On a tous en nous quelque chose de Johnny … même moi !
Johnny Hallyday est donc mort !
Pourquoi ce donc puisque, tôt ou tard, c’est le lot de chacun de nous ? Parce qu’il semblait indestructible malgré une vie qu’il brûla de toutes sortes de feux, parce qu’il était quelque part dans mon paysage depuis mon enfance, parce que, pour pasticher un de ses plus grands succès, qu’on le veuille ou non, on a tous en nous quelque chose de Johnny.
Je m’interrogeais parfois sur le tonnerre médiatique qui gronderait sur le pays quand notre Johnny national partirait. Voilà, l’heure est venue et, dès l’annonce de la nouvelle, tandis que Donald Trump allumait le feu à Jérusalem, cela a été un déferlement d’hommages : les chaînes d’infos bien sûr mais aussi les grandes chaînes généralistes bouleversant leurs grilles de programmes pour diffuser rétrospectives, documentaires, portraits et concerts, tout au long de la journée. Infortuné Jean d’Ormesson, journaliste, écrivain publié dans la prestigieuse collection de La Pléiade, et académicien, décédé la veille, l’artiste lui a volé une large part de son adieu médiatique. Dans une ancienne émission de Thierry Ardisson, il avait pourtant expliqué qu’un écrivain devait veiller à la façon dont il meurt, rappelant que Jean Cocteau avait eu la mauvaise idée de disparaître le même jour qu’Edith Piaf.
La mort du chanteur fait la Une de toute la presse écrite y compris les grands journaux d’opinion. Concevez que le quotidien L’Humanité, le journal fondé par Jean Jaurès, y consacre sa première page : « Johnny Hallyday une passion française » ! Mais aussi le « très sérieux » journal Le Monde ! Et même le quotidien sportif L’Équipe qui a eu l’idée originale de titrer ses articles avec des chansons de l’artiste. En ce lendemain de Ligue des Champions de football, il encourageait le PSG à « rallumer le feu », apostrophait son entraîneur, « Oh Emery, si tu savais … », ou qualifiait la catastrophique prestation du club de Monaco de « Noir, c’est noir » !
Je suis persuadé que vous seriez surpris si je n’y allais donc pas de mon petit billet, si modeste soit-il.
Je vous avoue d’entrée que je suis beaucoup moins fan de Johnny que certains … cela s’arrangea avec le temps. Vous aurez, ces dernières heures, tout lu et tout entendu sur la vie et la carrière de l’artiste. Elles se confondent même car Johnny fut un enfant de la balle et ne fit pratiquement et ne sut que chanter. N’ayant aucune compétence d’exégète, je déclinerai donc quelques souvenirs très personnels qui me rattachent à lui.
Johnny était tout juste un aîné pour l’enfant du baby boom que j’étais, presque plus que mon frère né juste avant-guerre. Pourtant, s’il chanta à ses débuts qu’il était, assez justement, l’idole des jeunes, elle ne fut pas la mienne. Je vouais une passion immodérée, mes fidèles lecteurs le savent, dans un autre domaine, au champion cycliste, mon compatriote normand, Jacques Anquetil. Curieusement, avec le recul, on pouvait leur trouver quelques ressemblances : leur blondeur, leur chevelure crantée en vogue dans les années 1950, leurs yeux bleus, la précocité de leur carrière, un certain anticonformisme, un goût prononcé pour les jolies femmes et les belles voitures, une hygiène de vie sans doute discutable.
Ce fut ainsi, j’étais plus admiratif des chevauchées esthétiques et solitaires de Jacques sur ses vélos La Perle puis Helyett, que des déhanchements de Johnny guitare à la main. Il faut dire que mon idole avait pris une place privilégiée dans mon cœur, s’étant révélée au monde sportif en 1953 alors que Johnny n’allait se faire connaître qu’en 1960. Le 18 avril précisément, j’ai retrouvé ce détail temporel dans une des archives diffusées sur les ondes.
Je me souvenais cependant de cette première apparition sur l’unique chaîne de télévision, en noir et blanc à l’époque. Line Renaud présentait son filleul dans la populaire émission L’École des vedettes animée par Aimée Mortimer : « Il s’appelle Hallyday parce que son père est américain, tout simplement. Allez savoir s’il a une carrière devant lui ou pas ! »
Comme chantait l’autre vieille canaille de Jacques Dutronc, « on nous cache tout, on nous dit rien » ! Plus tard, on apprendrait que ce monument de la chanson, naturalisé français en 1961, était né belge, Smet de son vrai patronyme, et avait adopté un nom américain comme il fut de mode après-guerre, ainsi Vince Taylor (il avait l’excuse d’être né à Londres !), Eddy Mitchell (Claude Moine) et Dick Rivers (Hervé Forneri). Pourquoi pas finalement, puisque nous-mêmes pour nos batailles dans la cour de récréation de l’école communale, nous nous affublions de noms de cow-boys, Butch Cassidy, Hopalong Cassidy, Kit Carson, héros de fiction (ou pas) de la conquête de l’Ouest américain dont nous suivions les aventures au cinéma presque contigu à la maison familiale.
D’ailleurs, en une occasion, Johnny trouva place aussi dans mes centres d’intérêt cinéphilique de l’époque (il faut dire que je ne manquais que rarement la séance du samedi soir), je me souviens donc avoir vu Les Parisiennes, un de ces savoureux nanars d’antan. Dans ce film (profondément immoral finalement) à sketches, outre Dany Robin qui cocufiait Jean Poiret avec Christian Marquand, Françoise Arnoul qui s’acoquinait avec Paul Guers bien plus âgé qu’elle, Dany Saval chanteuse d’un groupe rock Les Chaussettes noires (oui oui) qui s’éprenait du bégayeur Darry Cowl … Johnny contait bluette à la jeune lycéenne Catherine Deneuve en lui chantant dans une cuisine Retiens la nuit… pour nous deux jusqu’à la fin du monde !
Mes chers parents, bien que bienveillants, n’étaient pas spécialement réceptifs à cette jeunesse yéyé bruyante et gesticulante. Ils mélangeaient un peu tout les pauvres, les Beatles, les cheveux longs, les blousons noirs … ils n’avaient pourtant guère à craindre pour leur jeune progéniture dont la curiosité artistique, éveillée par mon frère, se tournait vers Gilbert Bécaud, Marcel Amont, Brassens, Brel, Ferrat, Béart puis Nougaro, Hugues Aufray, Leny Escudero. J’avouais malgré tout un petit faible pour une charmante petite anglaise, Petula Clark : « Je l’ai connue là là en twistant le ya ya ! » …
De toute manière, on ne pouvait guère échapper aux succès de Johnny qui tournaient en boucle sur les ondes, notamment sur Europe n°1 (c’était son nom à l’époque) avec son rendez-vous quotidien Salut les Copains. Je connus une véritable indigestion d’entendre par exemple Le pénitencier, une pourtant jolie chanson.
Plutôt qu’assister à un concert de Johnny, j’eus l’immense chance de voir sur scène, à cette époque-là, Jacques Brel, Marcel Amont et Gilbert Bécaud dont les fans cassèrent les fauteuils de l’Olympia bien avant Johnny. J’ai consacré plusieurs billets à ces magnifiques souvenirs artistiques.
Ne pouvant témoigner des récitals du jeune Johnny, et pour cause, je cède très humblement la plume à Elsa Triolet, l’épouse de Louis Aragon, ça vous en bouche un coin n’est-ce pas ? Voici donc ce qu’elle écrivait notamment dans sa chronique théâtrale pour Les Lettres françaises à la sortie d’un concert à l’Olympia en 1964 :
« Il ne laissait pas le temps à la salle d’applaudir, il excitait ses musiciens comme un cocher ses chevaux: « Plus fort! Plus fort!…? Encore plus fort!…». C’est le galop à mort, le délire de la vitesse, de la musique, de la danse… Il semblait connaître chaque spectateur dans la salle, s’amuser avec elle, follement et, soudain, confier son désespoir à tout ce monde, comme mortellement blessé, souffrant à la mesure de sa taille, de sa force et non pas à celle des mauviettes qu’il avait devant lui…
Un métier à se demander s’il y a pour lui une coupure entre la vie quotidienne et la scène, tant il est chez lui dans la lumière des projecteurs, le public comme des convives qu’il veut combler, l’exhibition comme un amusement délirant, pour l’acquérir, ce métier, il faut qu’il ne l’abandonne jamais, qu’il s’exerce sans arrêt, que ce qu’il fait en scène, il le continue dans la rue, et en mangeant, et en dormant… Une image que cela, car à ce rythme, et aussi jeune animal joueur que l’on soit, il y aurait de quoi mourir cent fois d’une rupture du cœur…
Le malheur d’être trop bien servi par les dieux… De quoi lui en veut-on, à ce splendide garçon, la santé, la gaîté, la jeunesse même ? De sa splendeur? De la qualité de ses dons et de son métier acquis, de sa sottise de jeune poulain? Des foules qui le suivent irrésistiblement ? De l’argent qu’il gagne? C’est la même haine que pour Brigitte Bardot. Et lorsqu’on leur tombe dessus, je reconnais en moi cette colère qui me prenait au temps où l’on essayait d’abattre Maïakovski, et d’autres fois, d’autres poètes… comme le soir où l’on a sifflé «Hernani!» aux Français, en 1952, pour le cent cinquantenaire de Victor Hugo. Cette volonté de détruire ce qui est trop bien, trop beau, trop gigantesque… La réputation que l’on fait à ceux que l’on veut détruire. Dieu sait pourquoi ! …
Je suis, comme vous le voyez, des fans de Johnny Hallyday. Vous trouvez cela grotesque ? Vous avez tort, je suis à l’âge où, si on n’est pas un monstre, on aime ce qui est en devenir. Je ne peux pas attendre l’an 2000 quand on invitera un Johnny de cinquante-six ans, si mon compte est bon, à la Maison-Blanche..»
J’ai raté cela mais me suis prémuni des acouphènes !
J’ai vu pour la première fois Johnny en chair et en os dans une circonstance beaucoup plus paisible. Je me promenais à bicyclette dans les rues de Forges-les-Eaux, mon bourg normand natal, qui sait si tête baissée je ne me prenais pas pour Anquetil (impossible pourtant), lorsque soudain devant moi, quasiment devant ma roue, m’apparurent trois jeunes piétons qui traînaillaient. Vous avez deviné qu’il y avait Johnny bien sûr mais pas que ! Il était accompagné d’une mignonne jeunette c’était Sylvie Vartan qu’il ne fréquentait pas encore. Le troisième larron, encore svelte, c’était Jean-Chrysostôme Dolto (oui, le fils de la psychanalyste) connu sous le nom de Carlos alors secrétaire artistique de Sylvie. Ils étaient hébergés tous trois à l’Hôtel du Parc, aujourd’hui détruit, suite à un concert donné la veille à Dieppe.
Il n’était évidemment pas question, en ces temps antédiluviens, de selfies et, plutôt timide et respectueux, je n’eus pas même l’envie (d’avoir envie ?!) de troubler leur quiétude passagère pour quérir des autographes. Tout seul, accoudé à mon guidon, je laissais les trois copains rejoindre vraiment incognito un peu plus bas un modeste bistrot où ils se restaurèrent, selon l’hebdomadaire local, d’une omelette aux herbes. Un demi-siècle plus tard, il m’arrive de déjeuner à cette enseigne et, inévitablement, je ressers à table cette anecdote de mes … tendres années.
Il m’en fallait plus pour devenir fan de Johnny même s’il devenait incontournable sur les ondes, le petit écran et dans les gazettes. Régulièrement, on découvrait dans les kiosques à journaux, ses idylles, ses frasques, ses extravagances, ses déprimes, vraies ou fausses.
Comme (presque) tous les hommes en ce temps-là, il accomplit son service militaire en 1965 à Offenburg en Allemagne. Cela semble futile aujourd’hui mais les Français étaient très attachés à ce que chacun d’entre eux effectuât son séjour sous les drapeaux. Le sergent Johnny bénéficia possiblement d’aménagements mais, quelques années auparavant, le caporal Anquetil obtint bien une permission de quinze jours pour battre à Milan le mythique record de l’heure détenu par Fausto Coppi.
Johnny s’en alla même en guerre … avec Antoine, un jeune beatnik intello à chemise à fleurs qui élucubrait : « Tout devrait changer tout le temps/Le monde serait plus amusant/On verrait des avions dans les couloirs du métro/Et Johnny Hallyday en cage à Medrano. »
Ce à quoi, guitare à la main, Johnny ripostait : « Si les mots suffisaient pour tout réaliser – Assis sur son derrière avec les bras croisés – Je sais que dans une cage je serais enfermé – Mais c’est une autre histoire que de m’y faire entrer – Car il ne suffit pas d’avoir les cheveux longs ».
C’était le temps des Trente Glorieuses, une époque insouciante, le temps des transistors (qu’on écoutait dans notre chambre), des tourne-disques Teppaz, des juke-boxes dans les cafés, de l’émission Intervilles à la télé. La France se régalait au premier degré (mais pas toujours !) de ces joutes de clocher, de la rivalité entre Anquetil et Poulidor, et donc de la guéguerre chansonnière entre Johnny et Antoine. Quarante ans plus tard, ils s’opposaient encore par marques d’optique interposées.
Souvenirs, souvenirs ! Grand saut dans le temps, je me retrouve le 20 octobre 1990 : Johnny se produit en concert au palais des sports de la commune des Yvelines où j’ai élu domicile. C’est peut-être l’occasion de le découvrir sur scène et surtout de faire plaisir à ma compagne fan de la première heure. Que n’ai-je pas entendu sa détestation d’une pie qui, profitant d’une fenêtre ouverte par une belle journée d’été, becqueta littéralement l’immense poster de Johnny qui tapissait un mur de sa chambre.
Je ne fais pas un gros sacrifice car l’hebdomadaire L’événement du jeudi offrait parfois à ses abonnés des places pour des manifestations artistiques. Je fus un des heureux élus.
« Je m’appelle Jean-Philippe Smet, vous me connaissez mieux sous le nom de Johnny, je suis né dans la rue à Paris en 1943 ! ». Je ne mis que quelques minutes à comprendre ce que l’animal avait dans le ventre :
« Ton père t’a prêté un hangar
Pour les costards, tu demanderas au fils du bazar
T’as un copain qui travaille à la mairie
Il devrait t’arranger ça pour les amplis
Un médiator, un peigne et beaucoup d’espoir
Mon p’tit loup, ça va faire mal ce soir … »
En effet, foin de la crise de la quarantaine, déjà mes voisines s’étaient levées pour un seul homme et gesticulaient dans les rangées voire même sur les sièges. J’avais pourtant vu Brel (Amsterdam ce n’était pas rien) et Bécaud et, stupéfait, je découvrais une autre bête de scène. À quinze mètres de moi, en pantalon et blouson de cuir noir, Johnny, à fond la caisse, électrisait la salle. Il n’avait sans doute pas encore de prothèse, il se déhanchait avec une belle énergie. Je n’avais d’yeux que pour la bête suante, sa carrure impressionnante aussi car l’athlète à la tignasse blonde dépassait le mètre quatre-vingt. Je n’avais d’oreilles que pour sa voix surpuissante, sa recherche de l’aigu dans son hurlement.
Encore observateur du phénomène, je m’amusais que minettes et femmes rangées !ou pas) entonnassent avec lui Que je t’aime :
« Quand tu ne te sens plus chatte
Et que tu deviens chienne
Et qu’à l’appel du loup
Tu brises enfin tes chaînes … »
Peu importe ce que Johnny chantait finalement, je retins la performance scénique et l’incroyable communion avec le public. Il me donna L’envie (il achevait son récital avec cette chanson récente) d’avoir envie de retourner l’écouter.
L’opportunité surgit quelques mois plus tard, en juin 1991. Merci Ricard qui offrait la tournée du « patron », Place de la République, à l’occasion de la fête de la Musique. C’est vrai qu’il faisait soif en ce premier jour d’été torride.
Je compris qu’être fan de Johnny n’était pas une sinécure : au sept ou huitième rang d’une foule compacte, des enceintes rugissantes à proximité, et en contre-plongée, les biceps gonflés surgissant du marcel noir frappé de l’écusson Harley-Davidson, la bête (de scène) presque fumante : en effet, il faisait si chaud que mes lunettes s’embuaient. Ce fut la fête du waack n’woul (rock and roll).
Je n’étais pas suffisamment fan sinon, si j’avais tendu la main comme autrefois gamin je décrochais le pompon du manège, je me serais emparé du peigne que le rocker jeta en pâture. En y repensant aujourd’hui, c’eut été une sacrée relique qui aurait consolé ma compagne des méfaits d’une pie voleuse !
Comme c’était devenu une habitude, il nous quittait en promettant beaucoup de tendres choses à ses groupies et en donnant l’envie d’avoir envie … de le revoir encore ?
Ainsi, nous fûmes de ceux qui lui souhaitèrent ses 50 ans le 18 juin 1993 au Parc ces Princes, de ceux qui sentirent s’approcher soudain une vague déferlante au milieu de la pelouse portant littéralement Johnny jusqu’à la scène. Je distinguais sa chevelure blonde à une dizaine de mètres de moi.
J’ai beau ne pas être accro absolu à Johnny, cette soirée fait partie de mes plus grands souvenirs de music-hall, à commencer par cette entrée mythique au cœur de son public.
Au risque d’être étouffé, il apparaissait serein, heureux, épanoui, comme satisfait du chemin parcouru dans une carrière d’artiste longue déjà de trente-cinq ans. Je me souviens l’avoir entendu dans une interview confier que même ses supporters les moins inconditionnels », il avait fini par les avoir à l’usure ». Je fus une de ses nouvelles victimes en cette grandiose soirée.
Beaucoup d’images et de sons demeurent gravés dans ma mémoire : en ouverture, L’idole des jeunes qu’il n’avait peut-être jamais aussi bien interprété ; les portes du Pénitencier s’étaient refermées sur nous et dans la pénombre, des matons et leurs bergers allemands, juchés sur le toit du parc, nous surveillaient. ; pour Noir c’est noir, un bataillon de saxophonistes à la dégaine de Blue Brothers, lunettes noires et veste laquée bleue, déboulèrent sur scène ; la toute jeune Laura Smet qui dans la tribune écoutait la chanson que son papa lui dédiait, et puis, clou de la soirée, … au-dessus de nos têtes roulant en cabriolet Triumph sur une réplique du pont de Brooklyn, « regarde(z) un peu, celle qui vient, c’est la plus belle de tout l’quartier, cette fille fille-là, elle est terrible », oui la frêle Sylvie Vartan que, gamin, j’avais croisée dans ma petite ville du pays de Bray. Beaucoup plus vamp, a capella elle rappela à Johnny leurs Tendres années. Je surveillais du coin de l’œil mon voisin qui chantait aussi les larmes aux yeux. À cet instant, il se remémorait sans doute quelque moment de sa jeunesse. Car si Johnny est si présent dans le cœur des Français, c’est que beaucoup de ses chansons leur rappellent un instant de leur propre vie, les replongent dans des souvenirs d’enfance ou de jeunesse et font jaillir la nostalgie.Je pense au chagrin de Jean le berger ariégeois qui ne manquait jamais d’animer les repas du dimanche, l’été aux estives de Pouilh, en reprenant de sa voix également puissante, pour le plus grand plaisir des convives (et des brebis ?), quelques succès de l’artiste. Johnny, génie (musical) des alpages, qui l’eût cru ?
Cette fois encore, je fus admiratif de la puissance de sa voix qui, dans les duos, submergeait celle de ses invités Eddy Mitchell et Michel Sardou.
Je savais désormais qu’assister à un concert de Johnny était la promesse de vivre une excellente soirée de music-hall. Je me rendis donc encore, en 1995, à Bercy pour son Lorada Tour (du nom de sa propriété varoise). Parmi les bons souvenirs, je me souviens d’un moment intimiste organisé en veillée comme autour d’un feu de camp. Johnny découvrit le rock n’roll par hasard après être allé voir un western (qui n’en était pas un d’ailleurs) avec Elvis Presley. Ce soir-là, il chanta la ballade Loving you pour sa fiancée Laeticia qu’il nous présenta. Mais une fois encore, Johnny me bluffa en interprétant pour achever son récital devant un public recueilli L’hymne à l’amour, l’immense succès d’Édith Piaf, juste accompagné au piano de manière discrète. Quel coffre !
Johnny devint adepte de reprises de grandes chansons immortalisées par ses aînés : La quête de Jacques Brel ou le magnifique Sur ma vie de Charles Aznavour. Une certaine forme de reconnaissance envers les monstres sacrés des générations qui le précédèrent ! Le fossé artistique semble si profond a priori, pourtant j’ai entendu Johnny dire plusieurs fois que Jacques Brel, son compatriote belge, l’avait beaucoup inspiré pour l’interprétation de ses chansons, pour la manière d’envoyer ses émotions au public, jusqu’à verser quelques larmes. Pour avoir eu le bonheur d’assister à des concerts des deux artistes, je ne peux qu’approuver.
Je n’ai jamais revu Johnny sur scène par la suite, comme si je n’avais plus besoin de démonstration pour savoir qu’il appartenait au panthéon de la chanson française.
Je me suis surpris, cette semaine, de retrouver dans ma discothèque un nombre finalement pas négligeable de CD tous postérieurs à l’époque où je l’avais vu en concert. Mon regard avait probablement changé à l’égard de Johnny. Certes ses prestations scéniques restaient l’élément essentiel de son talent, mais il avait su aussi évoluer en s’entourant de paroliers (et de compositeurs) qui lui écrivirent des textes de qualité. Dans l’ombre de certains tubes, son répertoire possède quelques belles chansons injustement méconnues.
Je ne m’attarde pas sur les prestations cinématographiques de Johnny. Cependant, presque inconditionnel de Jean-Luc Godard, j’avais vu la performance du chanteur dans Détective. On ne peut soupçonner le cinéaste iconoclaste de supputations commerciales.
Je fus, je l’avoue, de ceux qui s’amusaient des maladresses et gaucheries linguistiques de Johnny dans sa communication médiatique. Je les acceptais avec la bienveillance de l’enseignant qui sommeille en moi. Enfant de la balle un peu transbahuté, Johnny n’eut quasiment pas la chance de suivre une instruction classique. On ne peut par contre lui contester une indéniable intelligence artistique. Au-delà du simple cliché journalistique, c’est déjà une forme de revanche que certain hebdomadaire le range, en couverture, parmi les immortels auprès de Jean d’Ormesson.
Samedi dernier, j’ai suivi en intégralité la retransmission de ses obsèques et l’extraordinaire hommage empreint d’un profond respect que lui a rendu le peuple de Paris.
On peut sans doute, de manière rigide, y trouver une certaine outrance, une démesure, en rapprochant cette émotion nationale des funérailles de Victor Hugo. C’est aussi l’image de notre société, en perte de repères, qui tente souvent d’atténuer ses souffrances, exorciser ses peines, en se retrouvant dans de grandes communions populaires.
J’avoue, humblement, qu’à plusieurs reprises, profondément ému, quelques pleurs ont perlé au coin de mes paupières. Sacré Johnny, c’est bien vrai que tu m’as eu à l’usure ! Tu n’étais sans doute pas un contribuable modèle (on en connaît d’autres et pas des moindres) mais sur scène, c’est ce qu’on demande d’abord à un artiste, tu ne trichais pas. J’ai du mal à imaginer que le 5 juillet dernier, malade comme tu étais, tu chantais encore au théâtre antique de Carcassonne … pour l’ultime fois.
J’entends Brel, là-bas aux Marquises, qui chante encore :
« Je veux qu’on rie, je veux qu’on danse
Je veux qu’on s’amuse comme des fous
Je veux qu’on rie, je veux qu’on danse
Quand c’est qu’on me mettra dans le trou … »
Chers lecteurs, fans ou pas de Johnny, je vous laisse aujourd’hui avec une chanson restée confidentielle, Une lettre à l’enfant que j’étais, celle que tu ne pouvais évidemment pas confier au gamin juché sur son vélo il y a plus d’un demi-siècle.
C’est le Johnny que j’aimais en priorité, celui des ballades dans lesquelles sa voix à la fois puissante et tendre m’émouvait.
Lui partant, je me dis que je vieillis.