Les vélodromes de nos grands-pères … et de maintenant (1)
Vu la densité du sujet, il est traité en deux billets.
Billet 1 :
Pendant que les tempétueuses Anna, Carmen et Eleanor nous harcelaient (#balancetatempête ou plutôt http://encreviolette.unblog.fr/2017/02/21/tempetes-dans-un-encrier/), c’était bien leur tour, tant qu’à tourner en rond, j’eus envie de le faire dans un vélodrome.
J’avais ce projet de billet dans mes cartons depuis longtemps. Je sais, je viens de décourager en trois lignes, mes lecteurs réfractaires, de manière presque rédhibitoire, aux choses du cyclisme.
Pour les retenir, je les interroge : vous connaissez Ernest Hemingway ? Oui évidemment, L’adieu aux armes, Pour que sonne le glas, Le vieil homme et la mer … Le romancier américain est revenu en pleine lumière avec son récit posthume Paris est une fête qu’une citoyenne pacifiste brandit en réplique aux attentats du 13 novembre 2015. Voici ce qu’on peut y lire dans le chapitre « Une occupation abandonnée » :
« Nous déjeunâmes, square Louvois, dans un très bon bistrot, tout simple, où l’on servait un merveilleux vin blanc. De l’autre côté du square, se trouvait la Bibliothèque nationale.
« – Tu n’as jamais beaucoup fréquenté les champs de courses, Mike ? dis-je.
– Non. Pas depuis très longtemps.
– Pourquoi as-tu lâché ?
– Sais pas, dit Mike. Si, je sais. Si tu as besoin de parier pour être empaumé par ce que tu vois, c’est que ça ne vaut pas la peine d’être vu.
– Tu n’y vas plus jamais ?
– Des fois, pour une grande course avec de très bons chevaux. »
Nous étalions du pâté sur le bon pain du bistrot et buvions le vin blanc.
« – Tu t’y es vraiment beaucoup intéressé, Mike ?
– Oh ! oui.
– Qu’est-ce que tu as trouvé de mieux ?
– Les courses de vélos.
– Vraiment ?
– Tu n’as pas besoin de jouer. Tu ne fais que regarder.
– Les chevaux, ça prend du temps.
– Trop de temps. Tout le temps. Je n’aime pas les gens des champs de courses.
– Je les trouvais très intéressants.
– Sûrement. Tu t’en sors bien ?
– Très bien.
– Laisser tomber, c’est une bonne chose, dit Mike.
– J’ai laissé tomber.
– Pas commode. Ecoute, vieux, on va aller aux courses de vélos, un de ces jours. »
C’était quelque chose de nouveau et de passionnant, et je n’y connaissais encore presque rien. Mais je ne commençai pas tout de suite. Cela vint plus tard. Cela devint une partie importante de notre existence quand la première partie de ce que nous avait apporté Paris s’en fut allée à vau-l’eau.
Mais, pour un temps, il nous parut déjà suffisant de nous retrouver dans notre quartier, loin des champs de courses, et de miser sur notre propre vie et sur notre travail et sur les peintres que nous connaissions, sans chercher à vivre du jeu en déguisant son nom. J’ai commencé à écrire beaucoup de récits sur les courses cyclistes, mais je n’ai jamais rien écrit d’aussi intéressant que les courses elles-mêmes, sur piste, couverte ou non, et sur route. Mais j’évoquerai le Vélodrome d’Hiver, dans la lumière fumeuse de l’après-midi, et les pistes de bois très relevées et le crissement des pneus sur le bois, au passage des coureurs, l’effort et la tactique de chaque coureur grimpant et plongeant alternativement dans les virages, chacun faisant corps avec sa machine ; j’évoquerai la magie du demi-fond, le bruit des motos avec leurs rouleaux, montées par les entraîneurs, coiffés du casque pesant, contre les chutes, cambrés en arrière dans leurs lourdes combinaisons de cuir pour mieux abriter contre la résistance de l’air leurs coureurs, casqués plus légèrement, courbés très bas sur leurs guidons, leurs jambes tournant les grands pédaliers dentes, la roue avant, plus petite, frôlant le rouleau derrière la moto, qui offrait au coureur un abri, et les duels qui étaient ce qu’on pouvait voir de plus poignant, le pat-pat des motos, et les coureurs épaule contre épaule, roue contre roue, montant, descendant dans les virages, tournant à une allure meurtrière, jusqu’a ce que l’un d’eux, incapable de suivre plus longtemps le train, lâchât prise, se heurtant soudain au mur épais de l’air dont il avait été protégé jusque-là.
II y avait tant de sortes de courses différentes. Les courses de vitesse pures et simples, soit par manches, soit en une seule épreuve, où les concurrents faisaient du surplace pendant plusieurs secondes, en espérant que leur adversaire prendrait le commandement, avant de faire lentement un premier tour et plonger tout soudain dans la folie de la pure vitesse. II y avait aussi des rencontres de deux heures par équipes de deux, avec des séries de sprints a chaque manche, pour meubler l’après-midi ; l’aventure solitaire d’un homme contre la montre, dans l’absolu de la vitesse ; si belles et si terriblement dangereuses, les courses de cent kilomètres sur la grande piste de bois de cinq cents mètres au stade Buffalo ; le stade en plein air de Montrouge où l’on courait derrière de grosses motocyclettes ; Linart, le grand champion belge qu’on appelait « le Sioux » à cause de son profil, et qui baissait la tête pour aspirer du cherry- brandy grâce à un tube souple relié à une bouillotte en caoutchouc, sous son maillot, lorsqu’il en avait besoin, pour augmenter encore sa vitesse sauvage, vers la fin d’une épreuve ; et les championnats de France derrière de grosses motos, sur la grande piste en ciment de six cent soixante-six mètres, au Parc des Princes, près d’Auteuil, le parcours le plus traitre de tous, où nous vîmes tomber le grand coureur Ganay et entendîmes craquer son crâne, sous le casque, comme craque un œuf dur que l’on casse sur une pierre pour l’écaler, au cours d’un pique-nique. II me faudrait évoquer le monde étrange des Six-Jours et les merveilleuses courses routières en montagne. »
Ce n’est pas le dernier des imbéciles, le vieil Ernest, alors souffrez, à défaut de pêcher l’espadon ou le marlin dans le courant de l’Andelle, petite rivière normande qui prend sa source dans mon bourg natal, que, moi aussi, dès mon enfance, je fusse conquis par le cyclisme sur piste et ses théâtres
Nul ne guérit de son enfance et je conserve la nostalgie des vélodromes. J’eus d’ailleurs déjà l’occasion de m’épancher sur le sujet en cueillant une aphérèse dans le bois de Vincennes :
http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
Et si vous m’échauffez trop les oreilles, je vais vous mettre entre les pattes de Jean Gabin qui en connaît un rayon question cyclisme sur piste dans Rue des prairies, une séquence d’anthologie avec des dialogues de Michel Audiard, un autre mordu de la petite reine :
https://www.dailymotion.com/video/x59zud
Allez, je vous emmène aux balustrades, laissez-vous aspirer dans mon sillage !
D’où vient mon intérêt, mon attirance pour ces enceintes sportives que sont les vélodromes, et pour les compétitions qui s’y déroulent ?
Pêle-mêle, j’y trouve diverses raisons. Dans les années 1950, quelques étapes du Tour de France s’achevaient régulièrement sur les pistes de vélodromes, Bordeaux, Toulouse, Marseille pour les plus prestigieuses, avec évidemment en apothéose, l’arrivée à Paris dans l’ancien Parc des Princes. C’était souvent prétexte à des sprints spectaculaires.
Il y avait aussi les réunions d’après-Tour organisées dans les vélodromes de province, encore nombreux à l’époque. C’était l’occasion de voir tourner devant soi les géants de la route dont les radioreporters et les journalistes de la presse écrite avaient vanté les exploits sur les routes de France, et qui devenaient pour un soir les seigneurs des anneaux.
C’était aussi le temps où je vouais une passion immodérée pour Jacques Anquetil, le coureur « chronomaître », dont les qualités exceptionnelles dans l’exercice du contre la montre ne pouvaient que s’extérioriser sur la piste. J’avais pleuré et maudit Guido Messina le rital qui avait battu mon champion en finale du championnat du monde de poursuite à Copenhague en août 1956, le privant du maillot arc-en-ciel. Deux mois auparavant, j’étais aux anges lorsque, Jacques avait battu le record de l’heure mythique de Fausto Coppi en parcourant 46,159 kilomètres, nul besoin d’aller vérifier dans les archives. J’ai déjà raconté cette scène surréaliste aujourd’hui, où, assis devant l’antique poste TSF, mon père et moi étions à l’écoute du reporter -il lui en fallait du talent- qui relatait la chevauchée de notre champion normand tournant inlassablement une heure durant sur la piste du Vigorelli de Milan. Brel n’avait pas encore écrit sa chanson de « Jacquot » : « Être une heure, rien qu’une heure durant/Beau, beau, beau (comme Anquetil) et con (comme moi) à la fois ».
Et puis, au mois de novembre, il y avait les Six Jours de Paris disputés au Vélodrome d’Hiver, plus connu sous l’apocope de Vel’d’Hiv’ endeuillé à jamais pour avoir été le théâtre de la grande rafle éponyme : les 16 et 17 juillet 1942, 13 152 personnes juives, dont 4 115 enfants, y furent enfermées avant d’être dirigées vers Drancy, Beaune-la-Rolande et Pithiviers puis déportées vers les camps d’extermination nazis.
J’en conviens, parler de vélo après une telle barbarie peut vous sembler dérisoire voire incongru, j’eus l’occasion de m’en expliquer dans un ancien billet :
http://encreviolette.unblog.fr/2010/04/01/le-pont-de-bir-hakeim-entre-rires-et-larmes-les-ponts-de-paris-3/
C’est une question qui me taraude toujours : pourquoi donc dans les années 1950, ni les journalistes sportifs, ni mon père, président cantonal de l’association du Souvenir Français et qui m’emmena plus tard en visite au camp de Dachau, ni mon oncle pourtant prisonnier pendant cinq ans dans un stalag des Sudètes, ni mon frère aîné, ne faisaient la moindre allusion à cette abominable tragédie ? L’ignoraient-ils ?
Tout en rédigeant cet article, je compulsais encore quelques anciennes revues spécialisées. Dans un numéro du Miroir des Sports de mars 1955, j’ai relevé incidemment cette légende de quelques photographies consacrées aux Six Jours : « L’« épuration » des Six Jours ».
L’emploi des guillemets ne laissait aucun doute sur l’intention du rédacteur … !
Pas même Antoine Blondin ne l’évoquait dans sa chronique La Semaine buissonnière du quotidien sportif L’Équipe en date du 1er mars 1956. Maître ès calembour, il l’intitulait Un conte des six et une nuits :
« … Dans un dédale de ruelles grises qui évoquent les sorties d’usine, des hommes se récapitulent, la casquette sur l’oreille, la musette en bandoulière, où ils piquent parfois du nez comme des réservistes rappelés ou des chevaux à l’entrave. Pourtant les sirènes n’ont pas encore retenti et s’ils s’alignent le long des murs, grévistes de bonne volonté, du moins sourient-ils aux sergents de ville qui les contiennent dans un envol débonnaire de pèlerines. C’est l’heure où le Vel’d’Hiv’ donne ses matinées classiques. Ici, les sirènes sont à l’intérieur.
Elles vous assaillent au débouché d’un battant qu’on pousse, d’une poutrelle qu’on heurte, d’une coursive qu’on longe. Navire gréé pour l’aventure immobile, la piste de Grenelle, bruissante de tous les échos de la partance, ne s’arrache jamais aux rives de la Seine. Par définition, c’est un de ces lieux où l’on tourne en rond. Où l’on retourne aussi.
Aujourd’hui, on y joue les Six Jours, pièce en six actes avec un prologue et une septième nuit. Ce spectacle, où l’on se déplace beaucoup, mais où l’on ne va pas loin, ne tient jamais longtemps l’affiche. On se demande pourquoi. Je ne connais pas de meilleur dérivatif pour les cinq-à-sept du retraité, du fraiseur en rupture d’atelier, du fonctionnaire buissonnier, du permissionnaire en détente, de l’écolier qui ne veut pas faire ses devoirs. Il pose au cœur de la nuit tombante une énorme machine à sous, plus sonore qu’un Wurlitzer (entreprise mythique qui fabriquait des jukeboxes, ndlr), plus mouvementée qu’un billard électrique. Il enlève aux hasards de la rue les désœuvrés, les vagabonds, les noctambules. Il fixe et retient les déserteurs. C’est à la fois le bistrot du port et le café du Commerce, l’omnibus de chez Maxim’s et l’Armée du Salut. C’est aussi, depuis peu, la marquise de Sévigné, où les enfants viennent goûter.
Cet après-midi-là nous étions une bonne poignée de copains de rencontre, manœuvres légers ou voltigeurs du farniente, soudés par l’échange d’un peu de feu d’abord, d’une cigarette ensuite, d’un gorgeon de rouge enfin. Il est curieux de constater que c’est toujours autour du feu que les sociétés nomades ou sédentaires se constituent. Nous étions juchés très haut sur les gradins, perdus dans l’éloignement complice de la verrière mansardée. La pénombre où nous baignions faisait ressortir en contrebas la pelouse dégarnie comme un jardin d’hiver et la couronne lumineuse de l’érable, où les coureurs passaient en tortillant des hanches sur un air de java. Les plus ardents d’entre nous conservaient le menton rivé à la balustrade, envoûtés par le cliquetis des pédaliers, la rumeur soyeuse des boyaux, les appels intermittents de Berretrot, sorte de muezzin dont Garap fut le prophète … »
Georges Berretrot, surnommé « Monsieur 10% » le pourcentage qu’il encaissait sur les primes, était l’incontournable speaker qui annonçait : « Al-lo, Al-lo, sur les vingt prochains kilomètres, une prime de 20.000 francs est offerte par les papiers à cigarettes OCB. Vous les aimez bien roulées, alors choisissez...» Et la foule reprenait: « O-C-B » ! Minuit l’heure des primes !
Blondin achevait sa chronique en égratignant (gentiment) la toute jeune Minou Drouet, huit ans à cette époque, qui, éditée par Julliard, connaissait une notoriété précoce et contestée de poétesse. Jean Cocteau alimenta la polémique en affirmant que tous les enfants sont poètes … sauf Minou Drouet.
« Traînée devant le micro par des messieurs en culottes courtes, Minou Drouet, dans une ravissante robe de goûter de chez Balmain-Nursery, récitait un morceau de sa composition, dans ce style finaud, hermétique et bretonnant qui a assis son triomphe auprès des populaires :
« Les pauvres coureurs,
Eux, n’ont pas d’« ailleurs »,
Ni de dérailleurs,
Puisqu’ils vont en rond,
Petit patapon
Sur le bois d’érable,
Y’ a pas une feuille,
Mais des écureuils
Et Monsieur Mouton
C’est comme une fable
De La Fontaine
Tonton
Et tontaine.
Ben quoi, sur la piste,
Tant pis, si j’insiste,
La course, c’est bête,
J’en fais le serment :
C’est un gros serpent
Qui n’a ni queue, ni tête … »
Le talentueux Antoine était tellement inspiré par le Vel’d’Hiv’ qu’il commit un autre brillant billet à la manière de François Mauriac :
« … Ces Six Jours, faut-il vraiment en faire un monde ?
Ainsi parle Dieu. Il a une semaine devant lui, en comptant la journée de repos. Il s’interroge sur l’opportunité de la Création. Et voici que, par-delà les siècles, sa question rejoint celle de la créature qui sort du Vélodrome d’Hiver. Une soirée n’est jamais perdue, qui met en lumière un cheminement prédestiné.
Cette part divine que chacun porte en soi, nous devons la projeter dans les choses. « Numero Deus impare gaudet », disait Virgile : Dieu aime le nombre impair ! M. Mouton, l’organisateur, également. Il a porté de deux à trois le nombre des coureurs dans chaque équipe. Voilà un Mouton qui n’est pas comme celui d’Abraham : il ne recule devant aucun sacrifice.
C’est pourquoi je m’étonne moins de ne pas apercevoir en piste ces grands tandems que j’affectionne : les Chaban-Delmas, les Bourgès-Maunoury, les Corniglion-Molinier, les Roux-Combaluzier, les Mendès-France … L’affaire, m’informe-t-on, ne commence qu’avec l’apparition du « troisième homme », comme dans le film de mon ami Graham Greene. Il surgit d’un souterrain sur une rengaine de cithares, qui n’est peut-être qu’un air d’accordéon, et cette chaudière soudain, où nous sommes enfermés, offre aux noceurs pensifs, aux penseurs nocifs, une préfiguration exquise de l’Enfer. Il n’est que de méditer sur le délire spasmodique qui agite à le rompre ce peloton de frères siamois. La membrane subtile qui relie Forlini à Senfftleben, Schulte à Peters, Surbatis à Gérardin, s’étire, s’étire pour quelque grandiose transmutation : Caput plonge dans le virage, mais c’est un Robic ricanant qui en émerge, comme sa contrefaçon démoniaque. De telles images atteignent le cœur avant l’œil.
Je quitte à l’instant le quartier des coureurs, semblables à ces souks algériens où notre cher et troublant André Gide aimait à s’égarer. Il était désert. C’était l’heure cruelle de la chasse où le mot d’ordre est : pas de quartier ! seul, le petit Brugerolles, derrière les rideaux à demi tirés de sa guitoune, s’entretenait avec Daniel Dousset, dans un murmure de confessionnal. Heureuse auberge où l’on peut apporter son manager ! pensai-je. Gentil Brugerolles, qui assume si vaillamment le rôle qui vous est imparti dans cette course avec diacres et sous-diacres, que le soigneur soit avec vous !
J’étouffe. J’aspire à réentendre les cloches de Malagar. Dans cette fournaise, c’est un klaxon qui sonne l’Angélus. Angélus marqué d’un paganisme moderne, et qui s’élève six fois chaque jour pour marquer le lever et le coucher de Berretrot, l’étrange prophète qui parle d’or. Je ne comprends rien à cette liturgie, je veux fuir ces rites processionnaires. Mais je ne peux me déprendre de l’envoûtement qui m’étreint sous la verrière inspirée de Grenelle.
Il est des lieux où soufflent les sprints … »
La télévision, chaîne unique en noir et blanc, venait d’entrer dans le salon familial. Et, magnifique récompense, j’avais la permission (presque de minuit !) de regarder avec mon père, en fin de soirée, la retransmission de quelques moments de ces Six Jours. J’étais d’autant plus heureux et accro que mon idole Anquetil y participait et remporta les deux dernières éditions de l’épreuve avant la démolition du Vel’ d’Hiv’ en 1959.
Hors la course elle-même, je me régalais de cette ferveur populaire, de cette communion avec le public, cette ambiance de fête avec les flonflons de l’accordéon. C’était « nuit de fête » sans le facteur de Jacques Tati, encore que, la compétition se disputait « à l’américaine » par équipes de deux puis trois.
Je me souviens des humoristes (et aussi acteurs) Roger Pierre et Jean-Marc Thibault entonnant un vieux succès de musette, À Joinville-le-Pont, que 17 000 voix reprenaient en chœur « Pont-pont » !
« J’suis un petit gars plombier zingueur
J’fais des semaines de quarante huit heures
Et j’attends qu’les dimanches s’amènent
Pour sortir ma jolie Maimaine
Ou bien une autre ça revient au même
Mais moi j’préfère quand même Maimaine
A qui qu’un jour fougueux j’ai dit
Si qu’on allait s’promener chérie
A Joinville-le-Pont pon pon
Tous deux nous irons ron ron
Regarder guincher
Chez chez chez Gégène … »
Vous allez me considérer comme un affreux ringard tout juste bon aujourd’hui à assister à la tournée Âge tendre et tête de bois !
Il y avait des réminiscences de joies collectives au temps du Front Populaire et de la semaine de congés payés que je n’avais pas connus. C’était le temps des titis parisiens, d’un petit peuple croqué par Doisneau ou Cartier-Bresson qui avait besoin de retrouver joie et insouciance après les années sombres de la guerre.
Yves Montand et Georges Ulmer ne chantaient pas que Paris et Pigalle, ils s’intéressaient aussi au Vel’ d’Hiv’.
La lutte des classes avait un sens … toujours inverse aux aiguilles d’une montre dans un vélodrome ! Dans les gradins des « Populaires », c’était ambiance saucisson kil de rouge. En bas, au centre de la piste, après la fin des spectacles, le Tout Paris venait souper au champagne, côtoyant quelques malfrats du grand banditisme.
Le populaire acteur André Pousse, inoubliable tonton flingueur, fut un peu le trait d’union entre ces catégories sociales, mieux encore, il devint cycliste professionnel et détient pour l’éternité le record du tour de piste du Vel’ d’Hiv’.
André Pousse à gauche
Un moment attendu aussi, c’était l’élection de la reine des Six Jours … sans Jean-Pierre Foucault. C’est comme cela qu’Anquetil eut la faveur des baisers de Michèle Mercier, la délicieuse marquise des anges. On prêta même au jeune champion normand, bien que se mariant un mois plus tard, une certaine attirance pour l’actrice…
De gauche à droite: André Darrigade Dino Terruzzi Michèle Mercier et Jacques Anquetil
Hors les Six Jours, dès la fin de la saison sur route, pendant tout l’hiver, le « Nélaton Palace » proposait, chaque dimanche, un programme complet de cyclisme.
Il y avait la Médaille, une épreuve de vitesse qui servait de prospection pour détecter les futurs as du sprint. La grande finale se disputait en prologue des Six Jours. Elle révéla notamment Lucien Michard (sans Lagarde !) qui devint plus tard champion olympique et champion du monde de vitesse, ainsi qu’André Darrigade qui, avant de devenir l’un des meilleurs sprinters sur route, remporta la breloque devant un autre futur grand crack de la piste, l’Italien Antonio Maspès.
Il y avait aussi le Brassard poursuite dont le vainqueur percevait dans la semaine une rente (souvent attribuée par l’apéritif Suze !) avant de remettre son titre en jeu le dimanche suivant.
Il y avait encore et surtout les omniums avec la participation des plus grands champions routiers. Ainsi, en 1951, l’un d’eux opposa le campionissimo italien Fausto Coppi, les deux plus grands coureurs suisses Hugo Koblet et Ferdi Kubler, le belge Rik Van Steenbergen triple champion du monde, le hollandais extraordinaire poursuiteur Gerrit Schulte et le meilleur coureur français de l’époque Louison Bobet.
Les omniums inter-nations drainaient la grande foule à Grenelle, en particulier, lors des confrontations entre Français et Italiens, opposant Coppi, Ercole Baldini à Bobet, Jacques Anquetil et Roger Rivière. J’étais heureux et fier que mon tout jeune champion soit invité avec le gratin du cyclisme mondial.
Je n’avais connaissance de ces manifestations qu’à travers les articles de la presse spécialisée.
J’eus, en effet, moins de chance (quoique !) que l’écrivain Paul Fournel, tout aussi idolâtre d’Anquetil que moi. Il raconte dans son ouvrage Anquetil tout seul la première fois qu’il vit « notre » champion en chair et en os. C’était justement à l’occasion d’un de ces omniums sur la piste couverte de … Saint-Étienne, car en ce temps-là, il y avait aussi un vélodrome dans la capitale de la Manufacture des Armes et Cycles :
« La première fois que j’ai vu Anquetil pour de vrai, je n’avais qu’une dizaine d’années puisqu’il y avait encore un vélodrome rue Denis Papin à Saint-Étienne où je grandissais sur mon petit vélo. Dans mon souvenir, je l’entends encore craquer de tout son bois, ce vélodrome, sous le poids des spectateurs et je vois encore le matelas de fumée collé au plafond, tant il est vrai que l’on ne vivait pas alors sans une gauloise ou une gitane maïs pendue à la lèvre. Je ne fumais pas. Mon père avait pris des places en bord de piste, dans une loge en haut du virage que nous partagions avec une insolite petite dame stéphanoise, vêtue de noir, parfaitement déplacée et modeste dans ce monde mâle de supporters gueulards. Elle se révéla, quelques minutes plus tard, lorsqu’il vint à vélo l’embrasser, être la mère de Roger Rivière lui-même, le Seigneur de l’Anneau. Pendant l’échauffement, il vint se planter devant nous, saisissant la rambarde, pour se pencher vers elle. Affectueusement, elle posa la main sur sa cuisse. Il l’appela « maman ». « Ça fait rien si tu gagnes pas, lui dit-elle, avec son bel accent stéphanois, mais va pas te tomber. »
La piste descendait devant moi comme un gouffre, une pente assurément à ne pas poser un cycliste. Mon père m’expliqua qu’elle était en bois d’érable, précieux, ajusté, raboté et patiemment lissé par le frôlement des boyaux de soie gonflés à l’hélium. Il m’assura que Robert Chapatte lui-même, malin pistard, la trouvait très rapide : « une des plus rapides d’Europe ». Je n’imaginais pas comment une piste immobile pouvait être rapide tant j’accordais aux seuls coureurs le privilège de la vitesse.
La bataille était entre Français et Italiens, Anquetil et Rivière d’un côté, Coppi et Faggin de l’autre. Ils devaient s’affronter dans les trois épreuves de la course en ligne, de la vitesse et de la poursuite. Je n’avais d’yeux que pour Anquetil, le buste parallèle à son cadre vert, magnifiquement immobile, pâle et blond.
Le public, lui, dévorait Roger Rivière, l’enfant prodige du pays noir, la jeune gloire qui allait tout rafler sur son passage. Rouleur d’exception, rapide en côte, irrésistible sur piste, endurant, il était promis à tous les maillots, rose, jaune et arc-en-ciel du monde cycliste.
Lors de l’épreuve de vitesse, alors qu’il était confronté à Fausto Coppi, il lui infligea une séance de surplace, une de ces pénibles séances qui tendent les muscles et les nerfs jusqu’à ce que l’un des deux coureurs craque et se décide à entraîner l’autre dans sa roue vers une victoire presque certaine. Pour réaliser ce chef-d’œuvre de patience musculaire, Rivière était venu se replacer juste devant sa maman, devant moi. Elle le toucha brièvement sur le maillot. Moi pas.
Anquetil se tenait en réserve pour l’épreuve de poursuite. Lorsque son tour arriva, il fit merveille. Dans mon souvenir, son image est éblouissante de clarté, il brille de toute sa pâleur et son accélération décisive me fait encore mal aux cuisses, comme elle fit mal à celles du grand Fausto Coppi qu’il poursuivait et qu’il faillit rattraper, humiliation suprême, avant la fin de l’épreuve. Il gagna aussi la course de vitesse contre Faggin, ce qui permit à la France de l’emporter haut le pied sur l’Italie….
Rassurant sa maman, Roger Rivière « n’alla pas tomber » ce jour-là. Par contre, sa carrière s’acheva, deux ans plus tard, dans un ravin des Cévennes, en descendant le col du Perjuret, lors du Tour de France 1960 (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2009/06/23/causses-toujours-du-mejean-a-laigoual-par-le-col-de-perjuret/)
Pour ce qui est de Jacques Anquetil … :
…Cette réunion est restée si fort gravée dans ma mémoire de petit garçon que j’en ai mille fois parlé avec mon père, que je l’ai racontée cent fois à mes copains et que j’en ai même composé, trente ans plus tard, une nouvelle dans mon recueil Les Athlètes dans leur tête.
Aujourd’hui que j’écris ces lignes, plus de cinquante ans après les faits, j’éprouve le besoin de fixer un peu les choses, de glaner une anecdote, un incident de course qui m’aurait échappé. Je me rends aux archives de la ville de Saint-Étienne pour consulter les journaux de l’époque. Il neige. L’hôtesse me dit que j’ai bien du courage. Je suis seul dans la grande salle de lecture silencieuse. On m’apporte La Tribune et Le Progrès, que j’ai demandés.
La grande reliure craque, une bouffée de parfum de papier s’en échappe. Les pages sont jaunies, un peu raides, les photos sont mal définies. Peut-être vais-je retrouver là une image de moi aux côtés de Mme Rivière, peut-être un portrait d’Anquetil en vainqueur. Je regarde les pages du jour, les pages de la veille, les pages du lendemain, l’événement est partout relaté dans un grand luxe de détails, mais les deux quotidiens sont formels : Anquetil n’y était pas.
Il y avait bien un omnium France-Italie le dimanche 12 octobre 1958, mais avec, côté français, Darrigade et Gaignard pour épauler Roger Rivière … Je reste incrédule : une nouvelle vérification me convainc que le jour même de cette réunion, Jacques Anquetil ne pouvait pas être présent à Saint-Étienne puisqu’il battait l’immense Gérard Saint au Grand Prix de Lugano !
J’ai donc vu rouler un fantôme, à fond les manettes, beau comme une Caravelle, et je l’ai admiré. J’avais un athlète dans ma tête. L’image d’Anquetil sur la piste en érable du Vel’ d’Hiv’ de Saint-Étienne m’a accompagné pendant plus de cinquante ans, elle a fondé ma « passion Anquetil », et ce n’était qu’une image. Dans le baril de son torse, dans les muscles terribles de ses jambes et de son dos, Anquetil cachait ainsi un peu de la fibre dont sont tissés mes rêves. Peut-être son grand secret était-il, en fin de compte, de se trouver partout où il n’était pas. »
En fait, il était souvent dans la cour de récréation du collège que dirigeait ma maman. J’y matérialisais une piste bornée par deux gros tilleuls et quelques quilles sur laquelle je tournais inlassablement sur mon petit vélo vert, essayant de m’inspirer du style du champion « chronomaître », en vain bien sûr tant son esthétisme était incomparable.
Seul, je moulinais à la poursuite d’un rival invisible le surveillant du coin de l’œil dans la ligne opposée, j’imposais une séance de surplace à un adversaire virtuel dans une manche de vitesse, je passais le relais à un partenaire tout aussi imaginaire dans une course à l’américaine. Perfectionniste, je me coiffais même d’un vieux casque en cuir d’avant-guerre déniché dans le grenier.
Les Six Jours de Paris disparurent avec la démolition de la piste en 1959. La pression immobilière était devenue intense avec la naissance du quartier du Front de Seine (aujourd’hui Beaugrenelle !). Ironie de l’Histoire, rue Nélaton, en lieu et place du vieux Vel’ d’Hiv’ souillé à jamais par le souvenir de la Grande rafle de 1942, fut construite une annexe du ministère de l’Intérieur abritant les services de la DST.
Les projets de construction d’une nouvelle piste couverte ne manquèrent pas mais n’aboutissaient jamais. Ce qui n’empêchait pas les pistards tricolores, bien que privés de leur outil de travail, de rapporter une moisson de médailles d’or aux Jeux Olympiques et championnats du monde, sauvant souvent ainsi l’honneur du sport français. Rappelez-vous le fameux duo (c’est le cas de le dire, il y avait même une épreuve en tandem) Trentin et Morelon.
En décembre 1968, une année propice à la contestation, le mensuel Miroir du Cyclisme consacra un numéro aux « heures chaudes de Grenelle », dix ans après la disparition du Vel’ d’Hiv’, comme un appel aux pouvoirs publics pour faire renaître un anneau couvert à Paris.
Dans son éditorial, le rédacteur en chef de la revue, le brillant journaliste Maurice Vidal, jouait sur la nostalgie en évoquant le Vel’ d’Hiv’ de nos jeunesses … :
« C’était en 193… Enfin mes premières sorties, avec mon premier argent de poche … Il ne pesait guère dans cette poche, mais enfin il m’avait permis d’obtenir une place, tout en haut, aux « populaires », à peu près entre la ligne d’arrivée et le premier virage. Les copains me parlaient des « Six Jours » depuis si longtemps que j’avais l’impression de participer à la plus grande fête nationale. Et je n’étais pas déçu.
Impossible aujourd’hui, en ces temps où la France est privée de grande arène sportive couverte, de faire revivre avec des mots la fantastique sonorité qui régnait sous cette verrière, l’intensité des milliers de regards penchés sur l’anneau de bois violemment éclairé. Des hommes y tournaient, vêtus de beaux maillots de soie, adroits comme des singes, sachant en quelques secondes se propulser à des vitesses que je jugeais fabuleuses, et qui l’étaient. Tout cela dans un halo de fumée qui ajoutait encore au caractère irréel de ce que je vivais pour la première fois.
Il y avait dans ces « Six Jours » une équipe reine de routiers, composés d’Antonin Magne et de Charles Pélissier. Et ce soir-là, justement, par deux fois, les juges se trompèrent dans le décompte de leurs tours. Je vécus ainsi, et je participai activement, croyez-moi, au plus beau chahut qu’ait connu le Vel’d’Hiv’. Il fallut arrêter la course. Il fallut supplier aller Charles, enfermé dans sa « cagna », de vouloir bien reprendre la course afin de sauver le bâtiment qui allait être mis à sac. Et quand Pélissier réapparut, venant du « quartier » dans son peignoir de soie, quand il remonta à bicyclette, il reçut sa plus belle ovation, et j’eus l’impression d’avoir vécu mon premier « moment historique ».
J’en ai vécu depuis de plus réelles et de moins drôles. Et pourtant ces souvenirs du Vel’ d’Hiv’ restent dans ma mémoire comme de grands moments de joie et d’exaltation. Combien d’autres hommes ont ce souvenir en eux, les souvenirs du Vel’ d’Hiv’ de nos jeunesses où tant sont allés avec leur père, avant d’y emmener leurs enfants ? »
Miroir des Sports octobre 1936
Maurice Vidal devra attendre encore seize ans pour goûter à nouveau cette ambiance.
Je ne saurais refermer ce volet consacré au mythique Vel’ d’Hiv’ sans évoquer la superbe bande dessinée de Christian Lax, L’Écureuil du Vel’ d’Hiv’.
L’ouvrage appréhende l’époque de l’Occupation à travers le destin de deux frères, l’un Sam, populaire pistard, l’écrit sous la lumière des projecteurs de l’enceinte de Grenelle, l’autre dans l’ombre de la clandestinité.
L’histoire commence le 14 mai 1940 : malgré l’occupation allemande, Sam s’entraîne comme d’habitude sur l’anneau d’érable. Toutefois, ce jour-là, la rue Nélaton est fermée et bouclée par les policiers, le Vel’d’Hiv’ a été réquisitionné pour enfermer des centaines de femmes qui ont fui le nazisme…
En ces temps pesamment vert-de-gris, Sam continuera tant bien que mal son métier de pistard tandis que son frère Eddie deviendra journaliste pour la presse de l’ombre en signant ses brûlots antinazis … « l’écureuil », clin d’œil à son frangin.
L’écureuil c’est ainsi qu’on désignait les coureurs sur piste en référence à l’activité inlassable et l’agilité du petit animal.
« C’est toute l’ambiguïté de notre condition que l’auteur Christian Lax a saisie, scénarisée et dessinée : même si l’horreur humaine suit son cours, même si on continue à truquer le spectacle, on a besoin de satisfaire de temps en temps notre besoin de bière et de jeux en y apercevant, qui sait, peut-être des écureuils… »
À suivre …