Une semaine au Pays Basque (5)

Pour lire les quatre billets précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/09/01/une-semaine-au-pays-basque-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/09/12/une-semaine-au-pays-basque-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/09/18/une-semaine-au-pays-basque-3/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/09/24/une-semaine-au-pays-basque-4/

vendredi 11 août :
Comme pour nous faire regretter notre proche départ, le soleil brille généreusement pour notre dernière journée au pays Basque. À l’horizon, la chaîne des Pyrénées se découpe dans l’azur.
Il est loin le temps où la France de Louis XIV guerroyait contre les Habsbourg d’Espagne avant que le traité des Pyrénées n’eût enfin formalisé la paix entre les deux couronnes le 7 novembre 1659 à Hendaye sur la minuscule île des Faisans (voir billet 1).
J’ai prévu d’aller me promener sur les crêtes, notamment du côté de Roncevaux. Il est des lieux qui, abusivement ou non, appartiennent à l’Histoire de France, du moins celle enseignée dans les manuels scolaires.
En chemin, je découvre à la sortie de Saint-Pée-sur-Nivelle, un rond-point original, un carrefour giratoire pour employer l’exacte terminologie. Je vous renvoie à un de mes anciens billets où je tentais de manier l’humour pour stigmatiser cette plaie de la circulation moderne : http://encreviolette.unblog.fr/2008/09/17/plaisirs-des-sens-giratoires-et-des-ronds-points/.
Savez-vous qu’on recense environ 30 000 ouvrages de ce type dans l’hexagone, une moyenne d’un peu moins un par commune, ce qui permet de nous enorgueillir d’un navrant record du monde. Pas mal d’usagers ignorent aussi malheureusement que ces giratoires sont des carrefours donnant la priorité aux véhicules circulant déjà sur l’anneau.
Là n’est pas la question, ce matin, la circulation est des plus fluides et, pour une fois, je trouve crédible la sculpture monumentale qui occupe le terre-plein central. Œuvre de l’artiste basque Iñaki Viquendi, elle représente une immense chistera de onze mètres de long, objet emblématique du jeu de pelote basque.

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La chistera (le masculin est employé aussi) est un panier en osier en forme de gouttière recourbée fixé à la main du pelotari par un gant de cuir. C’est justement un habitant de Saint-Pée-sur-Nivelle Jean Dithurbide qui eut l’idée de l’inventer, en 1856, en prolongeant le gant traditionnel par un panier d’osier qui servait à ramasser les raisins (d’Irouléguy peut-être). Plus léger, il fatiguait moins le bras et permettait d’envoyer la pelote plus loin, avec plus de force et de vitesse.
Selon la longueur de l’instrument, on distingue deux types de jeu : la cesta punta avec le grand chistera et le joko garbi avec le petit chistera, deux spécialités particulièrement spectaculaires et d’un grand esthétisme.
À cet instant, j’ai bien sûr une pensée pour mon champion de professeur de mathématiques du lycée Corneille de Rouen, Roger Vicenty, dont j’ai évoqué la mémoire dans mon billet 2 consacré à mon séjour. Il fut avant tout champion du monde à la main nue mais comme tous les enfants du pays Basque, il dut manier la chistera dès son plus jeune âge au fronton d’Ascain à moins de dix kilomètres d’ici.
Cette monumentale chistera constitue aussi un hommage à Jean Apesteguy, un extraordinaire joueur de pelote du début du siècle dernier connu sous son surnom de Chiquito de Cambo, le « petit » de Cambo bien que ce fût un colosse de près de deux mètres. C’est l’autre célébrité de Cambo-les-Bains, autre village voisin, avec Edmond Rostand l’auteur de Cyrano de Bergerac. Le fronton de Paris, construit pour les Jeux Olympiques de 1924 sur les quais de Seine, porte son nom. Il fut champion du monde sans discontinuer de 1900 à 1914 et de 1919 à 1923, son hégémonie étant seulement suspendue pour cause de Grande Guerre. Des photographies attestent qu’au front, le grenadier Apesteguy accrochait sa chistera à son ceinturon. La légende affirme même qu’à l’aide de son instrument, il catapultait des grenades vers les tranchées allemandes. Plus plausible, il utilisait le petit gant plat dont on se sert au rebot.

chiquito+cambo blog

On peut relever dans un article du Miroir des Sports de 1922 : « Sur les « places » du Pays, à Sare, à Cambo, à Guéthary, à Anglet, à Saint-Jean-de-Luz, à Saint-Jean-Pied-de-Port, durant la période qui va de 1899 à 1913, Chiquito apparaît aux yeux de la foule enthousiaste comme un demi-dieu. Il triomphe partout, il est le roi, le « roi de la pelote » ; les souverains lui offrent des épingles de cravate, les femmes leurs plus gracieux sourires. » Je connus l’émotion de filmer une de ses chisteras au musée Basque de Bayonne, il y a vingt-cinq ans.
Je n’ai pas prévu de me rendre à Cambo-les-Bains. J’oblique vers Saint-Étienne de Baïgorry pour m’engager dans la vallée des Aldudes, une contrée un peu secrète, authentique, gourmande, étonnante aussi.
Le long de la route sinueuse qui commence à s’élever vers le port (ainsi appelle-t-on souvent les cols dans les Pyrénées), les eaux claires de la nive des Aldudes, affluent de la Nive, et de quelques autres ruisseaux, miroitent au soleil. Ici, c’est le paradis de la truite et nous rencontrerons plusieurs piscicultures qui profitent de l’eau exceptionnellement pure de la montagne.
Sans atteindre la renommée de la truite de Schubert (!!!), la truite de Banka est un des trésors gastronomiques basques qui s’invitent sur les tables de la capitale, mais il est d’autres élevages tout aussi valeureux.
Nous atteignons bientôt justement le minuscule village de Banca, un peu plus de 300 habitants. Il s’appelait La Fonderie jusqu’au XIXème siècle en raison d’une usine d’extraction de minerais de cuivre et de fer dont on aperçoit encore quelques vestiges.

Banca village blog

Aujourd’hui, on écrit Banka en basque, c’est ici que le 11 décembre 1973, se déroula la première action armée de l’Iparretarrak, l’organisation clandestine en lutte pour l’indépendance du Pays Basque.
Je m’étais déjà hissé jusqu’ici, pour les besoins d’un film, à destination de professeurs d’Éducation Physique et Sportive, que je tournais sur la pelote basque. En effet, l’une des curiosités est le fronton dit de type place libre. Le mur de droite est celui du cimetière, celui de gauche la façade de la mairie dont il faut fermer les ouvertures lors des compétitions. Plus pittoresque encore, le fronton est lui-même percé sur sa moitié droite pour laisser passer une route.

Banca fronton blog

Je traverse le cimetière pour accéder à l’église Saint-Pierre. Évidemment ouverte, comme souvent au Pays Basque, elle détient un joli retable du Christ remettant à saint Pierre les clés du royaume des cieux, entouré d’une peinture de pampres, les vignes du Seigneur ou d’Irouleguy !

Banca église blog4Banca église blog1Banca église blog2Banca église blog3

Sur la balustrade des classiques galeries des églises basques, court un élégant chemin de la Passion.
Je me promène maintenant dans les allées du cimetière. Les quelques pierres discoïdales sont désormais entreposées au musée basque de Bayonne.

Banca cimetière blog2Banca cimetière blog1

N’y voyez pas un penchant morbide, j’aime visiter les cimetières. Les tombes racontent souvent la vie, ainsi ces émouvantes plaques d’une famille de bergers : la maison à l’architecture typique, la montagne, les moutons, un visage souriant, le béret aussi, autant de symboles d’une vie heureuse et paisible que rappelle la cloche de l’église qui sonne midi.

Aldudes blog

Quelques kilomètres plus haut, nous parvenons aux Aldudes, autre minuscule village qui a donné son nom à la vallée. Il semble bien désert à cette heure médiane de la journée. Même le restaurant Baillea semble avoir fermé ses volets (temporairement ?), dommage, il possédait un petit air sympathiquement vieillot.
Je ne manque pas de me recueillir dans l’église Notre-Dame de l’Assomption qui abrite, paraît-il, un chapelet de Maximilien II d’Autriche, acheté aux enchères et ramené du Mexique par un amerikanoak (basques revenus des Amériques).

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À cet instant, je pense au destin funeste de cinq bergers des Aldudes raconté par Adrien Bosc dans son fascinant roman Constellation (éditions Stock) du nom du nouvel avion d’Air France qui décolla d’Orly le 27 octobre 1949 avant de s’écraser dans l’archipel des Açores. À son bord, il y avait bien sûr le boxeur Marcel Cerdan qui partait vers New York pour reconquérir son titre de champion du monde contre Jack Lamotta, ainsi que la célèbre pianiste Ginette Neveu. Mais parmi, les 37 passagers, moins illustres, il y avait aussi Thérèse Etchepare, Guillaume Chaurront, Jean-Louis Arambel, Jean-Pierre Aduritz et Jean-Pierre Suquilbide, cinq jeunes gens cultivateurs des Aldudes qui émigraient pour louer leur amour du travail et des bêtes, et vivre le rêve américain dans les ranches. Dans le train qui les amène à Paris, « le wagon de seconde classe, le compartiment des bergers résonne du dialecte du pays Quint, le bas-navarrais occidental, recensé par le prince Louis-Lucien Bonaparte dans sa Carte des sept provinces basques publiée en 1863. Ils ne cessent de chanter les airs du pays, Jean-Louis entonne « Au mois d’été, la caille chante dans les blés ». À la tristesse du départ, à la nostalgie de la vallée laisse place le parfum de la belle aventure, de frontières intérieures repoussées à mesure de l’avancée. Derrière eux, les neuf cent vingt habitants restés au pays, les frontons, les maisons blanches aux volets et portes marron, la perspective coupée par la Nourèpe, le torrent du village. On parle de l’avion, s’envoler, quelle folie » !
En 2007, une association de bergers fit ériger, à proximité de la mairie, une stèle rendant hommage à l’ensemble des bergers basques partis outre-Atlantique.

Aldudes stèle bergers basque blog

À la sortie du village, un attroupement d’automobiles trahit la présence de la boutique auberge Pierre Oteiza, éleveur et artisan salaisonnier natif des Aldudes qui a relancé, il y a une trentaine d’années, la race locale de porc pie noire alors en voie d’extinction.

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On trouve trace de cette race bicolore (tête et cul noirs) adaptée à la montagne dans des archives du XVème siècle concernant les taxes et lois régissant l’élevage. Les porcs étaient alors traditionnellement amenés à la « glandée », c’est-à-dire à la pâture des glands, châtaignes, faînes qui tombaient en abondance à l’automne. Les paysans étaient tenus de verser une « redevance » pour avoir « le droit de pacager » sur les terres royales de Navarre. Le roi réclamait en contrepartie un impôt appelé la quinta (le cinquième) et qui correspondait au prélèvement d’un porc sur cinq.
En quête récemment d’une Appellation d’Origine Contrôlée, les éleveurs ont donné le nom de Kintoa à ce jambon et cette viande de porc sans pareils.

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À défaut de pouvoir manger à l’auberge qui affiche complet, nous faisons quelques emplettes à la boutique. Certes un peu onéreuses, mais quand on a lu ou vu différents articles et émissions, sur les cochonneries de l’industrie agroalimentaire, qui stigmatisent l’utilisation de nitrite, additif cancérigène, pour donner une belle couleur rose au jambon, on salive déjà de vivre quelques moments gustatifs de qualité.
Nous entrons dans le Pays Quint dont la désignation n’a aucun rapport avec l’illustre monarque Charles Quint. Comment vous expliquer : en gros, il s’agit du haut de la vallée où les habitants français sont considérés comme espagnols sur une terre qui se trouve du côté français mais qui appartient à l’Espagne et est tout de même administrée par la France !
Cette contrée fut longtemps le théâtre de luttes sanglantes entre les bergers français de Baïgorry et espagnols du val d’Erro. Le traité de Bayonne, signé le 2 décembre 1856 par l’impératrice Eugénie de Montijo, tenta de mettre de l’ordre en décidant de la répartition territoriale et du régime de jouissance. Il accordait donc à l’Espagne la propriété du territoire, et à la France, la jouissance indivise sur la partie nord de la zone et moyennant une rente annuelle pour le pacage des troupeaux sur la partie sud.
Aujourd’hui encore, la Poste française assure la distribution du courrier, ENEDIS celle de l’électricité, et la Guardia Civil espagnole la sécurité.
En ce début du vingt-et-unième siècle, huit familles de nationalité française habitent sur cette terre espagnole, payent l’impôt foncier à l’administration navarraise, leur taxe d’habitation en France, et envoient leurs enfants à l’école française. Les troupeaux de vaches, en provenance de France, qui transhument et pâturent en Pays Quint, sont marqués sur la cuisse gauche au fer rouge du sigle VE (vallée d’Erro). C’est ce qu’on appelle la « marque d’Urepel » qui est l’occasion de manifestations festives.
Ni la géographie, ni l’histoire du royaume de Navarre, ni les traités internationaux ne sont encore parvenus à démêler cette extravagance frontalière.
Encore trois ou quatre kilomètres, et nous atteignons le village d’Urepel, le bout du monde versant français de la vallée des Aldudes.
Nous avons faim et, avec un bon pressentiment, allez savoir pourquoi, nous nous dirigeons vers le restaurant C’Vall, curieuse enseigne derrière laquelle se cachent peut-être les prénoms des propriétaires.

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Pour l’instant, nous sommes seuls mais nous nous sentons bien ici. Une estrade laisse penser que certains soirs, en guise de veillée, on y chante et on y danse, avec Valérie à l’accordéon. La patronne et sa fille sont charmantes et nous nous laissons tenter par les truitelles de la pisciculture familiale. Accompagnées de fromage de montagne local, il est des plaisirs simples qui égalent ce midi le seul quintette (logique au Pays Quint !) pour piano composé par Franz Schubert, à savoir la fameuse « Truite » !
En guise de promenade digestive, nous arpentons la rue principale. La pelote claque sur le mur du trinquet. Une sculpture moderne stylise l’attitude éminemment esthétique du joueur de chistera.

Urepel Pelotari blog

La commune rend aussi hommage à l’enfant du pays Fernando Aire Etxart dit Xalbador, un des plus grands bertsolaris, ces chanteurs de vers rimés, strophés et improvisés en langue basque. Le texte d’un de ses poèmes est apposé au mur du trinquet.

Urepel Xalbador blog 1Urepel Xalbador blog 2

J’ai déjà eu l’occasion dans un précédent billet de vous faire écouter Xalbador. Je vous offre encore un extrait de cette belle voix qui accompagne un vol de palombes pour franchir le port :

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Il fait chaud et je m’offre une pause fraicheur à l’intérieur de l’église de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie, je comprends qu’elle soit aux anges dans ce petit bout du monde qui pourrait en être le centre tant la vie y est paisible.

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Ce sont les vacances estivales sinon je m’assoirais bien sur un banc avec la dizaine d’enfants de l’école communale bilingue. Nul doute que l’institutrice qui habite au-dessus de la classe saurait m’expliquer l’origine de l’expression « de France et de Navarre » qui prend tout son sens ici.
La Navarre historique s’étire de part et d’autre de la chaîne des Pyrénées. Le mariage de Jeanne Ière de Navarre avec Philippe le Bel rattacha provisoirement ce pays à la couronne capétienne de France. Louis X dit le Hutin (rappelez-vous le poème de Prévert sur les rois de France qui ne savaient pas compter jusqu’à vingt !), fils et successeur de Philippe le Bel, fut le premier à se déclarer « roi de France et de Navarre ». Pas pour longtemps, car sa fille Jeanne de Navarre (quelle idée ont-elles toutes de se prénommer Jeanne), est exclue en tant que femme de la succession du trône de France, mais conserve cependant le trône de Navarre dont la couronne passera, de mariage en mariage, aux comtes d’Évreux, au roi d’Aragon puis aux comtes de Foix et du Béarn. Vous suivez toujours ?
Au temps de Louis XI, les mariages croisés entre les maisons de Navarre, de Béarn et d’Aragon entraînent des luttes incessantes autour de la couronne de Navarre.
Pendant que les Français guerroient en Italie, le roi Ferdinand le Catholique s’empare en 1512 de Pampelune et de la Haute Navarre qui reste encore aujourd’hui une province espagnole. La partie nord, dénommée Basse-Navarre, demeure sous la souveraineté française d’Henri II d’Albret qui épouse Marguerite d’Angoulême sœur de François Ier. Leur fille unique Jeanne (bien sûr) d’Albret mariée à Antoine de Bourbon donnera le jour à Henri de Navarre qui deviendra roi de Navarre sous le nom d’Henri III puis roi de France … et de Navarre sous celui d’Henri IV. Ouf !
Il n’en fallut pas plus pour que l’expression de France et de Navarre devînt synonyme « de partout en France », car à l’époque, ne parler que de la France, c’était souvent oublier ce bout de terre pourtant placé sous la même couronne.
Dans une correspondance avec la princesse Mathilde, Gustave Flaubert dénigrait mon département natal : « Comme je ne vois personne, je ne sais guère ce qui se passe dans le monde. La Seine-Inférieure est, du reste, le département le plus calme de France et de Navarre, ou plutôt le plus engourdi. »
Allez, en route pour une autre tranche d’Histoire de France quoique, désormais, Roncevaux soit une commune espagnole sous le nom de Roncesvalles (Orreaga en basque).
Dans un premier temps, j’ai bien envie de m’y rendre en traversant un coin de la Navarre espagnole mais l’étroitesse de la chaussée et l’incertitude du trajet suggéré par le GPS m’incitent rapidement à rebrousser chemin jusqu’au pied de la vallée des Aldudes avant de m’engager dans la vallée suivante à Saint-Jean-Pied-de-Port.
Comme Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers en 732 ou la date de la bataille de Marignan, il est quelques rudiments d’Histoire qui demeurent à jamais gravés dans la mémoire des enfants de l’École de la République, ainsi aussi Roland sonnant du cor à Roncevaux. Dois-je fustiger les écoliers d’aujourd’hui de ne même plus les connaître tant on nous a souvent raconté des histoires à ce sujet pour écrire une sorte de roman national.
La montée du port d’Ibaneta (ou col de Roncevaux) s’effectue essentiellement dans la forêt. Ici, des panneaux indicateurs, informant de la présence possible de pèlerins, prennent tout leur sens : cette route est un point de passage historique du Camino navarro sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle.
Au sommet qui culmine à 1 057 mètres, une chapelle moderne est construite à proximité des vestiges de l’ancienne chapelle de San Salvador de Ibañeta fondée en 1127. Au Moyen-Âge, le son de la cloche des égarés permettait aux pèlerins de s’orienter malgré le brouillard.

Roncevaux Ibaneta chapelle blogRoncevaux Ibaneta pierre blogRoncevaux Ibaneta stèle blog 2Roncevaux Ibaneta stèle blog 1

À quelques pas de là, sur un monticule, une pierre rappelle l’épisode de la bataille de Roncevaux. Elle était ornée d’une réplique de la légendaire épée Durandal, celle-là même que Roland utilisa pour ouvrir une brèche dans la montagne. Elle a été dérobée par des (guère) preux chevaliers de l’ère moderne, … ou des nostalgiques des leçons d’Histoire de leur école communale.
On sait bien que, presque par définition, les légendes sont tenaces, mais il faut reconnaître qu’on se laisse entraîner dans un certain délire historique consciencieusement entretenu par des générations d’historiens et de rédacteurs de manuels scolaires.

Livre Suzanne Citron

Je suis d’autant plus sensible au rétablissement (ou établissement plutôt) d’une certaine vérité historique que j’étais (lors de mon séjour au Pays Basque) en pleine lecture du livre érudit et instructif de Suzanne Citron Le Mythe national l’Histoire de France revisitée (éditions de l’Atelier). Suzanne Citron est agrégée d’histoire et docteur de 3ème cycle et fut professeure de lycée durant une vingtaine d’années puis maître de conférence. Elle a aujourd’hui 95 ans. Elle écrivit l’ouvrage cité en 1987 qui connaît un étonnant succès en librairie depuis qu’il a été réédité et … offert à François Fillon lors d’une émission de France 2 pendant la dernière campagne électorale présidentielle (il a le temps désormais de méditer sur sa lecture).
La bataille de Roncevaux, qui se serait déroulée le 15 août 778, a été rendue célèbre par la Chanson de Roland, une œuvre de 4 002 vers écrite en anglo-normand, trois siècles plus tard, par un dénommé Turold. C’est cette première chanson de geste de la littérature qui fut longtemps enseignée dans les manuels scolaires français. Comme j’appartiens à ces générations d’écoliers victimes de ces « petits arrangements » avec l’Histoire de France, même si cela relève donc de la légende, j’avoue que mon cœur bat un peu plus vite au sommet du col d’Ibañeta.
Déjà, je suis passé ce matin, à quelques kilomètres de Cambo-les-Bains, tout près du Pas de Roland, un lieu-dit où le sabot du cheval de Roland, neveu de Charlemagne, aurait brisé en deux un rocher. Il existe aussi, beaucoup plus à l’Est, la Brèche de Roland, une percée dans les falaises au sommet du cirque de Gavarnie effectuée par l’épée Durandal. Roland la projeta si violemment qu’elle aurait été se ficher dans un rocher de Notre-Dame de Rocamadour dans le Lot. Waouh ! J’ai pu gober tout cela à l’école primaire ? Et moi qui passais pour un élève éveillé !
Autant tordre le cou à toutes les approximations, il est probable que la bataille de Roncevaux ne se déroula pas exactement au col actuel d’Ibañeta mais dans les alentours.
N’ayant pu rencontrer aucun témoin contemporain de la scène (!), voici ce qui se serait possiblement passé : l’armée des Francs, sous le commandement de Charles Ier futur empereur Charlemagne, revenait d’une expédition contre les musulmans d’Espagne.
Car ça aussi, faut-il en être fier en notre époque actuelle, Suzanne Citron reproduit textuellement un passage d’un manuel de Martial Chaulanges, inspecteur général de l’Instruction publique, encore en circulation en 1981 : « Sous son règne, les gens sont moins malheureux. Aussi conservera-t-on le souvenir de l’Empereur Charles. On se le représente comme un géant à la barbe blanche, terrible pour ses ennemis, plein de bonté pour son peuple ». Toute sa vie, Charlemagne fit la guerre aux peuples barbares qui entouraient son royaume franc. Il combattit les Sarrasins d’Espagne et les Saxons pour les forcer à devenir chrétiens. C’est notamment pour ces basses besognes qu’en récompense, le pape Léon III le couronna empereur à Rome en l’an 800.
Les manuels scolaires d’Histoire auraient-ils été des organes de propagande posthume pour ce sacré Charlemagne qui inventa l’école, dixit France Gall ?!!!
Au retour de leur expédition, les Francs auraient saccagé la ville de Pampelune, distante d’une cinquantaine de kilomètres de Roncevaux. Le 15 août 778, quelques Vascons attendaient les pillards au coin du Port. Trois siècles plus tard, les troubadours s’emparèrent de cette escarmouche pour lui donner une dimension épique dans la Chanson de Roland qui remplace les Vascons par les Sarrasins.
Roland, je le retrouve dans un piteux état à proximité du parking du petit village de Roncevaux, quelques centaines de mètres en contrebas du col d’Ibañeta.

Roncevaux sculpture Roland blog

« Roland a porté l’olifant à ses lèvres. Il l’embouche, sonne de tout son souffle. Hauts sont les monts, et le son porte loin. Sur trente lieues on l’entend résonner. Charlemagne l’entend, avec toute son armée …
L’empereur fait sonner ses cors. Les Francs mettent pied à terre et s’équipent. Ils ont de bons hauberts, des épées et des heaumes ornés d’or, des épieux solides, et des gonfanons blancs et vermeils. Ils sont montés sur leurs destriers et piquent des éperons durant toute la traversée des cols…
Les clairons sonnent, derrière et devant, répondant à l’olifant. L’empereur chevauche, bouillant de colère. Sur son haubert est déployée sa barbe blanche. Les Francs le suivent, remplis de fureur et de chagrin. Ils prient Dieu de conserver Roland en vie jusqu’à ce qu’ils arrivent au champ de bataille. Mais à quoi bon ? C’est inutile. Ils sont partis trop tard et ne pourront arriver là-bas à temps…
Soixante mille clairons sonnent de toute leur puissance. Les monts retentissent et les vallées leur répondent. Les païens l’entendent. Ils ne le prennent pas à la légère et se disent entre eux : « Charlemagne ne va pas tarder à être sur nous ! » »

Roncevaux vitrail Chartres blog

Vous connaissez ce moment immortalisé sur un vitrail de la cathédrale de Chartres.
Trop tard …

« Roland le sent, sa vie est épuisée,
Vers l’Espagne il est sur un mont aigu,
et d’une main il bat sa poitrine…
Son dextre gant il a vers Dieu tendu…
Son dextre gant à Dieu il tendit.
Saint Gabriel de sa main l’a pris,
Sur son bras il tenait sa tête inclinée :
Mains jointes il est allée à sa fin. »

Au centre du village, un rocher de granit orné de bas-reliefs en bronze, chante encore la mémoire du paladin.

Roncevaus stèle bataille blog 1Roncevaus stèle bataille blog 2Roncevaus stèle bataille blog 3Roncevaux Mort_de_Roland blog

Mais la vie ici est essentiellement scandée par les pèlerins et randonneurs, croyants ou pas, qui y font halte sur le chemin de Saint Jacques.
Ici, on est recueilli un peu plus qu’ailleurs, ne serait-ce que par respect pour les pèlerins qui prient dans la Real Colegiata de Santa Maria (excusez, on est en Espagne).

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La chapelle Santiago (Saint-Jacques) est un modeste édifice rectangulaire construit au XIIIème siècle. On dit, mais que ne dit-on pas ici, que la cloche qui la surplombe se trouvait autrefois au col d’Ibañeta.
Juste à côté, la chapelle du Saint Esprit est le plus ancien bâtiment visible à Roncevaux. Elle fut construite dans la première moitié du XIIe siècle au temps de Sancho de la Rosa évêque de Pampelune, à la demande d’Alphonse le Batailleur roi de Navarre et Aragon.
Une crypte souterraine servait d’ossuaire aux pèlerins qui mouraient à l’hôpital voisin. La légende affirme que c’est en ce lieu que Charlemagne demanda de construire la tombe de Roland et de déposer les dépouilles des soldats morts dans la bataille.

Roncevaux chapelle Santiago blogRoncevaux chapelle Santiago et Esprit saint blogRoncevaux posada blogRoncvaux sculpture blogRoncevaux chemin de Compostelle blog

En dévisageant quelques randonneurs pèlerins, j’essaie de percevoir le supplément d’âme qui les anime pour rallier pédibus Saint-Jacques de Compostelle encore distant de 790 kilomètres.
Trop loin pour moi ! D’ailleurs, ce soir, nous avons réservé une table à La Poissonnerie, un restaurant de Hendaye que des amis de confiance nous ont vivement conseillé.
Comme son nom l’indique, il s’agit d’une vraie poissonnerie où vous pouvez acheter poissons et fruits de mer en arrivage direct, chaque matin, des criées locales de Saint-Jean-de-Luz, Hondarribia et Pasaia (vous vous souvenez, Victor Hugo y séjourna). 100% sauvage, 100 % Atlantique, 100 % frais !
Mais vous pouvez aussi faire votre choix à l’étalage et le faire cuisiner selon les recettes affichées. Pour nous, ce fut en duo la parrillada de 3 poissons et fruits de mer qui conclut en beauté notre semaine au Pays Basque ! Ah, que je vous dise encore: une étape du Tour de France 2018 se disputera contre la montre entre Saint-Pée-sur-Nivelle et Espelette, quasiment le point de départ et le terme de mon séjour : l’occasion d’écrire une nouvelle page d’une autre légende, celle des Cycles!

Publié dans : Coups de coeur |le 15 octobre, 2017 |Pas de Commentaires »

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