Les mystérieuses vacances de Monsieur Mulot …
Mes lecteurs fidèles se souviennent peut-être, j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises, au hasard de mon actualité, d’évoquer La Bocata, un chouette bar restaurant d’inspiration espagnole dans une rue calme du IXéme arrondissement, à quelques pas d’« un p’tit jet d’eau, une station de métro, entourée de bistrots, Pigalle … » Mais tellement plus encore : installé dans un ancien atelier d’artiste, Eusebio, l’éminemment sympathique patron, n’a pas renié l’origine du lieu et organise régulièrement des soirées culturelles. On y débat philosophie, on y chante Brassens, on y expose, on y fait plein d’autres choses encore.
Alors, j’y ai couru quand j’ai reçu l’invitation pour le vernissage de l’énigmatique exposition des photographies retrouvées de Gaspard Mulot.
Trop curieux (?) peut-être, pour comprendre, m’enrichir, me nourrir, j’ai la sale manie de chercher, trifouiller, gratter, fureter, farfouiller, fouiner, à l’image du petit rongeur qu’évoque le patronyme de l’artiste.
Gaspard Mulot, je renifle le lézard (les arts ?). Déjà, ça sent le pléonasme à plein museau ! Car outre qu’il fût l’un des rois mages en Galilée, Gaspard désigne en argot des Poilus de la Grande Guerre, les rats qui proliféraient dans les tranchées à la recherche de chaleur et de vivres. Des chiens ratiers furent même envoyés au front pour les chasser.
Passe encore de porter deux prénoms et s’appeler Pierre Richard, Claude François ou Émile Louis, mais en la circonstance, plutôt que me ronger les sangs, j’ai envie de déterrer l’expression ancienne « endormir le mulot » qui, aux XVII et XVIIIe siècles signifiait « surprendre ou amuser quelqu’un pour mieux le tromper ».
L’affiche me fournit déjà un indice : l’exposition est conçue à l’initiative du groupe MIRAR (comme mirer, voir, regarder) qui rassemble, outre Eusebio le patron du restaurant galerie, JeanDenis Robert photographe de métier dont je vous ai plusieurs fois loué les travaux, son épouse Marie, ainsi que Pascal Moizo et Florent Pich, deux rats de la cave à vins espagnols, bref une bande d’amis enthousiastes à l’idée d’exhumer les œuvres du « campagnol des villes ».
La genèse du projet est développée en préambule pour éclairer (ou tromper ?) le visiteur.
Une nuit, au fin fond du IXe arrondissement de Paris, à quelques mètres de la Bocata, deux des « miradors » trouvèrent une valise abandonnée sur le trottoir. En cette époque d’état d’urgence et de plan vigipirate, certains auraient averti les services de police pour neutraliser le colis suspect. Moins soupçonneux, nos noctambules l’ouvrirent : à l’intérieur des feuillets de diapositives dans un classeur ainsi qu’un tampon fort usagé, le tout dans un sale état. Et puis…
« Déjà, pendant le nettoyage des diapos (plusieurs centaines) nous devinons la belle trouvaille, et puis à la projection, on tombe à genoux … l’idée d’une exposition est immédiate, évidente, irrémédiable et unanime.
C’est alors qu’une carte coincée dans la doublure de la valise fait son apparition … inutile de vous narrer l’état d’excitation et de perplexité dans lequel nous nous trouvons … cette carte dessinée à l’encre de Chine, que raconte-t-elle ? Un projet de vacances ? … Un plan d’approche ?… L’ébauche d’un reportage ? L’un d’entre nous parvient à nettoyer et à imprimer le tampon … »
Sans avoir besoin d’enfiler un imperméable, ni de me coiffer d’un doulos comme dans un polar noir de Jean-Pierre Melville, j’ai mené mon enquête autour du comptoir de la Bocata où les langues se délient plus facilement devant un verre de vin ibérique, un Catania de Ribera del Duero par exemple : les témoignages corroborent, tout ce qui précède semble cohérent et vrai.
Quant à ce qui suit … Le tampon révèle l’identité du probable propriétaire de la valise : Copyright / GASPARD MULOT / Mention obligatoire.
« Stupéfaction ! Il s’agirait d’un professionnel ? Pris par quelques scrupules logiques, les recherches sur internet commencent : pas de Gaspard Mulot à photographe, ni a Paris, ni en France. Le nom semble tellement insensé… Peut-on s’appeler Mulot ? Oui, répond l’écran : 5204 Mulot sont nés en France depuis 1890, plus de 500 dans le Nord-Pas-de-Calais. À Paris : un Mulot célèbre : Gérard, chocolatier…
Et une Sophie ! rue Pétrelle, à deux pas de la valise ! Celui d’entre nous qui lui parle au téléphone n’obtient pas grand-chose : pas de parents dans la photographie, ni de Gaspard. Mais, un de ses amis a visité un appartement dans cet immeuble, un atelier de prises de vues, le propriétaire était belge.
« Belge! évidemment, Hercule Poirot, Gaspard Mulot ! » s’écrie l’un d’entre nous. Mais, à notre grand désarroi, la toile est précise : pas de photographe professionnel exerçant sous ce nom en Belgique, à Bruxelles, à Anvers, à Knokke-le-Zoute…
Pourquoi l’un d’entre nous lance-t-il une recherche « Gaspard Mulot/ Acteur belge » ? »
Parce que, sous l’emprise d’alcools forts (peut-être) et d’une jubilation réjouissante (sûrement), notre quintette de Rouletabille(s) se plonge dans le mystère de la chambre noire et commence à imaginer une fiction et bâtir une « exposition de copains » comme le père de l’un d’eux réalisa des films de copains.
Cinéma quand tu nous tiens, le visiteur a les éléments maintenant pour découvrir … les vacances de Monsieur Mulot à travers vingt-cinq agrandissements de diapositives !
Vite, le spectateur, à son tour, se met dans la peau d’un détective afin de prélever quelques indices dans la présomption d’une identité du photographe et reconstituer les étapes d’un voyage désorganisé.
S’il est inutile qu’il se coiffe du deerstalker, la casquette de tweed de Sherlock Holmes, je ne parle même pas de la pipe, il est interdit de fumer dans les lieux publics, par contre, la loupe est presque nécessaire pour traquer le précieux détail.
Je vous avoue même que, ne négligeant pas les moyens modernes d’investigation, j’ai zoomé souvent avec la souris de mon ordinateur … le mulot comme avait coutume de dire la marionnette d’un ancien président de la République peu au fait de l’outil numérique !
Bon Dieu … mais c’est bien sûr, pour reprendre la phrase la plus célèbre de l’inspecteur Bourrel des Cinq dernières minutes, une série policière culte de la seule chaîne en noir et blanc que les moins de 57 ans ne peuvent pas connaître ! L’affiche elle-même de l’exposition laisse penser que Gaspard Mulot ait pu assister au lancement d’une fusée Ariane à Kourou en Guyane, d’ailleurs peut-être était-il ingénieur. Le détail qui trahit : une pancarte floutée indique aux piétons la sortie par un souterrain pour repartir vers Toulouse. Mulot se trouvait plus probablement à la Cité de l’Espace dans la ville rose.
La mystérieuse carte augure d’une croisière sur la Kok River, une rivière de Thaïlande et affluent du Mékong. Là-bas, au village de la tribu Karen, on élève des éléphants pour le travail dans la jungle. La province de Chiang Rai est très riche culturellement et regorge de temples bouddhistes. C’est là que fut découvert le Bouddha d’émeraude, une statue en jadéite toujours vénérée à Bangkok. Mulot s’est extasié devant quelques souris de pierre, pardon quelques déesses thaïs dont la disposition fait penser à un curieux effet sténopé.
Mon esprit divague, sans qu’on puisse l’imputer à un abus de bière San Miguel ou d’alcool de riz, me voilà parti un instant en Chine avec Quentin alias Jean Gabin sur les dialogues d’Audiard et Blondin du film Un singe en hiver : « Le véhicule, je le connais: je l’ai déjà pris. Et ce n’était pas un train de banlieue, vous pouvez me croire. M. Fouquet, moi aussi, il m’est arrivé de boire. Et ça m’envoyait un peu plus loin que l’Espagne. Le Yang Tsé Kiang, vous en avez entendu parler du Yang Tsé Kiang ? Cela tient de la place dans une chambre, moi je vous le dis! Je n’bois plus, je croque des bonbons » … – « Et ça vous mène loin ? » – « En Chine toujours, mais plus la même, maintenant c’est une espèce de Chine d’antiquaire. Quant à descendre le Yang Tsé Kiang en une nuit, c’est hors de question. Un p’tit bout par-ci, un p’tit bout par là, et encore pas tous les soirs. Les sucreries font bouchon ! »
Je reconnais Las Vegas. Comme Monsieur Mulot, j’y suis allé. À l’époque, on ne tirait pas sur les gens sauf dans les westerns. Line Renaud menait la revue, c’est vous dire que c’est il y a longtemps, ma p’tite dame ! Il faudrait qu’un jour, je regarde dans quel état sont mes propres diapos du cow-boy surplombant le Pioneer Club ou, juste de l’autre côté de la rue, du Sassy Sally’s Casino.
C’est l’intérêt aussi de l’exposition de déclencher un questionnement, une interactivité entre la photographie et le spectateur, entre les spectateurs eux-mêmes qui, selon leur vécu, leurs voyages, leur perspicacité, nourrissent inconsciemment l’enquête.
On est loin des fastidieuses, pour ne pas dire plus, projections familiales des diapos de vacances que chacun de nous a subies.
Au fait, ce monsieur Untel, bon d’accord Gaspard Mulot, qui était-il ? Est-ce lui sur la photographie en charmante compagnie dans ses tribulations ? Le selfie n’était pas encore né à l’époque.
Fut-il ingénieur ? Ou simplement passionné d’aéronautique et de voitures de sport ? Voire de modélisme ?
Au-delà de leur sujet, il y a le traitement accidentel que les photographies ont subi par … une inondation de cave peut-être ? Striures, moisissures, dégradations chromatiques les détournent, les réinterprètent, les transcendent étonnamment, les magnifient parfois.
Quelques zones brûlées de la pellicule et on imagine la façade d’un immeuble en proie aux flammes.
Sous la cible d’une multitude de points blancs, le pare-brise de la belle voiture de sport a volé en éclats.
Des moisissures et voilà des avions de chasse qui traversent un ciel constellé d’inquiétants projectiles. Ou comment un possible meeting aéronautique se transforme en guerre des étoiles. Des craquelures et l’avion survole une zone désertique, avec quel dessein?
Outrageusement détériorées, les photographies retrouvent une certaine jeunesse, ou plutôt une autre vie, et touchent à une esthétique de la peinture.
Ainsi, l’accostage d’une barque dans un décor exotique rappelle certain tableau romantique de Renoir (avant un futur déjeuner sur l’herbe ?).
Gare à la mort aux rats dans les caves, notre (Gaspard) Mulot aurait-il été victime de trips hallucinatoires tant ses clichés s’embrasent fréquemment de couleurs psychédéliques.
L’influence de la photographie dans le mouvement hyperréaliste de la peinture fut majeure. Comme Cézanne peignait les incendies, ici c’est la peinture impressionniste qui s’invite souvent par accident dans l’image photographique. Les Surréalistes ont la part belle également.
On trouve aussi le côté aléatoire des Empreintes de Yves Klein telles que je les ai admirées cet été au musée Guggenheim de Bilbao.
« Le mystère de ce qui vous échappe un peu, voilà la vraie beauté. L’absence de toutes les clés de la porte d’entrée. »
Si on veut aller encore plus loin, on pourrait même envisager un prolongement dans la littérature. Monsieur Mulot pourrait devenir un possible personnage de roman.
Je me souviens d’Un certain Monsieur Blot, sorti de l’imagination et de l’humour de Pierre Daninos, qui, miné par sa vie de bureau, par ses vies conjugale et extra-conjugale, par ses enfants, par la hantise de retrouver les mêmes têtes chaque matin, éclata un beau jour et devint célèbre par un curieux « concours du Français moyen ». Qui sait si Mulot n’a pas balancé une partie de son passé dans la rue …
Monsieur (Nicolas) Hulot, faites cesser l’usage des pesticides au nom de la Culture. Laissez vivre le Mulot pour de futures pérégrinations. Car il se murmure que la valise n’a pas livré tous ses secrets et qu’une autre exposition est en gestation…
Soyons fous ! Les cinq lascars du groupe MIRAR griment avec talent la réalité que dégageaient les photographies de Gaspard Mulot. Dans une légende allemande, les frères Grimm faisaient appel à un joueur de flûte pour débarrasser la ville de Hamelin d’une invasion de rats. Et si un petit air de musique (Pigalle ?) rameutait à la Bocata toutes les photographies du petit monde de Gaspard Mulot …

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Merci de partager avec nous ce qui doit être un excellent canular que n’auraient pas désavoué les Copains de Jules Romains! ET bravo pour cette éclectique curiosité, en permanence à l’affût de ce que le !monde offre de beau, de déconcertant ou de drôle!