À bicyclette avec (Encre) Violette !
« La vie, c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre ». C’est Albert Einstein qui affirmait cela. Ce n’était pas la moitié d’un, pas même le quart… il en connaissait un rayon !
Je le prends à témoin car ce billet est dédié à la bicyclette. Encore, vont s’esclaffer certains de mes fidèles lecteurs un peu contrariés par mes deux précédents articles sur les vélodromes. Non, pas encore ! Aujourd’hui, je vous entretiens de bicyclette, pas de vélo ou de cyclisme.
La différence entre la bicyclette et le vélo est philosophique, stylistique et poétique. Je réclame l’aide de quelques maîtres de la plume pour m’aider à mieux la cerner.
Une fois n’est pas coutume, je commence ma démonstration par l’antithèse en citant deux fous de vélo et pour commencer le romancier René Fallet : « Ne dites pas : « J’ai un vélo », si vous possédez une chose informe munie de pneus ballons, d’une sonnette et d’un porte-bagages, vous feriez rire le monde, le monde merveilleux du vélo. Vous n’avez qu’une bicyclette. Le vélo c’est une femme. La bicyclette, c’est un « travelo » en bottes d’égoutier. Ce n’est pas le cheval qui est la plus belle conquête de l’homme, c’est le vélo. Il n’y a pas de boucheries vélocipédiques …
La bicyclette, les amateurs de vélo sont formels sur ce point, injustes s’il le faut, odieux jusqu’au racisme, la bicyclette n’est pas un vélo …
La bicyclette, c’est la bécane tordue du facteur, le biclou rouillé du curé, la charrue de la grand-mère, la sœur jumelle de sa machine à coudre. La bicyclette, c’est le percheron couronné, le véhicule utilitaire… On la reconnaît sans mal, la gueuse, à sa grosse selle camuse à ressorts, à ses garde-boue, à ses porte-bagages, à ses pneus d’arrosage, à sa sonnette, à sa lanterne et, surtout, à son guidon informe de toutes sortes, sauf la noble, dite « de course ».
Ce guidon « à la papa », je me retiens de ne pas le traiter d’infâme, d’ignominieux. Somme toute, non, je ne me retiens pas. Cet objet ridicule et laid me répugne. Je le hais, avec ses révoltantes poignées de caoutchouc, encore plus atroces depuis qu’elles sont en plastique … Il est « boulot-métro-dodo ». Le vélo, messieurs, c’est « Garbo-Bardot-Moreau » (à la fleur de l’âge ndlr !). Bicyclette et vélo, ce n’est pas bonnet blanc et blanc bonnet. C’est cabane à lapin et château de Chambord, boîte de pâtée Ronron et soufflé de Langouste à la Lyonnaise de Paul Bocuse. »
Je savais que Fallet, truculent écrivain et pas mauvais bougre, serait un contempteur impitoyable de la bicyclette. Si je m’en tiens aux critères qu’il avance, j’eus enfin le bonheur de posséder un vélo à l’âge de vingt-huit ans. Comme un gamin, trépignant, presque ému, je le reçus, dans leur usine de Maisons-Alfort, des mains propres des frères Roger et Marcel Lejeune qui équipaient alors une équipe professionnelle de cyclistes. Le romancier niçois Luis Nucera avoua : « Un jour, j’ai eu la chance de monter sur le vélo de Louison Bobet. C’était comme si on m’offrait la plume d’oie de Chateaubriand ». Il eut aussi le malheur de mourir à vélo, renversé par un chauffard.
Mon vénéré Antoine Blondin, autre amoureux fou de vélo, est un peu plus mesuré en trouvant quelque qualité sociologique à la bicyclette : « Depuis que la Providence a suggéré au primate d’utiliser un bâton pour gauler les noix, la bicyclette peut être considérée comme l’instrument le plus naturel qui ait été consenti à l’homme pour prolonger l’efficacité de son geste. A l’origine, deux roues puis une chaîne en font un outil privilégié, une super-brouette en quelque sorte, à laquelle Pascal n’avait pas pensé, bien qu’il s’en soit fallu d’un rien. Par la suite, elle se perfectionne sous la triple rubrique de la légèreté, de la rigidité et, paradoxalement, de la souplesse du métal. À ce stade, il convient de distinguer entre la bécane et le vélo qui est à celle-là ce qu’une Ferrari est à une 2 CV. La bécane est plutôt attachée à la silhouette du facteur ou à celle des valeureux pères de famille qui s’en vont chercher des œufs en rase campagne quand les armées ennemies occupent le sol natal. C’est un instrument domestique au même titre que la charrue. On l’extirpe généralement de la cave ou du grenier pour lui laisser passer la nuit dehors pour le plus grand profit du « voleur de bicyclette » qui hante les films néo-réalistes italiens. C’est à peine si on lui concède la protection d’un antivol : une de perdue, dix de retrouvées. Du temps qu’ils portaient la soutane, les curés de village en faisaient un usage proliférant car, sous une forme mixte, elle mettait en valeur l’habit ecclésiastique. Pour leur part, les travailleurs de l’aube, avant de l’enfourcher, musette au dos, dans de frileuses banlieues, en assortissaient l’usage de pinces aux chevilles du pantalon, qui leur donnaient un air pincé des pieds jusqu’à la tête, ajoutant à la distillation du pathétique usinier.
Le vélo, en revanche, constitue une source d’esthétique incomparable, si l’on veut bien admettre qu’il est conçu pour accueillir et répercuter le plus intime effort de celui qui le propulse. Ici, tout concourt à la marche de l’engin, depuis la voussure de l’échine sur le guidon jusqu’au frémissement d’un orteil sur un pédalier calibré au millimètre. Le prodigieux Fausto Coppi ressemblait à un héron désarmé lorsqu’il mettait pied à terre. Montait-il en selle, qu’on s’apercevait qu’il avait été prédestiné de tout éternité à compléter le profil d’une bicyclette, l’inscrivant dans une forme dynamique et ovoïde, dont l’esthète industriel Raymond Loewy a dit qu’elle était la figure géométrique la plus parfaite et replaçait toute création sous le signe de l’œuf, ce qui somme toute, est plein de bon sens. »
Pour eux, le vélo n’est pas un moyen de transport mais le rêve d’une ambition. Je ne vais pas les ennuyer dans leur repos éternel pour leur signaler que vélo est l’anagramme de LOVE !
J’appelle à la barre Philippe Delerm, friand de plaisirs minuscules, pour se faire l’avocat de… la partie civile, la bicyclette de monsieur et madame tout le monde :
« C’est le contraire du vélo, la bicyclette. Une silhouette profilée mauve fluo dévale à soixante-dix à l’heure: c’est du vélo. Deux lycéennes côte à côte traversent un pont à Bruges: c’est de la bicyclette. L’écart peut se réduire. Michel Audiard en knickers et chaussures hautes s’arrête pour boire un blanc sec au comptoir d’un bistro: c’est du vélo. Un adolescent en jeans descend de sa monture un bouquin à la main, et prend une menthe à l’eau à la terrasse: c’est de la bicyclette. On est d’un camp ou bien de l’autre. Il y a une frontière. Les lourds routiers ont beau jouer du guidon recourbé: c’est de la bicyclette. Les demi-course ont beau fourbir leurs garde-boue: c’est du vélo. Il vaut mieux ne pas feindre, et assumer sa race. On porte au fond de soi la perfection noire d’une bicyclette hollandaise, une écharpe flottant sur l’épaule.
Ou bien on rêve d’un vélo de course si léger: le bruissement de la chaîne glisserait comme un vol d’abeille. À bicyclette, on est un piéton en puissance, flâneur de venelles, dégustateur du journal sur un banc. À vélo, on ne s’arrête pas: moulé jusqu’aux genoux dans une combinaison néo spatiale, on ne pourrait marcher qu’en canard, et on ne marche pas.
C’est la lenteur et la vitesse ? Peut-être. Il y a pourtant des moulineurs à bicyclette très efficaces, et des petits pépés à vélo bien tranquilles.
Alors, lourdeur contre légèreté ? Davantage. Rêve d’envol d’un côté, de l’autre familiarité appuyée avec le sol. Et puis… Opposition de tout. Les couleurs. Au vélo l’orange métallisé, le vert pomme granny, et pour la bicyclette le marron terne, le blanc cassé, le rouge mat. Matières et formes aussi. À qui l’ampleur, la laine, le velours, les jupes écossaises? A l’autre l’ajusté dans tous les synthétiques.
On naît bicyclette ou vélo, c’est presque politique. Mais les vélos doivent renoncer à cette part d’eux-mêmes pour aimer – car on n’est amoureux qu’à bicyclette. »
Sur les petits chemins de terre, on a souvent vécu l’enfer pour ne pas mettre pied à terre devant Paulette, la fille du facteur ! C’est exact, garçons de ma génération, on s’est tous senti des ailes à bicyclette, au moins une fois, pour se montrer à notre avantage devant la jolie camarade.
Je me demande si nous n’étions pas plutôt des benêts un peu ridicules comme dans la chanson champêtre qu’interprète Bourvil mon compatriote normand.
Parfois, on « pécho » (comme on dit aujourd’hui) si je m’en réfère au même Bourvil dans Le Rosier de Madame Husson (adaptation d’une nouvelle de Maupassant) où il se faisait déniaiser par la comtesse de Blonville !
Delerm magnifie la bicyclette à travers deux jeunes filles sur un pont de Bruges. Moi je lui rends hommage à travers deux étoiles de la chanson Barbara et Brel pédalant le long du canal de Damme, non loin de la mer du Nord, Léonie et Léon le garçon emprunté qui offrait des bonbons parce que les fleurs, c’est périssable.
Voilà comment par amour, une bicyclette s’enfonce dans l’eau d’un canal.
Cette séquence de Franz, le premier film de Brel réalisateur, trouva un prolongement lorsque Barbara écrivit sa chanson Gauguin qui est en fait dédiée au voisin du peintre dans un cimetière des Marquises :
« Il a dû s’étonner, Gauguin,
Quand ses femmes aux yeux de velours
Ont pleuré des larmes de pluie
Qui venaient de la mer du Nord.
Il a dû s’étonner, Gauguin.
Souvent, je pense à toi
Qui a longé les dunes
Et traversé le Nord
Pour aller dormir au soleil,
Là-bas, sous un ciel de corail.
C’était ta volonté.
Sois bien.
Dors bien.
Souvent, je pense à toi.
Je signe Léonie.
Toi, tu sais qui je suis,
Dors bien. »
Il n’est pas rare de retrouver des épaves de bicyclette lorsqu’on vide pour nettoyage le canal Saint-Martin à Paris.
Un peu plus au nord, dans la prairie non loin de la Géode, surgit de la pelouse la Bicyclette ensevelie, une œuvre insolite de deux artistes des plats pays, le danois Claes Oldenburg et la néerlandaise Coosje van Bruggen.
Le point de départ de cette création vint de Molloy, l’antihéros à demi amnésique du roman de Samuel Beckett, qui tombant de sa bicyclette (la sienne était rouge), se retrouve couché dans un fossé, incapable de reconnaître son engin.
En s’inspirant d’une ancienne bicyclette de leur fille, ils ont procédé à un éparpillement des différents pièces d’une machine monumentale (ayant appartenu à un géant de la route ?) partiellement enterrée : seuls apparaissent le haut d’une roue, la selle, une pédale, un bout de guidon avec la sonnette.
On peut voir dans cette œuvre une critique de notre société de consommation où tout finit à la décharge. C’est aussi la fonction de l’art de redonner une seconde vie à l’objet et de le réhabiliter en mettant en valeur ses lignes épurées. Voilà comment le biclou, la bécane troquent leur condition d’objet dérisoire pour un statut d’objet d’art.
Le phénomène n’est pas nouveau. En 1913, déjà, l’artiste dadaïste Marcel Duchamp donnait naissance au ready-made (« déjà fait » ou « tout fait ») en assemblant une Roue de bicyclette sans pneu tournant sur elle-même et un tabouret lui servant de socle. Il considérait même qu’il s’agissait d’une œuvre cinétique puisque la roue tournait !
Roue de bicyclette de Marcel Duchamp
Je n’entrerai pas dans le débat de l’art conceptuel mais beaucoup de réparateurs de cycles ont eu des ersatz d’œuvres de Duchamp dans leur atelier à défaut d’exposer au Centre Pompidou. Dans mon enfance, il y avait bien dans la cave du domicile familial, un porte-bouteilles tout à fait semblable à l’objet emblématique de l’artiste.
Pablo Picasso ne trompait pas l’œil mais notre esprit en créant des « animobjets ». Pour lui, un guidon de vélo était une paire de cornes qui, assemblée à une selle, devint une Tête de taureau (1942).
Tête de taureau de Pablo Picasso
J’ai un faible voire même de la tendresse pour Le vélo de Tati, la photographie de Robert Doisneau qui rend hommage au merveilleux cinéaste à travers le personnage de François, le facteur de l’inénarrable Jour de fête.
(voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2015/09/10/demi-jour-de-fete-avec-jacques-tati/
Je l’avais empruntée (la photo, pas la bicyclette, je ne suis ni casse-cou ni bricoleur !) pour vous souhaiter une bonne année 2010.
Pour les besoins du cliché, Jacques Tati démonta la bécane du facteur (c’en est une selon les critères de Fallet !) avec autant de méticulosité que pour la mise au point de ses gags.
Pour louer le génie burlesque de Tati, l’écrivaine Colette disait : « Il a inventé d’être ensemble le joueur, la balle et la raquette ; le ballon et le gardien de but, le boxeur et son adversaire, la bicyclette et son cycliste ». Il interprétait l’accessoire et le partenaire.
L’artiste cubiste Fernand Léger peignit un certain nombre de toiles autour de la bicyclette.
La mère et l’enfant de Fernand Léger
Deux guidons de Fernand Léger
La grande Julie de Fernand Léger
Loisirs sur fond rouge de Fernand Léger
La plus connue est Les loisirs sur fond rouge. Peinte en 1949, cela faisait treize ans que les Français bénéficiaient des congés payés. Les costumes et les accessoires évoquent les joies simples de la détente familiale : la promenade à bicyclette, la baignade, la cueillette des fleurs, le canotier.
On pense à Partie de campagne, le film de Jean Renoir d’après la nouvelle de Maupassant.
Comme écrivait Simone de Beauvoir dans Les Mandarins, « Ça a son charme la bicyclette. En un sens, c’est même mieux que l’auto. On allait moins vite, mais les odeurs d’herbe, de bruyère, de sapin, la douceur ou la fraîcheur du vent, vous pénétraient jusqu’aux os ; et le paysage était beaucoup plus qu’un décor : on le conquérait morceau par morceau, de vive force ; dans la fatigue des montées, dans la gaieté des descentes, on épousait tous les accidents, on le vivait au lieu de le regarder comme un spectacle. »
Dans son commentaire déposé dans un de mes récents billets, un copain regrettait de ne plus entendre grisoller l’alouette des champs qui lui faisait oublier sa perverse fringale lors d’une sortie cyclotouriste. Je partage sa nostalgie, en effet, vous ne pouvez pas imaginer quelle délectation vous envahissait lors d’une promenade automnale vers la forêt de Rambouillet quand apparaissait un lièvre à l’arrêt au milieu d’un labour ou surgissait, des fougères rousses d’un talus, le plumage flamboyant d’un faisan.
On relève dans une poésie (1895) d’Edmond Haraucourt : « Ainsi parée, elle apparaît / Sur les routes de la forêt / La petite Reine à deux roues, / Cyclant sans bruit, cyclant, / cyclant ».
Philippe Delerm avance : « On porte au fond de soi la perfection noire d’une bicyclette hollandaise ». Certains affirment que le surnom de « petite reine » dont on affuble parfois la bicyclette (et le vélo), viendrait justement des Pays-Bas et de sa souveraine Wilhelmine d’Orange-Nassau (1890 à 1948) qui monta sur le trône à l’âge de dix ans à la mort de son père Guillaume III, et aimait se déplacer dans les rues de la capitale et dans les allées des jardins du palais royal avec ce moyen de locomotion. Elle était petite, elle serait reine, elle devint la « petite reine ».
Une autre hypothèse, moins romantique, en attribue la paternité au journaliste Pierre Giffard, créateur de la course Paris-Brest-Paris, qui édita en 1891 un ouvrage sur « l’histoire du vélocipède des temps les plus reculés jusqu’à nos jours » sous le titre de La Reine Bicyclette.
Le roman de la bicyclette, du célérifère au VTT ou BMX d’aujourd’hui, est passionnant.
Lors de ma visite au Clos-Lucé à Amboise où Léonard de Vinci passa les trois dernières années de sa vie, je vous avais raconté avoir vu une maquette en bois, ancêtre de la bicyclette, réalisée à partir d’un croquis du génial inventeur retrouvé au dos d’un feuillet du célèbre Codex atlanticus (1478-1518).
maquette d’après Léonard de Vinci au Clos-Lucé à Amboise
Il s’avèrerait que le dessin fût un faux, œuvre d’un moine chargé de restaurer les croquis. Cependant, ce sacré Léonard griffonna bien quelques dessins de systèmes de transmission par engrenages s’apparentant à des chaînes de vélo.
La petite église de Saint-Gilles à Stoke Poges, en Angleterre, date du XVIIème siècle un curieux vitrail où, entre deux personnages, l’un fumant la pipe et l’autre jouant de la viole, figure un ange à califourchon sur une sorte de barre reposant sur deux roues de grandeur inégale.
Jusque dans un passé récent, on a longtemps attribué l’invention du premier véhicule à deux roues, le célérifère, au comte de Sivrac, en pleine époque révolutionnaire (1790). Il prit deux solides roues à six rais de bois, éleva de part et d’autre de chaque essieu une sorte de montant en forme de fourche et réunit le tout par une petite poutre sur laquelle il aménagea un siège rudimentaire.
Célérifère de M. de Sivrac
Avant d’être un véritable moyen de locomotion, le célérifère était plus considéré comme un jouet à destination des petits et même les grands. Certains après-midis, les allées du Palais-Royal sont parcourues par ces « incroyables » chevaux de bois qui roulent grâce au mouvement des jambes, en ligne droite car dépourvus de système de direction.
On passe du célérifère au vélocifère dont l’utilisateur s’appelle vélocipède puisqu’on le pousse avec les pieds. Le terme de vélocipède finit par remplacer celui de vélocifère pour désigner l’engin lui-même et non celui qui s’en sert.
On sait depuis relativement peu que cette histoire de célérifère qu’on appellerait aujourd’hui une fake news, serait née, dans les années 1890, de l’imagination du journaliste Louis Baudry de Saunier dans un contexte d’hostilité entre la France et l’Allemagne suite à la guerre de 1870. Son canular destiné à ravir la paternité du vélocipède à un Allemand pour assouvir le nationalisme français, s’appuyait sur des brevets déposés en 1817 par un certain Jean-Henri de Siévrac concernant un célérifère à quatre roues. Pareille confusion ou usurpation ne serait plus possible à notre époque de l’internet, quoique …
L’inventeur germanique en question était un inspecteur forestier, filleul du Grand-Duc tout de même, Karl Friedrich Christian Ludwig, baron Drais von Sauerbronn. Il présenta à Paris, dans le jardin du Luxembourg, en avril 1818, sa découverte qu’on nomma aussitôt en son honneur Draisienne. Le progrès venait de la roue avant désormais directrice mais on avançait toujours en donnant des impulsions avec les jambes … un peu comme moi finalement, 135 ans plus tard, lorsque tout minot, j’enfourchais mon petit vélo vert à deux roues dans la cour de ma maison-école !
La draisienne fit fureur parmi les élégants de la capitale dans les allées des Tuileries, du Luxembourg ou du bois de Boulogne.
La presse régionale se fit écho des étonnants exploits réalisés avec l’engin. Dans le Journal de la Côte-d’Or du 24 août 1828, « On chante merveille de la machine de voyage dite draisienne ! Lagrange, tourneur à Beaune, est venu de sa ville à Dijon en deux heures et demie. C’est à n’y pas croire ! »
La flamme pour la draisienne, faute d’équipements nouveaux, finit par s’éteindre, et l’engin du baron redevint l’apanage des enfants et de quelques originaux. L’infortuné baron, ruiné et malade, finit par mourir dans un couvent de Karlsruhe dans l’indifférence générale.
Au milieu du XIXème siècle, « le cycliste était en somme lié au sol par un joug tyrannique et tant qu’il n’aurait pas réussi à s’affranchir de cette servitude, il demeurerait un esclave de l’implacable loi de l’inertie. »
C’est en Grande-Bretagne qu’on va assister au perfectionnement de ce qu’on appelait là-bas le hobby horse. En 1839, un forgeron écossais du nom de Kirkpatrick MacMillan dote la draisienne d’un système de transmission du mouvement à la roue arrière au moyen de bielles. Il n’est plus nécessaire de poser le pied au sol pour se propulser, en somme, la première « vraie » bicyclette est née.
Mais c’est, cocorico, un Français qui réalise le miracle de l’évasion. En 1861, aidé de son fils Ernest, Pierre Michaux, artisan serrurier et charron, crée le vélocipède à pédale en installant des repose-pieds sur la roue avant : « pour poser les pieds, adopte un axe coudé dans le moyeu de la roue et fais tourner celle-ci comme tu ferais tourner une meule ». Ainsi, Pierre Michaux invente la pédivelle qui va devenir la pédale.
Vive émotion lorsqu’ils s’aperçurent alors que, les pieds libérés du sol, la stabilité de la machine ne se trouvait plus assurée et le crucial problème de l’équilibre était posé.
Ouf, le jour où le fils Ernest Michaux leva les pieds pour se laisser entraîner avec la draisienne du chapelier Brunel dans une rue en pente, il remarqua que la machine à deux roues restait dans une position stable si elle se mouvait à une vitesse suffisamment grande.
D’autres modifications suivirent avec l’ajout de freins à patins et l’augmentation du diamètre de la roue avant.
Le vélocipède des Michaux constitua le premier succès commercial de la bicyclette. En 1867, ils vendirent 1 000 … michaudines. Dès 1869, des clubs de vélocipédistes sont créés, de même que le premier magazine spécialisé Le Vélocipède. Cette même année, se dispute la première course cycliste entre Paris et Rouen.
James Moore photographié en 1930 avec le vélocipède sur lequel il remporta Paris-Rouen en 1869
Avec notamment l’organisation de compétitions, on chercha alors à rendre le vélocipède plus rapide. Comme les pédales étaient fixées de part et d’autre du moyeu de la roue avant, l’idée était d’augmenter le diamètre de cette roue motrice pour accroître la distance parcourue à chaque coup de pédale.
« Gagnés par une sorte de vertige, les constructeurs grandirent encore, grandirent toujours cette malheureuse roue qui, atteinte d’une crise de gigantisme aiguë, finit par prendre des proportions invraisemblables. Et tandis que la roue avant augmentait, la roue arrière, elle, rapetissait, rapetissait … pour se trouver finalement réduite à l’état de simple roulette … »
Ainsi naquit le Grand Bi au début des années 1870.
Il semble que ce fut un ancien élève de l’école Polytechnique, l’ingénieur français Marchegay, qui fut l’inspirateur de cette étrange machine dès 1871.
Ensuite, l’Anglais James Starley et un autre Français, le tourangeau Jules Truffault apportèrent des innovations, notamment en allégeant les jantes et les fourches en remplaçant le bois par l’acier.
Cependant, l’hypertrophie de la roue avant (elle atteignit un diamètre de 3 mètres !) posa des problèmes de sécurité. Sans parler déjà d’enfourcher l’engin, il fallait être insensible au vertige et posséder des qualités d’acrobate pour piloter la machine d’autant que les chemins étaient alors malaisés.
Curieusement, à la même époque, comme une régression, on vit apparaître, à usage des plus timorés, un nombre impressionnant de tricycles de conceptions très différentes et originales, tels l’Imbattable de Humber, le Météor, le tandem de Renard, l’Excelsior, le Télescopic, l’Omnicycle, le tricycle sociable (!) du même Renard, le Vélocimane, le Cripper.
Notre artisan tourangeau Truffault, l’esprit toujours en éveil, conçut un Sphinx avec une roue avant de 75 centimètres seulement, que l’on retrouva un peu plus tard en Angleterre sous le nom de Crypto. Puis il y eut le Facile, l’Extraordinaire, le Merveilleux, l’Antilope, des engins dits … de sûreté.
Avec tout cela, en définitive, on ne sait plus très bien qui fut le véritable créateur de la BICYCLETTE surgie de nombreuses inventions successives d’artisans imaginatifs.
Certains citent le nom de Sergent, un petit constructeur parisien qui, en 1878, fabriqua une machine où le mouvement des manivelles était transmis à la roue arrière par l’intermédiaire d’une chaîne. Dix ans auparavant, l’horloger André Guilmet et Eugène Meyer, un mécanicien, avaient présenté un vélocipède métallique à traction arrière avec transmission par chaîne de Vaucanson.
Bicyclette dite de Meyer-Guilmet
C’est en 1884 que la conception de nos « petits Français bien de chez nous » fut reprise par un Anglais, le constructeur J.K. Starley (neveu de James) à Coventry. Il mit sur le marché en 1884 le Rover Safety Bicycle, la « bicyclette de sûreté », ainsi nommée car plus sécuritaire que le grand bi.
On n’allait pas se laisser déposséder comme cela, et Georges Juzan, un modeste mais ingénieux mécanicien de Bordeaux, apporta des améliorations à la Safety qui grinçait horriblement, en montant des roues égales de 0,75 m à fins rayons et en installant une direction à douille et des roulements à billes. Un peu oublié, bien qu’une rue à proximité de l’ancien vélodrome du Parc Lescure porte son nom, il est quelque part un des inventeurs de la bicyclette moderne.
Naquit à cette époque une querelle avec « les fanatiques du grand bi considérant du haut de leur selle élevée avec morgue et dédain les misérables partisans de la bicyclette basse sur pattes ».
Le douloureux handicap de la bicyclette était son inconfort, un vrai tape-cul face aux rugosités du sol, les nids de poule de la chaussée et les pavés des rues. Michaux père et fils avaient permis à l’homme d’échapper à la tyrannie du plancher terrestre mais ce sol martyrisait encore ses reins, sa colonne vertébrale et ses poignets.
Heureusement, après la pédale, le pneumatique fut la nouvelle invention libératrice. Les fesses de tous les cyclistes de la planète peuvent être reconnaissantes envers son inventeur, l’Écossais John Boyd Dunlop qui a l’idée lumineuse de rembourrer les roues avec de l’air (1887). Un an plus tard, Dunlop inventa la valve qui permettait le gonflement plus pratique du pneu. L’amélioration suivante fut l’invention du pneu démontable attribuée un peu hâtivement aux frères Édouard et André Michelin (1891). Le Londonien Charles-Kingston Welsh (1890) et l’Américain W.E. Barlett (1890 aussi) avaient aussi déposé des brevets peu avant. Savez-vous qu’il fut décidé que les chambres à air seraient de teinte rouge en souvenir de la couleur des tuyaux à air comprimé fournis par la maison Michelin pour le percement du tunnel du Saint-Gothard (1872-1892) ?
Je me souviens dans ma jeunesse de courses cyclistes honorant en quelque sorte cette invention, le Grand Prix du Pneumatique ouvert aux professionnels dans la région de Montluçon et le Premier Pas Dunlop, une sorte de championnat de France des coureurs débutants (Raphaël Geminiani et Bernard Hinault figurent au palmarès).
Ainsi, la bicyclette prit son envol auprès d’une bourgeoisie et même d’une aristocratie en mal de sensations fortes. Eugène, le Prince impérial, fils de Napoléon III, se mit en tête de convertir la Cour à la bicyclette au point que certains caricaturistes le surnommèrent Vélocipède IV !
« J’aime la bicyclette pour l’oubli qu’elle donne. J’ai beau marcher, je pense. À bicyclette je vais dans le vent, je ne pense plus, et rien n’est d’un aussi délicieux repos » confiait Émile Zola
Les femmes portaient des crinolines et pour monter à bicyclette, il leur fallait porter pantalons et corsages bouffants ce qu’interdisait une ordonnance de novembre 1800. Deux circulaires de 1892 et 1909 autorisèrent le port du pantalon pour les vélocipédistes et les cavalières.
« À pied ou en bicyclette, nous partions » … Nous, ce sont le narrateur et ses amies Albertine, Andrée, Rosemonde, les jeunes filles en fleurs de Marcel Proust.
Dans À la recherche du temps perdu, on peut lire : « Il fut plus grand encore quand un cycliste me porta un mot d’elle pour que je prisse patience et où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient familières : « Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que le cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous… toute à vous, ton Albertine. » »
Pour la cocasserie de l’anecdote, le grand favori (et futur vainqueur) du Tour de France 1963, Jacques Anquetil, le coureur maître du temps, faillit en perdre, lors de la première étape, à cause d’une chute … du côté de Guermantes.
Le mot bécane que Proust met dans la bouche d’Albertine viendrait de l’assimilation du bruit de la machine au cri de l’oiseau « bécant », c’est-à-dire qui frappe du bec. La bécane perdit un peu de sa connotation péjorative, après-guerre, avec le succès du constructeur Motobécane.
Les bicyclettes s’appelaient La Charmeuse, Déesse. Dans un court vaudeville de Jules Romains, la Scintillante est un magasin de cycles à Montmorillon :
« À gauche un alignement de bicyclettes d’hommes pendues à des crochets. Au fond, une petite porte vitrée, des rayons, un comptoir, la caisse.
À droite, une rangée de bicyclettes de dames bien astiquées, sur de coquets supports. À droite aussi, en retrait et un peu de biais, la devanture vitrée et la porte. Le tout est fort net.
Au lever du rideau, un prêtre d’une cinquantaine d’années, grassouillet, très proprement vêtu, se tient au milieu du magasin, et, le chapeau à la main, contemple les bicyclettes de dames.
La porte vitrée s’ouvre, au fond. La patronne paraît. C’est une femme de trente-cinq ans, très avenante, coiffée et vêtue à la mode, et discrètement fardée. Le ton de sa voix laisse comprendre qu’elle ne connaît pas le prêtre ou ne le reconnait pas, et qu’elle est un peu étonnée (lever de rideau de l’édition parue à la NRF en 1925).
La patronne, un peu étonnée de trouver dans son magasin de cycles le curé de Saint-Exupère, n’est pas au bout de ses surprises. Il n’est pas venu, comme il semble, pour faire l’achat d’un vélo de dames – ce qui est recommandé dans ce cas – mais pour lui reprocher son absence à la confesse et lui faire la morale.
Il semblerait que M.Béchubert, l’horloger, vienne acheter, plus souvent que la normale, de la dissolution – que M.Esquimel, le marchand de faïence de la rue des Récollets, entretienne une passion pour les petits accessoires de vélo – que M.Trombe, l’huissier tombe trop régulièrement en panne juste devant la porte de la boutique – et ce ne sont que quelques noms de maris qui se détournent de leurs devoirs à cause de cette belle et avenante commerçante. Nous ferions, d’après le curé de Saint-Exupère, le tour de la paroisse à les citer tous.
Mais, plus grave encore, là-haut, au château, le vicomte Calixte a avoué à ses parents son amour pour la patronne de « la Scintillante ». C’est ajouter la mésalliance au scandale !
La patronne proteste de sa bonne foi, de sa bonne tenue mais, en secret, ne verrait pas d’un mauvais œil une alliance avec le jeune vicomte. Elle rêve, depuis toujours de laisser, là, son commerce florissant et de partir au bras d’un homme pour des voyages lointains et romantiques…. »
Jules Romains, j’adore son vrai nom d’état civil Louis Farigoule, donne encore une place importante à la bicyclette dans son truculent roman Les Copains. Deux d’entre eux, Bénin et Broudier, entreprennent de traverser la France à bicyclette :
« Le soir de ce même jour, à neuf heures, deux bicyclettes sortaient de Nevers. Bénin et Broudier roulaient coude à coude. Comme il y avait clair de lune, deux ombres très longues, très minces, précédaient les machines, telles que les deux oreilles du même âne.
– Sens-tu cette petite brise ? disait Bénin.
– Si je la sens ! répondait Broudier. Ça me traverse les cheveux, tout doucement comme un peigne aux dents espacées.
– Tu as quitté ta casquette ?
– Oui. On est mieux.
– C’est vrai. Il semble qu’on ait la tête sous un robinet d’air.
– Entends les grillons à gauche.
– Je ne les entends pas.
– Mais si ! Très haut dans l’oreille. Ça ressemble au bruit que fait parfois la solitude… un bruit de petite scie.
– Ah ! oui ! Je l’ai ! Je devais déjà l’entendre tout à l’heure ! Quel drôle de bruit ! Si haut perché !— Regarde nos ombres entrer dans cette clairière de lune, et puis plonger de la pointe dans l’ombre des arbres.
– Il y a quelque autre route, là-bas. On voit une lanterne qui se déplace. C’est une voiture.
– Je ne crois pas qu’il y ait une autre route. C’est la nôtre qui tourne, et que tu vois après le tournant. La voiture va dans le même sens que nous. Nous la rattraperons tantôt.
– Mon vieux ! je suis heureux ! Tout est admirable ! Et nous glissons à travers tout sur de souples et silencieuses machines. Je les aime, ces machines. Elles ne nous portent pas bêtement. Elles ne font que prolonger nos membres et qu’épanouir notre force. Le silence de leur marche ! Ce silence fidèle ! Ce silence qui respecte toute chose.
– Moi aussi je suis heureux. Je nous trouve puissants. Où sont nos limites ? On ne sait pas. Mais elles sont certainement très loin. Je n’ai peur d’aucun instant futur. Le pire événement, je passerais dessus, comme sur ce caillou. Mon pneu le boirait… à peine une petite secousse… Je n’ai jamais conçu, comme ce soir, la rotondité de la terre. Me comprends-tu ? La terre toute ronde, toute fraîche, et nous deux qui tournons autour par une route unie entre des arbres… Toute la terre comme un jardin la nuit où deux sages se promènent. Les autres choses finissent quelque part ; il le faut bien. Mais un globe n’a pas de fin. L’horizon devant toi est inépuisable. Sens-tu la rotondité de la terre ?
– Je regarde jusqu’où va la lueur rouge des lampions.
– Je songe à un marchand de tableaux qui me confiait un jour : « Vingt pour cent sur du Rembrandt, ça ne m’intéresse pas. » Je songe à un critique théâtral qui disait une fois : « Mme Sarah Bernhardt, en jouant Hamlet, l’a grandi. » Je songe à un vicaire de Saint-Louis d’Antin qui déclarait en chaire « C’est dans les tourments éternels que Renan expie les audaces sacrilèges de sa pensée. » Et il me semble soudain qu’il n’y a plus de négociants, plus de cabotins, plus de cafards. La terre est propre comme un chien baigné.
Mais le mouvement cessa de leur être insensible. Ils durent peser sur les pédales. Une montée toute droite faisait une lueur entre des arbres noirs.
Les feuilles remuaient ; mais les copains ne brisaient plus un souffle d’air. Le vent marchait avec eux dans le même sens, du même pas, prêt à les pousser doucement s’ils eussent ralenti.
La côte était ardue. Chaque pédale, tour à tour, semblait aussi résistante qu’une marche d’escalier. Elle cédait pourtant, et les roues avançaient par saccades. La machine faisait front d’un côté puis de l’autre, comme une chèvre qui lutte contre un chien.
La flamme bondissait dans les lampions ; la lueur rouge se démenait sur le sol entre les morceaux de clair de lune.
– Quand j’étais gosse, dit Bénin, le soir, avant de m’endormir, je me voyais traversant une forêt à cheval, mon meilleur ami à côté de moi.
La côte était gravie. Cent mètres de plaine, puis les machines partirent toutes seules.
Une descente, pareille à une fumée, se recourbait jusqu’au fond d’un val.
Les deux bicyclettes allaient d’une vitesse toujours accrue. Les deux roues d’avant sautaient ensemble.
Bénin et Broudier s’en félicitent. Parfois l’un deux donne un léger coup de frein pour ne pas dépasser l’autre. Dans la nuit molle ils entrent une joie à double soc. Alors ils savent ce qu’est le monde pour deux hommes en mouvement.
Bénin roule à gauche, Broudier à droite. Voilà qu’il n’y a plus ni droite, ni gauche. Il y a le côté Bénin et le côté Broudier… »
J’ai envie encore de vous offrir un autre plaisir minuscule de Philippe Delerm. Voici comment la nostalgie embellit la réalité car, autant que je m’en souvienne, je détestais de devoir actionner la dynamo qui rendait poussive ma progression lors d’un retour un peu tardif à la maison :
« Ce petit frôlement qui freine et frotte en ronronnant contre la roue. Il y avait si longtemps que l’on n’avait plus fait de bicyclette entre chien et loup ! Une voiture est passée en klaxonnant, alors on a retrouvé ce vieux geste : se pencher en arrière, la main gauche ballante, et appuyer sur le bouton-poussoir – à distance des rayons, bien sûr. Bonheur de déclencher cet assentiment docile de la petite bouteille de lait qui s’incline contre la roue. Le mince faisceau jaune du phare fait aussitôt la nuit toute bleue. Mais c’est la musique qui compte. Le petit frrfrr rassurant semble n’avoir jamais cessé. On devient sa propre centrale électrique, à pédalées rondes. Ce n’est pas le frottement du garde-boue qui se déplace. Non, l’adhésion caoutchoutée du pneu au bouchon rainuré de la dynamo donne moins la sensation d’une entrave que celle d’un engourdissement bénéfique. La campagne alentour s’endort sous la vibration régulière.
Remontent alors des matinées d’enfance, la route de l’école avec le souvenir des doigts glacés. Des soirs d’été où on allait chercher le lait à la ferme voisine, en contrepoint le brinquebalement de la boîte de métal dont la petite chaîne danse.
La dynamo ouvre toujours le chemin d’une liberté à déguster dans le presque gris, le pas tout à fait mauve. C’est fait pour pédaler tout doux, tout sage, attentif au déroulement du mécanisme pneumatique. Sur fond de dynamo, on se déplace rond, à la cadence d’un moteur de vent qui mouline avec l’air de rien des routes de mémoire. »
Le philosophe Régis Debray apporte un éclairage (sans dynamo) sociologique voire même politique : « La bicyclette fut un événement libérateur. Il faut réfléchir au fait que l’invention de la machine à vapeur, celle du train et de la locomotive, précèdent de cinquante ans l’enfantement de la bicyclette. Le compliqué est venu avant le simple … Parce que le train est collectiviste, social-démocrate mais avec l’individualisme, il faut inventer quelque chose d’autre. Donc on a inventé, à travers toute une série d’étapes, cet incroyable instrument de libération des jeunes gens et des femmes qu’a été la bicyclette qui permet l’échappée belle loin du regard des parents, la complicité amicale, pensez aux Copains de Jules Romains, pensez à 1936 : les congés payés, le tandem, pensez à (la chanson de Montand), « À bicyclette », la tentative amoureuse, n’est-ce-pas ? Passer du cheval à la bicyclette, c’est vraiment passer d’une société guerrière et hiérarchisée –le noble est un chevalier- à une société beaucoup plus démocratique et qui permet à l’homme de retrouver son corps, ainsi qu’à la femme parce que la bicyclette a inventé le féminisme de façon toute pratique. La femme à califourchon, ce qu’une amazone n’est pas, la femme en pantalon et la femme qui peut prendre sa bicyclette pour aller retrouver son copain dans le village d’à côté. Ça change les règles de nuptialité.
Pensez à Proust quand il rencontre Albertine, il est fasciné par ces femmes modernes, libres, qui vont à bicyclette. On n’a plus soupçon de cet extraordinaire air frais qu’apportait la bicyclette … Et je ne parle pas de Marcel Duchamp et de la Roue de bicyclette, ni de tout ce que le cinéma a pu faire grâce à la bicyclette : le travelling, etc. Donc, pour aller vite, la bicyclette est un objet technique qui a modifié notre culture et introduit des changements non négligeables dans notre pratique de l’espace. »
Je m’aperçois que j’ai été assez perspicace dans mes choix d’illustrations littéraires et artistiques.
Le vélo du Printemps (Robert Doisneau)
En Provence (Elliott Erwitt)
La leçon de bicyclette (Robert Doisneau)
Un certain Paul de Vivie (1853-1930) affirmait à peu près la même chose au début du siècle dernier : « La bicyclette n’est pas seulement un outil de locomotion ; elle devient encore un moyen d’émancipation, une arme de délivrance. Elle libère l’esprit et le corps des inquiétudes morales, des infirmités physiques que l’existence moderne, toute d’ostentation, de convention, d’hypocrisie – où paraître est tout, être n’étant rien – suscite, développe, entretient au grand détriment de la santé. »
Ce vénérable monsieur aux moustaches en forme de guidon à la grand-papa, parmi toutes ses activités, fonda la manufacture stéphanoise de cycles La Gauloise (1882), la revue Le Cycliste (1888), le Touring Club de France (1890). Amateur de grandes randonnées, il est considéré comme le père du cyclotourisme associant la bicyclette à la balade. Désireux d’apporter plus de confort et de commodité aux usagers, il expérimenta plusieurs machines à changement de vitesses améliorant ainsi le dérailleur qui ne fut autorisé dans le Tour de France qu’à partir de 1937.
Il est très connu sous son pseudonyme de Vélocio, un surnom qui associe magnifiquement la machine magique et la vitesse. Un président de la République montait à pied au sommet de la Roche de Solutré chaque lundi de Pentecôte, des centaines de cyclistes escaladent le col de la République (au-dessus de Saint-Étienne), chaque année, lors de la Montée Vélocio, de même des milliers de cyclotouristes de toute l’Europe participent, le week-end de Pâques à la Flèche Vélocio, une randonnée de vingt-quatre heures.
Pour poursuivre cette ode à la bicyclette, voici celle du poète chilien Pablo Neruda :
« J’allais sur le chemin crépitant :
le soleil s’égrenait comme maïs ardent
et la terre chaleureuse était un cercle infini
avec un ciel là-haut, azur, inhabité.
Passèrent près de moi les bicyclettes,
les uniques insectes
de cette minute sèche de l’été,
discrètes, véloces, transparentes :
elles m’ont semblé simples mouvements de l’air.
Ouvriers et filles allaient aux usines,
livrant leurs yeux à l’été,
leur tête au ciel, assis
sur les élytres des vertigineuses
bicyclettes qui sifflaient passant
ponts, rosiers, ronces
et midi.
J’ai pensé au soir, quand les jeunes se lavent
chantent, mangent, lèvent un verre de vin
en l’honneur de l’amour et de la vie,
et qu’à la porte attend la bicyclette,
immobile parce que son âme
n’était que de mouvement,
et, tombée là, elle n’est pas
insecte transparent qui parcourt l’été,
mais squelette froid
qui seulement retrouve un corps errant
avec l’urgence et la lumière,
c’est-à-dire avec la
résurrection de chaque jour. »
Au hasard de mes recherches, dans un blog, je suis tombé (c’est une image) sur quelques lignes pleines d’humour qui encouragent l’addiction à la bicyclette :
« La bicyclette est une drogue douce, une saine toxicomanie qui permet d’atteindre un paradis non-artificiel où il n’est nul nécessaire d’être un crack pour atteindre un trip auto-mobile. Pas question de dopage non plus pour un shoot d’évasion. Dans ce deal d’insoumission, il est stupéfiant d’avoir ainsi le choix de son héroïne. Pour autant que son consommateur ne soit pas « accro » à trop d’inactivité, il verra son état de conscience se modifier au gré de ses sujétions. Une dépendance physique et psychique à nulle autre pareille puisqu’elle aboutit à la découverte de sa propre fortitude. Les montées sont souvent brutales et délirantes alors que les redescentes, elles, se font sans hallucinations mais avec cet impérieux manque : y succomber à nouveau pour le PLAISIR. Ce fabuleux instrument de rassemblement et de communication ne connait ni les frontières linguistiques ni géographiques et encore moins sociales, il enseigne avec finesse l’indulgence, la dépossession et l’impermanence des événements. Une connexité de l’émotionnel, du visuel et de la réalité. En plus d’être trans-générationnel, il réconcilie l’Homme avec ce qu’il a de plus précieux : sa liberté de mouvement et celle de sa pensée. » (Muco-Vélo : http://www.muco-velo.ch/la-desesperance-une-arme-la-bicyclette/)
Je pourrais en faire ma conclusion. Un joli pied de nez à ces champions cyclistes qui soignent leur asthme sur leur « vélo » de course en y dissimulant même parfois, les petits canaillous, un discret moteur électrique !
Comme à la fin d’une activité physique, je vous suggère plutôt un Retour au calme avec La bicyclette, un superbe poème de Jean Réda que certains d’entre vous ont pu devoir commenter au baccalauréat.
« Passant dans la rue un dimanche à six heures, soudain,
Au bout d’un corridor fermé de vitres en losange,
On voit un torrent de soleil qui roule entre des branches
Et se pulvérise à travers les feuilles d’un jardin,
Avec des éclats palpitants au milieu du pavage
Et des gouttes d’or — en suspens aux rayons d’un vélo.
C’est un grand vélo noir, de proportions parfaites,
Qui touche à peine au mur. Il a la grâce d’une bête
En éveil dans sa fixité calme : c’est un oiseau.
La rue est vide. Le jardin continue en silence
De déverser à flots ce feu vert et doré qui danse
Pieds nus, à petits pas légers sur le froid du carreau.
Parfois un chien aboie ainsi qu’aux abords d’un village.
On pense à des murs écroulés, à des bois, des étangs.
La bicyclette vibre alors, on dirait qu’elle entend.
Et voudrait-on s’en emparer, puisque rien ne l’entrave,
On devine qu’avant d’avoir effleuré le guidon
Éblouissant, on la verrait s’enlever d’un seul bond
À travers le vitrage à demi noyé qui chancelle,
Et lancer dans le feu du soir les grappes d’étincelles
Qui font à présent de ses roues deux astres en fusion. »
Le poète nous impose un changement de rythme (de braquet ?). Une bicyclette banale au fond d’un corridor délivrée de son caractère terrestre et utilitaire prend son envol et devient un double soleil avec ses deux roues comparées à des astres.
La bicyclette a sans doute encore de beaux jours à venir. Elle est même dans le vent, j’ai découvert dans mon supermarché voisin qu’à son nom, est commercialisée une nouvelle marque de desserts aux recettes 100% végétales.
Après mai 68, avec Claude Nougaro, « chacun est rentré dans son automobile, entre le fleuve ancien et le fleuve nouveau où les hommes noyés nagent dans leurs autos ». Un demi-siècle plus tard, crue de Seine ou pas, quais et voies express ont largement laissé la primauté aux cyclistes. Cela sera le but d’une future promenade.