistes le surnommèrent Vélocipède IV !
« J’aime la bicyclette pour l’oubli qu’elle donne. J’ai beau marcher, je pense. À bicyclette je vais dans le vent, je ne pense plus, et rien n’est d’un aussi délicieux repos » confiait Émile Zola
Les femmes portaient des crinolines et pour monter à bicyclette, il leur fallait porter pantalons et corsages bouffants ce qu’interdisait une ordonnance de novembre 1800. Deux circulaires de 1892 et 1909 autorisèrent le port du pantalon pour les vélocipédistes et les cavalières.
« À pied ou en bicyclette, nous partions » … Nous, ce sont le narrateur et ses amies Albertine, Andrée, Rosemonde, les jeunes filles en fleurs de Marcel Proust.
Dans À la recherche du temps perdu, on peut lire : « Il fut plus grand encore quand un cycliste me porta un mot d’elle pour que je prisse patience et où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient familières : « Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que le cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous… toute à vous, ton Albertine. » »
Pour la cocasserie de l’anecdote, le grand favori (et futur vainqueur) du Tour de France 1963, Jacques Anquetil, le coureur maître du temps, faillit en perdre, lors de la première étape, à cause d’une chute … du côté de Guermantes.
Le mot bécane que Proust met dans la bouche d’Albertine viendrait de l’assimilation du bruit de la machine au cri de l’oiseau « bécant », c’est-à-dire qui frappe du bec. La bécane perdit un peu de sa connotation péjorative, après-guerre, avec le succès du constructeur Motobécane.

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Les bicyclettes s’appelaient La Charmeuse, Déesse. Dans un court vaudeville de Jules Romains, la Scintillante est un magasin de cycles à Montmorillon :

Scintillante

« À gauche un alignement de bicyclettes d’hommes pendues à des crochets. Au fond, une petite porte vitrée, des rayons, un comptoir, la caisse.
À droite, une rangée de bicyclettes de dames bien astiquées, sur de coquets supports. À droite aussi, en retrait et un peu de biais, la devanture vitrée et la porte. Le tout est fort net.
Au lever du rideau, un prêtre d’une cinquantaine d’années, grassouillet, très proprement vêtu, se tient au milieu du magasin, et, le chapeau à la main, contemple les bicyclettes de dames.
La porte vitrée s’ouvre, au fond. La patronne paraît. C’est une femme de trente-cinq ans, très avenante, coiffée et vêtue à la mode, et discrètement fardée. Le ton de sa voix laisse comprendre qu’elle ne connaît pas le prêtre ou ne le reconnait pas, et qu’elle est un peu étonnée (lever de rideau de l’édition parue à la NRF en 1925).
La patronne, un peu étonnée de trouver dans son magasin de cycles le curé de Saint-Exupère, n’est pas au bout de ses surprises. Il n’est pas venu, comme il semble, pour faire l’achat d’un vélo de dames – ce qui est recommandé dans ce cas – mais pour lui reprocher son absence à la confesse et lui faire la morale.
Il semblerait que M.Béchubert, l’horloger, vienne acheter, plus souvent que la normale, de la dissolution – que M.Esquimel, le marchand de faïence de la rue des Récollets, entretienne une passion pour les petits accessoires de vélo – que M.Trombe, l’huissier tombe trop régulièrement en panne juste devant la porte de la boutique – et ce ne sont que quelques noms de maris qui se détournent de leurs devoirs à cause de cette belle et avenante commerçante. Nous ferions, d’après le curé de Saint-Exupère, le tour de la paroisse à les citer tous.
Mais, plus grave encore, là-haut, au château, le vicomte Calixte a avoué à ses parents son amour pour la patronne de « la Scintillante ». C’est ajouter la mésalliance au scandale !
La patronne proteste de sa bonne foi, de sa bonne tenue mais, en secret, ne verrait pas d’un mauvais œil une alliance avec le jeune vicomte. Elle rêve, depuis toujours de laisser, là, son commerce florissant et de partir au bras d’un homme pour des voyages lointains et romantiques…. »
Jules Romains, j’adore son vrai nom d’état civil Louis Farigoule, donne encore une place importante à la bicyclette dans son truculent roman Les Copains. Deux d’entre eux, Bénin et Broudier, entreprennent de traverser la France à bicyclette :
« Le soir de ce même jour, à neuf heures, deux bicyclettes sortaient de Nevers. Bénin et Broudier roulaient coude à coude. Comme il y avait clair de lune, deux ombres très longues, très minces, précédaient les machines, telles que les deux oreilles du même âne.
– Sens-tu cette petite brise ? disait Bénin.
– Si je la sens ! répondait Broudier. Ça me traverse les cheveux, tout doucement comme un peigne aux dents espacées.
– Tu as quitté ta casquette ?
– Oui. On est mieux.
– C’est vrai. Il semble qu’on ait la tête sous un robinet d’air.
– Entends les grillons à gauche.
– Je ne les entends pas.
– Mais si ! Très haut dans l’oreille. Ça ressemble au bruit que fait parfois la solitude… un bruit de petite scie.
– Ah ! oui ! Je l’ai ! Je devais déjà l’entendre tout à l’heure ! Quel drôle de bruit ! Si haut perché !— Regarde nos ombres entrer dans cette clairière de lune, et puis plonger de la pointe dans l’ombre des arbres.
– Il y a quelque autre route, là-bas. On voit une lanterne qui se déplace. C’est une voiture.
– Je ne crois pas qu’il y ait une autre route. C’est la nôtre qui tourne, et que tu vois après le tournant. La voiture va dans le même sens que nous. Nous la rattraperons tantôt.
– Mon vieux ! je suis heureux ! Tout est admirable ! Et nous glissons à travers tout sur de souples et silencieuses machines. Je les aime, ces machines. Elles ne nous portent pas bêtement. Elles ne font que prolonger nos membres et qu’épanouir notre force. Le silence de leur marche ! Ce silence fidèle ! Ce silence qui respecte toute chose.
– Moi aussi je suis heureux. Je nous trouve puissants. Où sont nos limites ? On ne sait pas. Mais elles sont certainement très loin. Je n’ai peur d’aucun instant futur. Le pire événement, je passerais dessus, comme sur ce caillou. Mon pneu le boirait… à peine une petite secousse… Je n’ai jamais conçu, comme ce soir, la rotondité de la terre. Me comprends-tu ? La terre toute ronde, toute fraîche, et nous deux qui tournons autour par une route unie entre des arbres… Toute la terre comme un jardin la nuit où deux sages se promènent. Les autres choses finissent quelque part ; il le faut bien. Mais un globe n’a pas de fin. L’horizon devant toi est inépuisable. Sens-tu la rotondité de la terre ?
– Je regarde jusqu’où va la lueur rouge des lampions.
– Je songe à un marchand de tableaux qui me confiait un jour : « Vingt pour cent sur du Rembrandt, ça ne m’intéresse pas. » Je songe à un critique théâtral qui disait une fois : « Mme Sarah Bernhardt, en jouant Hamlet, l’a grandi. » Je songe à un vicaire de Saint-Louis d’Antin qui déclarait en chaire « C’est dans les tourments éternels que Renan expie les audaces sacrilèges de sa pensée. » Et il me semble soudain qu’il n’y a plus de négociants, plus de cabotins, plus de cafards. La terre est propre comme un chien baigné.
Mais le mouvement cessa de leur être insensible. Ils durent peser sur les pédales. Une montée toute droite faisait une lueur entre des arbres noirs.
Les feuilles remuaient ; mais les copains ne brisaient plus un souffle d’air. Le vent marchait avec eux dans le même sens, du même pas, prêt à les pousser doucement s’ils eussent ralenti.
La côte était ardue. Chaque pédale, tour à tour, semblait aussi résistante qu’une marche d’escalier. Elle cédait pourtant, et les roues avançaient par saccades. La machine faisait front d’un côté puis de l’autre, comme une chèvre qui lutte contre un chien.
La flamme bondissait dans les lampions ; la lueur rouge se démenait sur le sol entre les morceaux de clair de lune.
– Quand j’étais gosse, dit Bénin, le soir, avant de m’endormir, je me voyais traversant une forêt à cheval, mon meilleur ami à côté de moi.
La côte était gravie. Cent mètres de plaine, puis les machines partirent toutes seules.
Une descente, pareille à une fumée, se recourbait jusqu’au fond d’un val.
Les deux bicyclettes allaient d’une vitesse toujours accrue. Les deux roues d’avant sautaient ensemble.
Bénin et Broudier s’en félicitent. Parfois l’un deux donne un léger coup de frein pour ne pas dépasser l’autre. Dans la nuit molle ils entrent une joie à double soc. Alors ils savent ce qu’est le monde pour deux hommes en mouvement.
Bénin roule à gauche, Broudier à droite. Voilà qu’il n’y a plus ni droite, ni gauche. Il y a le côté Bénin et le côté Broudier… »
J’ai envie encore de vous offrir un autre plaisir minuscule de Philippe Delerm. Voici comment la nostalgie embellit la réalité car, autant que je m’en souvienne, je détestais de devoir actionner la dynamo qui rendait poussive ma progression lors d’un retour un peu tardif à la maison :
« Ce petit frôlement qui freine et frotte en ronronnant contre la roue. Il y avait si longtemps que l’on n’avait plus fait de bicyclette entre chien et loup ! Une voiture est passée en klaxonnant, alors on a retrouvé ce vieux geste : se pencher en arrière, la main gauche ballante, et appuyer sur le bouton-poussoir – à distance des rayons, bien sûr. Bonheur de déclencher cet assentiment docile de la petite bouteille de lait qui s’incline contre la roue. Le mince faisceau jaune du phare fait aussitôt la nuit toute bleue. Mais c’est la musique qui compte. Le petit frrfrr rassurant semble n’avoir jamais cessé. On devient sa propre centrale électrique, à pédalées rondes. Ce n’est pas le frottement du garde-boue qui se déplace. Non, l’adhésion caoutchoutée du pneu au bouchon rainuré de la dynamo donne moins la sensation d’une entrave que celle d’un engourdissement bénéfique. La campagne alentour s’endort sous la vibration régulière.
Remontent alors des matinées d’enfance, la route de l’école avec le souvenir des doigts glacés. Des soirs d’été où on allait chercher le lait à la ferme voisine, en contrepoint le brinquebalement de la boîte de métal dont la petite chaîne danse.
La dynamo ouvre toujours le chemin d’une liberté à déguster dans le presque gris, le pas tout à fait mauve. C’est fait pour pédaler tout doux, tout sage, attentif au déroulement du mécanisme pneumatique. Sur fond de dynamo, on se déplace rond, à la cadence d’un moteur de vent qui mouline avec l’air de rien des routes de mémoire. »
Le philosophe Régis Debray apporte un éclairage (sans dynamo) sociologique voire même politique : « La bicyclette fut un événement libérateur. Il faut réfléchir au fait que l’invention de la machine à vapeur, celle du train et de la locomotive, précèdent de cinquante ans l’enfantement de la bicyclette. Le compliqué est venu avant le simple … Parce que le train est collectiviste, social-démocrate mais avec l’individualisme, il faut inventer quelque chose d’autre. Donc on a inventé, à travers toute une série d’étapes, cet incroyable instrument de libération des jeunes gens et des femmes qu’a été la bicyclette qui permet l’échappée belle loin du regard des parents, la complicité amicale, pensez aux Copains de Jules Romains, pensez à 1936 : les congés payés, le tandem, pensez à (la chanson de Montand), « À bicyclette », la tentative amoureuse, n’est-ce-pas ? Passer du cheval à la bicyclette, c’est vraiment passer d’une société guerrière et hiérarchisée –le noble est un chevalier- à une société beaucoup plus démocratique et qui permet à l’homme de retrouver son corps, ainsi qu’à la femme parce que la bicyclette a inventé le féminisme de façon toute pratique. La femme à califourchon, ce qu’une amazone n’est pas, la femme en pantalon et la femme qui peut prendre sa bicyclette pour aller retrouver son copain dans le village d’à côté. Ça change les règles de nuptialité.
Pensez à Proust quand il rencontre Albertine, il est fasciné par ces femmes modernes, libres, qui vont à bicyclette. On n’a plus soupçon de cet extraordinaire air frais qu’apportait la bicyclette … Et je ne parle pas de Marcel Duchamp et de la Roue de bicyclette, ni de tout ce que le cinéma a pu faire grâce à la bicyclette : le travelling, etc. Donc, pour aller vite, la bicyclette est un objet technique qui a modifié notre culture et introduit des changements non négligeables dans notre pratique de l’espace. »
Je m’aperçois que j’ai été assez perspicace dans mes choix d’illustrations littéraires et artistiques.

Le vélo du printemps Doisneau

Le vélo du Printemps (Robert Doisneau)

FRANCE. Provence. 1955.

En Provence (Elliott Erwitt)

Doisneau leçon de vélo (1961)

La leçon de bicyclette (Robert Doisneau)

Un certain Paul de Vivie (1853-1930) affirmait à peu près la même chose au début du siècle dernier : « La bicyclette n’est pas seulement un outil de locomotion ; elle devient encore un moyen d’émancipation, une arme de délivrance. Elle libère l’esprit et le corps des inquiétudes morales, des infirmités physiques que l’existence moderne, toute d’ostentation, de convention, d’hypocrisie – où paraître est tout, être n’étant rien – suscite, développe, entretient au grand détriment de la santé. »
Ce vénérable monsieur aux moustaches en forme de guidon à la grand-papa, parmi toutes ses activités, fonda la manufacture stéphanoise de cycles La Gauloise (1882), la revue Le Cycliste (1888), le Touring Club de France (1890). Amateur de grandes randonnées, il est considéré comme le père du cyclotourisme associant la bicyclette à la balade. Désireux d’apporter plus de confort et de commodité aux usagers, il expérimenta plusieurs machines à changement de vitesses améliorant ainsi le dérailleur qui ne fut autorisé dans le Tour de France qu’à partir de 1937.
Il est très connu sous son pseudonyme de Vélocio, un surnom qui associe magnifiquement la machine magique et la vitesse. Un président de la République montait à pied au sommet de la Roche de Solutré chaque lundi de Pentecôte, des centaines de cyclistes escaladent le col de la République (au-dessus de Saint-Étienne), chaque année, lors de la Montée Vélocio, de même des milliers de cyclotouristes de toute l’Europe participent, le week-end de Pâques à la Flèche Vélocio, une randonnée de vingt-quatre heures.

_paul-de-vivie

Pour poursuivre cette ode à la bicyclette, voici celle du poète chilien Pablo Neruda :

« J’allais sur le chemin crépitant :
le soleil s’égrenait comme maïs ardent
et la terre chaleureuse était un cercle infini
avec un ciel là-haut, azur, inhabité.

Passèrent près de moi les bicyclettes,
les uniques insectes
de cette minute sèche de l’été,
discrètes, véloces, transparentes :
elles m’ont semblé simples mouvements de l’air.

Ouvriers et filles allaient aux usines,
livrant leurs yeux à l’été,
leur tête au ciel, assis
sur les élytres des vertigineuses
bicyclettes qui sifflaient passant
ponts, rosiers, ronces
et midi.

J’ai pensé au soir, quand les jeunes se lavent
chantent, mangent, lèvent un verre de vin
en l’honneur de l’amour et de la vie,
et qu’à la porte attend la bicyclette,
immobile parce que son âme
n’était que de mouvement,
et, tombée là, elle n’est pas
insecte transparent qui parcourt l’été,
mais squelette froid
qui seulement retrouve un corps errant
avec l’urgence et la lumière,
c’est-à-dire avec la
résurrection de chaque jour. »

Au hasard de mes recherches, dans un blog, je suis tombé (c’est une image) sur quelques lignes pleines d’humour qui encouragent l’addiction à la bicyclette :
« La bicyclette est une drogue douce, une saine toxicomanie qui permet d’atteindre un paradis non-artificiel où il n’est nul nécessaire d’être un crack pour atteindre un trip auto-mobile. Pas question de dopage non plus pour un shoot d’évasion. Dans ce deal d’insoumission, il est stupéfiant d’avoir ainsi le choix de son héroïne. Pour autant que son consommateur ne soit pas « accro » à trop d’inactivité, il verra son état de conscience se modifier au gré de ses sujétions. Une dépendance physique et psychique à nulle autre pareille puisqu’elle aboutit à la découverte de sa propre fortitude. Les montées sont souvent brutales et délirantes alors que les redescentes, elles, se font sans hallucinations mais avec cet impérieux manque : y succomber à nouveau pour le PLAISIR. Ce fabuleux instrument de rassemblement et de communication ne connait ni les frontières linguistiques ni géographiques et encore moins sociales, il enseigne avec finesse l’indulgence, la dépossession et l’impermanence des événements. Une connexité de l’émotionnel, du visuel et de la réalité. En plus d’être trans-générationnel, il réconcilie l’Homme avec ce qu’il a de plus précieux : sa liberté de mouvement et celle de sa pensée. » (Muco-Vélo : http://www.muco-velo.ch/la-desesperance-une-arme-la-bicyclette/)
Je pourrais en faire ma conclusion. Un joli pied de nez à ces champions cyclistes qui soignent leur asthme sur leur « vélo » de course en y dissimulant même parfois, les petits canaillous, un discret moteur électrique !
Comme à la fin d’une activité physique, je vous suggère plutôt un Retour au calme avec La bicyclette, un superbe poème de Jean Réda que certains d’entre vous ont pu devoir commenter au baccalauréat.

« Passant dans la rue un dimanche à six heures, soudain,
Au bout d’un corridor fermé de vitres en losange,
On voit un torrent de soleil qui roule entre des branches
Et se pulvérise à travers les feuilles d’un jardin,
Avec des éclats palpitants au milieu du pavage
Et des gouttes d’or — en suspens aux rayons d’un vélo.
C’est un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d’une bête
En éveil dans sa fixité calme : c’est un oiseau.
La rue est vide. Le jardin continue en silence
De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.
Parfois un chien aboie ainsi qu’aux abords d’un village.
On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.
La bicyclette vibre alors, on dirait qu’elle entend.
Et voudrait-on s’en emparer, puisque rien ne l’entrave,
On devine qu’avant d’avoir effleuré le guidon
Éblouissant, on la verrait s’enlever d’un seul bond
À travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,
Et lancer dans le feu du soir les grappes d’étincelles
Qui font à présent de ses roues deux astres en fusion. »

Le poète nous impose un changement de rythme (de braquet ?). Une bicyclette banale au fond d’un corridor délivrée de son caractère terrestre et utilitaire prend son envol et devient un double soleil avec ses deux roues comparées à des astres.
La bicyclette a sans doute encore de beaux jours à venir. Elle est même dans le vent, j’ai découvert dans mon supermarché voisin qu’à son nom, est commercialisée une nouvelle marque de desserts aux recettes 100% végétales.

dessert végétal À bicyclette

Après mai 68, avec Claude Nougaro, « chacun est rentré dans son automobile, entre le fleuve ancien et le fleuve nouveau où les hommes noyés nagent dans leurs autos ». Un demi-siècle plus tard, crue de Seine ou pas, quais et voies express ont largement laissé la primauté aux cyclistes. Cela sera le but d’une future promenade.

Publié dans:Coups de coeur |on 17 février, 2018 |2 Commentaires »

Les vélodromes de nos grands-pères … et de maintenant (2) !

Vu la densité du sujet, il est traité en deux billets.
Pour lire le billet 1, cliquer ici : http://encreviolette.unblog.fr/2018/01/23/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-1/

Billet 2
En février 1984, les Six Jours de Paris renaquirent de leurs cendres dans le nouveau Palais Omnisports de Paris-Bercy. Cette fois, j’étais présent avec mon regretté frère. Nous allions enfin humer l’atmosphère (atmosphère ?) si particulière du feu Vel’ d’Hiv’. Mais Bercy n’avait pas une gueule d’atmosphère, d’ailleurs la piste n’était installée que provisoirement le temps des Six Jours. Les nouveaux « écureuils » se nommaient Francesco Moser, Dietrich Thurau, Stephen Roche, Urs Freuler, Laurent Fignon, Charly Mottet, tous appartenant au gotha du cyclisme.
Il manquait pourtant désormais ce supplément d’âme émanant des gradins et probablement des coureurs eux-mêmes : la société de consommation et la mondialisation naissante projetaient déjà là aussi leurs dérives perverses. Les anciens ne retrouvaient plus la ferveur populaire d’antan, les plus jeunes n’avaient pas connu les grandes heures de la piste, les flonflons électroniques avaient remplacé le piano à bretelles.

6 Jours de Paris 1

Bercy n’était pas le Vel’ d’Hiv’ et au prix où étaient les places, le spectacle légendaire des Six Jours avait perdu la moitié de sa joie. On n’y retrouvait pas le peuple de Paris promener ses amours, ses femmes, ses enfants. Cette fête qu’il montrait de ses mains, animait de ses rires, on la lui avait confisquée au profit de trop d’invités, de trop de passionnés de nouveautés ou d’amateurs de snobisme désuet vis-à-vis des résurgences surannées. Là où il aurait fallu beaucoup de joie à crier, encourager, où il ne fallait surtout pas compter son enthousiasme, on comptait à la machine à calculer. Bref, les premiers « Six Jours de Paris » de la nouvelle génération ne ressuscitèrent pas la folle passion vécue par les anciens, pas plus qu’ils ne ranimèrent chez les plus jeunes la folle nostalgie que tant d’écrivains, de Paul Morand à Ernest Hemingway en passant par Antoine Blondin, et tant de parents leur avaient communiquée.
L’automobile avait supplanté aussi la bicyclette qui n’était plus le moyen de locomotion journalier. Les Six Jours de Paris disparurent sans regret définitivement en 1989.

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Les écureuils étaient à Central Park dès la fin du dix-neuvième siècle, C’est en effet aux Etats-Unis (et un peu en Angleterre) que furent inventées les courses de Six jours. À l’origine, elles étaient disputées individuellement véritablement sur six jours, chaque coureur roulant ou dormant comme il l’entendait. On achevait bien les pistards avec ce marathon inhumain dont les concurrents sortaient complètement détruits. On cessa ce jeu de massacre en créant une course de relais à deux dite « à l’américaine » ou aussi « madison » puisque les premières épreuves furent organisées dans la célèbre enceinte du Madison Square Garden de New York.

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Plattner Terruzzi Vel' d'Hiv' blog

On oublie aujourd’hui que le cyclisme sur piste fut une spécialité sportive éminemment populaire. Tourné vers les records et les innovations technologiques, il attirait un public très nombreux et expert.
Ce qui explique en partie le nombre incroyable de vélodromes que l’on peut recenser en France, beaucoup détruits, certains encore actifs en mode mineur, beaucoup aussi tombés en léthargie et quasi reclus dans un profond abandon.
Hors la pratique de compétition, le vélodrome représente pourtant une opportunité de promouvoir une activité ludique dans des conditions de sécurité optimales pour les plus jeunes, compte tenu de la densité de la circulation routière. On y développe aussi des qualités d’adresse et d’habileté sur un vélo.
Savez-vous qu’au début du vingtième siècle, Paris et sa proche périphérie comptaient au moins cinq vélodromes en plein air. L’un d’eux, à Neuilly, entre la porte Maillot et la porte des Sablons, portait le curieux nom de Buffalo car il avait été construit sur l’emplacement occupé par Buffalo Bill et sa troupe lors de l’exposition de 1889. Lors de son inauguration en 1893, Henri Desgrange, le futur créateur du Tour de France, y établit le premier record du monde de l’heure en parcourant 35 km 325. Les virages étaient tellement relevés qu’on les surnommait les « falaises de Neuilly ». Le directeur de l’enceinte fut Tristan Bernard, alors rédacteur en chef du Journal des Vélocipédistes. Toulouse-Lautrec le peignit avec en arrière-plan « son » vélodrome.

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Il y avait aussi le vélodrome de Courbevoie (1891), celui de la Seine à Levallois (1893) occupé par le légendaire Vélo Club Levallois (VCL), la vieille Cipale (1896) du bois de Vincennes toujours en vie presque artificielle, et le Parc (et non l’agaçant Parqueu comme on l’entend trop souvent prononcé!) des Princes (1897), situé à la porte de Saint-Cloud, qui fut rénové en 1932 avant d’être complètement détruit en 1970 pour permettre le creusement du boulevard périphérique. Son nom vient de ce qu’il fut construit à l’origine dans une zone boisée, lieu de promenade et de chasse de la noblesse et de la haute bourgeoisie.
J’ai connu sa piste rose en ciment qui formait une rivière de corail enchâssée dans une enceinte assez grise. Ses longues lignes droites permettaient l’organisation de course de demi-fond (derrière moto). Beaucoup de grandes classiques françaises routières s’achevaient là : le Critérium National, les Boucles de la Seine, le Grand Prix des Nations et le derby de la route Bordeaux-Paris. Le Parc des Princes accueillit jusqu’en 1967 l’arrivée du Tour de France.
Je me souviens m’être retrouvé noyé au milieu d’une foule d’Italiens venue fêter leur nouveau campionissimo Felice Gimondi vainqueur de l’infortuné Poulidor pourtant débarrassé de son éternel rival Anquetil.
Je me souviens des réunions d’après Tour de France avec l’omnium opposant les vainqueurs des trois grands Tours.
Je me souviens du championnat du monde de vitesse de 1958 avec le triomphe du « Costaud de Vaugirard » Michel Rousseau laissant sur les fesses l’italien Enzo Sacchi.

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BORDEAUX/PARIS

Il y eut aussi, entre les deux guerres, le vélodrome Pierre-Benoist de Vaugirard, sis rue Olivier-de-Serres, non loin du Vel’d’Hiv’, qui laissa place à l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art.

vélodrome de Vaugirard blog.

vélodrome Vaugirard

Dans la proche banlieue sud, fut construit en 1937 le vélodrome de la Croix-de-Berny calqué sur la piste culte du Vigorelli de Milan. Il ferma ses portes en 1994 mais il était bien mutilé depuis longtemps.
Ces enceintes, dédiées essentiellement au cyclisme, ne résistèrent pas à l’urbanisation galopante et à l’appétit vorace des promoteurs immobiliers.
Dans la proche banlieue nord, le « neuf trois », département tant stigmatisé de la Seine-Saint-Denis, est riche de deux vélodromes encore en activité : à Aulnay-sous-Bois et à Saint-Denis.

Vélodrome Saint-Denis 4Vélodrome Saint-Denis 3Vélodrome Saint-Denis 21931-06-30+-+Miroir+des+Sports+-+Cipale+-+408A2Vélodrome de Saint-Denis 1

Toujours curieux, après avoir visité la basilique Saint-Denis, sépulture des rois de France, j’avais souhaité me rendre, non loin de l’université Paris 8, dans le temple des aristocrates du sprint.
Sans y paraître, bien discret derrière de sinistres murs de béton, le coquet anneau accueille, traditionnellement au mois de juin, le Grand Prix international de vitesse avec les meilleurs sprinters mondiaux. Le Club Vélocipédique Dyonisien (CVD), fondé en 1892, compta dans ses rangs deux très grands champions : le champion olympique Lucien Michard et son « Poulidor », non pas Lagarde mais Lucien Faucheux éternel second. C’est pour eux d’ailleurs que le vélodrome fut construit et inauguré en 1933.
À votre probable étonnement, les vélodromes sont encore légion en France, certes souvent dans un triste état. Il n’est pas rare, lors de mes pérégrinations hexagonales, quand je me trouve à proximité de l’un d’eux, que, poussé par une curiosité incontrôlée, j’aille jeter un coup d’œil et prendre quelques clichés. Fichez vous de moi, il y en a bien qui collectionne les boîtes d’allumettes (philuménie) ou les capsules de bière (cervacapsulophilie), moi je suis « collectionneur de photographies de vélodromes ». Tiens, en gage de votre moquerie, je vous charge de trouver le nom de mon étrange marotte.
D’ailleurs, j’ai des amis qui apportent leur contribution en m’envoyant quelques images de vélodromes glanées au hasard de leurs promenades.
C’est ainsi que je peux vous présenter, à tout seigneur tout honneur, le plus vieux vélodrome de France encore en service, celui de Senlis, son aîné d’un an, étant agonisant.
Inauguré en 1897, il est situé dans le département de l’Allier, précisément dans la petite cité de Lurcy-Lévis.

le-velodrome-montalescot-fete-ses-120-ans_3345590Vélodrome Lurcy-Levis 1Vélodrome Lurcy-Lévis 3Vélodrome Lurcy-Lévis 2Vélodrome Lurcy-Lévis 4Vélodrome Lurcy-Lévis 5

Je poserais volontiers mon panier, dans ce décor champêtre, pour pique-niquer (un pâté en croûte et une bouteille de Saint-Pourçain, ça vous convient ?) et évoquer les riches heures du duc du Bourbonnais, le doyen des vélodromes. Un site fort bien documenté en retrace l’histoire : http://velodrome.03320.fr/

Lurcy Lévis Kubler

Ferdi KUBLER sur la pelouse du vélodrome (Archives « Histoire du vélodrome de Lurcy-Lévis »)

Dans les statuts de la société vélocipédique en charge de la gestion de l’enceinte, j’ai relevé à l’article 19 que les discussions politiques et religieuses sont interdites. Sans remonter à la quasi fracture sociale du pays au temps d’Anquetil et Poulidor, ne peut-on pas tout de même débattre sur la rivalité actuelle opposant nos sprinters Arnaud Démare et Nacer Bouhanni ?!
J’eus aimé que René Fallet, originaire de Jaligny-sur-Besbre, choisisse la bucolique piste lurcyquoise pour établir le « record du monde de l’heure des Écrivains de plus de quarante ans dont le prénom commence par un R », mais le truculent romancier amoureux fou de la petite reine lui préféra le vélodrome Louis-Darragon de Vichy.
Plus sérieusement, à raison de deux réunions annuelles, le vélodrome de Lurcy-Lévis accueillit de très grandes figures du cyclisme mondial. Entre les deux guerres, il vit passer de grands champions comme Antonin Magne, André Leducq, Roger Lapébie, Paul Le Drogo, René Le Grevès.

Lurcy Lévis afficheLurcy Levis 1956 programmeLurcy-Levis 20 sept 1953 les frères Bobet 2018-01-17 à 14.28.40

Les frères Jean et Louison Bobet en 1953 (Archives « Histoire du vélodrome de Lurcy-Lévis »)

En compulsant les programmes, je relève les noms de Louison Bobet et son frère Jean, du suisse Ferdi Kubler (vainqueur du Tour de France 1950), de Charly Gaul, d’Anquetil Darrigade et Terruzzi vainqueurs ensemble des deux derniers Six Jours disputés au Vel’ d’Hiv’, du régional Roger Walkowiak beau vainqueur du Tour de France 1956 et pourtant injustement dénigré, de Guido Messina champion du monde de poursuite, du belge Patrick Sercu champion olympique du kilomètre et détenteur du record de victoires dans les courses de Six Jours (88), de Raphaël Geminiani, Apo Lazaridès, Nello Laurédi, Gilbert Bauvin, bien d’autres encore, sans oublier les spécialistes de la piste Pierre Trentin, Daniel Morelon, Gérard Quintyn et le bien nommé Arnaud Tournant.
Gagné par ma frénésie de vélodromes (voyez comme c’est contagieux), mon ami poursuivit sa quête photographique au vélodrome Isidore Thivrier de Commentry.

Commentry  1jpgCommentry 3Commentry 4Commentry 2

Rien ne stipule que les considérations politiques sont interdites sur cette autre piste bourbonnaise, aussi, afin de ne pas rouler idiot, il faut rendre hommage à Isidore Thivrier.
Son père Christophe, premier maire socialiste du monde (élu en 1882), fut connu comme le « député en blouse ». En effet, bien avant que les élus de la France insoumise se présentassent sans cravate lors de la rentrée de la nouvelle législature, ce député de l’Allier, ancien mineur, fit scandale en 1889 en pénétrant dans l’hémicycle habillé de la blouse bleue des ouvriers bourbonnais : « Quand l’abbé Lemire posera sa soutane, quand le général de Galifet posera son uniforme, je poserai ma blouse ». Récemment, Kad Mérad s’est inspiré de cette scène dans la série Baron noir diffusée par Canal+.
Isidore Thivrier, maire de Commentry de 1936 à 1940 et député de l’Allier de 1924 à 1940, fut l’un des 80 parlementaires (avec Marx Dormoy, un autre Bourbonnais) ayant voté, le 10 juillet 1940, contre la proposition de révision des lois constitutionnelles régissant la IIIème République en vue d’accorder les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, président du Conseil.
De manière surprenante, il conserva ses mandats électoraux : maire de Commentry jusqu’en 1943, il fut invité à entrer aussi au Conseil National et accueillit même cordialement le maréchal en visite à Commentry le 1er mai 1941. Refusant d’adhérer à la politique du régime de l’état français, il finit par démissionner de ses fonctions pour se consacrer à des actions plus clandestines. Il entra alors en contact avec le réseau de renseignements Marco Polo et installa dans sa propriété un émetteur clandestin en liaison avec Londres et Alger. Il fut arrêté en octobre 1943 par la Gestapo. Interné quelques mois à la prison de Bourges, il fut condamné par un tribunal militaire allemand à vingt ans de réclusion pour espionnage puis déporté en avril 1944 vers le camp du Struthof en Alsace. De santé précaire, atteint de tuberculose et d’angine de poitrine, il y mourut, trois semaines plus tard, le 5 mai 1944.
Difficile de reprendre la piste après un tel portrait ! « Je n’ai pas la socquette légère » comme on dit dans le jargon cycliste !
La qualité du revêtement en ciment de la piste et sa longueur (près de 500 mètres) font que le vélodrome Isidore Thivrier a acquis une tradition de demi-fond, une épreuve d’endurance très spectaculaire courue derrière des motos. Les coureurs qui atteignent des vitesses voisines de 70 km/h sont appelés stayer, littéralement en anglais, « celui qui tient, qui a de bonnes qualités d’endurance ».

demi-fond à Commentry

Collectionneur impénitent, je sollicitai un ami enseignant dans un collège de Lens, pour qu’il effectue quelques photographies du vélodrome de la ville avant que ce « chef-d’œuvre en terril » ne tombe entre les mâchoires des pelleteuses pour permettre la construction du musée du Louvre-Lens. Il semblait pourtant encore dans un état acceptable de conservation.

Vélodrome Lens 4Vélodrome Lens 1Vélodrome Lens 2Vélodrome Lens 7Vélodrome Lens 8Vélodrome Lens 5Vélodrome Lens 6Garin assiette

Construit en 1933, reconstruit en 1990, il portait le nom de Maurice Garin en hommage au premier vainqueur du Tour de France en 1903. J’ai eu déjà l’occasion de vous parler de ce champion cycliste à l’occasion de l’exposition Ciao Italia organisée au musée de l’Immigration. De nationalité italienne, naturalisé français en 1901, venu s’installer dans le Nord, on le surnommait « le petit ramoneur » en référence à son ancien métier dans le Val d’Aoste.
L’autre grand fait d’armes de Maurice Garin fut son succès, en 1901, dans le mythique Paris-Brest-Paris à la moyenne, incroyable pour les bécanes de l’époque, de 22,995 km/heure.
Spécialiste des épreuves au long cours, il remporta aussi, en 1895, les 24 heures des Arts Libéraux. Cette course organisée par le journal Le Vélo était disputée derrière des entraîneurs … dotés d’une simple bicyclette, d’un tandem ou d’une triplette. Pour l’anecdote, Garin ingurgita au cours de ce marathon : 19 litres de chocolat chaud, 7 litres de thé, 8 œufs au madère, une tasse de café avec de l’eau-de-vie de champagne, 45 côtelettes, 5 litres de tapioca, 2 kg de riz au lait et des huîtres ! Hé Dukan !
Au Nord, c’étaient les corons, la terre c’était le charbon… Le petit ramoneur nous a quitté en 1957, les mines et les vélodromes ont fermé peu à peu. Il ne reste aujourd’hui que les pistes de Saint-Omer (construite en 1899) et de Bruay-en-Artois dans le Pas-de-Calais, et au bout de « l’enfer du Nord », le paradis, le vélodrome André-Pétrieux, lieu d’arrivée de la classique mythique Paris-Roubaix. On lui fit des infidélités de 1986 à 1988, pour des raisons bassement économiques, en lui préférant l’avenue devant les bâtiments de La Redoute sponsor de l’épreuve.
J’eus l’occasion de le visiter (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2011/04/15/voyage-au-bout-de-lenfer-du-nord/) à la veille de la course, mieux encore de marcher sur la piste et d’en faire le tour complet. Ce vélodrome, c’est une histoire de passion, une légende, et au fil des pas, défilait le film d’un demi-siècle d’arrivées. Les plus grands champions y triomphèrent (sauf Anquetil !). Pire que moi encore, cet après-midi-là, deux gosses italiens d’une cinquantaine d’années, à vélo, se photographiaient à tour de rôle à l’entrée de la dernière ligne droite. Avant eux, leurs compatriotes Serse et Fausto Coppi, Antonio Bevilacqua, Felice Gimondi, Francesco Moser trois fois consécutivement, Franco Ballerini deux fois, Andrea Tafi sans parler de Pino Cérami un italo-belge de 39 ans, connurent pareille ivresse !

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Arrivée de Paris-Roubaix 1964

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Bonus inestimable, j’eus droit à une visite privée des antiques douches ornées de plaques de cuivre gravées du nom de chaque vainqueur sorti de l’enfer : « Elles sont devenues légendes au même titre que les pavés. Elles sont le mur des lamentations, l’endroit où les coureurs grimacent, geignent, comparent leurs blessures, décrivent leurs chutes avec force gestes et mimiques dans un sabir international. L’endroit où se lavent poussière, plaies et fatigue ».
Sous les pavés, la piste ! Une « vélorution » ! On aime le vélo à Roubaix, et un second vélodrome, couvert celui-là, a vu le jour en 2012, juste à côté. On l’a baptisé familièrement Stab du nom de l’ancien grand champion nordiste Jean Stablinski champion du monde et quadruple champion de France sur route.
Le football, le sport roi des médias, a fait trop souvent la nique au cyclisme et plusieurs villes possédant des clubs professionnels ont sacrifié la piste en désuétude de leur vélodrome pour en augmenter la capacité.
Je me rappelle d’arrivées d’étapes du Tour de France sur l’anneau rose du Stadium de Toulouse et du Parc Lescure de Bordeaux. J’ai fréquenté le stade Auguste Delaune (sportif normand mort sous les tortures de la Gestapo) à Reims avec la piste qui entourait la pelouse sur laquelle les légendaires joueurs Kopa, Fontaine, Piantoni, Vincent pratiquaient leur football champagne. Je me souviens d’une couverture du magazine Sport&Vie où les deux grands champions de l’époque Raymond Kopa et Louison Bobet posaient sur la piste en ayant échangé leur tenue.

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Soixante-trois ans se sont écoulés depuis que Lucien Lazaridès, surnommé l’enfant grec, gagnait l’étape azuréenne Monaco-Marseille du Tour de France sur l’anneau du boulevard du Prado. La piste a disparu depuis longtemps, cependant, l’antre de l’Olympique de Marseille, reconstruite récemment, continue à porter le nom de Vélodrome. Et lors du Tour de France de l’an dernier, le temps d’un après-midi, le stade a retrouvé sa vocation originelle, deux serpents de bitume de 160 mètres de long et 6 mètres de large ayant été coulés en arc de cercle sur la pelouse pour permettre le départ et l’arrivée de la course contre la montre.

Marseille Tour 1955 Lucien LazaridesMarseille Tour 2017

À Montauban, la mousse et les publicités envahissent la piste rose de la légendaire cuvette de Sapiac laissant l’usage exclusif du lieu aux rugbymen locaux.

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Dans mon enfance, je me suis nourri, goinfré serait plus exact, des lectures des magazines sportifs couleur sépia qu’achetait mon père. Je les conserve précieusement, jaunis et écornés d’avoir tant été manipulés.
Lorsque j’ajoute un vélodrome à ma collection, me reviennent en mémoire certaines étapes du Tour de France, la photographie d’un sprint, à tout le moins d’un coureur échappé franchissant la ligne en vainqueur, une chute aussi parfois. Aussitôt, miraculeusement, quelques fantômes surgis du passé se mettent à rouler sur la piste déserte.
Je vois Ferdi Kubler l’emportant à Saint-Malo lors du Tour de France 1949.

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1949-Kubler satint-Malo au-velodromeFerdi Kubler remporte la 5ème étape Rouen-Saint-Malo du Tour de France 1949

J’imagine Rik Van Steenbergen endossant le maillot jaune à l’issue de la première étape Brest-Rennes du Tour 1952. Voyez fugacement son sprint sur le vélodrome de Rennes avec ces images  (et le son si caractéristique des reporters de l’époque) dont j’attendais impatiemment la diffusion lors du passage des « actualités » au cinéma. Ce fut l’un de mes premiers souvenirs sportifs: dans l’échappée, figurait le coureur indépendant Pierre Pardoën qui participait à de nombreuses courses régionales au pays de ma grand-mère (et mon père) picarde.

http://www.ina.fr/video/AFE85004627

Vélodrome Rennes 2Vélodrome de Rennes

Vélodrome Rennes 3Vélodrome de Rennes

Vélodrome Rennes 4Vélodrome de Rennes

Vélodrome Rennes 1Vélodrome de Rennes

Ce sont plus de 100 pistes (126 en 2013) qui sont encore en service en France. Certaines, mal ou pas entretenues, sont sans doute à l’article de la mort.
À moins d’être des mordus de cyclisme (et encore), rares sans doute parmi vous savent qu’on peut trouver des anneaux à Branoux-les-Taillades (Gard), Cléden-Poher et Guipavas (Finistère), Couëron et Guémené-Penfao (Loire-Atlantique), Descartes (Indre-et-Loire), Noyant-la-Gravoyère (Maine-et-Loire), Plélan-le-Grand (Ille-et-Vilaine), Plouasne et Quintin (Côtes-d’Armor), Valentigney (Doubs), Villemur-sur-Tarn, et même dans la station balnéaire chic de Deauville.
Ça sent bon la douce France, j’ai envie de penser que les équipes municipales actuelles envisagent avec bienveillance l’avenir de leurs infrastructures. Il est évident que les coureurs de l’élite préfèrent aujourd’hui les destinations exotiques à des critériums en France profonde pour des contrats juteux, mais cela constitue d’excellents outils pour les écoles de cyclisme. Louison Bobet affirmait qu’il n’aurait jamais gagné Paris-Roubaix et le Tour des Flandres s’il n’avait pas connu l’expérience de la piste.

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Malheureusement, j’ai lu les récents avis de décès de Mont-de-Marsan et Blois dans la rubrique nécrologique des vélodromes.
Pauvre stade Jean Loustau qui connut les grandes heures du Stade Montois avec les rugbymen de légende, Christian Darrouy, Benoit Dauga et les fabuleux frères Boniface ! Luis Ocaña, venu en voisin du Gers, Thévenet, Guimard et Duclos-Lassalle firent autrefois honneur à la piste. Place désormais à une extension du centre hospitalier !
Même les « merckxistes » les plus radicaux ignorent peut-être que le vélodrome de Blois constitua un tournant important dans la carrière du Cannibale, au même titre que ses triomphes dans Milan-San Remo et ses chevauchées fantastiques dans les ascensions de l’Aubisque et des Tre Cime di Lavaredo dans les Dolomites.
La roue de l’infortune tourna, le 9 septembre 1969, sur le béton de la piste blésoise alors qu’il disputait une course derrière derny. Eddy était dans le sillage de son entraîneur, Fernand Wambst, quand, brusquement, l’accident survint. Victime d’un bris de pédale, l’entraîneur d’un autre concurrent chuta emmenant dans sa cabriole les poursuivants immédiats. « Ce fut terrible. Il n’y a pas eu moyen d’éviter Daler et son vélomoteur. Wambst a percuté de plein fouet. Moi-même, j’ai effectué une pirouette d’une quinzaine de mètres et je me suis reçu, sur le béton, la tête d’abord, le dos ensuite. Nous étions à plus de 60 km/heure. »
Fernand Wambst fut tué sur le coup. Eddy Merckx, emmené à l’hôpital, resta sans connaissance une demi-heure. Les radiographies ne décelèrent finalement aucune fracture mais le champion belge eut le bassin complètement déplacé et confia en avoir subi les séquelles durant la suite de sa carrière pourtant prodigieuse. Un autre grand champion belge Stan Ockers fit une chute mortelle lors des Six jours d’Anvers en 1956. Un monument fut érigé en sa mémoire en haut de la côte des Forges sur le parcours de la « doyenne » Liège-Bastogne-Liège.
L’un des multiples hauts-faits d’armes d’Eddy Merckx eut pour théâtre le vélodrome de Mexico. Mauvais timing de ma période mexicaine, j’avais manqué de peu en 1968 les médailles d’or olympiques des sprinters français Trentin et Morelon et du poursuiteur Daniel Rebillard, je ratais de quelques semaines sa tentative victorieuse contre le record de l’heure. Sur un air de mariachis … Merckxicoooooo !

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Tardive consolation, une lectrice bruxelloise photographia pour moi le vélo utilisé par le champion à Mexico et exposé sur le quai central de la station de métro … Eddy Merckx.

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Légèrement confuse, elle s’excusa de l’aspect un peu « sommaire » de la machine. Je la rassurai en lui confiant qu’il en était des vélos de piste comme des peintres, ils sont souvent primitifs quand ils sont flamands ! Je lui pardonnai volontiers qu’elle ignorât que les vélos utilisés sur la piste ne possèdent ni frein, ni dérailleur.
Avec ces engins dits à pignon fixe, il n’est donc pas possible de faire de la roue libre. Les jambes sont entrainées et on est obligé de continuer à les tourner jusqu’à l’arrêt. Ce procédé évite les coups de freins trop violents qui risqueraient d’être dangereux notamment dans les virages en cas d’un écart d’un coureur qui vous précède. Sans compter que tout gain de poids, même de quelques grammes, est appréciable dans la recherche de l’aérodynamisme.
Pour les sprinters, c’est ce qui leur permet de réaliser des séances de « surplace » qui ont pour but d’obliger le coureur qui est derrière vous, à passer devant afin de pouvoir profiter de son aspiration au moment du sprint final.
Cela peut paraître paradoxal pour une épreuve de vitesse, mais dans le cyclisme de papa et grand-papa, il n’était pas rare d’assister à de très longs surplaces qui mettaient à rude épreuve les muscles des coureurs.
Dans la mémoire des anciens sont figés des surplaces entre Antonio Maspes et Michel Rousseau qui avoisinèrent ou dépassèrent la demi-heure. Dans mon enfance, j’ai souvenir de cousins de Bourg-la-Reine qui avaient pratiqué le cyclisme sur piste et qui m’enseignaient de passionnantes leçons de tactique, un peu à la manière de Jean Gabin !

Surplace Rousseau GaignardMichel Rousseau et Roger Gaignard dans une séance de surplace

Dans l’époque moderne, le temps est « compté » et à cause des impératifs horaires et économiques des diffuseurs audiovisuels, un maximum de deux surplaces est autorisé par course avec une durée maximale de 30 secondes, à l’issue desquelles le starter indique au coureur de tête de repartir.
Il n’y a pas que les vélos qui sont « primitifs », les maillots d’antan des pistards étaient aussi minimalistes, dépourvus des traditionnelles poches arrière et poitrine des routiers (tant pis pour le briquet et le paquet de Gauloises de René Fallet !). Par contre, ils possédaient la noblesse de la soie et j’adorais leur élégance, enfilés sous le cuissard, moulant le torse du coureur afin de permettre une meilleure pénétration dans l’air.
Je suis intarissable, permettez que j’évoque aussi le vélodrome de Besançon. Aujourd’hui disparu, il portait le savoureux nom de Gibelotte.
Est-ce parce qu’il fut le champion incontesté de la lutte contre le temps, Jacques Anquetil, qualifié parfois de « chronomaître », écrivit (une fois avec son maillot de marque BIC) deux belles pages de sa carrière sur la piste de la cité horlogère.
Lors du Tour de France 1963, il consolida son maillot jaune en y remportant l’étape contre la montre. Cela inspira Antoine Blondin qui rédigea sa chronique de L’Équipe à la manière d’un Conte du Chat Perché de Marcel Aymé. Intitulée Course contre le Monstre, vous pouvez la retrouver ici : http://encreviolette.unblog.fr/2013/07/02/ici-la-route-du-tour-de-france-1963-2/
Le meilleur fut à venir même si cela n’est pas inscrit dans le palmarès de Jacques. En septembre 1967, onze ans après avoir battu le légendaire record de l’heure de Fausto Coppi au Vigorelli de Milan, il lui vint l’idée de s’attaquer à nouveau à ce monument du cyclisme.
En guise de répétition, devant les caméras de la télévision, il effectua en soixante minutes, 101 fois le tour de la piste franc-comtoise battue par le vent soit 45,775 kilomètres. Cela fut considéré par les spécialistes et ses pairs présents au bord de la piste (notamment Poulidor) comme un formidable exploit athlétique. Deux jours plus tard, Anquetil battit le record en terre lombarde en parcourant 47,493 kilomètres dans l’heure, soit 1 334 mètres de plus que son premier record de 1956. « Pour Jacques, rien n’est plus beau que le record de l’heure. On ne peut pas y faire deuxième : c’est tout ou rien » (Paul Fournel).
Pour être complet et honnête sur le sujet, l’Union Cycliste Internationale refusa d’homologuer ce record, le champion normand n’ayant pas accepté de se soumettre au contrôle antidopage dans le vestiaire bondé de monde. Il n’y avait pas de quoi en faire un fromage, un bol de cancoillotte ou de gorgonzola bien crémeux en la circonstance.
Par la suite, en effet, ce record fut souvent dévoyé et perdit, faute de repères, beaucoup de sa signification. Plutôt qu’effectuer leur tentative sur l’anneau de référence, le Vigorelli à Milan, les candidats choisirent des pistes en altitude (Mexico est à 2 250 mètres), avec des revêtements en bois plus rapides, des vélos aux conceptions technologiques très (trop ?) pointues, et parfois même des « préparations biologiques » beaucoup plus condamnables que l’absorption éventuelle de quelques amphétamines.
L’Union Cycliste Internationale a mis récemment un peu d’ordre en étant plus flexible dans son règlement : « la bicyclette doit posséder « deux roues d’égal diamètre ; la roue avant est directrice ; la roue arrière est motrice, actionnée par un système de pédale agissant sur une chaîne ». « Le coureur doit être en position assise sur sa bicyclette. Cette position requiert les seuls points d’appui suivants : le pied sur la pédale, les mains sur le guidon, le siège sur la selle ». « La bicyclette doit être accessible à l’ensemble des pratiquants. Tous les éléments de la bicyclette doivent être commercialisés (c’est-à-dire disponible sur le marché ou en vente directe auprès du constructeur) au plus tard neuf mois après leur première utilisation en compétition. Le principe du prototypage de même que l’usage d’un matériel spécialement conçu pour un athlète, une épreuve ou une performance particulière n’est pas autorisé. »

velodromebesacn-1en 2000jpegVélodrome de Besançon

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Ferdi Kubler encore vainqueur à Besançon lors du Tour de France 1947

Anquetil  heure BesançonJacques Anquetil dans sa tentative contre le record de l’heure au vélodrome de Besançon

Je ne peux clore ce grand bain de nostalgie sans vous présenter un amour de vélodrome. Il possède le charme suranné des vieilles propriétés. La grille d’entrée grince. Derrière les herbes un peu folles, surgit ce qui ressemble à un jardin public ombragé plus propice à la pratique de la pétanque ou à l’organisation d’un vide-grenier ou d’une fête de la musique.

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Ici gît le vélodrome du Placia à L’Isle-Jourdain dans le Gers. Une photographie d’une exposition consacrée au passé du lieu montre les 13 personnes de la cité « qui déplacèrent des montagnes de terre pour construire en 1933 ce vélodrome à la forme atypique avec ses virages très resserrés ».
Au premier coup d’œil, on imagine mal qu’ici, roulèrent plus de 300 coureurs professionnels, 8 champions olympiques, 32 champions du monde, 18 vainqueurs du Tour de France. Pour la nocturne du 16 septembre 1960, on relève : 1.Robert Verdeun 2.Yves Rouquette 3.Anquetil 4.Stablinski.
Robert Verdeun, excellent coureur lui-même, était le frère de Maurice Verdeun champion du monde et champion de France de vitesse, vainqueur de la grande finale de la Médaille et du Grand Prix de Paris amateur.
Aujourd’hui, cette piste constituerait un excellent terrain de jeu pour les enfants sur leur tricycle. Curieux comme ils sont, ils demanderaient à leurs parents ce qu’est la bande bleu clair qui se trouve en bordure de la piste sur toute sa longueur. Sauraient-ils répondre qu’il s’agit de la « côte d’azur », une bande d’arrêt d’urgence qu’il est interdit d’emprunter volontairement. Lors des épreuves de poursuite et les tentatives de record de l’heure, elle est rendue impraticable par la pose de « boudins ». Il s’agit de petits sacs de sable, donc rien à voir avec l’excellente charcuterie régionale que l’on pourrait éventuellement déguster à l’ombre de la cinquantaine de platanes occupant le centre de la piste !
Quelle belle aire de pique-nique, cela aurait constitué au temps des nocturnes avec les as du Tour de France ! Idéale pour les mounjetados, ces repas de village si populaires dans le Sud-Ouest.

Vélodrome Isle-JourdainLe vélodrome du Placia autrefois

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Phénomène récent d’édition, des journalistes ou historiens publient des ouvrages ou brochures faisant revivre, souvenirs et anecdotes à l’appui, l’histoire de vélodromes de leur région aujourd’hui disparus. Ainsi, à Saumur, le vélodrome de la Loire inauguré en 1894 fut démoli durant la Seconde Guerre mondiale, la piste ayant subi les crues du fleuve.
Sortez vos mouchoirs, la ville de Cholet a perdu ses trois vélodromes dont celui au joli nom de l’Oisillonnette.
Au cours de mes recherches, j’ai découvert qu’il y eut un vélodrome en ciment à Rouen en lieu et place de l’actuel marché d’intérêt national. Construit en 1895, il était intégré dans un ensemble comprenant un casino et un lac, au centre de la piste, haut-lieu du patinage hivernal. Mon père et mon oncle durent le connaître.

Vélodrome Rouen

L’ancien vélodrome de Rouen

Il accueillit plusieurs arrivées de Paris-Rouen considéré comme la plus ancienne course cycliste d’endurance de ville à ville (remportée en 1869 par James Moore).
Un nommé Guignollot, qui ne l’était pas du tout, termina second de l’édition de 1895 devant Caron et Rayard qui courait … en tandem !
Le 6 juin 1909, se disputa un omnium entre Gustave Garrigou, vainqueur du Tour de France 1911 (en 1910, il reçut une prime spéciale de 100 francs-or pour avoir escaladé le col du Tourmalet sans mettre pied à terre !), et Jean Alavoine, une sorte de Poulidor des temps héroïques, ayant terminé cinq fois dans les cinq premiers de la Grande Boucle. Surnommé le Gars Jean, Alavoine enrichit le jargon cycliste de formules comme « rouler la caisse », « pédaler avec les oreilles » ou « mettre le nez à la fenêtre ».
Juste à l’intérieur de l’anneau cycliste, il y avait une contre-piste en herbe permettant de faire courir simultanément un homme contre sa plus noble conquête.
Le vélodrome fut détruit en 1932. Deux ans plus tard, à quelques centaines de mètres de là, naissait Jacques Anquetil.
Je ne vais pas vous laisser sur ce sentiment de nostalgie. L’espoir fait revivre les vélodromes. Soixante après la démolition du Vel’d’Hiv’ de Paris, je me réjouis de la naissance de plusieurs pistes couvertes à travers l’hexagone : le Stab à Roubaix, Bordeaux-le-lac, Bourges et même prochainement à Bonnac-la-Côte.

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Dans mon enfance, se disputait, en hommage au village martyr, le Grand Prix de la Renaissance d’Oradour-sur-Glane avec les plus grands champions de l’époque. Aujourd’hui, à vingt-cinq kilomètres de là et de la capitale de la porcelaine, dans la campagne limousine, vient de sortir de terre le vélodrome Raymond Poulidor, du nom du grand champion originaire de la région. C’était pourtant un médiocre coureur sur piste mais, justement, s’il avait eu accès à ce type d’installation durant sa valeureuse carrière, son palmarès se serait sans doute enrichi de quelques courses prestigieuses.
Le vélodrome possède même deux pistes, une au format olympique et un anneau d’initiation et d’échauffement à l’intérieur. Il devrait être bientôt doté de sa couverture mais, pour l’instant, croisons les doigts, il connaît déjà quelques soucis avec le revêtement en béton de la piste partiellement … bosselé ! Bonne nouvelle, par contre, il a reçu la visite des collectivités de L’Isle-Jourdain (tiens, tiens), Loudéac et Saint-Étienne, voulant rénover ou bâtir le leur.

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J’ai gardé pour la bonne bouche le Vélodrome National de Saint-Quentin-en-Yvelines, à quelques tours de roue de chez moi, qui a ouvert ses portes en janvier 2014.
Il s’inscrivait à l’origine dans la candidature de la ville de Paris pour les Jeux Olympiques de 2012 mais le choix de Londres mit du plomb dans l’aile du projet. D’autant qu’à l’inverse du règlement du vélodrome de Lurcy-Lévis (!), ici, les spéculations politiques allèrent bon train : les élus de droite de la Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines pourfendirent la gauche majoritaire, arguant du fait que c’était un projet bien trop onéreux et d’une autre époque pour quelques rares coureurs en maillot de soie ! Ils reçurent même le soutien providentiel d’écologistes prétextant la proximité (réelle) d’une réserve migratoire ornithologique et la présence de quelques batraciens notoires en bordure de l’étang contigu.
Je ne développerai pas tous les débats sur ce « vélodrame » qui ne pouvaient pas se régler « à la pédale » … faute de piste ! En tout cas, le vélodrome a fini par voir le jour, et savoureusement, la droite, depuis majoritaire, s’enorgueillit du « magnifique écrin », véritable vitrine du sport, d’autant plus avec la perspective acquise des Jeux Olympiques de 2024.
À l’image du centre de Clairefontaine pour les footeux, le vélodrome s’intègre dans un complexe avec l’installation de la Fédération française de cyclisme et une autre arène destinée aux épreuves de BMX. C’est aussi le siège du centre d’entraînement de l’équipe de France et de nombreuses journées portes ouvertes permettent d’y assister.

St-Quentin Portes ouvertes 1St-Quentin Portes ouvertes 4St-Quentin Portes ouvertes 6St-Quentin portes ouvertes 3St-Quentin Portes ouvertes 7St-Quentin Portes ouvertes 2Journée Portes ouvertes vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines: entraînement de l’équipe de France

Aux normes olympiques, la piste francilienne a déjà accueilli les championnats de France en octobre 2014 et les championnats du monde en février 2015.
Un des premiers événements médiatiques fut la tentative victorieuse de Robert Marchand contre son propre record de l’heure des centenaires. Âgé alors de 102 ans, il parcourut 26,927 kilomètres, performance que beaucoup d’actifs seraient incapables d’égaler, à commencer par moi.

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Vous imaginez ma joie quasi enfantine de revivre, soixante ans après, les grandes heures du Vel’d’Hiv’ qu’en fait, je n’avais connues qu’à travers les journaux et quelques retransmissions télévisées.

St-Quentin France 9Florian Rousseau, ancien champion olympique et champion du monde, avec Jean-René Godart

Les championnats de France ne firent guère recette. Pourtant, le gratin du cyclisme national, dont quelques champions du monde en titre, était au rendez-vous sur la piste qui constitue désormais leur outil de travail au quotidien.
Pour la ferveur populaire, il faudrait repasser. En effet, seuls quelques nostalgiques comme moi, éparpillés dans les gradins, tentaient à travers leurs souvenirs d’antan, de transmettre leurs émotions et d’inculquer quelques notions à une jeune génération plus encline au VTT et BMX. Toute une éducation à remettre en place, là aussi !
L’intérieur de la piste est occupé par le « quartier des coureurs » qui, pianotant sur leur portable ou s’échauffant sur un home trainer le walkman sur les oreilles, attendent qu’on les appelle au départ.
Contre mauvaise fortune, bon cœur, j’eus loisir de me déplacer le long des balustrades pour mieux appréhender toute la virtuosité des champions et … championnes, pour jauger aussi l’impressionnante inclinaison des virages. Vive la force centrifuge !
Je me familiarisais avec les différents types d’épreuves. On peut tourner en rond (ou en ovale) de bien des manières : courses de vitesse individuelle et par équipes de trois, kilomètre contre la montre, courses d’endurance avec la poursuite individuelle et par équipes, la course aux points, l’américaine, le scratch, l’omnium. Ces spécialités ont leurs règles propres et réclament des qualités différentes de puissance, de vélocité et de souplesse.
Très prisé du public (même maigre), le keirin est une épreuve assez récente importée du Japon où les paris sont ouverts sur les coureurs. La course se déroule sur deux kilomètres : lors des premiers 1400 mètres, l’allure des coureurs est réglée par un entraîneur motocycliste qui accélère progressivement avant de quitter la piste à 600 mètres de la ligne.
Au diable les acouphènes, je fus ravi d’assister à la course de demi-fond, un peu désuète aujourd’hui, avec ses motos pétaradantes.
Et puis, vibra aussi ma fibre cocardière : les coureurs étaient vêtus, plutôt que ces infâmes tenues surchargées de logos commerciaux, de maillots de leurs comités régionaux respectifs. Délicieux anachronisme de voir les combinaisons d’aujourd’hui (maillot et cuissard combinés) aux couleurs de nos provinces héritées d’une France moyenâgeuse : le bleu de l’Ile-de-France piqué de fleurs de lys, la blanche hermine de Bretagne, les léopards de Normandie. L’enseignant qui sommeille toujours en moi pensait que ce pouvait être un moyen ludique d’acquérir quelques rudiments d’histoire et de géographie. Incidemment, nos chers enfants apprendraient que la Guyenne appartient à la Nouvelle Aquitaine et n’est pas le théâtre du lancement des fusées Ariane ! Je sais bien que notre cher président, plus cultivé que la moyenne, avait déclaré que la Guyane était une île … Allez, pas de mauvais esprit, roulons !

St-Quentin France 10Championnat de France de vitesse: François Pervis champion du monde et Grégory Baugé, neuf titres de champion du monde sur piste

St-Quentin France 11St-Quentin France 3St-Quentin France 12St-Quentin France 2St-Quentin France 1Poursuite par équipes

St-Quentin France 6Omnium femmes

St-Quentin France 8st-quentin France 14St-Quentin France 13St-Quentin France 15Épreuve de demi-fond

Quelques mois plus tard, le public répondit présent, cette fois, pour les championnats du monde. Mon frère eut envie de revivre les émotions spéciales que dégage un vélodrome. Je ne savais pas que ce serait sa dernière visite chez moi.
À la différence d’une course sur route qui passe devant vous durant quelques secondes, ici le spectacle est permanent et total. Nous retrouvâmes quelques fulgurances du passé, notamment lorsque, littéralement porté par une foule enfin déchaînée, François Pervis alla conquérir le titre du kilomètre pour 87 millièmes de seconde.

St-Quentin Monde 3Championnat du Monde

St-Quentin Monde 2St-Quentin Monde 1St-Quentin Monde 4St-Quentin Monde 5St-Quentin Monde 6François Pervis vient de remporter le titre mondial du Kilomètre

La Marseillaise retentit à cinq reprises en l’honneur de nos pistards.
Qui sait si, dans six ans, je ne vous conterai pas ici d’autres exploits de nos pistards lors des Jeux Olympiques de Paris qui se dérouleront sur cette même piste…
Hors quelques (trop rares) événements internationaux et nationaux, la piste de Saint-Quentin-en-Yvelines accueille quelques épreuves régionales de jeunes. C’est plaisant de voir évoluer, souvent gratuitement ou presque, ces graines de champions qui laissent espérer que le cyclisme sur piste a un avenir.
Des baptêmes sont même organisés au cours desquels monsieur et madame Tout le monde peuvent rouler sur la piste olympique et les plus téméraires « monter aux balustrades » comme les meilleurs écureuils. Cela suscitera peut-être de futures vocations chez leurs enfants.
Par contre, il faut probablement tirer un trait sur le retour d’éventuels Six Jours.
Les Six Jours se sont progressivement modifiés voire désincarnés, et ne correspondent absolument plus aux canons originels. Prolifiques encore en Europe dans les années 1970-80, ils se sont réduits comme une peau de chagrin. Seuls subsistent cette saison ceux de Londres, Gand, Genève, Rotterdam, Brême, Berlin et Copenhague. L’Allemagne a été particulièrement affectée avec la disparition des Six Jours de Dortmund, Cologne, Hanovre, Francfort, Munich, Munster.
À l’origine, le principe voulait tout simplement qu’il ne soit pas permis à une équipe (de deux hommes) de quitter la piste durant six jours et six nuits. Aujourd’hui, la course s’est « humanisée » se résumant dans la plupart des cas en des soirées avec une succession d’américaines entrecoupées de séries de sprints.
De toute façon, les spectateurs aussi ne voulaient plus de ce genre de course. Ce n’était plus rentable de faire tourner des coureurs devant des banquettes vides. Le temps est révolu où les coureurs étaient obligés de dormir dans les cagnas, sauf le fantasque Roger Hassenforder faisant le mur pour retrouver une belle admiratrice dans un hôtel voisin du Vel’ d’Hiv’ !

Cagna d'autrefois

Les champions routiers, qui déjà limitent leurs objectifs à un ou deux grands tours nationaux, préfèrent passer l’hiver au soleil de l’autre hémisphère plutôt que se frotter aux spécialistes de la piste dans des atmosphères confinées.
Pour humer aujourd’hui un peu de la fragrance des Six Jours à l’ancienne, il faut se rendre chez nos voisins belges au vélodrome Kuipke de Gand. Les Zesdaagse van Vlaanderen-Gent (Six Jours de Gand en néerlandais) constituent les derniers garants de l’institution. Les frites, la bière et le musette restent des valeurs refuges de la kermesse « brueghelienne » !
Ici, les plus grands spécialistes de la discipline Rik Van Steenbergen, Peter Post, Patrick Sercu, l’emportèrent associés aux grands routiers de l’époque Rik Van Looy, Eddy Merckx et Roger De Vlaeminck.
Pour en avoir un aperçu, je vous offre ce joli reportage de l’émission Faut pas rêver. Justement si, il faut rêver ! Et je ne désespère pas, rien qu’un soir, goûter à cette ambiance. La chose ne sera pas aisée cependant, en effet, dès février, la presque totalité des billets pour l’épreuve disputée au mois de novembre qui suit, est déjà vendue.
Dans le reportage, il y a même le gosse qui fait le tour du square (comme moi dans la cour de l’école !). Souriez de tous ces spectateurs qui tournent la tête comme une colonie de flamants roses, de « flamands » plutôt. Les Fla-les Fla-les Flamands roulent sans mollir, les Flamands ça n’est pas mollissant …!

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpc97000568/belgique-les-six-jours-de-gand

Les béotiens, je ne peux le leur reprocher, considèrent sans doute que tous les vélodromes se ressemblent, alors qu’ils doivent répondre aujourd’hui à des contraintes architecturales précises édictées par l’Union Cycliste Internationale afin d’être homologués pour les compétitions de haut niveau : « les vélodromes sont des pistes qui, dans leur forme et inclinaison ainsi que dans leur état et leurs dimensions permettent à chaque coureur, lors des compétitions cyclistes qui s’y déroulent, de défendre ses chances sans risque ni péril. »
Une piste est constituée de deux lignes droites parallèles et de même longueur, reliées par des virages dont l’inclinaison est déterminée en fonction de la vitesse minimum de sécurité.
La longueur de la piste doit être comprise entre 133,33 et 500 mètres, et choisie de telle sorte que pour un certain nombre de demi-tours parcourus, on obtienne une distance égale à un kilomètre. Elle est fixée à 250 mètres pour les championnats du monde et les Jeux Olympiques. Les virages sont d’autant plus relevés que la piste est courte. Cela exige un travail de géométrie très poussé.
La surface de roulement doit être dure, uniforme, antidérapante et non abrasive. Elle est généralement en ciment ou asphalte pour les pistes en plein air, revêtement moins sensible aux aléas climatiques. Plus rapide, le bois est utilisé pour les pistes couvertes. Les essences les plus « roulantes » aujourd’hui pour les pistes de haute compétition sont le Douglas ou pin d’Oregon, le pin de Sibérie et le Doussié un bois exotique présent dans les forêts du Cameroun.
Il faut confier la construction d’une piste et même sa réfection à des entreprises vraiment spécialisées. Pour n’en avoir pas suffisamment pris conscience, la mairie de Paris et la société Eiffage ont été confrontées récemment à de sérieux problèmes lors de la rénovation de la piste de la Cipale de Vincennes.

Cipale rénovée 2Cipale rénovée 1Travaux de réfection de la piste de la Cipale

Il est un de mes rêves enfantins sinon puérils que j’envisage de réaliser : lors de mon prochain séjour à Milan, je compte bien me rendre au vélodrome Maspes-Vigorelli, l’un des lieux vraiment dignes de l’appellation « légendaire » dans l’histoire du sport cycliste, avant que les lattes de bois de la piste mythique ne pourrissent définitivement.

Vigorelli(© Angelo Giangregorio)

Anquetil Vigorelli Giro 1960

Chers lecteurs et lectrices, vous savez désormais comment me faire rêver : il vous suffit de faire quelques photographies de vélodromes que vous aurez approchés au hasard de vos balades et de me les envoyer. Je me ferai un plaisir de les publier à la suite de ce billet.

Mes aimables remerciements à Denis RIGAUD et Jean-François HOOG pour leur collaboration iconographique.

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 1 février, 2018 |27 Commentaires »

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