Une semaine au Pays Basque (4)
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Jeudi 10 août :
Ce matin encore, le ciel basque est désespérément gris. Même cause, même conséquence, nous choisissons d’aller nous abriter dans le musée Guggenheim de Bilbao.
« Vieille lune de Bilbao, que l’amour était beau.
Vieille lune de Bilbao, fume ton cigare là-haut… »
Elle doit rigoler la lune là-haut, au-dessus des lourds nuages qui déversent des trombes d’eau rendant presque dangereuse la conduite sur la Autopista del Cantàbrico. Dommage car le décor des Pyrénées doit être superbe … par temps clair.
Souvenirs, souvenirs, revient à mon esprit cette Chanson de Bilbao que j’entendais assez souvent dans ma jeunesse. Pour être exact, elle est beaucoup plus ancienne que cela car elle fut créée en 1929 pour la comédie musicale Happy End. Les auteurs, Kurt Weill pour la musique et Bertolt Brecht pour les paroles, rien que ça, avaient déjà collaboré, l’année précédente, pour le célèbre Opéra de quat’ sous. Certains d’entre vous doivent en connaître l’air le plus célèbre la Complainte de Mackie. Happy End fut repris à Broadway, en 1977, avec Meryl Streep.
La traduction française de Bilbao Song est l’œuvre de Boris Vian, écrivain notoire, pataphysicien surréaliste et musicien de jazz. Pas n’importe qui non plus !
Allez, j’écoute sur le lecteur de ma voiture la Chanson de Bilbao : j’écris cela par pure licence poétique car savez-vous que sur les nouveaux modèles de chez Renault, on ne peut plus passer les CD, le temps est venu des playlists sur une clé USB !
Je vous en propose une version par Catherine Sauvage, une puissante interprète (et actrice) qui fut peut-être méconnue commercialement à cause de son image de chanteuse rive gauche comme on disait à l’époque.
Elle aimait la poésie mise en musique et inscrivit à son répertoire les vers d’Aragon, Audiberti, Baudelaire, Brecht, Carco, Desnos, Éluard, Garcia Lorca, Hugo, Prévert, Queneau, et bien d’autres encore. Interprète d’un grand nombre de chansons du grand Léo, on la surnomma parfois la « voix Ferré ».
Voici ce qu’écrivait Louis Aragon à son sujet : « Et tout à coup sa voix, comme un cadeau, chaque mot qui prend sens complet. Ces phrases qui vous font entrer dans un pays singulier, on n’est plus seul, on n’est plus avec les importuns… nous voici vraiment appelés dans un univers différent, où tout parle à l’âme même. Un pays, je vous dis, où tout, comme les mots, se détache avec cette perfection du dire et ce tact merveilleux de chanter … C’est que tout cela est langage de poètes, mais qui passe par une gorge de jour et d’ombre, le prisme de la voix se fait lumière et transparence. Avec qui voulez-vous parler ? Moi, d’une femme rencontrée avec ce nom déjà de souveraine, comme un beau masque de velours : Catherine Sauvage. »
Suivez-la, avec sa gouaille, au bal à Bill, Bilbao, Bilbao :
La musique adoucit les mœurs célestes, la pluie s’est à peu près calmée à notre arrivée dans Bilbao la grise, l’industrielle, la portuaire, du moins c’est l’image que j’en gardais en tête.
Il fête son vingtième anniversaire, cette année, un drôle d’astéroïde est venu s’écraser sur les bords du fleuve Nervion. Argenté, cuivré, doré parfois, il semble changer de matière en fonction de la course des nuages ou du surgissement d’un timide rayon de soleil.
Vous avez deviné qu’il s’agit du musée Guggenheim d’art moderne et contemporain, célèbre dans le monde entier pour sa stupéfiante silhouette, œuvre de l’architecte nord-américain Frank Gehry.
C’est vraiment une œuvre au sens artistique du terme tant le bâtiment, extérieurement, surprend, déconcerte. Est-ce beau, je ne saurais dire, mais cette monumentale sculpture aux formes imbriquées abstraites et chaotiques finit par séduire. Elle constitue un magnifique exemple de l’architecture déconstructiviste, la bien nommée en la circonstance.
Magiquement, l’impression de mouvement apportée par Gehry semble avoir redynamisé la ville noire de Bilbao longtemps prospère grâce à l’industrie sidérurgique mais qui sombrait dans le marasme.
Avec l’effet Guggenheim, c’est près d’un million de visiteurs qui déferle chaque année vers le vaisseau de titane et de verre surplombant la ria. Conséquence directe, que mon insouciance n’avait pas prise en compte, la file de candidats à un billet d’entrée s’allonge déjà à l’extérieur … sous une légère bruine.
Tandis que ma compagne patiente dans la queue, je pars faire une caresse à Puppy, la mascotte du musée qui monte la garde non loin de là.
Puppy est une sculpture topiaire de Jeff Koons. Gigantesque (12 mètres de haut et 9 de long) chien assis, un terrier West Highland, il est couvert de fleurs fraîches de différentes couleurs, irriguées par un système interne.
Les fleurs étant éphémères et variées selon les saisons, le « pelage » de Puppy évolue aussi. D’ailleurs, ce matin, des jardiniers, juchés sur une nacelle, procèdent à la toilette du populaire toutou new pop art.
J’avais vu son cousin Split-Rocker exposé, il y a quelques années, dans les jardins du château de Versailles.
Possesseurs enfin du précieux sésame, nous nous retrouvons dans la « cathédrale » futuriste. Les matières, métal, verre, pierre, béton blanc, s’opposent. Les volumes se tordent et s’étirent. Bientôt, je suis sujet un peu au vertige en empruntant les tours d’escaliers et les passerelles qui nous mènent au dernier étage dédié aux chefs-d’œuvre de la collection permanente du musée.
Et pour commencer, la dérangeante Iberia de l’américain Robert Motherwell vers laquelle beaucoup de visiteurs se précipitent.
Comme souvent avec l’art abstrait, on peut être décontenancé devant ce grand tableau noir juste altéré par une tache blanche dans le coin inférieur gauche. Certains béotiens, sans oser l’avouer, pensent en silence à l’imposture D’ailleurs, je devine l’oreille tendue ou le regard que jettent certains vers leurs voisins pour conforter leur incompréhension ou quérir un début d’analyse.
Motherwell réalisa sa série Iberia suite à un séjour au pays Basque dans les années 1950. Il voulait exprimer avec le noir des traces anarchiques de son pinceau, les heures sombres de la Guerre civile d’Espagne, le petit éclat blanc signifiant une lueur d’espoir.
Pour vous imprégner de l’artiste, je vous propose ce clip : Ne chantez pas la mort supplie Léo Ferré sur les œuvres de Motherwell qui la peignit souvent. Un sublime moment d’émotion !
Arrêtons de broyer du noir, ça tombe bien, juste en face, on voit la vie en bleu avec ANT 105 La Grande Anthropométrie bleue d’Yves Klein (1960).
On pourrait chanter Nel blu dipinto di blu (Dans le bleu peint en bleu), un immense succès des années 1950. Car c’est lors d’un voyage en Italie que l’artiste français reçut un grand choc. Le bleu ultramarin de la Méditerranée puis le bleu outremer des fresques de Giotto dans une église de Padoue lui inspirèrent la monochromie bleue. Il en mit au point une variation, en 1956, ayant la particularité de garder l’éclat du pigment pur en poudre. Il la fit breveter à son nom, International Klein Blue (IKB).
Avec ses anthropométries, Yves Klein proposait une nouvelle manière de faire de l’art, la performance, un spectacle pictural réalisé en direct souvent devant un public.
Klein tendait une vaste toile sur un mur et invitait des jeunes femmes nues à se tremper dans un grand bac d’IKB puis à se frotter sur la toile selon ses consignes. Les modèles devenaient ses « pinceaux vivants ».
On peut encore crier au délire artistique, il n’empêche que je contemple le tableau exposé avec recueillement.
Autant vous avouer tout de suite qu’il n’est évidemment pas question de vouloir comparer ou opposer de telles œuvres avec les toiles de Vermeer admirées, au printemps, au Louvre, mais je me reconnais une certaine délectation pour l’approche conceptuelle de l’art contemporain, sa prise de risque, l’utilisation de supports variés.
« Il y a des peintres qui transforment le soleil en une tache jaune, mais il y en a d’autres qui, grâce à leur art et à leur intelligence, transforment une tache jaune en soleil » disait Picasso qui, après avoir été figuratif dans son jeune âge, devint de plus en plus abstrait.
Le tableau qui m’interpelle maintenant me semble plus accessible. Il est l’œuvre de l’artiste américain, comme son nom ne l’indique pas, Jean-Michel Basquiat, l’un des trois peintres contemporains les plus côtés actuellement sur le marché de l’art, mort prématurément à 27 ans d’une overdose.
Intitulé L’Homme de Naples (1982), il s’agit d’une peinture acrylique sur bois et collages. Le spectateur n’est pas dépaysé puisqu’on y retrouve des éléments de graffiti et de bande dessinée très courants dans la culture urbaine. Basquiat commença à peindre à la bombe sur les murs de Downtown, un quartier de Manhattan.
Symboles et textes foisonnent et orientent notre réflexion. L’homme de Naples est la grosse tête d’animal rouge, un âne peut-être, un porc sûrement (mercanti di proscuitto, porkchops), une allusion, qui sait, à son mécène Emilio Mazzoli marchand de porcs avant de devenir galeriste.
Regard primitif et ironique : « C’est comme nourrir un lion, c’est un tonneau sans fond, tu peux leur jeter de la viande toute la journée, jamais il ne seront rassasiés. Mais c’était comme un usine, une usine malade moi je voulais être une star et pas une mascotte de galerie » déclarait Basquiat à propos des dérives du marché de l’art dont il ne profite qu’à titre posthume.
Leurs deux œuvres semblant faire partie de la collection permanente du musée, Basquiat repose ou expose dans une éternité artistique tout près de son ami Andy Warhol dont on peut admirer les Cent cinquante Marilyns multicolores, un tableau de plus de dix mètres de largeur.
À la fin des années 1970, Warhol récupéra bon nombre de ses images sérigraphiées, universellement connues, de sa période pop (les boîtes de soupe Campbell, Elvis Presley, Einstein) en les combinant ou en inversant les couleurs pour créer des images en négatif.
Apparaît ici l’image de l’actrice Marilyn Monroe, un des plus célèbres sujets de l’artiste, répétée cent cinquante fois, pardonnez-moi de n’avoir pas compté pour vérifier.
Barge ne qualifie pas l’artiste américain Robert Rauschenberg mais désigne une de ses toiles, de plus de neuf mètres de large, en noir blanc et gris. Des zones peintes à la main se superposent ou se combinent à des photographies et des collages. On peut s’amuser à repérer tous les motifs, camions, échangeur d’autoroutes, satellite, comète, parabole, oiseaux (et même moustiques), citernes d’eau, joueurs de football américain, quelques citations d’histoire de l’art (Vénus à son miroir de Velàzquez), un homme avec un parapluie, des croquis, bien d’autres sujets encore, c’est presque un inventaire …
L’artiste, qui réalisa cette œuvre en vingt-quatre heures, confiait : « Dans ma vie, j’ai toujours ressenti de la joie en travaillant. Je ne sais pas si j’ai tort ou raison, mais je pense que presque tous les artistes éprouvent une part de cette joie. Moi, j’en ai même trop … » Ça se ressent dans sa monumentale toile (huile et encre sérigraphiée 1962-63).
Je kife pour Anselm Kiefer et son tableau Ordres de la nuit, un carré de cinq mètres de côté, malgré son abord angoissant voire morbide.
« Plus vous restez devant mes tableaux, plus vous découvrez les couleurs. Au premier coup d’œil, on a l’impression que mes tableaux sont gris mais en faisant plus attention, on remarque que je travaille avec la matière qui apporte la couleur ». Je confirme.
Ici, on voit l’artiste allemand allongé tel un cadavre sur un sol sec et craquelé sous un immense firmament d’étoiles. Un côté Wagnérien !
Ma compagne n’aime pas. Qu’elle se rassure, notre salon ne pourrait accueillir la gigantesque toile sans compter qu’il nous manque quelques dizaines de milliers d’euros !
J’ai plaisir à recroiser Eduardo Chillida (on s’est vu quelques jours avant à San Sebastian) avec sa sculpture Profond est l’air, créée en 1982 pour la ville de Valladolid, et dont le titre est inspiré d’un vers du poète espagnol Jorge Guillèn.
Pour Chillida, l’air est une matière aussi essentielle que la pierre ou le bois : « « il faut concevoir l’espace en termes de volume plastique … La forme surgit spontanément à partir des besoins de l’espace qui construit sa maison comme un animal sa coquille. Comme cet animal, je suis moi aussi un architecte du vide. »
À l’étage inférieur, je me retrouve en pays de connaissance avec l’exposition temporaire Paris Fin de siècle. Il s’agit de la fin du dix-neuvième siècle qui fut une période de grande agitation politique et de bouillonnement culturel.
En 1894, le président de la République Sadi Carnot est victime du poignard de l’anarchiste italien Caserio. L’affaire Dreyfus divise le pays suite à la condamnation injuste pour trahison de l’officier juif-alsacien.
Ces événements mettent en lumière la fracture entre bourgeois et bohèmes, conservateurs et radicaux, catholiques et anticléricaux, antirépublicains et anarchistes.
De ces moments de grand trouble, surgit une génération de créateurs rassemblant les néo-impressionnistes, les symbolistes et les nabis.
Douce sensation, je me sens « chez moi », d’autant qu’en guise de préambule, je tombe à l’entrée sur un des Nymphéas de Claude Monet.
Mieux encore, il faut que je vienne à Bilbao pour découvrir, à ma grande surprise, que le néo-impressionniste (impressionniste aussi) Camille Pissarro s’installa, grâce à un prêt de Monet, dans la petite localité d’Éragny-sur-Epte, à une vingtaine de kilomètres de mon bourg natal : « C’est à deux heures de Paris, j’ai trouvé le pays autrement beau que Compiègne ; cependant il pleuvait encore ce jour-là à verse (pas plus qu’à Bilbao ! ndlr), mais voilà le printemps qui commence, les prairies sont vertes, les silhouettes fines, mais Gisors est superbe, nous n’avions rien vu ! »
Il y peignit de nombreuses toiles dont, notamment, ce Troupeau de moutons à Éragny, exposé à Guggenheim.
Je suis passé des centaines de fois devant sa maison et son atelier, et j’y passe encore, pour retrouver mes racines familiales. La chaussée est moins poussiéreuse aujourd’hui ! À ma décharge, la propriété est privée, ce qui explique l’absence d’information touristique. Dire que cette maison, fréquentée par Cézanne, Monet, Sisley, Renoir, Mirbeau, représente un haut lieu de la peinture impressionniste. Rien que pour ce détail, je suis heureux de ma visite. Un autre tableau peint à Éragny, La briqueterie Delafolie, est exposé.
Le néo-impressionnisme, appelé parfois pointillisme ou divisionnisme, s’inspire des théories sur la couleur et la perception et sur les méthodes optiques et chromatiques mises en évidence par les scientifiques de l’époque : une technique picturale qui se fonde sur la juxtaposition de minuscules touches de pigment pur.
Je savoure le Canal en Flandre par temps triste de Théo Van Rysselberghe, un artiste belge qui vécut longtemps en Provence (on le comprend !).
Cette toile a atteint la cote de 2,6 millions de livres chez Christie’s à Londres en 2011.
Je rêve au grand Jacques Brel, à son Plat Pays et à sa Marieke, le ciel flamand pleurant entre les tours de Bruges et Gand.
Je m’attendris devant La petite blanchisseuse de Pierre Bonnard. Jusqu’à la loi Jules Ferry de 1882 sur l’obligation scolaire, des enfants de moins de dix ans continuaient à être engagés pour des salaires de misère par des artisans et commerçants. Cette révoltante exploitation existe encore à travers le monde au nom de saint Profit.
Les Nabis (« prophètes » ou « inspirés de Dieu » en hébreu) ne cherchaient pas à refléter une réalité observée mais à transposer en donnant un équivalent plastique et coloré à des émotions, sensations ou états d’âme. Leurs couleurs sont posées en grands aplats délimités par des traits sombres. Leur inspiration était assez souvent japonisante.
« Comment voyez-vous ces arbres ? Ils sont jaunes. Eh bien, mettez du jaune ; cette ombre, plutôt bleue, peignez-la avec de l’outremer pur ; ces feuilles rouges ? Mettez du vermillon », leur conseillait Gauguin.
Les Nabis réclamaient des murs à décorer pour embellir le cadre de la vie quotidienne. Ils collaborèrent aux décors de théâtre et dans l’art de l’affiche.
Avec le tableau (1886-87) de Louis Anquetin, on pénètre dans le Mirliton, le cabaret d’Aristide Bruant. Au premier plan, la Goulue, la célèbre danseuse de French Cancan, envahit l’espace. À gauche, presque sorti du cadre, Toulouse-Lautrec reconnaissable à son haut-de-forme observe la scène.
J’ai l’impression de connaître ces toiles souvent déclinées en posters et cartes postales sur les présentoirs des magasins de souvenirs de Montmartre. Elles rappellent le développement des cabarets que les conservateurs jugeaient comme un signe de décadence de la société de l’époque ;
Vous n’allez pas échapper à ma fréquente allusion vélocipédique avec une réclame d’Édouard Vuillard pour Bécane, liqueur apéritive reconstituante à base de viande ! Un siècle plus tard, des « médecins » espagnols (et italiens) pourrissaient le sport cycliste avec l’usage des molécules d’EPO.
Changement d’époque et d’atmosphère avec l’exposition temporaire consacrée aux Héros du peintre allemand Georg Baselitz.
Il tient son nom de Deutschbaselitz, une petite bourgade où son père était instituteur (et membre du parti nazi). Né en 1938, il vécut son enfance et son adolescence en pleine Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre, avec la scission des deux Allemagnes.
« Je suis né au milieu d’un ordre détruit, dans un paysage détruit, un peuple détruit, une société détruite. Et je ne voulais pas rétablir l’ancien ordre : cet ordre, je l’avais trop vu… J’étais indéniablement un artiste en colère, à savoir un jeune furieux rejetant tout ce qui se passait autour de lui, absolument tout … Si j’étais né en étant quelqu’un d’autre, ailleurs, j’aurais certainement été capable de produire des images plus heureuses. »
La plupart de ses Héros portent un uniforme qui n’exprime pourtant pas une appartenance à quelconque mouvement : « C’était devenu la mode de s’habiller en militaire, pas seulement en Allemagne, mais aussi en France. On l’appelait le « look militaire » et aux puces à Paris, il y avait vraiment énormément d’uniformes d’occasion. Et toutes les femmes –même la mienne- et les hommes s’y rendaient pour acheter ces fringues et les mettre. Du coup, pour être à la mode à Berlin, il fallait s’habiller en militaire, surtout l’uniforme nord-américain, de la guerre de Corée ou du Vietnam. Mais moi je ne le savais pas en peignant ces œuvres. On dit que les artistes sont toujours un peu visionnaires … »
Les tableaux de Baselitz sont gris poussière et ocre terreux. Les uniformes sont en lambeaux, le tissu usé. « Ce que je fais est enraciné dans la tradition allemande. C’est laid et expressif ». Mais vraiment d’un bel esthétisme !
À la suite de ses Héros, Baselitz peignit ses Peintures fracturées. L’artiste divisait la toile en deux ou trois parties horizontales et peignait des fragments de corps séparés les uns des autres mais qui semblent se relier entre eux. Je trouve que cette déstructuration donne encore plus de force.
Plus récemment, l’artiste créa une série Remix, mot de la culture de la jeunesse, où il réinterprétait ses anciennes œuvres en jouant sur la gamme chromatique. Des teintes certes froides et énergiques prédominent sur les tons terreux.
J’achève la visite en me plongeant dans l’univers de l’Art Vidéo avec la rétrospective consacrée à l’artiste nord-américain Bill Viola.
J’avoue m’être glissé, avec un certain scepticisme, dans la pénombre des salles où sont projetées plusieurs travaux de l’artiste. Comment les qualifier d’ailleurs ? Installations, vidéo films, environnements sonores ? Tout cela à la fois : Bill Viola utilise les technologies audiovisuelles et numériques les plus sophistiquées pour traiter des sujets universels comme la naissance, la mort, l’éveil de la conscience.
Il faut être patient avec les images de Bill Viola. On frôle parfois l’ennui avec le sentiment qu’il ne se passe rien et puis soudain…le temps s’arrête ou est suspendu ou considérablement ralenti ou, au contraire, s’accélère
C’est étrange, mystérieux, poétique, irréel, inquiétant parfois, envoutant souvent, et d’un total esthétisme.
Je vous offre Reflecting Pool : un homme sort de la forêt et s’arrête devant un bassin ; tout à coup, il saute et à cet instant le temps s’arrête … Ne décrochez pas !
L’œuvre se veut une réflexion sur l’arrivée de l’individu dans le monde de la nature.
Avec Three Women, Bill Viola réfléchit sur le temps d’une vie. Une mère et ses deux filles sortent d’un espace gris et traversent un rideau d’eau au seuil de la vie. Pénétrant dans la lumière, elles deviennent des êtres vivants. La vie est courte, le moment est venu de partir pour la maman bientôt suivie par ses filles. Elles disparaissent dans les ténèbres grises de la mort. Poétique et flippant !
Subjugué, je serais bien resté plus longtemps dans l’univers de Bill Viola.
« Ô rare fleur, ô fleur de luxe et de décor,
Sur ta tige toujours dressée et triomphante,
Le Velasquez eût mis à la main d’une infante
Ton calice lamé d’argent, de pourpre et d’or.
Mais, détestant l’amour que ta splendeur enfante,
Maîtresse esclave, ainsi que la veuve d’Hector,
Sous la loupe d’un vieux, inutile trésor,
Tu t’alanguis dans une atmosphère étouffante.
Tu penses à tes sœurs des grands parcs, et tu peux
Regretter le gazon des boulingrins pompeux,
La fraîcheur du jet d’eau, l’ombrage du platane ;
Car tu n’as pour amant qu’un bourgeois de Harlem,
Et dans la serre chaude, ainsi qu’en un harem,
S’exhalent sans parfum tes ennuis de sultane. »
J’emprunte à François Coppée ses vers pour vous offrir le gigantesque bouquet de tulipes chromées de Jeff Koons, posé à l’extérieur du musée. Un éclair dans la grisaille de Bilbao !
Le hasard fait qu’un peu plus loin, Coppée vole encore à mon secours :
« … Celui qui fut plus tard le Prophète et l’Émir
Dans ce trou de lion se coucha pour dormir;
Et, lorsqu’ayant posé sous sa tête une pierre,
Il allait sommeiller et fermait la paupière,
Une énorme araignée, au ventre froid et gras,
Glissa de son long fil et courut sur son bras.
Brusquement mis sur pieds d un bond involontaire,
Mohammed rejeta l’insecte immonde à terre,
Et, frissonnant, sans lui laisser le temps de fuir,
Leva pour l’écraser sa sandale de cuir.
Mais soudain il songea que, puisque Dieu la crée,
La bête la plus laide est utile et sacrée,
Et que l’homme, déjà trop plein de cruauté,
Ne doit la mettre à mort que par nécessité;
Et, clément, il laissa partir l’horrible bête.
Depuis lors, bien du temps a passé. »
… Et Louise Bourgeois a installé sur le parvis une énorme araignée d’acier baptisée Maman.
« L’araignée est une ode à ma mère. Comme une araignée, ma mère était une tisserande. Comme les araignées, ma mère était très intelligente. Les araignées sont des présences amicales qui dévorent les moustiques. Nous savons que les moustiques propagent les maladies et sont donc indésirables. Par conséquent, les araignées sont bénéfiques et protectrices, comme ma mère. »
Je ne suis pas persuadé que l’explication de l’artiste suffise à guérir ma compagne de son arachnophobie !
Soudain, une épaisse brume enveloppe le fleuve voisin. Ma perplexité passée, j’apprends qu’il s’agit d’une sculpture de brouillard, une œuvre de l’artiste japonaise Fujiko Nakaya,
Fascinée par les phénomènes naturels qui se forment et se dissolvent, elle est spécialiste de ce type d’installation. Sa sculpture gazeuse est générée par 1000 tuyères de brouillard et un système de moteur de pompe.
Je n’ai pas dit que l’art moderne était nébuleux !
Après les nourritures de l’esprit, c’est l’heure des nourritures terrestres littéralement imposées par une intransigeante patronne d’une brasserie, née … bien avant la Movida !
« - Para beber, vino rosado por favor
– No tinto !
– Prefiero vino rosado
– No tinto ! Lo digo yo ! »
Le couple français de la table voisine craint déjà l’instant de leur commande ! Je reste cool en regardant les nombreuses photos à la gloire du club de football local, l’Athletic Bilbao.
Un court trajet en tram nous amène maintenant au Casco Viejo, le vieux quartier historique de Bilbao. On l’appelle aussi familièrement Las Siete Calles, à cause des sept rues qui formaient à l’origine, il y a 700 ans, le cœur de la ville sur la rive droite de la Ria. Le quartier dévasté par les terribles crues d’août 1983, a été reconstruit.
Peu en évidence dans une rue étroite, surgit soudain devant moi la cathédrale. La vraie, qu’il ne faut pas confondre avec le mythique stade San Mamés, la Catedral del fùtbol où joue donc l’Athletic !
La cathédrale Santiago est dédiée à Saint Jacques parce qu’elle se trouve sur un des chemins menant à Saint Jacques de Compostelle. De style gothique et néo-gothique, elle fut construite au XVème siècle mais a été plusieurs fois rénovée.
Elle possède une quinzaine de chapelles, un instant de méditation dans le petit cloître avant d’admirer les pièces d’art sacré dans la sacristie.
Aux heures creuses de cet après-midi, les ruelles piétonnières sont quasi désertes. Je croise quelques individus pas forcément catholiques !
Les églises ne manquent pas dans le Casco Viejo. Je découvre maintenant celle des Santos Juanes nommée en l’honneur de Saint Jean-Baptiste et Saint Jean l’Évangéliste.
De style baroque classique, elle fut édifiée au XVIIème siècle. Jusqu’à leur expulsion en 1767, c’était le collège de jésuites de San Andrès.
D’une grande richesse artistique, elle regorge aussi de chapelles et donc de retables. Qui dit baroque en Espagne, dit churrigueresque et une abondance ornementale.
Je repère une Virgen Dolorosa, contrepoint des thèmes plus joyeux de la Nativité et de la Vierge à l’enfant, ainsi qu’Ecce Homo, une toile de Raimundo Capuz selon un modèle du Primitif flamand Anton Van Dyck.
Le cloître, dépendance de l’ancien collège, est désolidarisé de l’église et abrite désormais une partie du musée archéologique, ethnographique et historique basque.
Après le très riche musée basque de Bayonne, je n’avais pas prévu de le visiter sauf que j’ai l’opportunité d’assister à l’entraînement insolite des porteurs de grosses têtes en vue des toutes prochaines fêtes de la Semana Grande.
Chaque géant en papier mâché illustre un pan de l’histoire de Bilbao. Deux d’entre eux trottinent sur un air de fandango.
De la place Unamuno, partent les larges escaliers montant vers la basilique de la Vierge de Begoña., patronne de la Biscaye, qui domine la ville. Le temps nous manque malheureusement pour grimper sur la colline, d’autant qu’il semble qu’elle soit fermée l’après-midi.
Nous poursuivons notre déambulation jusqu’à la Plaza Nueva. Construite au XIXème siècle, c’est une place rectangulaire harmonieuse qui, hors son style néoclassique, possède un petit air de notre place des Vosges parisienne, avec ses 64 arcades et les couverts qui l’entourent.
Dans les nombreux bars et restaurants, on s’affaire pour la ruée imminente des touristes sur les comptoirs garnis de pintxos.
On dégage donc pour jeter encore un œil à l’église San Nicolàs de Bari, élégante avec sa façade baroque encadrée de deux tours. Elle fut construite entre 1743 et 1756 en l’honneur du saint patron des marins.
À l’intérieur, on remarque un ensemble de cinq retables rococo conçus par Juan Pascal de Mena, un des grands sculpteurs de son époque.
Pas totalement au point sur la vie des apôtres, je suis, un instant, surpris, qu’une chapelle soit dédiée à Judas et qu’une jeune fille s’y recueille. Après vérification, il s’agit de Judas Tadeo, Thaddée, qu’il ne faut pas confondre avec Judas Iscariote, le traître qui facilita l’arrestation de Jésus par les grands prêtres de Jérusalem.
Sur le chemin vers la station du tram, je contemple encore l’élégante façade néobaroque du théâtre Arriaga. Construit en 1890, c’est un symbole de la ville ayant survécu à de nombreux incendies, inondations et faits de guerre. Il est dédié au compositeur basque Juan Crisòstomo Arriaga surnommé le « Mozart espagnol ».
Presque en face, de l’autre côté de la Ria, je suis intrigué par la façade Art Déco de la gare de la Concordia, faite de céramique, de verre et de fer forgé. Connue aussi sous le nom de Estaciòn de Santander, elle est notamment un arrêt du train de luxe El Transcantàbrico.
Bancs en bois, azulejos, pendule kitsch, le dépaysement est assuré. C’est le contrepoint des œuvres futuristes comme le musée Guggenheim et l’arc rouge du pont de la Salve de Daniel Buren.
Un train peut en cacher un autre, une gare peut en cacher une autre, ainsi juste derrière, la gare d’Abando constitue aussi une curiosité avec le vitrail de son hall.
Bilbao mérite, évidemment, beaucoup mieux qu’une visite de quelques heures. Qui sait si de futures expositions à Guggenheim ne m’inciteront pas à y revenir.
Présomptueux, j’avais aussi envisagé d’effectuer le court crochet qui mène à Guernica. Certes le célèbre tableau cubiste de Pablo Picasso dénonçant le bombardement de Guernica, en 1937, par les troupes allemandes sur ordre des nationalistes espagnols, est conservé à Madrid, mais il est des noms de lieux qui inspirent.
Paul Éluard, dans son poème au titre étrange La victoire de Guernica, transforma une tragédie historique en une victoire des mots.
I
Beau monde des masures
De la nuit et des champs
II
Visages bons au feu visages bons au fond
Aux refus à la nuit aux injures aux coups
III
Visages bons à tout
Voici le vide qui vous fixe
Votre mort va servir d’exemple
IV
La mort cœur renversé
V
Ils vous ont fait payer le pain
Le ciel la terre l’eau le sommeil
Et la misère
De votre vie
VI
Ils disaient désirer la bonne intelligence
Ils rationnaient les forts jugeaient les fous
Faisaient l’aumône partageaient un sou en deux
Ils saluaient les cadavres
Ils s’accablaient de politesses
VII
Ils persévèrent ils exagèrent ils ne sont pas de notre monde
VIII
Les femmes les enfants ont le même trésor
De feuilles vertes de printemps et de lait pur
Et de durée
Dans leurs yeux purs
IX
Les femmes les enfants ont le même trésor
Dans les yeux
Les hommes le défendent comme ils peuvent
X
Les femmes les enfants ont les mêmes roses rouges
Dans les yeux
Chacun montre son sang
XI
La peur et le courage de vivre et de mourir
La mort si difficile et si facile
XII
Hommes pour qui ce trésor fut chanté
Hommes pour qui ce trésor fut gâché
XIII
Hommes réels pour qui le désespoir
Alimente le feu dévorant de l’espoir
Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de l’avenir
XIV
Parias la mort la terre et la hideur
De nos ennemis ont la couleur
Monotone de notre nuit
Nous en aurons raison.
Le décor a changé depuis ce matin. En ce début de soirée, le soleil revenu éclaire les Pyrénées d’une belle lumière rasante.
Bal à Bil, Bilbao, Bilbao, je vous laisse en compagnie d’Yves Montand.