Ici la route du Tour de France 1957 ! (2)
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Les coureurs ont goûté à un repos bien mérité sur les rives rafraîchissantes du lac Léman. Moi, infatigable gamin, ce jour-là, j’ai sans doute enfourché mon petit vélo vert pour écrire mes propres pages de la légende des cycles en faisant le tour de mon bourg normand et du bois de l’Épinay. Un paysan conservateur (pléonasme ?), sur le bord de la route dut m’encourager : « Vas-y Bobet ! » ou pire encore « Allez Robic ! ». Non, même si ma pédalée ne rivalise en rien avec son incomparable style, je suis Jacques Anquetil, tout simplement ! Il paraît qu’il peut rouler sans renverser un verre d’eau posé sur son dos. Je tente d’adopter le même aérodynamisme, une gageure avec mon guidon plat !
Comme tous les suiveurs du Tour et, sans doute, Anquetil lui-même, j’attends, avec impatience et une pointe d’inquiétude, la première étape alpestre entre Thonon-les-Bains et Briançon, avec le franchissement du mythique col du Galibier. Tant de réponses à tant de promesses devaient être établies à Briançon que l’on a hâte d’y être.
Mais auparavant, il va falloir vivre un épisode de course digne des Tours de France de grand-papa, au temps de Maurice Garin, premier vainqueur en 1903, et Eugène Christophe, premier maillot jaune en 1919 (il l’enfila, non loin de là, à l’issue de l’étape Grenoble-Genève).
C’était sans compter en effet sur les éléments naturels. Ce qu’il est convenu d’appeler la « crue du siècle » en Savoie a ravagé la vallée de la Maurienne, le mois précédent.
Pour évoquer cette scène extraordinaire, j’ai recours à un chroniqueur qui l’est tout autant : Antoine Blondin, avec son sens inné du calembour, décrit Un Tour de taille !
« La vitesse est aristocratique, mais la lenteur est majestueuse. La caravane, étirée au flanc de la Maurienne, menant son inexorable travail à la chaîne, lovant ses anneaux rompus de lacet en lacet, basculant d’une cime à l’autre, évoquait, par son ampleur et sa cadence processionnaire, les légions d’Hannibal. Ce Carthaginois entreprenant, lorsqu’il parvint devant les Alpes, imagina d’en forcer le passage à ses éléphants en dissolvant la roche, présumée calcaire avec du vinaigre. Les escadrons du Tour de France n’ont pas eu besoin de recourir à cet expédient qui flatte la rêverie. Sous les roues, la montagne semblait s’effriter d’elle-même. Le spectacle n’en était pas moins épique de ces blocs de pierre roulés au bord des torrents, de ces routes défoncées par les inondations, de ces eaux déchiquetant les pitons par pans, isolant des îlots ravagés, creusant à travers la terre de longues saignées tumultueuses. Si cette course cycliste doit un jour mourir à la tâche, on ne lui souhaite pas d’autre linceul que ce sol d’avant le chaos.
Au reste, il apparut bien, durant un moment, que le Tour de France, bouclant sa propre boucle, retombait en enfance. On retournait au premier âge, à l’âge de pierre, quand le silex, ô ironie, était encore une conquête. La frêle bicyclette de l’ère atomique était dépassée par les circonstances. On eût dit l’héritière épuisée d’une vieille famille de hobereaux, châtelaine pâle incapable de faire face aux exigences du domaine. On eût voulu, pour les coureurs, de plus robustes vélos, des cadres brasés à la forge, des pneus ballons, que sais-je, peut-être de longues moustaches, un autre sang, un autre cœur de chercheurs d’or. La fin d’une race affrontait, ici, la fin du monde.
À l’ère primaire, tout commença par un immense nuage de poussière. Autruches de bonne volonté, les athlètes et les suiveurs l’accueillirent en se cachant la tête sous l’aile pour ne pas voir que le danger venait précisément de ce que l’on n’y voyait plus rien. Le simoun qui s’était abattu sur le cortège portait de rauques rumeurs, des cris. On apercevait, à dix centimètres, des silhouettes saupoudrées comme des beignets méconnaissables. Les traîneurs de sable faisaient jaillir, dans leur sillage, de hauts geysers qui vous retombaient dans le faux col, à se demander ce qu’on va chercher au Sahara. La confusion et l’incognito permettaient aux plus malins de jeter de la poudre aux yeux de leurs adversaires, ils cherchaient à prendre le large dans l’impunité, comme le torpilleur s’esbigne derrière un écran de fumée, comme la seiche jette son encre. Les combats de nègres dans un tunnel sont propices aux métamorphoses. On s’attendait à retrouver, à la sortie, les ombres couvertes de cendre de Christophe et de Garin, une cendre qui eût été la cendre épaisse de l’histoire, comme dit Victor Hugo. Il faut croire que les grands ancêtres ont choisi de faire cendres à part, car nous reconnûmes tout bonnement nos gentils pierrots habituels, le bec un peu plus enfariné si possible.
Ensuite, vint l’ère des cailloux. Une grande marée rocailleuse qui recouvrait le chemin. Avec les invectives d’usage, les coureurs mirent pied à terre, empoignèrent leur machine comme un quartier de bœuf et se mirent à courir droit devant eux. Au sein de la panique, seul Hassenforder conservait assez de sang froid pour s’offrir un porteur. Il confia son engin à son mécano, convia les foules à admirer sa foulée et, avec l’allégresse d’un monsieur qui ouvre une parenthèse plaisante, s’en alla en sautillant, le calembour entre les dents : « Après moi, le déluge ! »
Pour en finir avec cet intermède cosmique, les eaux recouvrirent effectivement la terre quelques kilomètres plus loin et les amateurs de pédalo s’en donnèrent à cœur joie pendant quelques minutes. Après quoi, il ne resta plus qu’à espérer l’apparition du grimpeur ailé, véritable colombe de l’Arche, qui nous annoncerait que le cataclysme s’apaisait. Nous attendîmes en vain. En revanche, une fière bataille se déclencha sur le plancher retrouvé d’un Galibier nettement amélioré, sans doute encore sans ascenseur, mais avec tout le confort moderne sous les pneus et l’eau courante à tous les étages. Elle nous permit d’apprécier, en la personne de Jacques Anquetil, la chevauchée d’un champion en or massif à travers un massif en or, rare aubaine.
Ce Tour de taille par l’envergure est aussi un Tour d’estoc. On aurait pu croire que les hommes se serraient les coudes dans les catastrophes planétaires, faisaient front contre la nature. Il n’en est rien. Janssens et Nencini attaquèrent, dès que les éléments se furent calmés, cependant que Mahé et Bergaud jetaient le manteau de Noé sur la défaillance de Forestier. Il restait à Anquetil, sauvé des eaux, à sauvegarder la raison sociale du Club des Maillots Jaunes de l’équipe de France. Ce qu’il fit avec une ardeur stupéfiante, dont le retentissement n’est pas encore éteint chez les suiveurs, fardés comme des odalisques, qui déambulent dans Briançon, étonnés de voir sur le passage d’un troupeau de moutons un peloton groupé pour la première fois, et traînent encore, sous leur crasse héroïque, la nostalgie sanitaire du lac Léman, la pièce d’eau des Suisses. »
L’étincelant Antoine a déjà défloré l’issue de l’histoire. Le fait est que nous en savons beaucoup plus. La situation s’est clarifiée dans le Galibier. Anquetil a démontré ses talents de grimpeur. Et si vous saviez comme cette démonstration représentait un suspense pour l’intéressé et les suiveurs. Certes Jacques ne s’est pas envolé à la manière d’un Gaul ou même d’un Bobet. Mais il s’agissait pour lui d’une prise de contact. Il l’appréhendait. Il en est sorti rassuré. Et avec le maillot jaune !
La victoire d’étape, au pied de la citadelle de Briançon, revient à l’Italien Gastone Nencini, tout récent vainqueur du Tour d’Italie, grâce à Charly Gaul, au nez et à la barbe de l’imberbe Louison Bobet.
Le populaire journaliste (et ancien coureur) Robert Chapatte, dans son article L’époustouflant Marcel Rohrbach, insiste, lui, sur la brillante ascension du Galibier effectuée par ce coureur trop méconnu de l’équipe régionale du Nord-Est-Centre.
1 mètre 63 pour 58 kilos, tout mouillé, issu d’une famille de dix enfants, le valeureux Marcel était originaire de la Creuse. Il venait de remporter quelques semaines auparavant le Critérium du Dauphiné Libéré, une prestigieuse course montagneuse, sous le regard dubitatif des journalistes qui manifestèrent, en cette occasion, le même scepticisme désobligeant montré à l’égard de Roger Walkowiak lors de son succès dans le Tour De France 1956. Comme on dit aujourd’hui, ils n’étaient pas bankable !
À l’âge adulte, alors que mes études m’avaient amené à Versailles, j’eus l’occasion d’évoquer quelques souvenirs vélocipédiques avec Marcel Rohrbach, brillamment reconverti comme tenancier du réputé hôtel restaurant du Cheval rouge, sur la place du Marché de la cité royale.
Vous savez aussi maintenant que Jean Forestier a dû céder, pour ma plus grande joie, son maillot jaune à son coéquipier Jacques Anquetil. Vous ignorez, par contre, la cause principale de sa défaillance, du moins ce qu’en a retenu la légende. Assoiffé qu’il était, le champion lyonnais aurait commis l’erreur de boire entièrement un bidon de … champagne qu’un spectateur lui a tendu. La légende … de la photographie n’affirme pas que ce soit celui offert par monsieur le curé en soutane, pas bon samaritain en la circonstance !
Le massif alpestre est franchi au pas de course car dés le lendemain, l’étape s’achève à Cannes au bord de la « grande bleue ».
« Nous avions serpenté toute la matinée dans la superbe vallée de la Durance. Le peloton nous permettait de flâner, peu soucieux qu’il était de se battre –pensions-nous- avant Allos. Nous avons profité de ce répit sans vergogne. La route, qui est sinueuse, nous permettait de voir de loin nos soixante-quatorze coureurs groupés et de constater que le maillot jaune d’Anquetil y brillait comme un soleil : notre conscience professionnelle en paix, nous pouvions donc, tout à l’aise, admirer cette rivière tumultueuse courant sur les cailloux et ayant laissé ça et là, en champs de boues et en ponts emportés, traces de ses débordements. Nous pouvions contempler ces montagnes et ces pics sous le ciel céruléen, ces massifs boisés à flanc de rochers monstrueux, ces pinèdes étagées sur des pitons colossaux. Nous pouvions humer la senteur de la flore alpestre, écouter le chant des pinsons et le stridulement de nos premières cigales. » C’est chose vaine aujourd’hui avec le vrombissement des hélicoptères tournoyant au-dessus des coureurs !
« Vallée de la Durance, vallée de l’Ubaye, que vous êtes belles sous le gai soleil de juillet ! Nous aurions aimé que ce lent cheminement dans ces défilés sauvages et verts, que le calme de ces heures de trêve après tant de batailles, durassent tout le jour, d’autant que nous en savions la fragilité. Mais, quatre ou cinq heures de paix, c’est toujours bon à prendre, même dans le Tour de France … »
Je profite de ces paisibles instants que nous fait goûter André Chassaignon dans But&Club, pour rendre hommage aux talentueux photographes de presse de cette époque qui, à moto, illustrent la course dans de grandioses décors. J’ai connu et aimé « Ma France » aussi grâce à eux… Au grand soleil d’été qui courbe la Provence/ Des genêts de Bretagne aux bruyères d’Ardèche … !
« Ces cent kilomètres virgiliens parcourus, nous redevînmes spectateurs attentifs, passionnés à nouveau par les grandes inconnues qui se posent quotidiennement dans le Tour. L’élève Anquetil passerait-il aussi bien l’oral d’Allos que l’écrit du Galibier ? On le pensait généralement, mais on a vu des choses plus étranges depuis que le monde est monde.
Brusquement, on abandonna l’Ubaye pour une petite route torride, brodée de prés maigres tachetés de lavande et qui s’élevait rapidement vers un point situé à dix-sept kilomètres de distance et à 2250 mètres d’altitude : le col d’Allos.
Le peloton montait au train, passant des prairies aux rochers cyclopéens dans lesquels la main de l’homme a pourtant taillé cette route en surplomb de l’abîme. De loin, on le voyait, lente chenille processionnaire sur la rampe vertigineuse.
De nouveau, ce furent les grandes pentes herbeuses fleuries de jaune qui annoncent le col ; les genêts qui saupoudrent de touffes d’or ces herbages déshérités. »
Sont-ce ces lignes mais j’aime ce coin des Alpes du Sud. À l’âge adulte, j’y suis venu plusieurs étés. Je me souviens d’une magnifique promenade jusqu’au lac d’Allos au milieu des marmottes. Je ne saurais l’affirmer, je pensais à Anquetil !
« Personne n’attaqua. Anquetil donnait la leçon. .. »
Maurice Vidal consacra exclusivement sa chronique à Jacques, Le divin enfant sera-t-il encorné ?
« « Le style de Jacques Anquetil est étonnamment pur. On vous dira même qu’il est trop pur. En effet, l’efficacité en matière de cyclisme s’acquiert souvent aux dépens de la beauté du geste. Ainsi, Bartali, s’il séduisait le connaisseur en haut d’un col, parce qu’on oubliait le style au profit de l’exploit, avait de façon ordinaire une allure pratique, mais pas forcément esthétique. Fausto Coppi, qui reste pour nous le cycliste parfait, avait le guidon haut. Encore ne parlons-nous pas des Vietto et Lazaridès qui ne pensaient qu’à s’élever en conservant le plus large accès à l’oxygène.
Anquetil, c’est la beauté de l’attitude. Il réalise à la perfection la vieille croyance des amateurs du vélo de notre enfance : « Baisse la tête, tu auras l’air d’un coureur. » Et sur sa machine, selon un dessin harmonieux, aérodynamique, les membres inférieurs ayant leur « pivot de bielle » très loin en arrière, à la façon des lévriers, le torse à l’alignement du cadre, les bras très légèrement pliés, la tête à peine relevée, il fait vraiment corps avec sa machine.
Regarder pédaler Jacques Anquetil, c’est éprouver un incontestable plaisir artistique. Qu’il lutte contre un record de l’heure, contre un adversaire en poursuite, contre le temps dans un Grand Prix des Nations, contre la rampe en montagne, il conserve la même allure coulée, féline, s’il est encore possible d’employer ce mot usé.
Mais l’époque du « baisse la tête … » est révolue. Les techniques modernes de la course sur route ont balayé l’esthétique. ET Jacques Anquetil s’est fait critiquer pour sa position peu efficace. François Mahé, lui-même, dans la montée du Galibier, lui criait :
– Mais non, redresse-toi. Apprends à respirer en montant. Sans quoi, tu subiras une défaillance.
Ainsi, Anquetil fait son apprentissage, maillot jaune sur le dos.
Ce jeune homme ne fait rien comme tout le monde. Il ne se rasait pas encore quand il s’aligna un beau matin d’octobre au départ du Grand Prix des Nations à Versailles. Il avait le teint pâle, de larges cernes autour des yeux, et ceux qui le regardaient pensaient que l’émotion d’une première grande course l’avait empêché de dormir. Émotion ? … C’est un mot que connaît mal ce jeune Normand de Quincampoix que rien ne prédisposait à ce destin exceptionnel. Quelques heures plus tard, la France sportive apprenait le nom de ce jeune prodige de dix-sept ans qui laissait loin derrière les champions aguerris.
La semaine qui suivit fut épuisante pour Jacques. Dans la maison de ses parents défilaient journalistes, photographes, cinéastes. D’un seul coup, son passé ( ?) était fouillé, son présent disséqué, son avenir prédit. Ce fut l’un des phénomènes collectifs les plus étonnants de la presse sportive depuis vingt-cinq ans.
Bientôt, l’argent afflua. Jacques acheta une voiture, qui est curieusement le rêve de tous les champions cyclistes, un peu une revanche. Il aima la vitesse, tout comme … (non, je ne le dirai plus). On continuait d’écrire beaucoup sur lui et sur tous les tons. Tout était livré au public. Tout, sauf ses pensées.
Car les pensées de Jacques Anquetil sont aussi secrètes que celles de Fausto Coppi. Ce doux enfant blond possède une nature de fer. Vous le croyez anodin. C’est seulement qu’il évite de livrer ce qu’il pense. L’autre jour, à Charleroi, alors qu’il venait de revêtir le maillot jaune pour la première fois, il rencontra Louison Bobet. D’emblée, il lui demanda :
– Lors de ton premier Tour de France, as-tu pris le maillot jaune ?
On reste ainsi étonné de la froide lucidité que suppose une telle question, en apparence innocente. Anquetil a toujours visé haut. L’hiver qui suivit sa première victoire dans les Nations, je passais quelques jours avec lui sur la Côte d’Azur. Ce qui me frappa, et m’étonna, je l’avoue, c’est la sûreté du jeune champion, sa détermination, sa confiance en lui. Déjà, il était décidé à prendre son temps pour aller loin.
Il faut avouer que ses succès dans le Tour sont étonnants. Car il ne faudrait pas croire que tout cela a été prévu, inéluctable. Anquetil lui-même n’aurait pu parier sur ses chances de gagner deux étapes au sprint. Non, nul n’aurait pu juré qu’il passerait si bien les Alpes, y compris les voyants ultra-lucides de la dernière heure qui prolifèrent dans un Tour de France.
Anquetil, c’est l’homme qui devient. Il était un grand rouleur solitaire : il est devenu un routier. Il ne savait pas sortir d’un peloton : il sort un peloton de sa roue. Il n’était pas grand sprinter : il interdit tout sprint aux vitesses supersoniques qu’il atteint dans les derniers kilomètres. Il n’était pas grimpeur, dit-on. C’est seulement qu’il avait peu l’occasion de grimper. Il accroît ses qualités avec l’importance de l’épreuve à laquelle il participe.
Le voici maintenant au sommet du cyclisme. Paré de toutes les grâces (ah ! de quel ton les demoiselles parlent-elles de Jac-ques-An-que-til !) semblant posséder tous les dons, que va-t-il lui arriver ? pour l’instant, il est heureux, transformé. Il sourit à nouveau avec la spontanéité de son âge, qui lui est rendu avec ce surplus de gloire.
Mais il reste plus de deux mille kilomètres à parcourir, des cols à franchir, des attaques par centaines à juguler. En dix étapes, il est devenu un matador. Dans les dix restantes, le divin enfant sera-t-il encorné ? Ce curieux Tour de France, où les favoris sont abattus étape par étape et dominés par un débutant, celui-là même que tout le pays attend sur le fauteuil. C’est presque trop beau. Tremblez, demoiselles, le plus dur reste à faire pour votre favori. »
Comprenez qu’à cette lecture, je bus du petit lait, du vrai, trait peu avant au pis de la vache, celui que gamin, j’allais, pot à la main, chercher chez Mademoiselle Boullard ou Monsieur Graire, celui qu’il fallait surveiller sur le feu, celui avec la peau quand il bouillait, que n’avez-vous connu, chers enfants, cette madeleine de Proust !
À cause de mon champion, « hélas pour les amateurs de batailles, le thème de la manœuvre fut le même que dans Allos, à cela près que nous avions quitté les Alpes pour les Alpilles et que la lavande bleuissait les terres décolorées par l’excès de lumière. À cela près que Bergaud (un bon grimpeur auvergnat qu’on surnommait « la puce du Cantal » ndlr) fit une poussée de fièvre à un kilomètre du col. Cela donna un peu d’humeur au peloton. Très peu. La pinède nous attendait avec de petits chemins étroits, pentus, tout tordus à travers les murettes de pierres ocrées succédant aux arbres dangereux mais ravissants. Il menait au vaste horizon de la chaîne des Alpilles, vert sombre et mauve dans un voile de chaleur.
Ce panorama sublime nous préparait à l’effarante plongée dans les gorges de la Siagne sur une route où cette fois, de gré ou de force, il fallut bien que le peloton se fragmentât. Nous étions à moins de cinquante kilomètres de l’arrivée. L’étape en comptait 286. C’et très long deux cent quatre-vingt-six kilomètres où il ne se passe rien. Même avec la consolation du décor … ».
Les techniciens du cyclisme diront que la montagne accoucha d’une souris, d’une manière plus chauvine, je trouvais que les Alpes consacraient un beau maillot jaune !
René Privat, vous vous rappelez de Néné la Châtaigne, s’offrait une seconde victoire d’étape à Cannes en réglant au sprint le régional du jour, le franco-italien Nello Lauredi.
Face à la Méditerranée, Maurice Vidal a croisé Pierre Brambilla, un ancien coureur haut en couleurs, qui donna du fil à retordre à Jean Robic lors du Tour 1947. Vous savez ce que sait entre anciens combattants, on échange plein de souvenirs … :
« Avec Paul Giguet, nous faisions des Tours de France terribles. Et pourtant, il y avait de grands champions à l’époque. Je me souviens du Tour 1949 : le jour de l’étape contre la montre, je terminais vingtième, mais à vingt minutes de Fausto Coppi. Le soir, je dis à Giguet : « Paul, tu vois, nous ne sommes pas des coureurs cyclistes. Alors, noyons notre chagrin. » Paul a mis trois demi-bouteilles de champagne au frais, et nous leur avons fait un sort.
Pourtant, nous avions mis au point un plan pour gagner des primes, le lendemain. C’était la dernière étape, et nous n’avions pas encore gagné un sou. Eh bien ! Nous avons ramené à nous deux cent vingt mille francs de prime dans la journée. Et, à cette époque, c’était encore de l’argent. »
L’étape suivante, qui ne pourrait plus exister aujourd’hui pour des considérations touristiques, conduisait les coureurs de Cannes à Marseille. C’était le type même de l’étape dite de transition, après la traversée des Alpes, même s’il fallait escalader le Mont Faron et le col de l’Espigoulier.
Le beau Jacques Anquetil s’attarde avec une de ses groupies sur la Croisette.
Une autre anecdote cocasse se déroule à Saint-Raphaël :
« Messieurs les maîtres flânochaient derrière, dans la plus pure tradition des Tours de France de jadis. Hassenforder qui n’a aucune prétention pour le Quinquina (sponsor du trophée ndlr) du meilleur grimpeur, voulut tout de même se distinguer sous le signe de Saint-Raphaël. Comme on traversait cette charmante localité, il se précipita dans la mer pour y faire trempette. Une demi-douzaine d’amateurs d’hydrothérapie marine l’imitèrent aussitôt. Le seul Breton Bourles qui prenait la course au sérieux voulut démarrer à cet instant. S’il ne connaissait pas le répertoire complet des injures de la langue française, voilà son instruction parachevée ! Revigoré par sa douche, Hassen en profita, d’ailleurs, pour démarrer à son tour, dans l’indifférence du peloton qui l’attendait aux tournants du Mont Faron… »
… « Henry Anglade souhaitait illustrer le maillot bleu tendre et jaune citron cher aux cœurs méditerranéens. Comme le dit Roger Bastide qui est du coin : « Ce sont les Lyonnais qui sauvent toujours la mise aux Marseillais. Anglade, c’est le Monsieur Brun de Guiramand-Pagnol. »
Anglade, Lyonnais annexé par la Provence, démarra dès que le directeur de la course eût agité son rouge pavillon, face au n°23 de l’avenue du Docteur-Picaud, devant une pouponnière, si vous voulez des détails. Lorsqu’on emploie le terme « départ réel », Anglade l’entend au sens littéral.
Aussitôt, Jean Stablinski, équipier tricolore de service, sauta sur sa roue et, l’un suivant l’autre, nos deux gaillards prirent le large.
Pour être tout à fait véridique, Anglade pensait surtout à la prime dite « Souvenir Henri Desgrange », disputée à Beauvallon, devant la résidence d’été du père du Tour, Stablinski se bornant, lui, à appliquer la consigne : « Toujours un tricolore dans une échappée, pour la contrôler. »
Au kilomètre 61, en apercevant la banderole tendue en travers de la route, l’envoyé spécial de Marcel Bidot serra ses cale-pieds et prit une petite longueur à Anglade, ce qui met la longueur de bicyclette au taux exorbitant de 50 000 francs, puisque la prime était de 100 000 francs au premier et de 50 000 au second. Cela fait, Stablinski s’excusa poliment auprès d’Anglade d’avoir dû se conformer aux ordres de M. Bidot-Baumgartner, lequel ne permet point qu’un centime s’égare hors des guichets de la Banque de France dont il est l’avisé gouverneur … »
Antoine Blondin n’apprécia aussi que modérément :
« Le tact, comme nul n’en ignore, est l’art de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Marcel Bidot manque de tact dans l’abondance : pour lui, il n’y a plus de petits profits, et l’on commence à le dévisager avec le regard ombrageux qu’on porte aux milliardaires, lorsqu’on les surprend à piquer les mégots. Ils ont dépassé ce stade où le besoin est le ressort du profit. Ils travaillent pour l’art, comme ils disent, ou mieux, pour le sport. Et ce sont les mendiants qui crachent.
Les soixante et un mendiants –on excepte du lot les membres de l’équipe de France- déguisés en croisés de la Croisette – qui s’étaient embarqués pour quelle ardente croisade ! ont compris rapidement : ils ont adopté le régime de croisière.
Le classement individuel, le challenge par équipes, le prix du meilleur grimpeur, la victoire d’étape, tout semble bon aux Tricolores.
Il n’est jusqu’au prestige éphémère attaché au régional de l’étape qu’ils ne s’appliquent à saper. Le jeune Anglade était à peine sorti du rang qu’on lui dépêchait Stablinski. Celui-ci, embusqué dans la roue de son petit confrère, s’arrangea pour lui souffler la prime du Souvenir Henri-Desgrange et transformer cette promenade des Anglade en cavalier seul. »
C’était bien dans les habitudes du « Père Stab », coureur de grande classe qui gagna un championnat du monde et quatre championnats de France, connu aussi pour sa rouerie dans les stratégies de course.
Lors de l’étape suivante, entre Marseille et Alès, « nous avons traversé la Crau, frôlé, à deux kilomètres près, le moulin d’Alphonse Daudet, passé le Pont du Gard, après avoir franchi le Rhône entre Tarascon et Beaucaire. J’aime décidément mieux cette Provence-là que la Provence calcinée des Alpilles. Question de goût. Je doute qu’Anquetil et Forestier aient apprécié les charmes touristiques de cette étape venteuse –le mistral soufflait dru- et enfin fraîche… Mais je suis sûr que Bauvin l’a trouvé très jolie. Amiel a bien raison quand il dit qu’un paysage est un état d’âme. »
André Chassaignon poursuit : « Nous sommes, ce soir, dans un des hauts lieux du protestantisme. Au temps où Alès s’orthographiait Alais, Richelieu y signa la paix avec eux. À 16 kilomètres de là, nous pourrions visiter, si nous en avions le loisir, le mas Soubeyran, le fameux musée du désert où nous retrouverions les traces de la guerre des Camisards, après la révocation de l’Édit de Nantes.
Vous pensez bien que ce n’est pas par veine gloriole d’érudition que je vous accable ainsi de souvenirs historiques. Je l’avoue tout bonnement : le Petit Larousse et le Guide Bleu sont dans ma valise pour rafraîchir mes souvenirs scolaires si besoin est, et il est souvent.
Pour dire le vrai, je me souvenais du traité d’Alais, mais j’avais totalement oublié ses stipulations. Le dictionnaire me les rappelle opportunément : le Grand Cardinal accorda aux sujets rebelles de sa Majesté un édit de grâce qui leur laissait la liberté de conscience, mais supprimait leurs privilèges politiques, notamment leurs places de sûreté.
C’est très exactement la position qu’adoptent, dans une chambre contiguë à la mienne, en l’hôtel où gîte l’équipe de France, M.M. Jacques Anquetil et Jean Forestier à l’égard de l’hérétique Gilbert Bauvin. Ils sont tout à fait d’accord pour laisser à Bauvin sa liberté de conscience. Ce petit brun au nez pointu est libre de penser que Louison Bobet est un plus grand champion que Jacques Anquetil et que lui-même est un plus grand champion que Bobet, mais les privilèges politiques : pas touche ! Et quant aux places de sûreté, c’est-à-dire au maillot jaune et à son delphinat, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et ne venez pas remettre en question les situations acquises.
Si Anquetil et Forestier sont parfaitement catholiques en ce qui les concerne, ils sont furieusement protestants à l’égard de Bauvin. Et le brave Marcel Bidot tente là-dedans de jouer les conciliateurs et prêche vainement la tolérance. Il risque d’avoir, hélas, le sort commun aux pacifiques : être voué à l’exécration publique par l’un et l’autre des partis.
La cause de cette grande colère est une échappée dans laquelle Bauvin s’infiltra pour tirer les marrons du feu. Passe encore qu’il l’eût fait avec quelque Anglade ou Ruby ! Cela n’eût point tiré à conséquences, mais n’y avait-il pas dans cette échappée, Loroño qui a repris dix minutes sans avoir donné un coup de pédale, comme on dit par euphémisme pour signifier qu’il ne s’est pas dépensé outre mesure ? N’y avait-il pas aussi Defilippis, qui n’est pas à dédaigner, et Barone et Adriaenssens ? On conçoit l’amertume d’Anquetil et son confrère. Pis que tout, il y avait, à l’origine de l’affaire, l’excellent Stablinski (quand je vous disais que c’était un sacré rusé ndlr), tout émoustillé par sa réussite de la veille, et Darrigade.
Vous avez bien lu : Darrigade, le Pollux de ce Castor, le Pylade de cet Oreste qu’est Anquetil, était de ce coup-là ! »
Les journalistes sportifs (de cette époque) avaient un sacré talent pour nous passionner à propos d’une étape plus encline à la promenade.
Antoine Blondin s’apitoya plutôt sur le sort d’un sans grade Trochut, celui-là même qui avait connu son heure de gloire à Metz :
« Trochut boudait en rangeant ses affaires. Long et mince, sous la bure gris fer qui sert de survêtement uniforme aux coureurs, on l’aurait pris pour un séminariste excommunié, n’étaient ses arcades sourcilières ombrageuses et les cicatrices qui cernaient ses yeux obliques aux paupières gonflées par les larmes et le vent. On avait contrarié sa vocation.
« C’est le vent, répétait-il, j’étais seul dans le vent. »
Dieu sait qu’il soufflait aujourd’hui sur la Crau et sur les Cévennes, agitant les tuiles rousses des mas, courbant les cyprès, imprimant au paysage les contours torturés d’une campagne toscane peinte par Vlaminck. Ce vent portait sur le sort de l’homme abandonné l’ultime pesée du destin.
Dès avant le départ, dans les rues de Marseille, Trochut avait fait une chute en compagnie de Friedrich. On avait retardé la course pour les attendre. Ce sursis était vain. Par une péripétie étonnante, ces deux coureurs devaient retomber à nouveau, chacun de son côté, quelques kilomètres plus loin. Cette fois, c’est Baroni qui était entré de plein fouet dans Trochut. Le jeune menuisier des Charentes se releva, la hanche rabotée, fâcheux retour des choses ;Il n’en continua pas moins sa route, loin du troupeau, livré aux éléments, perdant pied de minute en minute … »
Le lendemain, les coureurs quittèrent Alès la cévenole pour Perpignan la catalane :
« Nous avons traversé Sète à midi précis et salué le cimetière marin à l’heure où :
« Midi le Juste y compose de feux la mer : la mer toujours recommencée … »
Sur notre gauche, à perte de vue, s’étendait :
« Ce toit tranquille où picorent les focs. »
Ne comptez pas qu’après Paul Valéry, je (André Chassaignon ndlr) vous décrive la mer à Sète. Le moindre sens du ridicule m’en dispensera. Que dire de plus ? Rien. »
Si, tout de même, à titre personnel, une pensée pour mes regrettés tante et oncle et d’inoubliables étés en leur compagnie sur l’île singulière.
Preuve encore qu’il ne se passe rien sur la route du Tour, Maurice Vidal, dans sa chronique éminemment sociale évoque les fruits amers du Roussillon :
« Nous arrivions en Roussillon. Les villages catalans égrenaient leurs syllabes rocailleuses : Saint-Laurent de la Salanque, Torreilles. La route était bordée d’arbres fruitiers, disposés en rangs serrés, car nous traversions l’un des vergers de France.
Soudain, nous trouvons la route barrée. Le Tour de France allait-il être arrêté par une manifestation paysanne ? Les vignerons du Midi reprenaient-ils la lutte ?
C’est une idée qui nous passa bien vite en voyant une nuée de ravissantes Catalanes entourer nos voitures, nous présentant abricots dorés et pêches veloutées.
Vu la chaleur ambiante, les suiveurs manifestaient leur empressement à répondre à de si savoureux appels. Puis, des hommes suivirent, portant des cagettes remplies jusqu’au bord de fruits sélectionnés. Nous ne pouvions prendre, dans la voiture où nous avions à travailler, une caisse, si appétissante soit-elle.
Alors, le jeune paysan qui nous la tendait la mit presque de force sur nos genoux en disant :
– Prenez-la, j’en ai un camion plein . Et je ne sais pas quoi en faire.
Notre âme de citadin habituée à considérer le fruit comme un luxe assez lourd pour le porte-monnaie se révolta. Mais notre bienfaiteur, en même temps que la cagette, nous glissa un tract dans les mains. Je vous le résume :
La récolte des fruits bat son plein en Roussillon, et elle est dure à faire, car elle est abondante cette année. Or, les paysans Catalans, après avoir, en travaillant du lever du jour à la tombée de la nuit, arraché le fruit à son arbre nourricier, doivent jour après jour, en jeter une grosse partie qui n’a pu se vendre et a pourri dans les caisses.
Oui, vous avez bien entendu, citadins, mères de famille qui hésitez à offrir un kilo de pêches payé 200 francs à vos enfants : en Roussillon, elles pourrissent toutes seules. Elle se vendent mal parce qu’elles sont trop chères, dites-vous ? Alors, sachez qu’elles ont été payées ces jours-ci aux paysans Catalans aux alentours de 10 francs le kilo.
10 francs le kilo pour celui qui travaille la terre, 200 francs à sortir pour le consommateur à l’autre bout de la chaîne. Et comme remède, on a songé à importer les fruits de l’étranger. »
Antoine Blondin a trouvé quelque intérêt sportif à cette étape. À travers les multiples escarmouches qui l’ont émaillée, il rend hommage à Jacques Anquetil « Sur l’aile de la tramontane », ce qui n’est pas pour me déplaire :
« « Madame se meurt ! … Madame est morte ! »Quelque chose de ce cri fameux affleurait déjà aux lèvres des témoins lorsqu’ils aperçurent le Maillot Jaune de Jacques Anquetil égaré dans le dernier paragraphe d’un peloton lâché par la tramontane. Il faut croire que l’affection nous est vite venue, avec elle, l’inquiétude, puisque, pour ce champion adolescent et, aussitôt, la panique préluda à l’oraison funèbre. Bons bougres, les Catalans rocailleux, perchés sur leurs petits cailloux, encourageaient ces garçons qui suaient sang et or pour la plus grande gloire du Roussillon, et sans y trouver malice, ils se réjouissaient tout bonnement à voir passer le Maillot Jaune en vedette américaine, de ce qu’il fut bien vrai que le meilleur vient à la fin. En somme, le dessert était somptueux…
… On se demandera longtemps ce que le chef de file fabriquait à la queue de ce deuxième peloton. Le vent obligeait les coureurs à rouler par petits groupes étirés, reliés entre eux par une membrane plus subtile que celle des frères siamois. Le poème se débitait en strophes, et c’était une ballade. Sans doute, lui manquait-il une chute, puisque Thomin dérapa sur une portion de bitume particulièrement aspergée par la sollicitude paysanne. Un coureur ne tombe jamais seul. Notre Anquetil se trouva naturellement pris dans les remous tétaniques qui s’ensuivirent. L’affaire se situait entre deux lieux-dits : Les Cabanes-de-Lapalme et Les Cabanes-de-Fitou. Désiré Keteller, âme damnée de l’équipe belge, envisagea sur le champ le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Comme on dit, il cassa précisément la cabane et, s’offrant en lièvre à la meute plus ou moins consciente, plus ou moins grégaire, qui se lança à ses trousses, une fois le coup d’accélérateur donné, il n’y eut plus que le vide devant le groupe où se trouvait Anquetil.
L’effort vous masque. On ne saura jamais exactement ce qui se passait dans l’esprit du champion, tandis qu’il répertoriait les passagers médusés de ce radeau de la Méduse….
Peut-être Anquetil ne possède-t-il pas encore assez d’autorité, peut-être simplement a-t-il trop de classe. Ce fort en thème n’est pas un fort en gueule. Il choisit le parti qui lui convenait de faire son salut tout seul. Cela dura environ un quart d’heure, et ce fut beau comme un 400 mètres intercalé dans un marathon.
Sortir d’un peloton qui vous colle à la roue comme un caillot de chewing-gum est une chose, chasser derrière un peloton qui vous abandonne comme sous une cloche à plongeur en est une autre. Anquetil fit tout cela à la fois.
« Au revoir, messieurs … Bonjour, messieurs … Au revoir, messieurs ». Il sautait d’un groupe à l’autre, ainsi qu’on grimpe à une échelle de corde, avec entre chaque barreau un solo huilé d’énergie. Romeo n’avait pas le jarret plus allègre en escaladant le balcon promis. Les épaules larges et arrondies en voûte harmonieuse, les jambes brunes branchées sur quelque métronome, il évoquait, à de certains moments, le « passeur d’eau » de Verhaeren, celui qui lutte à contre-rames, un roseau vert entre les dents. Le petit Rohrbach, qui avait essayé de le suivre, ressemblait par contraste à un personnage désarticulé du guignol lyonnais.
Enfin, Anquetil revint à sa place, la première, au commandement … On évoquait cet Autre Anquetil, Georges celui-là, qui écrivit, voilà quelques années, un pamphlet intitulé Satan conduit le bal. Jacques aussi portait le pamphlet, c’est-à-dire le brûlot contre les murailles de la citadelle et lui aussi conduisait le bal … »
Je buvais encore du petit lait avec la peau, à défaut, à mon âge, de tremper mes lèvres dans un rosé de Corbières bien frais.
Le facétieux Roger Hassenforder, cette fois, dédaigna de faire trempette dans la Méditerranée et l’emporta au pied du Castelet.
André Chassaignon, toujours aussi poète, s’interroge en rêvant à la marquesa d’Amaëgui :
« Demain, nous serons à Barcelone. Je vais enfin pouvoir vérifier si Alfred de Musset eut raison d’écrire son fameux :
« Avez-vous vu, dans Barcelone/ Une Andalouse au sein bruni ? »
Non que j’aie la moindre intention suspecte à l’égard des personnes du sexe, Espagnoles ou non, mais j’ai toujours cru, jusqu’ici, que les femmes de Barcelone étaient des Catalanes. Cette Andalouse devait être là en touriste. Qui sait ? Elle était peut-être venue applaudir le Bahamontès du romantisme ? »
À Barcelone, c’est pour René Privat, équipier de Anquetil, que retentirent des « sérénades à faire damner les alcades de Tolose au Guadalété « !
Antoine Blondin, qui adore l’aficiòn, dans sa chronique Tauromachines, cède la parole à deux paisibles toros (c’est ainsi que l’on orthographie les taureaux de combat) retraités croisés sur les Ramblas. Il est vrai qu’ils en connaissent un rayon depuis que Pablo Picasso a imaginé (en 1942) une tête de taureau en assemblant une selle en cuir et un guidon de vélo !
« C’est une petite ganaderia tranquille, où les toros retraités aiment à venir évoquer le passé devant une touffe de bruyère. Deux d’entre eux conversent à grands éclats :
« On vous verra demain à la feria de Montjuich ?
– Pour quoi faire ?
– Il paraît qu’il y a une course d’hommes.
– Nada ! Depuis la retraite de Bobet 1er et du grand Fausto, l’aficiòn est tarie. La course d’hommes dégénère … J’ai vu le paseo tout à l’heure, il ne roule même plus en éventail !
– Vous vous croyez encore au temps des cycles Gitane, ma parole !
– Et Plaza, où est-il ? Si vous croyez qu’on peut se passer de Plaza ! »
Alors, le premier toro sort le journal, chausse les bésicles qu’il s’abstient de porter en temps ordinaire par un reste d’élégance et dit avec un regard en-dessous à l’adresse de son vieux complice :
– Écoutez-moi, ça c’est l’opinion d’un spécialiste, et qui fait autorité en la matière.
Les autres toros, mine de rien, font cercle passionnément.
« Si le fameux élevage de Marcel El Bido domine l’actuelle temporada, il serait injuste d’en attribuer la cause à la faiblesse des cornupètes présentés par les autres éleveurs. Le mérite en revient principalement à Santiago Anquetil. Il a su châtier ses adversaires avec l’appui d’une cuadrilla dont l’insipidité n’est pas le fort. Elle maîtise mieux sa faena, la conduit plus longuement, la guide avec plus de moelleux qu’autrefois. Banal avec le premier, un Gaulino de don Frantz, faible des pattes dans la charge, il se acheta devant le quatrième, un Jaenssenz de Sylvero Maez, plein de bravoure et de noblesse, à l’issue d’une prestation presque entièrement exécutée de la jambe droite, qui se composa de naturelles et de galibieras qui portaient le sceau émouvant d’un très grand torero. Ayant corrigé une tendance inquiétante de lencorné à freiner la course sur la gauche, après qu’il eut dû lui céder du terrain, le diestro de Quincampoix, dans son beau maillot de lumière, plongea dans le berceau du guidon et provoqua la mort pour mieux la donner. Ce fut du travail chargé d’émotions qui lui valut un tour de piste et les deux oreilles sur lesquelles il peut dormir maintenant … »
Je possède un peu moins de certitude que ce bovin espagnol, non pas Gilbert Bauvin, pas de mauvais esprit.
Il paraît que si mon champion « soigne ses Aubisquinas et ses Tourmaletinas, nul doute qu’il n’atteigne bientôt au sommet ».
Nous vérifierons cela dans le prochain billet. Car, vous reviendrez en troisième semaine, hein ?

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Ah ! les dessins de Pellos, et les photos… Le vélo est décidément un sport photogénique.
Toute ma jeunesse… que de souvenirs !
Billet très intéressant et bien documenté. Surtout bien rédigé, ce qui n’enlève rien à l’affaire, bien au contraire, surtout de nos jours.
Merci pour ce grand moment de nostalgie.