Archive pour juillet, 2017

Ici la route du Tour d France 1957 ! (3)

Pour réviser les épisodes précédents :
– De Nantes à Thonon-les-Bains :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/07/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-1/
– De Thonon-les-Bains à Barcelone :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-2/

Á la fin du précédent billet, je vous avais laissé au milieu de la conversation, surprise par le malicieux Antoine Blondin, entre deux braves toros retraités devisant de la monotonie de la course d’hommes sur les Ramblas de Barcelone :
« « Qu’est-ce qu’on fait pour les vélos ? Ils ne sont pas responsables, les vélos ! Autrefois, encore, on s’efforçait de les protéger, on leur mettait des garde-boue, des sacoches. Mais aujourd’hui, voyez comme ils sont maigres et légers. Une pitié … »
Ici, chacun dut convenir que la chose était navrante, mais qu’on n’y pouvait rien, et que la bicyclette était un mal nécessaire à la course d’hommes.
« C’est pour les fatiguer », affirma un expert.
La vache fit entendre un ricanement et cligna de la paupière, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas.
« Pour tout dire, je suis allée rôder autour du camion-atelier, et là j’ai vu des mécanos penchés sur les guidons.
– Alors, qu’est-ce que ça prouve ?
– Eh bien ! mes amis, ils leur liment les cornes ! » »

Jour de repos à Barcelone avec l’étonnant agrément d’une courte course individuelle contre la montre dans le beau parc de Montjuich, disputée en fin d’après-midi à l’heure des corridas.
« Il est évidemment paradoxal de faire monter nos champions sur leur vélo le jour où ils sont censés se reposer, mais ce spectacle offert aux Catalans part d’une observation fort judicieuse : les coureurs font tous du vélo pendant les jours de repos, afin de ne pas perdre l’automatisme du pédalage. Alors, autant les faire courir sur une brève distance, puisque le résultat sera le même. »
« Le rythme a été vite trouvé et le spectacle a été égal à l’enthousiasme du public, l’enthousiasme en ce qui concerne les vaillants petits coureurs espagnols, s’entend, et c’est assez naturel de la part des Catalans. Nos géants, eux, étaient de très mauvaise humeur. Ils veulent bien pédaler les jours de repos de leur propre initiative, mais ils ne veulent pas qu’on les y contraigne. Hassenforder fit sa petite démonstration personnelle : il mit 18’ 41’’ pour couvrir, sans la moindre conviction, deux tours de circuit que ses confrères, plus consciencieux, bouclaient entre 15’20 et 16’ 50’’. »
« Le classement de l’épreuve a été un reflet assez fidèle du classement général et de l’ordre actuel des valeurs : Jacques Anquetil a gagné devant Jean Forestier, Loroño et Bauvin. Vous verrez que l’ordre de classement de la « vraie » étape contre la montre Bordeaux-Libourne, jeudi prochain, diffèrera peu, dans les grandes lignes, de celui de Montjuich. Les courses contre la montre procèdent des mathématiques, sciences exactes. »
Maurice Vidal qui n’est pas journaliste à Miroir-Sprint, magazine d’obédience communiste, par hasard, dénonce les cadences infernales : « Nous avons été deux à protester contre ces heures supplémentaires abusivement imposées aux coureurs pour cause de pesetas : votre serviteur qui a préféré se délecter du royal spectacle du quartier gothique de Barcelone et de la vie étourdissante des ramblas, et Roger Hassenforder qui, n’étant pas payé pour faire le clown un jour chômé, a mis quatre minutes de plus que le vainqueur pour accomplir 9 km 800, afin de marquer sa désapprobation. »
Antoine Blondin traita mon champion avec tous les honneurs dus au vainqueur : « Quand Anquetil s’élança à son tour, le dernier, le sens athlétique de cette course se dégagea en pleine lumière. Le sentiment exquis de l’avoir pour soi tout seul n’empêchait pas qu’on l’étalonnât par rapport à ses adversaires. Son coup de pédale ample, l’aspect irrémissible de son effort haussaient le diapason et, pour nous qui le suivions, tout était pour le mieux, dans le meilleur des mondes. »
On lui donna un grand récipient argenté monté sur socle, genre Coupe Davis, un peu moins laid tout de même !

Tour 1957 Anquetil à Montjuich blog1Tour 1957 Anqetil à Montjuich blog 2

Je ne pouvais pas rêver meilleure distribution des prix en ce dernier jour de classe, en effet, en ce temps-là, les vacances scolaires commençaient la veille du 14 juillet.
Le lendemain, l’étape ramenait les coureurs en France, de Barcelone jusqu’à Ax-les-Thermes.
Je me souviens encore de la voix de Guy Kédia sur les ondes de Radio-Luxembourg. Comme tous les enfants de la communale et du Cours Complémentaire, nous venions de défiler dans les rues de mon bourg natal en ce jour de fête nationale. Quand j’allumai mon transistor, je compris immédiatement qu’un drame venait de se produire sur la route du Tour.
Dans le quotidien L’Équipe, le journaliste Michel Clare qui partagea longtemps la fameuse voiture rouge 101 avec Antoine Blondin et Pierre Chany, reproduisit les propos entendus sur Radio-Tour : « Attention ! Attention ! On demande l’ambulance en avant de la course … Un très grave accident vient de se produire. »
« Un silence terrible succéda à ces quelques mots » enchaîna le rédacteur. Puis la voix reprit : « C’est notre confrère Alex Virot et son motard qui ont été victimes de l’accident… » Clare décrivit la scène telle qu’il la découvrit sur les lieux du drame : « Les deux corps rompus gisaient sur les rochers, en contrebas de la route. Alex Virot avait cessé de vivre. Quant à René Wagner, sa bouche, d’où coulait le sang, remuait encore, mais la vie s’en allait très vite de ce corps pantelant, de ce visage couleur de cire. Il devait mourir dans l’ambulance qui l’amenait à la clinique de Ripoll, quelques minutes plus tard. »
Le coureur Marcel Queheille qui roulait seul à la poursuite de Jean Bourlès, l’homme de tête, fut la dernière personne à avoir vu en vie le célèbre reporter : « Á une cinquantaine de mètres devant moi, je vis la machine perdre l’équilibre sur les gravillons. Elle partit en zigzag, le chauffeur tenta de la maîtriser ; elle heurta une borne, puis deux, puis partit dans le vide. Je n’aperçus plus que deux jambes en l’air et des souliers qui voltigeaient. Jamais de ma vie, je ne pourrai oublier cela … »
La photographie des deux victimes gisant dans le ravin parut dans tous les journaux ; il est probable que, par respect, cela serait moins le cas aujourd’hui. Une plaque commémorative est visible encore sur les lieux du drame.
Pourquoi à cet endroit que rien ne désignait spécialement comme lieu de tragédie ? C’est l’histoire du jardinier de Samarcande que la mort attendait à l’heure dite, au lieu déterminé de toute éternité.
Alex Virot avait 67 ans. J’eus l’occasion d’évoquer sa brillante carrière de journaliste, pas uniquement sportif, dans un billet consacré aux grandes voix du reportage sportif :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
Sa disparition dans les gorges du Rio Ter, en Espagne, suscita un immense émoi auprès du public et des suiveurs et coureurs du Tour de France.

Tour 1957 Barcelone-Ax Bourlès blog

La tragédie rejeta au second plan, la belle performance du coureur de l’équipe de l’Ouest Jean Bourlès qui, avant de courir les routes en vélo, exerçait le métier de cultivateur à Pleyber-Christ dans le Finistère.
Les ascensions des cols de Tosas et Puymorens n’avaient pas rebuté Bourlès qui, après une échappée de 150 kilomètres, termina à Ax-les-Thermes avec quatre minutes d’avance sur Queheille, le menuisier charpentier basque, un autre coureur régional de valeur.

Tour 1957 Barcelon-Ax Queheille blog

Tour 1957  Barcelone-Ax Anquetil mène dans col de Tosas blog

Tour 1957 Barcelone-Ax col de Tosas blog 1Tour 1957 Bauvin mène col de Tosas blog

Par contre, la journée fut marquée par les abandons de Stanislas Bober et Nello Lauredi, à la course de qui Ax met régulièrement un terme, selon le jeu de mots de Blondin pour rappeler la chute de l’azuréen dans la même région deux ans avant.

Tour 1957 Bober chute dans Puymorens blogTour 1957 Lauredi chute dans Puymorens blog

Le lendemain, les suiveurs du Tour retrouvèrent un peu d’apaisement dans les magnifiques paysages traversés entre Ax-les-Thermes et Saint-Gaudens. Maurice Vidal tombe en pâmoison devant l’Ariège et ses 50 nuances de vert :

« – Ici, Monsieur, c’est sensationnel pour les nerfs. Vous arrivez fou. En moins de trois ans, vous êtes rétabli.
Ce n’était bien sûr, qu’une image d’un maître d’hôtel d’Ussat-les Bains.
Et c’est pourquoi, le lendemain matin, nous reprenions la route sans attendre les trois années fatidiques. Après avoir toutefois dormi dix heures, sans un rêve, exactement comme si le brave homme qui aime tant son petit village nous avait drogué. Mais comme ce n’est pas le cas, il faut bien le chanter après lui : Ussat-les-Bains (Ariège), c’est sensationnel pour les nerfs.
En fait, c’était aussi pour nous le début d’une journée enchanteresse. L’Ariège est l’une de ces régions de France trop méconnue dont j’essaie, dans ce récit, de vous dévoiler les beautés. Un Français lointain, du Nord, de Paris ou de l’Est, lorsqu’il évoque les splendeurs françaises, s’écrie :
– Ah ! la Provence, la Côte d’Azur, la Côte d’Argent, la Bretagne !
– Ah ! la Haute-Savoie, les Pyrénées … les Vosges …
Mais l’imaginez-vous s’exclamant avec ravissement :
– Quelle merveille que l’Ariège !
Et pourtant une telle exclamation n’appellerait pas une cure à Ussat-les-Bains ! Car il s’agit bien d’une merveille !
Il n’y a pas de routes droites en Ariège. Vous ne passez pas, aveugle, comptant les bornes kilométriques. Ici, vous n’attraperez pas la crampe de l’accélérateur. Chaque hectomètre de route compte son virage qui vous accroche et les roues et le regard. Il n’y a pas un site à admirer, pas de table d’orientation, pas de neuvième merveille du monde.
Le paysage est fait de mille détails. Vous le regardez comme vous regardez un dessin de Pellos : longuement, en découvrant sans cesse quelque trouvaille.
Rien de commun par exemple avec l’écrasante beauté d’un grand massif. Si, au détour d’une route, vous découvrez brusquement le Mont Blanc ou la Meije, vous restez le souffle court, vous vous arrêtez, vous contemplez longuement ce phénomène rarissime, unique, pour bien vous fixer dans les yeux ce qu’il a d’exceptionnel, afin de profiter plus tard de la chance de l’avoir vu.
Inutile de s’arrêter dans les paysages montagneux de l’Ariège, et dans le prolongement de la chaîne, des confins de la Haute-Garonne et des Hautes-Pyrénées. C’est un paysage où l’on passe, où l’on se sent bien, un paysage pour déprimés nerveux. Pas de choc, pas d’émotions violentes, mais un doux enchantement du regard et des sens, une harmonie calme et tonique des couleurs.
Le col de Port, qui vous mène d’Ax-les-Thermes à Saint-Girons, est le moins farouche qui soit. Toute sa masse apparaît d’un vert adouci qui n’est ni d’herbe, ni d’arbre. En pénétrant sur ses pentes, on s’aperçoit que cette nuance rare du vert est due à la fougère.
La fougère, quelle magnifique et inattendue chevelure pour une montagne ! Et si elle reste aussi belle et verte, c’est que le soleil y est clément, lui dispensant les degrés avec mesure, et qu’il a signé avec le vent léger le pacte qui permet à la nature de s’épanouir.
Dans la montée de Port, ombre et soleil alternent. Le jour de l’étape, il y faisait délicieusement frais, et nous péchions par envie de monter à pied comme les milliers de spectateurs, accourus de la vallée pour voir souffrir les géants. Au sommet, il y avait une vaste prairie creuse au fond de laquelle déjeunaient des campeurs.
De l’autre côté du sommet trop vite atteint (pour nous, pas pour Hassenforder), on découvre l’enchevêtrement des vallées ariégeoises … Impossible d’énumérer ici notre moisson de belles images : cette vieille femme armée d’une serpe qui tournait le dos au Tour de France (ne pas confondre fan et faneuse), ces moissonneurs dans un champ d’or arrêtés dans leur travail comme pour une pose d’un tableau de Millet (Le sonneur d’Angélus), cette herse abandonnée derrière la haie d’un virage, tout nous prouvait que l’altitude, ici, n’interdit ni la vie, ni, par conséquent, le travail. Même le village qui s’appelle la Henne Morte, et dont le gouffre est célèbre, nous a paru bien vivant.
Plus loin, nous avons passé le col des Ares, sauté joyeusement le Portet d’Aspet et nous avons franchi le Portillon. Un bond en Espagne, en pensant aux Toulousains et aux Bordelais, parce que tout à coup aux deux extrémités d’un pont minuscule, le Rio Garona devient notre chère Garonne, celle qui a l’accent sonore et la grâce nonchalante des filles du Midi … »
Je doute que ce soient ces lignes pastorales qui m’ont amené, un quart de siècle plus tard, à trouver là l’âme sœur. Quoique … Je connais, aujourd’hui, parfaitement ces paysages que j’ai même souvent admirés à vélo. Grâce au Tour, l’Ariège est une région beaucoup plus fréquentée par les amoureux de la nature.
Je ne lui en veux pas qu’elle ait pu, au cours de ce Tour 1957, causer quelques tracas à mon champion. D’ailleurs pour être exact géographiquement, c’est en Comminges, dans l’inoffensif col des Ares que j’escaladais pourtant facilement, qu’Anquetil connut un début de défaillance.

Tour 1957 Anquetil à l'épreuve des Pyrénées blog

Tour 1957 Ax-St-Gaudens Port et Portet d'Aspet blog

Tour 1957 AX-St-Gaudens Anquetil à l'ouvrage Portet d'Aspet blogTour 1957 Ax-St-Gaudens Le Portillon blog

Tour 1957 Ax-St-Gaudes Riposte d'Anquetil blog

« Le Tour allait-il se jouer entre Chaum et Chaum (par une facétie de l’itinéraire, la course passait deux fois dans cette localité ndlr) ? Les Belges allaient-ils s’envoler ? Anquetil s’écrouler ?
– Moi, vous savez, les coureurs … Je ne viens que pour les camions qui passent avant.
Mais sa fille (en fleur) quinze ans, pull rose et blue jean, les yeux bleus énamourés, répétait, elle :
– Tu verras : Jac-ques-An-que-til est en jaune. Pourvu qu’il passe en tête qu’on le voit bien.
Faire rêver les jeunes filles, c’est bien la marque du succès, un indice sûr à la bourse des valeurs commerciales. Anquetil n’a pas pris, comme on le croit, la succession de Bobet. Il a pris celle d’Hugo Koblet… »
Les coureurs débouchèrent du virage de la grande rue de Loures-Barousse. « Aussitôt, une immense clameur s’éleva :
– Il y a quatre Français !
La demoiselle rose devint plus rose encore en disant :
– Jac-ques-An-que-til est là !
Il y était. Mais il passa avec les autres, à cinquante à l’heure. Et tandis que sa jeune admiratrice restait songeuse, tous les hommes présents se jetaient des numéros à la tête :
– 26 … Nencini … 24 … Defilippis … 85 … tiens, Jean Dotto, il est là aussi. C’est le 17 qui menait … c’est… attendez … c’est Keteleer.
Et un autre, fièrement, annonçait :
– Ils étaient 18. »
Et à André Chassaignon de conclure :
« Que c’est beau une bataille entre vrais champions ! Comme nous avons tremblé pour Jacques Anquetil et comme nous avons été soulagés de le voir revenir sur le groupe de tête dans cette difficile descente du col du Portillon. Et, avec lui, il y avait Forestier, papa de la veille, et non moins admirable que notre maillot jaune ! Les éternels mécontents font la moue : « Peuh ! Dix-huit hommes au sprint à Saint-Gaudens, bien la peine d’avoir mis trois cols sur le chemin ; il n’y a plus de Pyrénées, tout le monde sait cela, comme il n’y a plus d’Alpes ! Ces jeunes ne valent pas les anciens. Du temps d’Henri Pélissier … »
Fichez-nous la paix avec feu Henri Pélissier. Nous sommes en 1957 et à l’ère Anquetil. »
C’est l’Italien Defilippis qui remporta cette étape de dupes devant la foule compacte massée sur les gradins de l’ancien circuit automobile de Saint-Gaudens qui résistent encore, soixante ans plus tard, à la sortie de la ville en direction de Luchon.

Tour 1957 Defilippis à Saint-GaudensStGaudenscircuitblog

On repart pour Pau, toujours en compagnie d’André Chassaignon pour le journal But&Club :
« Ciel clair, temps frais, nous voilà gaiement partis pour notre dernière étape pyrénéenne.

Un Jurançon quatre-vingt-treize
Aux couleurs du maïs
Et ma vie, et l’air du pays
Que mon cœur était aise !

Ainsi chantait sur des vers de son compatriote Paul-Jean Toulet, le Béarnais Marcel Queheille, premier échappé du jour.
Qui sait ? Queheille caressait peut-être le rêve de passer seul en tête au Tourmalet, à Aubisque, sur le circuit d’arrivée chez le bon roi Henry ? Il fut rejoint dans le Tourmalet et creva dans la descente.

Ah ! les vignes de Jurançon
Se sont-elles fanées
Comme ont fait mes belles années
Et mon bel échanson ? »

Tour 1957 St-Gaudes-Pau après Ste Marie de Campan blogTour 1957 St-Gaudens-Pau Dotto en tete dans tourmalet blog

Tour 1957 St-Gaudens-Pau après Aucun dans Aubisque blogTour 1957 St-Gaudens-Pau Dotto en tête dans Aubisque blogTour 1957 Anquetil dans l'Aubisque blogTour 1957 St-Gaudens-Pau Nencini blog

Gastone Nencini vainqueur à Pau

Anquetil, victime d’une fringale pour avoir raté sa musette de ravitaillement à Luz-Saint-Sauveur, coinça à 1 kilomètre et demi du sommet du col d’Aubisque.
Si l’Italien Gastone Nencini s’offrit la poule au pot à Pau (et la certitude de gagner le Grand Prix de la Montagne), néanmoins, le Normand ne but pas le bouillon et se sortit des griffes de la « sorcière aux dents vertes » en terminant neuvième, à moins de trois minutes de son principal adversaire, le belge Marcel Janssens.
Blondin établit un premier bilan : « Ce Tour impitoyable –la moitié des coureurs sont partis hier matin l’orage au ventre, décimés par des indigestions, plus soucieux d’aller aux charbons de Belloc (les vrais remèdes végétaux ou les topettes explosives d’un docteur miracle homonyme ? ndlr) qu’au charbon tout court- accusait qu’il ne tient pas à forcer sur la pédale légendaire. Il est athlétique, mathématique, besogneux, au fond, il n’est pas épique à l’image de son vainqueur présumé Jacques Anquetil. Celui-ci est un immense champion, capable d’accents troublants. Á la longue, il risque néanmoins d’émouvoir davantage les tables à calculer des spécialistes que les imaginations des profanes. Son auréole bon teint tient aujourd’hui à sa jeunesse et à sa classe rayonnante, elle tiendra demain à son palmarès. Émargera-t-elle à l’anecdote sportive, c’est une autre histoire. »

Tour 1957 Ax-St Gaudens Anquetil sauve son maillot blog

Tour 1957 Anquetil solide leader à la sortie des Pyrénées blog

L’essentiel, finalement, c’est Robert Chapatte qui le résume dans sa chronique de Miroir-Sprint :

« Voilà … les Pyrénées sont passées et Anquetil est toujours maillot jaune du Tour. Avec une marge encore plus nette. Il ne reste plus, comme piège proposé d’ici à Paris, que les 66 kilomètres contre la montre de Bordeaux à Libourne pour amener d’éventuels changements au classement général. Avouez que, pour Anquetil, le piège n’est guère sérieux. Il serait inutile d’ajouter des explications à ce sujet. Ainsi, le Normand va gagner le premier Tour de France qu’il aura disputé … à 23 ans. Sauf accident d’ici Paris, il ne saurait en être autrement ;
Ainsi, Jacques Anquetil va entrer dans la prestigieuse catégorie des Grands, avec un grand G. Ce qui marque une époque. Mais il aura remporté ce Tour d’une manière jamais vue jusqu’ici. Pour lui, ce fut une affaire de décontraction. Pour les autres « Grands » qui gagnèrent dans le passé, on nota toujours des moments d’énervement.
Une confidence faite à son inséparable ami Darrigade, et dont nous devons nous excuser de la rapporter à ses adversaires, situera sa pensée :
« – Vois-tu André, heureusement que j’ai souffert aujourd’hui (il s’agissait de l’étape de Saint-Gaudens), sinon je croirais que le Tour n’est pas dur ! »
Jacques Anquetil, parti dans l’inconnu, a failli toucher Paris sans percer cet inconnu… et entre temps, il a remporté la plus belle épreuve du monde. Magnifique, son histoire, n’est-ce pas ? Or, il lui reste, selon toute vraisemblance, dix Tours de France à courir. Ne vous étonnez pas qu’il n’en perde que très peu d’entre eux. Car jamais l’étiquette, souvent distribuée mal à propos, de phénomène, n’a jamais aussi bien personnifié un champion. »
Je ne peux qu’adhérer aux propos de ces journalistes, mon champion a, d’ores et déjà, son premier Tour en poche, d’autant qu’une longue étape contre la montre se profile, exercice où Anquetil le Chronomaître est quasi imbattable. Quoique …
Auparavant, c’est encore un Italien, Pierino Baffi, qui l’emporte en solitaire au vélodrome de Bordeaux à l’issue d’une étape insipide où les suiveurs ont pris le temps de faire une halte à Villeneuve-de-Marsan, chez le chef Jean Darroze, pour goûter au foie gras, jambon de pays, écrevisses et fonds d’artichauts arrosés de Bordeaux généreux !


Tour 1957 PAU-Bordeaux Baffi blog 1

Un Tour n’est jamais gagné tant que n’est pas franchie la ligne d’arrivée au Parc des Princes, a-t-on l’habitude de dire, surtout par superstition. Voyez pourtant :

« Nonobstant Montaigne qui en fut le maire, mais déguerpit prudemment lorsque ses administrés furent frappés du choléra, Bordeaux est une triste ville -comme les autres villes … – lorsqu’il pleut. Et la pluie, ce matin, nous a fait la mauvaise plaisanterie de nous surprendre au réveil. Une pluie fine, tenace, presque invisible et qui mouillait d’autant plus. Vers dix heures, elle est devenue grosse averse. Dieu merci ! le soleil est l’allié naturel du Tour de France. Il a entrepris un match au finish contre toute cette eau qui dégoulinait sur la route du vin et il a fini par l’emporter.
Les Bordelais ont d’ailleurs failli nous tuer notre Anquetil, alors qu’il se rendait aux Quatre-Pavillons. Un de ces automobilistes qui professent que la gent cycliste est écrasable à merci l’a coincé dans un virage et Anquetil n’a dû qu’à son adresse naturelle et à sa chance de ne pas passer sous les roues. Il a seulement heurté l’aile de la voiture du poignet. Rien de grave mais vous voyez d’ici le fait divers, la « une » sensationnelle : « Maillot jaune du Tour de France, Jacques Anquetil, renversé par un chauffard, abandonne ! » »
Ouf !
« Nonchalamment, il s’en fut vers le départ. Mais quelle angoisse derrière cette nonchalance, quelle tension de tout l’être sous ce calme de commande ! Nous avons été deux ou trois à vivre ces instants. Je sais maintenant ce qu’est la concentration de Jacques Anquetil avant une course qu’il veut gagner et de quelle inquiétude, résolument surmontée, elle est faite.
– Cinq, quatre, trois, deux, un, partez !
Derrière lui, ce fut la ruée. La 203 de Bidot, d’abord, avec le mécano debout, un vélo sur l’épaule, les motos, les voitures, à la file indienne sur l’étroit chemin abrité par les haies, détrempé par l’averse, fertile en virages et en côtes sèches. Tout de suite, l’aiguille de notre tableau de bord se fixa à 45/50 km/h. C’était l’Anquetil du Grand Prix des Nations qui roulait dans un décor un peu semblable à la vallée de Chevreuse, aux vignes près. Je reconnaissais, inchangé dans l’allure, l’athlète harmonieux de Dourdan et Chateaufort. C’était bien cette puissance, ce rythme des jambes qui semble lent tant le braquet est démesuré, cet arrachement du vélo dans les côtes … »

Tour 1957 Anquetil clm Libourne blogTour 1957 Anquetil clm à Libourne blogTour 1957 CLM Libourne avec Van Est blog1Tour 1957 CLM Libourne avec Van Est blog2Tour 1957 CLM Libourne crevaison Anquetil blogTour 1957 Anquetil clm le style blog

Antoine Blondin prend le relais :
« Le beau temps, ce serait de boucler ou de bâcler le parcours en une heure et demie. Prévoir le temps qu’ils feront est apparemment plus facile que d’envisager le temps qu’il fera. C’est compter sans la météorologie. Il faut maintenant suivre les étapes contre la montre avec un baromètre en sautoir… Il pleuvait sur cette étape dédiée à Saint-Émilion et l’expression « mettre de l’eau dans son vin » prenait un sens transparent …
Le spectacle était impressionnant de ce Normand bouchant le trou, comme ils savent faire, avec l’ivresse du triomphe dans le regard. Il s’agissait certainement d’un trou normand, car l’affaire fut avalée en une seconde. Parti trois minutes après Van Est, il le rejoignait après une quarantaine de kilomètres et leurs cortèges respectifs se confondaient durant quelques instants. C’est alors que Jacques creva. Ici, le silex est d’or. On espéra sans y croire que cette mauvaise fortune allait compromettre celle de la compétition. Il n’en fut rien. Á l’inverse de Gay, dangereux récidiviste qui ne traverse pas entre les clous et creva cinq fois (le coureur le plus pfuit ! … de la journée), Anquetil escamota cette épreuve subsidiaire de travaux pratiques. L’épreuve de vérité avait cette fois bel et bien décerné le verdict attendu.
Quand Anquetil pénétra sur la piste de Libourne, cendrée légitimement offerte à la foulée d’un champion si bien trempé, comme on dit d’un acier, un rayon de soleil extrêmement opportuniste mit le nez à la fenêtre et c’est dans une gentille atmosphère de comice que le speaker annonça qu’il avait accompli la promenade en une heure trente-deux minutes.
Après la pluie, le beau temps. »
Blondin aurait-il le cafard que le Tour s’achève ?
« Un Maillot Jaune, une peur bleue, une lanterne rouge, une copie blanche, peu de matière grise … Nous en aurons vu de toutes les couleurs pendant trois semaines. La mémoire, comme un arc-en-ciel, retient et dilapide des souvenirs confondus, pépites qu’il nous faudra extraire de leur gangue et rentrer avant l’hiver, pour les veillées. Seul s’impose aujourd’hui ce sentiment que Gustave Flaubert appelait la mélancolie des sympathies interrompues. Le Tour, carrefour de nations et de langages, plaque tournante pour les amitiés, est maintenant semblable à un quai de gare bruissant de partances et de déchirements. »

Tour 1957 Pellos Fin du Tour blog

Maurice Vidal pleure aussi la fin d’un Tour où il a perdu deux compagnons :
« Vendôme, Chateaudun, Bonneval sont des noms de retour. Rambouillet, Chevreuse, Petit-Clamart … Le Tour se termine dans un parfum d’interclubs. Ce n’est pas de Libourne à Paris qu’on fait des découvertes. Notre bilan était fait à la sortie des Pyrénées, les principaux « Compagnons du Tour » étiquetés, classés avec leur visage, leurs mérites …
… Tout à l’heure, nous allons nous perdre dans l’anonymat du métropolitain. Nous côtoierons ceux qui sont restés là, qui n’ont rien vu, et nous souffrirons de ce qu’ils n’en sachent rien. Ils plaindront nos visages hâlés par le soleil, pensant que nos vacances sont terminées et que les leurs restent à prendre. Comment leur dire :
– Nous revenons du Tour de France, ce dont vous êtes occupés à discuter, nous l’avons vu, de nos yeux vu. Nous avons brûlé sous le soleil du Cotentin, noirci sur la route de Roubaix, nous avons franchi les frontières, claqué des dents, sur la route de Saint-Gaudens. Nous sommes de ceux qui ont vécu. Et si vous le saviez, vous nous regarderiez avec l’admiration qu’on voue aux conquistadors. Nous sommes les Marco Polo de la petite reine.
Mais non, rien n’aura lieu de tout cela. Mais nous tous, coureurs, soigneurs, mécanos, journalistes, chauffeurs, nous serons heureux de gravir le dernier col, l’escalier qui mène au foyer, là où nous attendent ceux qui nous aiment, et que notre « gloire » n’impressionne pas.
Hélas, hélas, deux foyers aujourd’hui seront plus terriblement déserts, car deux hommes ne rentreront pas de ce voyage : un motocycliste, René Wagner, un radioreporter, Alex Virot.
Et dans ce jour de rentrée, c’est d’abord à ces foyers-là que nous pensons. Rien ne pourra faire que l’absent ne soit pas absent, ni notre tristesse, ni notre amitié. Le Tour, pour nous, se terminera lundi à l’église Saint-Augustin, où nous côtoierons pour la dernière fois nos deux camarades, morts dans le Tour de France, mais en Espagne.
Wagner … Virot … Le soir de leur mort à Ax-les-Thermes, je cherchais à la permanence une lettre dans la case réservée à mon initiale. Il n’y en avait pas pour moi. Mais il y en avait deux, qui ne seront jamais lues. Pardonnez-moi si de tous les chocs reçus dans ce Tour, c’est celui-là qui reste le plus fort. »

Tour 1957 Keteleer pluie blogTour 1957 Libourne-Tours Angouleme blogTour 1957 Libourne-Tours Poitiers blogTour 1957 à Ruffec blogTour 1957 à Parcoul (Dordogne) blogTour 1957 Libourne-Tours Civray blogTour 1957 Richelieu blogTour 1957 Libourne-Tours passage à niveau blogTour 1957  victoire de Darrigade à Tours blogTour 1957 après l'arrivée à Tours blogTour 1957 Darrigade au ParcTour 1957 Defilippis au Parc

J’ai omis de vous dire que les deux dernières étapes ont été remportées par André Darrigade, celui-là même qui avait gagné la première à Granville. La grande boucle est bouclée.
« Louison Bobet, en maillot de soie, était parmi ceux qui aidèrent le public du Parc des Princes à prendre patience, en attendant l’arrivée triomphale de Jacques Anquetil et ses 55 vassaux du Tour 1957. Ainsi a-t-il assisté à l’hommage vibrant de la foule à son jeune rival. Quels purent être ses sentiments pendant le tour d’honneur, très acclamé, de Jacques Anquetil ?... »
Vous savez bien que les jeunes générations ont vite fait de battre en brèche l’autorité de leurs aînés. Le gamin de dix ans que j’étais dérogea d’autant moins à cette attitude que la victoire de son champion, pour sa première participation au Tour, le remplissait de bonheur.
Dans le volumineux courrier qu’Anquetil reçut, figurait cette déclaration d’une infidèle admiratrice : « Avant, j’aimais Bobet et Gaul. Maintenant, c’est vous que j’aime. »

Tour 1957 Anquetil et son père au Parc blog

Tour 1957 Anquetil au Parc blog1

Tour 1957 Apres Tour Anquetil blogTour 1957 équipe de France au Parc blogTour 1957 Anquetil un seul élu blogTour 1957 Anquetil s'endort heureux blog

Le triomphe de l’équipe de France est quasi-total : 11 victoires d’étape (plus celle contre la montre par équipes à Caen et celle sur le circuit de Montjuich), le maillot jaune bien sûr, le maillot vert du classement par points avec Jean Forestier, et le challenge Martini par équipes. Une vraie razzia ! Seul, lui échappent le Grand Prix de la Montagne où Bergaud échoue d’un point derrière l’Italien Nencini, et la Prime de la Combativité décernée à Nicolas Barone.
Le régional de l’équipe d’Ile-de-France André Le Dissez, le chef coiffé d’un symbolique képi de facteur (c’était son surnom eu égard à son ancien métier) reçoit les deux bouteilles de Pomerol du Prix Gaston Bénac attribué au coureur le plus sympathique et le plus souriant. Quelques années plus tard, il eut l’honneur d’être le héros d’une savoureuse chronique d’Antoine Blondin intitulée L’Iliade et Le Dissez !

Tour 1957 Le Dissez blog

Mes souvenirs se sont estompés mais je peux avancer sans trop me tromper que cet été là fut l’un des plus radieux de mon enfance.
Sur mon petit vélo vert, je dus faire des tours et des détours dans la cour ou dans les rues avoisinantes de ma maison école, revêtu évidemment de la toison d’or que m’avait cousue une enseignante adjointe de ma maman. Cette fois, le paysan, plus ouvert sur l’actualité (le quotidien Paris-Normandie consacrait plusieurs pages à l’avènement du champion rouennais), dut m’encourager avec des « Allez Anquetil ».

Tour 1957 couverture Miroir Sprint après tour blogTour 1957 couverture Après Tour But&Club blogTour 1957 Anquetil blogTour 1957 Anquetil blog 2

Le ravissement se prolongea encore quelques semaines avec la lecture des numéros spéciaux d’après-Tour. L’un d’eux consacra un grand récit à Anquetil l’espiègle, clin d’œil à un conte de la littérature allemande.

Tour 1957 blog

En 1997, le Tour de France démarra de Rouen pour célébrer le quarantième anniversaire de la première victoire de Jacques Anquetil (et son succès d’étape dans la capitale normande) et le dixième anniversaire de la mort du champion.
Mieux encore, la première étape s’achevait, devant chez moi, dans ma ville natale de Forges-les-Eaux. Mon père qui, sans doute, m’avait inculqué la passion du vélo, avait quitté ce monde aussi. La maison familiale, où mes parents s’étaient installés à leur retraite, se situait à 500 mètres de la ligne d’arrivée.
Le gosse, qui venait d’atteindre le demi-siècle, ne reconnut pas les Tours de France de son enfance : dans un sprint effrayant, un certain Super Mario (Cipollini) régla un peloton de coursiers gonflés à l’EPO. Les lauréats du jour reçurent leurs récompenses sur un podium, à l’écart du public, face à quelques VIP triés sur le volet.
On avait cassé son jouet ! Furetant aux abords du village d’arrivée, l’ex gamin en retrouva quelques morceaux. Il se frotta les yeux, non il ne rêvait pas : attablés, devisaient joyeusement les membres de l’équipe de France du Tour 1957, réunis à la mémoire de son champion autour de Janine son ex épouse.
Les cheveux grisonnaient ou se faisaient rares, les silhouettes s’étaient arrondies, mais il les reconnut tous : il y avait là Privat dit Néné la Châtaigne, Jean Stablinski, André Darrigade le Landais, Jean Forestier le Lyonnais, François Mahé le Breton, Gilbert Bauvin le Lorrain, la Puce du Cantal Louis Bergaud, et le granitier breton Albert Bouvet (qui nous a quittés il y a quelques semaines). Il y avait même un Ange de la montagne, Charly Gaul, barbu et ventripotent, venu vérifier si la canicule sévissait toujours en Normandie !
Je crois que quelques larmes coulèrent sur les joues du grand enfant. Voilà pourquoi le Tour de France 1957 ne fut pas un Tour comme les autres.
En vous le racontant, j’ai évoqué un peu de mon enfance.

Un immense merci à tous ces écrivains et journalistes qui me font toujours rêver en racontant la légende des cycles :
Antoine BLONDIN : Tours de France Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982, La Table Ronde
Maurice VIDAL : chroniques Les Compagnons du Tour, Miroir-Sprint juin-juillet 1957
André CHASSAIGNON : chroniques La Gazette du Tour, But&Club juin-juillet 1957
Roger BASTIDE : chroniques But&Club juin-juillet 1957
Robert CHAPATTE : chroniques Alors raconte …, Miroir-Sprint juin-juillet 1957
Pierre CHANY et Michel CLARE : articles L’Équipe juin-juillet 1957
Et à tous les photographes pour leurs merveilleuses images

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 19 juillet, 2017 |1 Commentaire »

Ici la route du Tour de France 1957 ! (2)

Pour réviser : http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/07/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-1/

Tour 1957 Thonon repos blog

Les coureurs ont goûté à un repos bien mérité sur les rives rafraîchissantes du lac Léman. Moi, infatigable gamin, ce jour-là, j’ai sans doute enfourché mon petit vélo vert pour écrire mes propres pages de la légende des cycles en faisant le tour de mon bourg normand et du bois de l’Épinay. Un paysan conservateur (pléonasme ?), sur le bord de la route dut m’encourager : « Vas-y Bobet ! » ou pire encore « Allez Robic ! ». Non, même si ma pédalée ne rivalise en rien avec son incomparable style, je suis Jacques Anquetil, tout simplement ! Il paraît qu’il peut rouler sans renverser un verre d’eau posé sur son dos. Je tente d’adopter le même aérodynamisme, une gageure avec mon guidon plat !
Comme tous les suiveurs du Tour et, sans doute, Anquetil lui-même, j’attends, avec impatience et une pointe d’inquiétude, la première étape alpestre entre Thonon-les-Bains et Briançon, avec le franchissement du mythique col du Galibier. Tant de réponses à tant de promesses devaient être établies à Briançon que l’on a hâte d’y être.
Mais auparavant, il va falloir vivre un épisode de course digne des Tours de France de grand-papa, au temps de Maurice Garin, premier vainqueur en 1903, et Eugène Christophe, premier maillot jaune en 1919 (il l’enfila, non loin de là, à l’issue de l’étape Grenoble-Genève).
C’était sans compter en effet sur les éléments naturels. Ce qu’il est convenu d’appeler la « crue du siècle » en Savoie a ravagé la vallée de la Maurienne, le mois précédent.
Pour évoquer cette scène extraordinaire, j’ai recours à un chroniqueur qui l’est tout autant : Antoine Blondin, avec son sens inné du calembour, décrit Un Tour de taille !
« La vitesse est aristocratique, mais la lenteur est majestueuse. La caravane, étirée au flanc de la Maurienne, menant son inexorable travail à la chaîne, lovant ses anneaux rompus de lacet en lacet, basculant d’une cime à l’autre, évoquait, par son ampleur et sa cadence processionnaire, les légions d’Hannibal. Ce Carthaginois entreprenant, lorsqu’il parvint devant les Alpes, imagina d’en forcer le passage à ses éléphants en dissolvant la roche, présumée calcaire avec du vinaigre. Les escadrons du Tour de France n’ont pas eu besoin de recourir à cet expédient qui flatte la rêverie. Sous les roues, la montagne semblait s’effriter d’elle-même. Le spectacle n’en était pas moins épique de ces blocs de pierre roulés au bord des torrents, de ces routes défoncées par les inondations, de ces eaux déchiquetant les pitons par pans, isolant des îlots ravagés, creusant à travers la terre de longues saignées tumultueuses. Si cette course cycliste doit un jour mourir à la tâche, on ne lui souhaite pas d’autre linceul que ce sol d’avant le chaos.
Au reste, il apparut bien, durant un moment, que le Tour de France, bouclant sa propre boucle, retombait en enfance. On retournait au premier âge, à l’âge de pierre, quand le silex, ô ironie, était encore une conquête. La frêle bicyclette de l’ère atomique était dépassée par les circonstances. On eût dit l’héritière épuisée d’une vieille famille de hobereaux, châtelaine pâle incapable de faire face aux exigences du domaine. On eût voulu, pour les coureurs, de plus robustes vélos, des cadres brasés à la forge, des pneus ballons, que sais-je, peut-être de longues moustaches, un autre sang, un autre cœur de chercheurs d’or. La fin d’une race affrontait, ici, la fin du monde.
À l’ère primaire, tout commença par un immense nuage de poussière. Autruches de bonne volonté, les athlètes et les suiveurs l’accueillirent en se cachant la tête sous l’aile pour ne pas voir que le danger venait précisément de ce que l’on n’y voyait plus rien. Le simoun qui s’était abattu sur le cortège portait de rauques rumeurs, des cris. On apercevait, à dix centimètres, des silhouettes saupoudrées comme des beignets méconnaissables. Les traîneurs de sable faisaient jaillir, dans leur sillage, de hauts geysers qui vous retombaient dans le faux col, à se demander ce qu’on va chercher au Sahara. La confusion et l’incognito permettaient aux plus malins de jeter de la poudre aux yeux de leurs adversaires, ils cherchaient à prendre le large dans l’impunité, comme le torpilleur s’esbigne derrière un écran de fumée, comme la seiche jette son encre. Les combats de nègres dans un tunnel sont propices aux métamorphoses. On s’attendait à retrouver, à la sortie, les ombres couvertes de cendre de Christophe et de Garin, une cendre qui eût été la cendre épaisse de l’histoire, comme dit Victor Hugo. Il faut croire que les grands ancêtres ont choisi de faire cendres à part, car nous reconnûmes tout bonnement nos gentils pierrots habituels, le bec un peu plus enfariné si possible.
Ensuite, vint l’ère des cailloux. Une grande marée rocailleuse qui recouvrait le chemin. Avec les invectives d’usage, les coureurs mirent pied à terre, empoignèrent leur machine comme un quartier de bœuf et se mirent à courir droit devant eux. Au sein de la panique, seul Hassenforder conservait assez de sang froid pour s’offrir un porteur. Il confia son engin à son mécano, convia les foules à admirer sa foulée et, avec l’allégresse d’un monsieur qui ouvre une parenthèse plaisante, s’en alla en sautillant, le calembour entre les dents : « Après moi, le déluge ! »
Pour en finir avec cet intermède cosmique, les eaux recouvrirent effectivement la terre quelques kilomètres plus loin et les amateurs de pédalo s’en donnèrent à cœur joie pendant quelques minutes. Après quoi, il ne resta plus qu’à espérer l’apparition du grimpeur ailé, véritable colombe de l’Arche, qui nous annoncerait que le cataclysme s’apaisait. Nous attendîmes en vain. En revanche, une fière bataille se déclencha sur le plancher retrouvé d’un Galibier nettement amélioré, sans doute encore sans ascenseur, mais avec tout le confort moderne sous les pneus et l’eau courante à tous les étages. Elle nous permit d’apprécier, en la personne de Jacques Anquetil, la chevauchée d’un champion en or massif à travers un massif en or, rare aubaine.
Ce Tour de taille par l’envergure est aussi un Tour d’estoc. On aurait pu croire que les hommes se serraient les coudes dans les catastrophes planétaires, faisaient front contre la nature. Il n’en est rien. Janssens et Nencini attaquèrent, dès que les éléments se furent calmés, cependant que Mahé et Bergaud jetaient le manteau de Noé sur la défaillance de Forestier. Il restait à Anquetil, sauvé des eaux, à sauvegarder la raison sociale du Club des Maillots Jaunes de l’équipe de France. Ce qu’il fit avec une ardeur stupéfiante, dont le retentissement n’est pas encore éteint chez les suiveurs, fardés comme des odalisques, qui déambulent dans Briançon, étonnés de voir sur le passage d’un troupeau de moutons un peloton groupé pour la première fois, et traînent encore, sous leur crasse héroïque, la nostalgie sanitaire du lac Léman, la pièce d’eau des Suisses. »

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L’étincelant Antoine a déjà défloré l’issue de l’histoire. Le fait est que nous en savons beaucoup plus. La situation s’est clarifiée dans le Galibier. Anquetil a démontré ses talents de grimpeur. Et si vous saviez comme cette démonstration représentait un suspense pour l’intéressé et les suiveurs. Certes Jacques ne s’est pas envolé à la manière d’un Gaul ou même d’un Bobet. Mais il s’agissait pour lui d’une prise de contact. Il l’appréhendait. Il en est sorti rassuré. Et avec le maillot jaune !

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La victoire d’étape, au pied de la citadelle de Briançon, revient à l’Italien Gastone Nencini, tout récent vainqueur du Tour d’Italie, grâce à Charly Gaul, au nez et à la barbe de l’imberbe Louison Bobet.
Le populaire journaliste (et ancien coureur) Robert Chapatte, dans son article L’époustouflant Marcel Rohrbach, insiste, lui, sur la brillante ascension du Galibier effectuée par ce coureur trop méconnu de l’équipe régionale du Nord-Est-Centre.
1 mètre 63 pour 58 kilos, tout mouillé, issu d’une famille de dix enfants, le valeureux Marcel était originaire de la Creuse. Il venait de remporter quelques semaines auparavant le Critérium du Dauphiné Libéré, une prestigieuse course montagneuse, sous le regard dubitatif des journalistes qui manifestèrent, en cette occasion, le même scepticisme désobligeant montré à l’égard de Roger Walkowiak lors de son succès dans le Tour De France 1956. Comme on dit aujourd’hui, ils n’étaient pas bankable !
À l’âge adulte, alors que mes études m’avaient amené à Versailles, j’eus l’occasion d’évoquer quelques souvenirs vélocipédiques avec Marcel Rohrbach, brillamment reconverti comme tenancier du réputé hôtel restaurant du Cheval rouge, sur la place du Marché de la cité royale.
Vous savez aussi maintenant que Jean Forestier a dû céder, pour ma plus grande joie, son maillot jaune à son coéquipier Jacques Anquetil. Vous ignorez, par contre, la cause principale de sa défaillance, du moins ce qu’en a retenu la légende. Assoiffé qu’il était, le champion lyonnais aurait commis l’erreur de boire entièrement un bidon de … champagne qu’un spectateur lui a tendu. La légende … de la photographie n’affirme pas que ce soit celui offert par monsieur le curé en soutane, pas bon samaritain en la circonstance !

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Le massif alpestre est franchi au pas de course car dés le lendemain, l’étape s’achève à Cannes au bord de la « grande bleue ».
« Nous avions serpenté toute la matinée dans la superbe vallée de la Durance. Le peloton nous permettait de flâner, peu soucieux qu’il était de se battre –pensions-nous- avant Allos. Nous avons profité de ce répit sans vergogne. La route, qui est sinueuse, nous permettait de voir de loin nos soixante-quatorze coureurs groupés et de constater que le maillot jaune d’Anquetil y brillait comme un soleil : notre conscience professionnelle en paix, nous pouvions donc, tout à l’aise, admirer cette rivière tumultueuse courant sur les cailloux et ayant laissé ça et là, en champs de boues et en ponts emportés, traces de ses débordements. Nous pouvions contempler ces montagnes et ces pics sous le ciel céruléen, ces massifs boisés à flanc de rochers monstrueux, ces pinèdes étagées sur des pitons colossaux. Nous pouvions humer la senteur de la flore alpestre, écouter le chant des pinsons et le stridulement de nos premières cigales. » C’est chose vaine aujourd’hui avec le vrombissement des hélicoptères tournoyant au-dessus des coureurs !
« Vallée de la Durance, vallée de l’Ubaye, que vous êtes belles sous le gai soleil de juillet ! Nous aurions aimé que ce lent cheminement dans ces défilés sauvages et verts, que le calme de ces heures de trêve après tant de batailles, durassent tout le jour, d’autant que nous en savions la fragilité. Mais, quatre ou cinq heures de paix, c’est toujours bon à prendre, même dans le Tour de France … »
Je profite de ces paisibles instants que nous fait goûter André Chassaignon dans But&Club, pour rendre hommage aux talentueux photographes de presse de cette époque qui, à moto, illustrent la course dans de grandioses décors. J’ai connu et aimé « Ma France » aussi grâce à eux… Au grand soleil d’été qui courbe la Provence/ Des genêts de Bretagne aux bruyères d’Ardèche … !

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« Ces cent kilomètres virgiliens parcourus, nous redevînmes spectateurs attentifs, passionnés à nouveau par les grandes inconnues qui se posent quotidiennement dans le Tour. L’élève Anquetil passerait-il aussi bien l’oral d’Allos que l’écrit du Galibier ? On le pensait généralement, mais on a vu des choses plus étranges depuis que le monde est monde.
Brusquement, on abandonna l’Ubaye pour une petite route torride, brodée de prés maigres tachetés de lavande et qui s’élevait rapidement vers un point situé à dix-sept kilomètres de distance et à 2250 mètres d’altitude : le col d’Allos.
Le peloton montait au train, passant des prairies aux rochers cyclopéens dans lesquels la main de l’homme a pourtant taillé cette route en surplomb de l’abîme. De loin, on le voyait, lente chenille processionnaire sur la rampe vertigineuse.
De nouveau, ce furent les grandes pentes herbeuses fleuries de jaune qui annoncent le col ; les genêts qui saupoudrent de touffes d’or ces herbages déshérités. »
Sont-ce ces lignes mais j’aime ce coin des Alpes du Sud. À l’âge adulte, j’y suis venu plusieurs étés. Je me souviens d’une magnifique promenade jusqu’au lac d’Allos au milieu des marmottes. Je ne saurais l’affirmer, je pensais à Anquetil !
« Personne n’attaqua. Anquetil donnait la leçon. .. »
Maurice Vidal consacra exclusivement sa chronique à Jacques, Le divin enfant sera-t-il encorné ?
« « Le style de Jacques Anquetil est étonnamment pur. On vous dira même qu’il est trop pur. En effet, l’efficacité en matière de cyclisme s’acquiert souvent aux dépens de la beauté du geste. Ainsi, Bartali, s’il séduisait le connaisseur en haut d’un col, parce qu’on oubliait le style au profit de l’exploit, avait de façon ordinaire une allure pratique, mais pas forcément esthétique. Fausto Coppi, qui reste pour nous le cycliste parfait, avait le guidon haut. Encore ne parlons-nous pas des Vietto et Lazaridès qui ne pensaient qu’à s’élever en conservant le plus large accès à l’oxygène.
Anquetil, c’est la beauté de l’attitude. Il réalise à la perfection la vieille croyance des amateurs du vélo de notre enfance : « Baisse la tête, tu auras l’air d’un coureur. » Et sur sa machine, selon un dessin harmonieux, aérodynamique, les membres inférieurs ayant leur « pivot de bielle » très loin en arrière, à la façon des lévriers, le torse à l’alignement du cadre, les bras très légèrement pliés, la tête à peine relevée, il fait vraiment corps avec sa machine.
Regarder pédaler Jacques Anquetil, c’est éprouver un incontestable plaisir artistique. Qu’il lutte contre un record de l’heure, contre un adversaire en poursuite, contre le temps dans un Grand Prix des Nations, contre la rampe en montagne, il conserve la même allure coulée, féline, s’il est encore possible d’employer ce mot usé.
Mais l’époque du « baisse la tête … » est révolue. Les techniques modernes de la course sur route ont balayé l’esthétique. ET Jacques Anquetil s’est fait critiquer pour sa position peu efficace. François Mahé, lui-même, dans la montée du Galibier, lui criait :
– Mais non, redresse-toi. Apprends à respirer en montant. Sans quoi, tu subiras une défaillance.
Ainsi, Anquetil fait son apprentissage, maillot jaune sur le dos.
Ce jeune homme ne fait rien comme tout le monde. Il ne se rasait pas encore quand il s’aligna un beau matin d’octobre au départ du Grand Prix des Nations à Versailles. Il avait le teint pâle, de larges cernes autour des yeux, et ceux qui le regardaient pensaient que l’émotion d’une première grande course l’avait empêché de dormir. Émotion ? … C’est un mot que connaît mal ce jeune Normand de Quincampoix que rien ne prédisposait à ce destin exceptionnel. Quelques heures plus tard, la France sportive apprenait le nom de ce jeune prodige de dix-sept ans qui laissait loin derrière les champions aguerris.
La semaine qui suivit fut épuisante pour Jacques. Dans la maison de ses parents défilaient journalistes, photographes, cinéastes. D’un seul coup, son passé ( ?) était fouillé, son présent disséqué, son avenir prédit. Ce fut l’un des phénomènes collectifs les plus étonnants de la presse sportive depuis vingt-cinq ans.
Bientôt, l’argent afflua. Jacques acheta une voiture, qui est curieusement le rêve de tous les champions cyclistes, un peu une revanche. Il aima la vitesse, tout comme … (non, je ne le dirai plus). On continuait d’écrire beaucoup sur lui et sur tous les tons. Tout était livré au public. Tout, sauf ses pensées.
Car les pensées de Jacques Anquetil sont aussi secrètes que celles de Fausto Coppi. Ce doux enfant blond possède une nature de fer. Vous le croyez anodin. C’est seulement qu’il évite de livrer ce qu’il pense. L’autre jour, à Charleroi, alors qu’il venait de revêtir le maillot jaune pour la première fois, il rencontra Louison Bobet. D’emblée, il lui demanda :
– Lors de ton premier Tour de France, as-tu pris le maillot jaune ?
On reste ainsi étonné de la froide lucidité que suppose une telle question, en apparence innocente. Anquetil a toujours visé haut. L’hiver qui suivit sa première victoire dans les Nations, je passais quelques jours avec lui sur la Côte d’Azur. Ce qui me frappa, et m’étonna, je l’avoue, c’est la sûreté du jeune champion, sa détermination, sa confiance en lui. Déjà, il était décidé à prendre son temps pour aller loin.
Il faut avouer que ses succès dans le Tour sont étonnants. Car il ne faudrait pas croire que tout cela a été prévu, inéluctable. Anquetil lui-même n’aurait pu parier sur ses chances de gagner deux étapes au sprint. Non, nul n’aurait pu juré qu’il passerait si bien les Alpes, y compris les voyants ultra-lucides de la dernière heure qui prolifèrent dans un Tour de France.
Anquetil, c’est l’homme qui devient. Il était un grand rouleur solitaire : il est devenu un routier. Il ne savait pas sortir d’un peloton : il sort un peloton de sa roue. Il n’était pas grand sprinter : il interdit tout sprint aux vitesses supersoniques qu’il atteint dans les derniers kilomètres. Il n’était pas grimpeur, dit-on. C’est seulement qu’il avait peu l’occasion de grimper. Il accroît ses qualités avec l’importance de l’épreuve à laquelle il participe.
Le voici maintenant au sommet du cyclisme. Paré de toutes les grâces (ah ! de quel ton les demoiselles parlent-elles de Jac-ques-An-que-til !) semblant posséder tous les dons, que va-t-il lui arriver ? pour l’instant, il est heureux, transformé. Il sourit à nouveau avec la spontanéité de son âge, qui lui est rendu avec ce surplus de gloire.
Mais il reste plus de deux mille kilomètres à parcourir, des cols à franchir, des attaques par centaines à juguler. En dix étapes, il est devenu un matador. Dans les dix restantes, le divin enfant sera-t-il encorné ? Ce curieux Tour de France, où les favoris sont abattus étape par étape et dominés par un débutant, celui-là même que tout le pays attend sur le fauteuil. C’est presque trop beau. Tremblez, demoiselles, le plus dur reste à faire pour votre favori. »
Comprenez qu’à cette lecture, je bus du petit lait, du vrai, trait peu avant au pis de la vache, celui que gamin, j’allais, pot à la main, chercher chez Mademoiselle Boullard ou Monsieur Graire, celui qu’il fallait surveiller sur le feu, celui avec la peau quand il bouillait, que n’avez-vous connu, chers enfants, cette madeleine de Proust !

Tour 1957 Anqueti aéodynamique vers briançon blog

À cause de mon champion, « hélas pour les amateurs de batailles, le thème de la manœuvre fut le même que dans Allos, à cela près que nous avions quitté les Alpes pour les Alpilles et que la lavande bleuissait les terres décolorées par l’excès de lumière. À cela près que Bergaud (un bon grimpeur auvergnat qu’on surnommait « la puce du Cantal » ndlr) fit une poussée de fièvre à un kilomètre du col. Cela donna un peu d’humeur au peloton. Très peu. La pinède nous attendait avec de petits chemins étroits, pentus, tout tordus à travers les murettes de pierres ocrées succédant aux arbres dangereux mais ravissants. Il menait au vaste horizon de la chaîne des Alpilles, vert sombre et mauve dans un voile de chaleur.
Ce panorama sublime nous préparait à l’effarante plongée dans les gorges de la Siagne sur une route où cette fois, de gré ou de force, il fallut bien que le peloton se fragmentât. Nous étions à moins de cinquante kilomètres de l’arrivée. L’étape en comptait 286. C’et très long deux cent quatre-vingt-six kilomètres où il ne se passe rien. Même avec la consolation du décor … ».
Les techniciens du cyclisme diront que la montagne accoucha d’une souris, d’une manière plus chauvine, je trouvais que les Alpes consacraient un beau maillot jaune !
René Privat, vous vous rappelez de Néné la Châtaigne, s’offrait une seconde victoire d’étape à Cannes en réglant au sprint le régional du jour, le franco-italien Nello Lauredi.

tour 1957 Privat à Cannes blog

Face à la Méditerranée, Maurice Vidal a croisé Pierre Brambilla, un ancien coureur haut en couleurs, qui donna du fil à retordre à Jean Robic lors du Tour 1947. Vous savez ce que sait entre anciens combattants, on échange plein de souvenirs … :
« Avec Paul Giguet, nous faisions des Tours de France terribles. Et pourtant, il y avait de grands champions à l’époque. Je me souviens du Tour 1949 : le jour de l’étape contre la montre, je terminais vingtième, mais à vingt minutes de Fausto Coppi. Le soir, je dis à Giguet : « Paul, tu vois, nous ne sommes pas des coureurs cyclistes. Alors, noyons notre chagrin. » Paul a mis trois demi-bouteilles de champagne au frais, et nous leur avons fait un sort.
Pourtant, nous avions mis au point un plan pour gagner des primes, le lendemain. C’était la dernière étape, et nous n’avions pas encore gagné un sou. Eh bien ! Nous avons ramené à nous deux cent vingt mille francs de prime dans la journée. Et, à cette époque, c’était encore de l’argent. »
L’étape suivante, qui ne pourrait plus exister aujourd’hui pour des considérations touristiques, conduisait les coureurs de Cannes à Marseille. C’était le type même de l’étape dite de transition, après la traversée des Alpes, même s’il fallait escalader le Mont Faron et le col de l’Espigoulier.

Tour 1957 Cannes-Marseille baignade  blogTour 1957 Cannes-Marseille baignade bise Anquetil blog

Le beau Jacques Anquetil s’attarde avec une de ses groupies sur la Croisette.
Une autre anecdote cocasse se déroule à Saint-Raphaël :
« Messieurs les maîtres flânochaient derrière, dans la plus pure tradition des Tours de France de jadis. Hassenforder qui n’a aucune prétention pour le Quinquina (sponsor du trophée ndlr) du meilleur grimpeur, voulut tout de même se distinguer sous le signe de Saint-Raphaël. Comme on traversait cette charmante localité, il se précipita dans la mer pour y faire trempette. Une demi-douzaine d’amateurs d’hydrothérapie marine l’imitèrent aussitôt. Le seul Breton Bourles qui prenait la course au sérieux voulut démarrer à cet instant. S’il ne connaissait pas le répertoire complet des injures de la langue française, voilà son instruction parachevée ! Revigoré par sa douche, Hassen en profita, d’ailleurs, pour démarrer à son tour, dans l’indifférence du peloton qui l’attendait aux tournants du Mont Faron… »

… « Henry Anglade souhaitait illustrer le maillot bleu tendre et jaune citron cher aux cœurs méditerranéens. Comme le dit Roger Bastide qui est du coin : « Ce sont les Lyonnais qui sauvent toujours la mise aux Marseillais. Anglade, c’est le Monsieur Brun de Guiramand-Pagnol. »
Anglade, Lyonnais annexé par la Provence, démarra dès que le directeur de la course eût agité son rouge pavillon, face au n°23 de l’avenue du Docteur-Picaud, devant une pouponnière, si vous voulez des détails. Lorsqu’on emploie le terme « départ réel », Anglade l’entend au sens littéral.
Aussitôt, Jean Stablinski, équipier tricolore de service, sauta sur sa roue et, l’un suivant l’autre, nos deux gaillards prirent le large.
Pour être tout à fait véridique, Anglade pensait surtout à la prime dite « Souvenir Henri Desgrange », disputée à Beauvallon, devant la résidence d’été du père du Tour, Stablinski se bornant, lui, à appliquer la consigne : « Toujours un tricolore dans une échappée, pour la contrôler. »
Au kilomètre 61, en apercevant la banderole tendue en travers de la route, l’envoyé spécial de Marcel Bidot serra ses cale-pieds et prit une petite longueur à Anglade, ce qui met la longueur de bicyclette au taux exorbitant de 50 000 francs, puisque la prime était de 100 000 francs au premier et de 50 000 au second. Cela fait, Stablinski s’excusa poliment auprès d’Anglade d’avoir dû se conformer aux ordres de M. Bidot-Baumgartner, lequel ne permet point qu’un centime s’égare hors des guichets de la Banque de France dont il est l’avisé gouverneur … »

Tour 1957 Pellos Banque du Tour++France

Antoine Blondin n’apprécia aussi que modérément :
« Le tact, comme nul n’en ignore, est l’art de savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Marcel Bidot manque de tact dans l’abondance : pour lui, il n’y a plus de petits profits, et l’on commence à le dévisager avec le regard ombrageux qu’on porte aux milliardaires, lorsqu’on les surprend à piquer les mégots. Ils ont dépassé ce stade où le besoin est le ressort du profit. Ils travaillent pour l’art, comme ils disent, ou mieux, pour le sport. Et ce sont les mendiants qui crachent.
Les soixante et un mendiants –on excepte du lot les membres de l’équipe de France- déguisés en croisés de la Croisette – qui s’étaient embarqués pour quelle ardente croisade ! ont compris rapidement : ils ont adopté le régime de croisière.
Le classement individuel, le challenge par équipes, le prix du meilleur grimpeur, la victoire d’étape, tout semble bon aux Tricolores.
Il n’est jusqu’au prestige éphémère attaché au régional de l’étape qu’ils ne s’appliquent à saper. Le jeune Anglade était à peine sorti du rang qu’on lui dépêchait Stablinski. Celui-ci, embusqué dans la roue de son petit confrère, s’arrangea pour lui souffler la prime du Souvenir Henri-Desgrange et transformer cette promenade des Anglade en cavalier seul. »
C’était bien dans les habitudes du « Père Stab », coureur de grande classe qui gagna un championnat du monde et quatre championnats de France, connu aussi pour sa rouerie dans les stratégies de course.

Tour 1957 Cannes-Marseille Faron blog 2Tour 1957 Cannes-Marseille le FaronTour 1957 Cannes-Marseille EsterelTour 1957 Stablinski Cannes-MarseilleTour 1957 Cannes-Marseille blog 1Tour 1957 Cannes-Marseille blog 2

Lors de l’étape suivante, entre Marseille et Alès, « nous avons traversé la Crau, frôlé, à deux kilomètres près, le moulin d’Alphonse Daudet, passé le Pont du Gard, après avoir franchi le Rhône entre Tarascon et Beaucaire. J’aime décidément mieux cette Provence-là que la Provence calcinée des Alpilles. Question de goût. Je doute qu’Anquetil et Forestier aient apprécié les charmes touristiques de cette étape venteuse –le mistral soufflait dru- et enfin fraîche… Mais je suis sûr que Bauvin l’a trouvé très jolie. Amiel a bien raison quand il dit qu’un paysage est un état d’âme. »

Tour 1957 Marseille-Alès  martiguesTour 1957 Pont du Gard blogTour 1957 Marseille Alès pont de Beaucaire blogTour 1957 Marseille-Alès pont Tarascon blogTour 1957 Defilippis à Alès blog

André Chassaignon poursuit : « Nous sommes, ce soir, dans un des hauts lieux du protestantisme. Au temps où Alès s’orthographiait Alais, Richelieu y signa la paix avec eux. À 16 kilomètres de là, nous pourrions visiter, si nous en avions le loisir, le mas Soubeyran, le fameux musée du désert où nous retrouverions les traces de la guerre des Camisards, après la révocation de l’Édit de Nantes.
Vous pensez bien que ce n’est pas par veine gloriole d’érudition que je vous accable ainsi de souvenirs historiques. Je l’avoue tout bonnement : le Petit Larousse et le Guide Bleu sont dans ma valise pour rafraîchir mes souvenirs scolaires si besoin est, et il est souvent.
Pour dire le vrai, je me souvenais du traité d’Alais, mais j’avais totalement oublié ses stipulations. Le dictionnaire me les rappelle opportunément : le Grand Cardinal accorda aux sujets rebelles de sa Majesté un édit de grâce qui leur laissait la liberté de conscience, mais supprimait leurs privilèges politiques, notamment leurs places de sûreté.
C’est très exactement la position qu’adoptent, dans une chambre contiguë à la mienne, en l’hôtel où gîte l’équipe de France, M.M. Jacques Anquetil et Jean Forestier à l’égard de l’hérétique Gilbert Bauvin. Ils sont tout à fait d’accord pour laisser à Bauvin sa liberté de conscience. Ce petit brun au nez pointu est libre de penser que Louison Bobet est un plus grand champion que Jacques Anquetil et que lui-même est un plus grand champion que Bobet, mais les privilèges politiques : pas touche ! Et quant aux places de sûreté, c’est-à-dire au maillot jaune et à son delphinat, mêlez-vous de ce qui vous regarde, et ne venez pas remettre en question les situations acquises.
Si Anquetil et Forestier sont parfaitement catholiques en ce qui les concerne, ils sont furieusement protestants à l’égard de Bauvin. Et le brave Marcel Bidot tente là-dedans de jouer les conciliateurs et prêche vainement la tolérance. Il risque d’avoir, hélas, le sort commun aux pacifiques : être voué à l’exécration publique par l’un et l’autre des partis.
La cause de cette grande colère est une échappée dans laquelle Bauvin s’infiltra pour tirer les marrons du feu. Passe encore qu’il l’eût fait avec quelque Anglade ou Ruby ! Cela n’eût point tiré à conséquences, mais n’y avait-il pas dans cette échappée, Loroño qui a repris dix minutes sans avoir donné un coup de pédale, comme on dit par euphémisme pour signifier qu’il ne s’est pas dépensé outre mesure ? N’y avait-il pas aussi Defilippis, qui n’est pas à dédaigner, et Barone et Adriaenssens ? On conçoit l’amertume d’Anquetil et son confrère. Pis que tout, il y avait, à l’origine de l’affaire, l’excellent Stablinski (quand je vous disais que c’était un sacré rusé ndlr), tout émoustillé par sa réussite de la veille, et Darrigade.
Vous avez bien lu : Darrigade, le Pollux de ce Castor, le Pylade de cet Oreste qu’est Anquetil, était de ce coup-là ! »
Les journalistes sportifs (de cette époque) avaient un sacré talent pour nous passionner à propos d’une étape plus encline à la promenade.
Antoine Blondin s’apitoya plutôt sur le sort d’un sans grade Trochut, celui-là même qui avait connu son heure de gloire à Metz :
« Trochut boudait en rangeant ses affaires. Long et mince, sous la bure gris fer qui sert de survêtement uniforme aux coureurs, on l’aurait pris pour un séminariste excommunié, n’étaient ses arcades sourcilières ombrageuses et les cicatrices qui cernaient ses yeux obliques aux paupières gonflées par les larmes et le vent. On avait contrarié sa vocation.
« C’est le vent, répétait-il, j’étais seul dans le vent. »
Dieu sait qu’il soufflait aujourd’hui sur la Crau et sur les Cévennes, agitant les tuiles rousses des mas, courbant les cyprès, imprimant au paysage les contours torturés d’une campagne toscane peinte par Vlaminck. Ce vent portait sur le sort de l’homme abandonné l’ultime pesée du destin.
Dès avant le départ, dans les rues de Marseille, Trochut avait fait une chute en compagnie de Friedrich. On avait retardé la course pour les attendre. Ce sursis était vain. Par une péripétie étonnante, ces deux coureurs devaient retomber à nouveau, chacun de son côté, quelques kilomètres plus loin. Cette fois, c’est Baroni qui était entré de plein fouet dans Trochut. Le jeune menuisier des Charentes se releva, la hanche rabotée, fâcheux retour des choses ;Il n’en continua pas moins sa route, loin du troupeau, livré aux éléments, perdant pied de minute en minute … »
Le lendemain, les coureurs quittèrent Alès la cévenole pour Perpignan la catalane :
« Nous avons traversé Sète à midi précis et salué le cimetière marin à l’heure où :
« Midi le Juste y compose de feux la mer : la mer toujours recommencée … »
Sur notre gauche, à perte de vue, s’étendait :
« Ce toit tranquille où picorent les focs. »
Ne comptez pas qu’après Paul Valéry, je (André Chassaignon ndlr) vous décrive la mer à Sète. Le moindre sens du ridicule m’en dispensera. Que dire de plus ? Rien. »
Si, tout de même, à titre personnel, une pensée pour mes regrettés tante et oncle et d’inoubliables étés en leur compagnie sur l’île singulière.

Tour 1957 à Sète blog

Preuve encore qu’il ne se passe rien sur la route du Tour, Maurice Vidal, dans sa chronique éminemment sociale évoque les fruits amers du Roussillon :
« Nous arrivions en Roussillon. Les villages catalans égrenaient leurs syllabes rocailleuses : Saint-Laurent de la Salanque, Torreilles. La route était bordée d’arbres fruitiers, disposés en rangs serrés, car nous traversions l’un des vergers de France.
Soudain, nous trouvons la route barrée. Le Tour de France allait-il être arrêté par une manifestation paysanne ? Les vignerons du Midi reprenaient-ils la lutte ?
C’est une idée qui nous passa bien vite en voyant une nuée de ravissantes Catalanes entourer nos voitures, nous présentant abricots dorés et pêches veloutées.
Vu la chaleur ambiante, les suiveurs manifestaient leur empressement à répondre à de si savoureux appels. Puis, des hommes suivirent, portant des cagettes remplies jusqu’au bord de fruits sélectionnés. Nous ne pouvions prendre, dans la voiture où nous avions à travailler, une caisse, si appétissante soit-elle.
Alors, le jeune paysan qui nous la tendait la mit presque de force sur nos genoux en disant :
– Prenez-la, j’en ai un camion plein . Et je ne sais pas quoi en faire.
Notre âme de citadin habituée à considérer le fruit comme un luxe assez lourd pour le porte-monnaie se révolta. Mais notre bienfaiteur, en même temps que la cagette, nous glissa un tract dans les mains. Je vous le résume :
La récolte des fruits bat son plein en Roussillon, et elle est dure à faire, car elle est abondante cette année. Or, les paysans Catalans, après avoir, en travaillant du lever du jour à la tombée de la nuit, arraché le fruit à son arbre nourricier, doivent jour après jour, en jeter une grosse partie qui n’a pu se vendre et a pourri dans les caisses.
Oui, vous avez bien entendu, citadins, mères de famille qui hésitez à offrir un kilo de pêches payé 200 francs à vos enfants : en Roussillon, elles pourrissent toutes seules. Elle se vendent mal parce qu’elles sont trop chères, dites-vous ? Alors, sachez qu’elles ont été payées ces jours-ci aux paysans Catalans aux alentours de 10 francs le kilo.
10 francs le kilo pour celui qui travaille la terre, 200 francs à sortir pour le consommateur à l’autre bout de la chaîne. Et comme remède, on a songé à importer les fruits de l’étranger. »
Antoine Blondin a trouvé quelque intérêt sportif à cette étape. À travers les multiples escarmouches qui l’ont émaillée, il rend hommage à Jacques Anquetil « Sur l’aile de la tramontane », ce qui n’est pas pour me déplaire :
« « Madame se meurt ! … Madame est morte ! »Quelque chose de ce cri fameux affleurait déjà aux lèvres des témoins lorsqu’ils aperçurent le Maillot Jaune de Jacques Anquetil égaré dans le dernier paragraphe d’un peloton lâché par la tramontane. Il faut croire que l’affection nous est vite venue, avec elle, l’inquiétude, puisque, pour ce champion adolescent et, aussitôt, la panique préluda à l’oraison funèbre. Bons bougres, les Catalans rocailleux, perchés sur leurs petits cailloux, encourageaient ces garçons qui suaient sang et or pour la plus grande gloire du Roussillon, et sans y trouver malice, ils se réjouissaient tout bonnement à voir passer le Maillot Jaune en vedette américaine, de ce qu’il fut bien vrai que le meilleur vient à la fin. En somme, le dessert était somptueux…
… On se demandera longtemps ce que le chef de file fabriquait à la queue de ce deuxième peloton. Le vent obligeait les coureurs à rouler par petits groupes étirés, reliés entre eux par une membrane plus subtile que celle des frères siamois. Le poème se débitait en strophes, et c’était une ballade. Sans doute, lui manquait-il une chute, puisque Thomin dérapa sur une portion de bitume particulièrement aspergée par la sollicitude paysanne. Un coureur ne tombe jamais seul. Notre Anquetil se trouva naturellement pris dans les remous tétaniques qui s’ensuivirent. L’affaire se situait entre deux lieux-dits : Les Cabanes-de-Lapalme et Les Cabanes-de-Fitou. Désiré Keteller, âme damnée de l’équipe belge, envisagea sur le champ le parti qu’il pouvait tirer de la situation. Comme on dit, il cassa précisément la cabane et, s’offrant en lièvre à la meute plus ou moins consciente, plus ou moins grégaire, qui se lança à ses trousses, une fois le coup d’accélérateur donné, il n’y eut plus que le vide devant le groupe où se trouvait Anquetil.
L’effort vous masque. On ne saura jamais exactement ce qui se passait dans l’esprit du champion, tandis qu’il répertoriait les passagers médusés de ce radeau de la Méduse….
Peut-être Anquetil ne possède-t-il pas encore assez d’autorité, peut-être simplement a-t-il trop de classe. Ce fort en thème n’est pas un fort en gueule. Il choisit le parti qui lui convenait de faire son salut tout seul. Cela dura environ un quart d’heure, et ce fut beau comme un 400 mètres intercalé dans un marathon.
Sortir d’un peloton qui vous colle à la roue comme un caillot de chewing-gum est une chose, chasser derrière un peloton qui vous abandonne comme sous une cloche à plongeur en est une autre. Anquetil fit tout cela à la fois.
« Au revoir, messieurs … Bonjour, messieurs … Au revoir, messieurs ». Il sautait d’un groupe à l’autre, ainsi qu’on grimpe à une échelle de corde, avec entre chaque barreau un solo huilé d’énergie. Romeo n’avait pas le jarret plus allègre en escaladant le balcon promis. Les épaules larges et arrondies en voûte harmonieuse, les jambes brunes branchées sur quelque métronome, il évoquait, à de certains moments, le « passeur d’eau » de Verhaeren, celui qui lutte à contre-rames, un roseau vert entre les dents. Le petit Rohrbach, qui avait essayé de le suivre, ressemblait par contraste à un personnage désarticulé du guignol lyonnais.
Enfin, Anquetil revint à sa place, la première, au commandement … On évoquait cet Autre Anquetil, Georges celui-là, qui écrivit, voilà quelques années, un pamphlet intitulé Satan conduit le bal. Jacques aussi portait le pamphlet, c’est-à-dire le brûlot contre les murailles de la citadelle et lui aussi conduisait le bal … »
Je buvais encore du petit lait avec la peau, à défaut, à mon âge, de tremper mes lèvres dans un rosé de Corbières bien frais.
Le facétieux Roger Hassenforder, cette fois, dédaigna de faire trempette dans la Méditerranée et l’emporta au pied du Castelet.

Tour 1957 Alès-Perpignan BéziersTour 1957 Hassen gagne à Perpignan blog

André Chassaignon, toujours aussi poète, s’interroge en rêvant à la marquesa d’Amaëgui :
« Demain, nous serons à Barcelone. Je vais enfin pouvoir vérifier si Alfred de Musset eut raison d’écrire son fameux :
« Avez-vous vu, dans Barcelone/ Une Andalouse au sein bruni ? »
Non que j’aie la moindre intention suspecte à l’égard des personnes du sexe, Espagnoles ou non, mais j’ai toujours cru, jusqu’ici, que les femmes de Barcelone étaient des Catalanes. Cette Andalouse devait être là en touriste. Qui sait ? Elle était peut-être venue applaudir le Bahamontès du romantisme ? »

Tour 1957 entre Perpignen et Barcelone blogTour 1957 Figueras lle entre Perpignen et Barcelone blogTour 1957 chute avant Barcelone blogTour 1957 Privat avant Barcelone blog

tour 1957 Privat à Barcelone blog

À Barcelone, c’est pour René Privat, équipier de Anquetil, que retentirent des « sérénades à faire damner les alcades de Tolose au Guadalété « !
Antoine Blondin, qui adore l’aficiòn, dans sa chronique Tauromachines, cède la parole à deux paisibles toros (c’est ainsi que l’on orthographie les taureaux de combat) retraités croisés sur les Ramblas. Il est vrai qu’ils en connaissent un rayon depuis que Pablo Picasso a imaginé (en 1942) une tête de taureau en assemblant une selle en cuir et un guidon de vélo !
« C’est une petite ganaderia tranquille, où les toros retraités aiment à venir évoquer le passé devant une touffe de bruyère. Deux d’entre eux conversent à grands éclats :
« On vous verra demain à la feria de Montjuich ?
– Pour quoi faire ?
– Il paraît qu’il y a une course d’hommes.
– Nada ! Depuis la retraite de Bobet 1er et du grand Fausto, l’aficiòn est tarie. La course d’hommes dégénère … J’ai vu le paseo tout à l’heure, il ne roule même plus en éventail !
– Vous vous croyez encore au temps des cycles Gitane, ma parole !
– Et Plaza, où est-il ? Si vous croyez qu’on peut se passer de Plaza ! »
Alors, le premier toro sort le journal, chausse les bésicles qu’il s’abstient de porter en temps ordinaire par un reste d’élégance et dit avec un regard en-dessous à l’adresse de son vieux complice :
– Écoutez-moi, ça c’est l’opinion d’un spécialiste, et qui fait autorité en la matière.
Les autres toros, mine de rien, font cercle passionnément.
« Si le fameux élevage de Marcel El Bido domine l’actuelle temporada, il serait injuste d’en attribuer la cause à la faiblesse des cornupètes présentés par les autres éleveurs. Le mérite en revient principalement à Santiago Anquetil. Il a su châtier ses adversaires avec l’appui d’une cuadrilla dont l’insipidité n’est pas le fort. Elle maîtise mieux sa faena, la conduit plus longuement, la guide avec plus de moelleux qu’autrefois. Banal avec le premier, un Gaulino de don Frantz, faible des pattes dans la charge, il se acheta devant le quatrième, un Jaenssenz de Sylvero Maez, plein de bravoure et de noblesse, à l’issue d’une prestation presque entièrement exécutée de la jambe droite, qui se composa de naturelles et de galibieras qui portaient le sceau émouvant d’un très grand torero. Ayant corrigé une tendance inquiétante de lencorné à freiner la course sur la gauche, après qu’il eut dû lui céder du terrain, le diestro de Quincampoix, dans son beau maillot de lumière, plongea dans le berceau du guidon et provoqua la mort pour mieux la donner. Ce fut du travail chargé d’émotions qui lui valut un tour de piste et les deux oreilles sur lesquelles il peut dormir maintenant … »

Tour 1957 Barcelone Pellos touromachique blog

Je possède un peu moins de certitude que ce bovin espagnol, non pas Gilbert Bauvin, pas de mauvais esprit.
Il paraît que si mon champion « soigne ses Aubisquinas et ses Tourmaletinas, nul doute qu’il n’atteigne bientôt au sommet ».
Nous vérifierons cela dans le prochain billet. Car, vous reviendrez en troisième semaine, hein ?

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 11 juillet, 2017 |2 Commentaires »

Ici la route du Tour de France 1957 ! (1)

Le Tour de France ne me fait plus rêver. L’intérêt sportif est devenu affligeant de monotonie. Cachés sous leurs casques, lunettés par leurs sponsors, positionnés par les mouleurs de carbone, reliés par oreillettes à leurs directeurs sportifs, le regard vissé sur les données de leur cardio-fréquencemètre, les coureurs ont perdu leur visage et leur personnalité.
L’intérêt de la course réside souvent dans les chutes de plus en plus spectaculaires donc dramatiques. Car les maires du XXIe siècle ont été saisis d’une frénésie de construction de ronds-points, îlots directionnels, gendarmes couchés, caniveaux médians, chicanes en tous genres, qui provoquent des ravages dans le peloton.
Sans parler de dopage ou d’usage de vélos électriques, on crée, cette année, une polémique autour d’une combinaison utilisée lors du prologue contre la montre par les coureurs de l’équipe Sky. Elle provoquerait un « ajout aérodynamique » nommé Vortex, des bandes de petites billes d’air réparties sur les bras et les épaules.
Alors, chaque année, quand la grande boucle sillonne l’hexagone (et même un peu plus, le départ a été donné il y a quelques jours à Dusseldorf !), je conte pour vous les Tours de France de mon enfance, de mes sacs de billes, de mes petits coureurs en plomb, avec l’aide des brillantes plumes journalistiques de l’époque. Cela constitue d’ailleurs une forme d’hommage au talent littéraire, au-delà du compte-rendu strictement sportif, de ces derniers.
J’avais dérogé, l’an dernier, à cette tradition, sans doute avais-je ménagé mes lecteurs réfractaires au vélo après les avoir entretenu de ma visite à Castellania, le village où naquit et repose l’immense campionissimo Fausto Coppi.
Cette fois, plus qu’un demi-siècle, je vais vous plonger, soixante ans en arrière, au cœur du Tour de France 1957, ce choix n’est sans doute pas innocent, vous comprendrez bientôt pourquoi.
1957 : l’URSS lance le premier satellite Spoutnik, le traité de Rome jette les bases de la CEE, Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature, Sacha Guitry, Christian Dior et Humphrey Bogart nous quittent.
Et moi, j’ai dix ans !

« J’ai dix ans
Je vais à l’école et j’entends
De belles paroles doucement
Moi je rigole, cerf-volant
Je rêve, je vole
Si tu m’crois pas hé
T’ar ta gueule à la récré …

J’ai dix ans
Je vis dans des sphères où les grands
N’ont rien à faire, je vois souvent
Dans des montgolfières des géants
Et des petits hommes verts
Si tu m’crois pas hé
T’ar ta gueule à la récré … »

Des géants de la route et des petits hommes verts, j’en vois particulièrement un, dans son maillot couleur espérance Helyett-Leroux-Hutchinson, mon compatriote normand Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse (je lui ai consacré plusieurs billets).
En principe, il doit effectuer ses grands débuts dans le Tour. Imbattable contre la montre, recordman de l’heure sur piste, il a gagné au printemps Paris-Nice la « course au soleil » et les spécialistes l’annoncent comme le successeur de Louison Bobet.

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C’est le sens de la couverture des magazines d’avant-Tour où l’on voit mon champion tenter d’arracher le maillot jaune à Louison Bobet triple vainqueur des Tours de France 1953, 1954 et 1955.
Lors de la parution de la revue, on ignore encore s’ils disputeront l’épreuve et dans quelle équipe. C’est encore le bon temps des équipes nationales et régionales avec les beaux maillots quasiment vierges de toute publicité (ah, le bleu nattier avec les bandes noire jaune et rouge de la tunique belge !).
« Les coureurs de valeur boudent l’équipe de France. Ce qui les intéresse, c’est de « faire leur course » quitte à gagner finalement moins d’argent que ceux qui acceptent la domestication au sein de la formation des Tricolores. C’est en somme une version moderne et sportive de la fable de La Fontaine « Le chien et le loup ».
Cet état d’esprit vient probablement de la rivalité qui oppose les coureurs de deux générations, celle des anciens dont les effectifs s’amenuisent, et celle des jeunes dont les rangs et les ambitions grossissent. On risque même d’en arriver, avec le Tour 1957, à une sorte de point de rupture entre les uns et les autres. La génération des super-cracks, des grands patrons du Tour, Bartali, Coppi, Koblet, Kubler, Ockers, Bobet, ne dispose plus que d’un représentant. Cette race des seigneurs de la route disparaît.
Bobet est le dernier maillon d’une chaîne dorée, qui a tenu bon jusqu’ici, mais qui pourrait bientôt craquer à son tour. Les coureurs de la jeune génération ont multiplié les assauts, depuis le début de la saison, pour que le suprême et non le moins valeureux représentant de cette glorieuse lignée, lâche prise, de même que tous ceux qui le soutiennent, par amitié, par intérêt ou parce qu’ils reconnaissent et acceptent sa suprématie. Mais ces offensives sont désordonnées : la nouvelle génération ne paraît pas encore avoir trouvé ses leaders, ses chefs. »
Vous constatez qu’il y a soixante ans, les cyclistes avaient déjà des velléités sinon de « marcheurs » du moins de « rouleur » pour sa propre pomme de Normandie en ce qui concerne Anquetil ! Il est hors de question pour lui qu’il se mette au service de Bobet et il envisage même un instant de courir sous les couleurs blanches à liserés rouges de l’équipe régionale de l’Ouest.
« Tout esprit de polémique mis à part, nous pensons qu’une préparation rationnelle du Normand aurait exigé qu’il fasse ses débuts dans l’équipe de France aux côtés de celui dont il pouvait le plus apprendre. Les événements ne l’ont pas voulu et l’intérêt spectaculaire du Tour 57 y gagnera sans doute. »
Les événements, c’est du côté de l’Italie qu’il faut regarder. Louison Bobet est en train de perdre le Giro pour un pipi. L’ange de la montagne Charly Gaul pose son vélo contre un arbre dans l’ascension du Monte Bondone, et soulage sa vessie. Mais Bobet et Geminiani en profitent pour lui mettre dix minutes dans la vue. Gaul, fou de rage, dresse alors un doigt vengeur vers les deux Français : « Avant d’être cycliste, j’étais garçon boucher, tueur aux abattoirs. Et je n’ai pas perdu la main ! » Le Luxembourgeois va s’acharner à faire perdre Bobet qui, pour dix-neuf secondes, ne devient pas le premier Français à remporter le Tour d’Italie, un exploit … qu’Anquetil réalisera trois ans plus tard.

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Conséquence collatérale de ce besoin naturel, Louison Bobet, très déçu, renonce à s’aligner au départ du Tour de France, ce qui résout pas mal de susceptibilités.
Antoine Blondin résume avec philosophie : « Quoiqu’il en soit, l’absence d’un favori incontestable, à la fois paratonnerre et drapeau, rassemble et confond, presse les uns contre les autres, les membres indécis du troupeau. Jamais le peloton n’aura mieux qu’aujourd’hui mérité son nom. ».
J’ai dix ans, je trépigne d’impatience, le Tour de France, c’est quelque chose à l’époque, comme Georges Duthen l’écrit dans But&Club :
« Comme chaque année, au seuil de l’été, une étrange excitation gagne tout le pays, grandes villes et hameaux, la population des plaines et des montagnes, ouvriers et paysans, hautes personnalités ou gens de modeste condition, enfants et vieillards. Nul n’échappe à cette fièvre que provoque chroniquement l’approche du Tour de France et qui ira crescendo à mesure que se développera la plus formidable épreuve sportive de tous les temps. Après un demi-siècle, ses vertus ne sont pas émoussées. Il frappe toujours autant l’imagination au point de distraire, pendant un mois, leur attention de tout ce qui n’est pas le Tour… »
Surtout, en tout cas dans ma passion égoïste, avec Anquetil le Viking de Quincampoix (village situé à vingt kilomètres de mon bourg natal) au départ de Nantes !

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Maurice Vidal inaugure sa chronique trihebdomadaire de Miroir-Sprint « Les Compagnons du Tour » par une strophe d’un poème de René Guy Cadou :

« Pourquoi n’allez-vous pas à Paris ?
Mais l’odeur des lys ! Mais l’odeur des lys !
Les rives de la Seine ont aussi leurs fleuristes
Mais pas assez tristes, oh ! pas assez tristes !
Je suis malade du vert des feuilles et des chevaux … »

Les plus anciens d’entre vous ont probablement appris dans leur jeunesse quelques œuvres de ce remarquable poète. Fils d’instituteurs laïques, il naquit en 1920 à Sainte-Reine-de-Bretagne en Loire-Atlantique et fit ses études à Nantes, ce qui justifie probablement sa présence ici. Il chanta l’enfance, le monde rural, l’amour qu’il portait pour sa femme Hélène. Durant l’Occupation allemande, ses écrits, notamment le recueil Pleine poitrine, témoignent de son soutien à la Résistance et de sa dénonciation de la barbarie nazie. Il faut lire ses poèmes Ravensbrück et Les Fusillés de Châteaubriant. Il mourut prématurément à 31 ans, un 20 mars le premier jour du printemps. Une de ses anthologies est intitulée Comme un oiseau dans la tête, moi c’est un vélo vert qui allait rouler dans mon crâne pendant trois semaines jusqu’à Paris.

1957 carte du Tour

J’ai souvent dit que la légende des Cycles avait contribué à la bonne solidité de mon « socle de connaissances » (pour employer le jargon des technocrates « pédago »). Elle m’instruisait sur le relief, le climat, l’hydrographie, la population et même l’économie de notre douce France, je m’imprégnais de la qualité littéraire de certains journalistes sportifs, quand ce n’était pas aussi une bonne révision des nombres complexes pour calculer les écarts aux arrivées d’étapes et les moyennes horaires !

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1957-06-30+-+Miroir-SprintEquipe de France au départ de Nantes

 Ça y est, le 44ème Tour de France démarre pour gagner Granville terme de la première étape. Maurice Vidal nous narre l’infortune de deux compagnons du Tour qui venaient d’effectuer la campagne d’Italie au service de Louison Bobet.
« Devant le château de la Duchesse Anne, qui n’arrive pas à être rébarbatif, malgré ses murailles à mâchicoulis, ses tours de défense cernées de douves et son énorme fossé, les coureurs cherchaient l’ombre apaisante. Les Suisses, fidèles à Calvin, s’alignaient sous l’auvent d’une Église Réformée. Les Français faisaient une cure de silence à l’intérieur d’un autocar. Les Belges parlaient flamand, les Espagnols basque, catalan ou castillan et les « Luxembourgeois » anglais, portugais, autrichien et même luxembourgeois (faute d’un nombre suffisant de coureurs du Grand-Duché, une équipe « mixte » a été constituée ndlr).
Près de la tribune d’honneur, Pierre Barbotin coulait des minutes familiales.
– Je vous présente ma femme. Des amis …
« Pierrot » était chez lui. Il y semblait bien. Partir pour le Tour, c’est mourir un peu. Mais prendre le départ sur le seuil de sa porte, c’est trop cruel.
– Bah ! Je serai vite revenu, disait-il à la ronde.
Il pensait un mois. Le soir-même, sa femme le revit. Avec des larmes plein les yeux. Car les femmes de coureur ont ceci de commun avec les femmes de journalistes qu’elles savent qu’un mari qui revient du Tour avant l’heure est un guerrier vaincu.
Claude Le Ber se trouvait dans la situation inverse. Il partait du pays voisin pour gagner le sien. L’entrée en Normandie, il entendait la claironner. Lui qui d’ordinaire représente à lui seul (ou presque) sa province, voyait cette fois son étoile pâlir du côtoiement d’un Anquetil, débutant de luxe.
Pour affirmer qu’il était encore le meilleur Normand du Tour, il partit en guerre. Hélas, il n’en revint pas.
Un deuxième homme du Giro disparaissait le premier jour… »
La victoire d’étape à Granville revint au Landais de l’équipe de France André Darrigade qui endossait donc le premier maillot jaune … comme l’année précédente.
Je connus, mon transistor à l’oreille, une légère frayeur avec la chute de « mon » champion, heureusement sans gravité.

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Maurice Vidal, encore lui, continue fort en ce début de Tour :
« Michelet a dit de Granville : « Ce lieu original de grand vent, frais, salubre et de souffle héroïque, c’est celui où se heurtèrent l’Anglais et la Vendée –depuis 93- justement nommé la Victoire. »
Eh bien, Michelet a beau être un grand historien, il s’est mis le doigt dans l’œil jusqu’au coude. Car de grand vent, de fraîcheur, il n’y eut point. En fait de victoire, il y eut surtout une grande défaite. Quant à la bataille, elle eut lieu entre un petit Luxembourgeois qui se croyait un astre, et un astre qui n’aime pas beaucoup qu’on le regarde dans les yeux. »
La vedette de ce début de Tour de France est incontestablement l’exceptionnelle canicule qui règne sur les routes de Normandie (eh oui) entraînant des défaillances retentissantes et les dithyrambes les plus fous des journalistes. Selon les articles, le mercure monta à d’incroyables hauteurs ! Étaient-ce les prémices du réchauffement climatique qui inquiète aujourd’hui la planète ?

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Le quotidien L’Équipe ose qualifier l’épreuve dont il est l’organisateur, de … Tour crématoire !
Ce jeu de mots n’aurait sans doute pas été bien accepté trois décennies plus tard mais, pour vous rassurer, j’absous totalement son auteur Pierre Chany, l’une des plus grands plumes de la presse sportive (aujourd’hui encore, un prix littéraire portant son nom récompense, chaque année, le meilleur article de presse en langue française lié au cyclisme). En 1942, il prit le chemin des Maquis. Arrêté par des gendarmes français en décembre 1943 et emprisonné, il s’évada et rejoignit les Francs-Tireurs et Partisans (FTP). Il fut décoré de la Croix de guerre et reçut quatre citations.

1957-07-01Granville

L’été est chaud sous les maillots, en particulier sous celui d’un des grands favoris, Charly Gaul, l’Ange de la montagne, qui se brûle les ailes sous le feu du soleil normand.
Je vous livre les ardents propos de Roger Bastide dans But&Club :
« Le feu du ciel s’est abattu sur le Tour de France 1957, de Normandie aux Flandres, les verdoyantes prairies du Bessin, elles-mêmes ne lui ont fait l’aumône que d’une fraîcheur purement illusoire. Le goudron brûle, crisse sous les roues, se rebiffe et postillonne sur les corps des coureurs de noires éclaboussures douloureuses. Ils en sont imprégnés de ce goudron, jusque dans leurs sourcils après la douche la plus minutieuse. On roule la bouche sèche, le regard vague, le visage ruisselant et figé. On n’arrive plus à saliver pour faire passer une banane ou une tartelette dans le gosier et l’on a soif, soif, soif … On a vu la réapparition de la feuille de chou sous la casquette ou du couvre-nuque en toile. On perce des trous dans les bouchons des bidons pour se vaporiser le visage, les bras, les cuisses et l’on se fait asperger de jets d’eau chaque fois qu’on en trouve l’occasion le long de la route calcinée. On économise l’eau de ses bidons avec une prévoyance de vieux chamelier du désert. On essaie de boire le moins possible. L’homme qui a su garder plus longtemps que les autres son thermos plein de liquide est soudain observé avec des regards assassins. On a vu des amis de vieille date sur le point de se battre pour quelques gouttes refusées. Chacun pour soi… Malheur à celui qui se laisse distancer, qui se retrouve seul : loin derrière, c’est pire que la marche des blindés de Montgomery dans le désert eut dit Pierre Brambilla qui s’y connaît pourtant en matière de souffrances vélocipédiques. Les données habituelles sont bouleversées, ce n’est plus la qualité musculaire qui intervient en premier lieu mais la volonté de durer un quart d’heure de plus que l’autre. Et l’on a assisté à des renoncements aussi prématurés qu’inattendus, à des défaillances brutales surmontées parfois avec un courage admirable. Film varié aux rebondissements imprévisibles …
Charly Gaul, l’un des grands favoris, a abandonné dans la deuxième étape Granville-Caen … »

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Voici le récit de la bataille de Briquebec par Maurice Vidal dans le magazine concurrent Miroir-Sprint :
« Avec un nom qui claque comme un coup d’arquebuse, l’air devait sentir la poudre. Nous nous étions arrêtés là, pour le site du lieu, dominé par un château moyenâgeux où les visiteurs du soir doivent secouer leurs chaînes à l’envi. Il pouvait se passer quelque chose. Ce fut le cas.
Devant, ils étaient treize échappés, et cela devait porter malheur à quelqu’un. Puis, derrière eux, juste à cet endroit, une attaque partit. Jean Bobet dit « Monsieur Frère » (de Louison ndlr) et Antonin Rolland, fidèle lieutenant de Louison, déclenchaient les hostilités.
Il serait sensationnel d’écrire qu’ils avaient vu Gaul en difficulté et que leur attaque était délibérée, vengeresse. Plus simplement, le hasard qui est un grand romancier, comme chacun sait, avait noué le drame, un drame racinien avec mort d’homme.
Donc Gaul était en difficulté. Souffrant d’une chaleur effroyable qui faisait couler (mais oui) le goudron de la route comme un camembert du pays, ne pouvant rien absorber que du liquide, il commençait à souffrir de crampes d’estomac. Il se trouvait à l’avant-dernière place.
Lorsque Jean Bobet et Rolland passèrent sur le 14 dents, il perdit d’un coup deux mètres, dans une côte ridicule. En passant sous la grande tour du château, il était perdu. Plusieurs équipiers se laissèrent alors glisser : Kemp, son ami, Ernzer, son ex-ennemi, Robinson l’Anglais. Tout de suite, Charly voulut les renvoyer.
– Allez-vous-en, je ne veux personne. Partez …
Ils restèrent jusqu’à Cherbourg. Déjà les motos-vautours ronronnaient autour du vaincu … La radio du Tour, qui a bouleversé ses habitudes, et ne laisse rien passer, répétait sans cesse :
– Allo … Allo … le 56 … Je répète … le 56… Charly … Gaul… a été décroché.
Lorsqu’il entendit cette phrase étonnante, Marcel Bidot (directeur technique de l’équipe de France ndlr) bondit dans le peloton. Gaul était vulnérable, il fallait utiliser sa défaillance pour l’éliminer. Le signor Binda fit le même raisonnement, et le señor Puig. Et bientôt, Français, Italiens et Espagnols étaient à l’attaque, sans réserve.
Et pourtant Gaul revint. À l’entrée de Cherbourg, il recolla aux dernières places du peloton. S’il avait pu monter encore, passer vers l’avant, se montrer à ses adversaires, il était sauvé. Mais la traversée de Cherbourg était difficile, malaisée, et Charly dut rester accroché à la queue du monstre.
Si bien que, lorsque vint la côte qui marque la sortie de Cherbourg, la bataille reprit. Et Gaul, l’ange de la montagne, fut lâché à nouveau …
Jean Bobet et Antonin Rolland apprirent avec surprise qu’ils avaient fait perdre le Tour à Charly Gaul. Le Giro se terminait dans la presqu’île du Cotentin !
Maintenant, Charly était derrière. Au bout de la route, il n’y avait plus rien que le bleu trop éclatant du ciel. Les roues enfonçaient dans le goudron liquide. Bientôt, Charly mit pied à terre : « Je ne peux plus … J’arrête ! »… »
Antoine Blondin y alla également de son couplet :
« L’homme au marteau n’a pas fait maigre ce vendredi. Parmi tant d’autres qui encombraient le corbillard-balai, il s’est donné une victime de choix en la personne de Charly Gaul. Escorté par Kemp et Ernzer, et reformant avec Morn, mais pour quel destin contraire, le drôle de quatuor du dernier championnat du Luxembourg, l’ancien archange des abattoirs, abattu cette fois, a connu dans un grand climat de solitude un calvaire où il n’était plus question de faire prendre une vessie pour une lanterne rouge, mais de lutter pour l’existence la plus élémentaire.
Chacun pour sa croix : celle de Charly Gaul, en or et minuscule, brimbalait autour de son cou. Elle semblait peser cent kilos et entraînait sa tête dans un dodelinement pendulaire par où il disait non et non à chaque coup de pédale.
Même ses adversaires, ou du moins désignés comme cela, s’émouvaient à ce spectacle. D’obscurs porteurs d’eau jouaient à ses côtés les soubrettes de comédie et les mouches du coach auprès de son directeur sportif. Lui les laissait se prévaloir de ces ultimes relations. Ainsi, ouvre-t-on à deux battants les portes de la maison où vont régner l’abandon et la déshérence. »
Finalement, Charly Gaul disparut du côté d’Isigny et certains firent leur beurre de son coup de pompe magistral. Le soir, Charly avait retrouvé toute sa vigueur pour s’informer auprès du personnel de l’hôtel des heures de train en direction du Luxembourg.
J’ai déjà consacré un billet sur Charly Gaul à partir du livre très personnel et même émouvant de Lionel Bourg L’échappée : http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
Le champion grand-ducal accomplit ses plus grands exploits dans des conditions atmosphériques dantesques. L’écrivain Christian Laborde en brossa un portrait très lyrique dans son livre L’ange qui aimait la pluie … (et aborrhait le soleil de Normandie) !
L’abandon de Gaul mit en veilleuse la victoire à Caen et la prise du maillot jaune par René Privat, un valeureux coureur ardéchois surnommé Néné la Châtaigne, vainqueur notamment de Milan-San Remo, un des monuments du cyclisme. C’était le second succès en deux étapes d’un coureur de l’équipe de France.
André Chassaignon avoue volontiers : « Ce qui m’a le plus surpris, cependant, ce n’est pas la défaillance de Gaul, ni l’effort splendide de Privat … Ce qui m’a le plus frappé, c’est un détail extraordinaire qui en dit long sur la fascination que le Tour exerce sur le public.
Pendant la fugue de Privat, nous avons vu un champ d’avoine qui brûlait. L’écrasante chaleur, quelque imprudence de fumeur, je ne sais, avait mis le feu. De la route, on voyait une fumée grise monter vers le ciel d’un bleu insoutenable. De la voiture, on sentait l’âcre odeur des herbes brûlées. À 500 mètres de là, il y avait un village. Sur les bas-côtés de notre itinéraire, comme dans la rue, il y avait foule. Eh bien, nul ne faisait attention à l’incendie. Les gens frénétiques ne criaient pas « Au feu ! », ils criaient « C’est Privat ! Allez Privat ! … »

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René Privat nouveau maillot jaune

La razzia tricolore allait se poursuivre.
Le lendemain matin, avec sa tête, Anquetil le « chronomaître » de la spécialité, l’équipe de France remporte la course contre la montre par équipes autour de l’hippodrome de la Prairie à Caen.
La demi-étape de l’après-midi conduit les coureurs à Rouen. Ce pourrait être une formidable aubaine d’apercevoir « mon champion » en chair et en os si nous n’étions pas le samedi 29 juin et … à cette époque, nous avions classe le samedi après-midi ! Il n’était pas question de faire l’école buissonnière, surtout quand on est fils de professeur et de directrice de collège.
Rêvais-je à quoi, cet après-midi là, sur les bancs de la communale ? Je vous laisse entre les mains d’André Chassaignon :
« Le ciel est bleu ardoise. De ma fenêtre grande ouverte, car il fait une température d’étuve, bien qu’il soit près de onze heures du soir, j’ai sous les yeux le prodigieux décor formé par le Gros Horloge, la cathédrale de Rouen et l’église Saint-Ouen illuminée dont la tour couronnée hisse dans la nuit ses pinacles aigus. En me penchant, je puis apercevoir la masse sombre du Palais de Justice. Alors le Tour de France …
C’est un accordéon publicitaire qui m’y a ramené. La caravane, insensible aux beautés du gothique flamboyant, tient à faire savoir aux rouennais, même à cette heure tardive, que le Tour de France est dans la ville. Qui eut dit, moi qui déteste l’accordéon –Yvette Horner me le pardonne !- que cet instrument me rappellerait à mes devoirs. Sans lui, j’aurais profité de la douceur de l’heure et je me serais perdu dans la contemplation de ce merveilleux. Merci donc au joyeux accordéoniste.
Tout bien considéré, les Rouennais n’avaient pas besoin de ce succédané d’orchestre pour comprendre que Jacques Anquetil avait gagné l’étape. Ils étaient … ma foi, je n’en sais rien, je renonce à dénombrer le public, disons cent ou deux cent mille à le savoir. Dans les cent trente cinq kilomètres qui nous ont conduits du circuit de la Prairie (Calvados) au Pont Corneille ( Seine-Maritime), la caravane n’a entendu qu’un cri : « Il est là ! ». Cela signifiait que Jacques Anquetil caracolait dans le peloton de tête en compagnie de Privat, Walkowiak, Bahamontès, Nencini, Astrua, Christian (vous ne le connaissez pas, c’est un Autrichien annexé par la Suisse et qui est deuxième ce soir au classement général) et tutti quanti … »

Tour 1957 Anquetil à Rouen blog 2Tour 1957 Anquetil à Rouen blog 1Tour 1957 Anquetil et Frères Jacques blog

Quatre autres Jacques, frères poètes et fantaisistes de la chanson, félicitèrent Maître Jacques sur la ligne d’arrivée.
Blondin, peut-être terrassé par l’absorption de trop de boissons alcoolisées fatales sous la canicule, ne rédigea aucune chronique sur le premier succès d’Anquetil, le régional de l’étape, dans la grande boucle. Quant à moi, trouvai-je le sommeil ? Oh quelle nuit ! chantait Sacha Distel.
Cinquante ans plus tard, lors du passage du Tour 1997 à Rouen, pour marquer le dixième anniversaire du décès du champion, le quai Pierre Corneille, un Rouennais lui-aussi, fut rebaptisé en quai Jacques Anquetil. Une reconnaissance à la Pyrrhus aurait pu souffler son collègue Racine ou, pour rester en famille, son frère Thomas Corneille qui écrivit aussi une tragédie sur le roi d’Épire !

Tour 1957 Anquetil  rêve au maillot jaune1957-Entre Rouen et Roubaix

Le lendemain, c’était dimanche, jour du (nouveau) seigneur Anquetil : cette fois, avec mon père, nous pûmes aller saluer les géants de la route à Neufchâtel-en-Bray, à une quinzaine de kilomètres du domicile familial.
C’est l’occasion pour Maurice Vidal de nous concocter un article made in Normandie :
« Il paraît que c’est exactement du côté de Blangy qu’on quitte le Bocage Normand. Depuis le temps que j’eus l’âge de rêver et vous savez comme on rêve jeune, j’ai associé l’idée du repos, des vacances, de la fraîcheur à ce joli mot : Bocage. Essayez vous-même : Bocage. Vous verrez qu’en le répétant, on baigne dans la verdure. Vous êtes au milieu des prés normands qu’on ne saurait comparer à toute autre sorte de prairie. Un pré légèrement en pente, afin que le passant le voie mieux, et bordé de haies.
Les haies, voilà ce qui fait le charme et l’originalité du Bocage. Je ne sais pas si, de toutes les belles choses champêtres dont peut rêver un habitant de la banlieue ouvrière de Paris, il n’y a pas, en premier lieu, les haies qui n’appartiennent vraiment qu’aux plus belles campagnes. Derrière ces haies, il y a des pommiers, bien sûr. Presque dans chaque pré, le même nombre de pommiers.
Et sous chaque pommier, il y a, sur notre passage, une famille normande. Il ne faut pas confondre les paysans du Bocage avec ceux de n’importe quelle région. Voir un paysan sur le bord de son champ, c’est bien souvent évoquer la dureté du labeur, l’épuisant travail jamais fini, cette lutte harassante entre l’homme et les saisons, qui finit toujours de la même façon. Ici, le paysan s’appelle plutôt un fermier. Il a sans doute autant de travail, et ce n’est pas sa faute si la coquetterie de ses fermes, la douceur de ses horizons, ont si souvent inspiré les poètes et les troubadours. Lesquels, on le sait, n’ont jamais su comment poussait le blé, ou comment se fabriquait la bolée de cidre … »
Attention au cidre brut bien frais par temps de canicule ! Le sage Maurice Vidal en aurait-il abusé, il semble un peu excessif dans ses propos sur le chemin de Roubaix :
« Il faisait 50° dans le Bocage, mais enfin il y avait parfois de l’ombre. Mais, comme je vous le disais, à Blangy, on franchit un petit pont sur une rivière d’opérette qui se nomme la Bresle, et on se trouve dans le Nord. Et, par ces temps de damnation, passer dans le Nord vous a un petit air de menace qui vous fait chaud dans le dos, et ailleurs. À Abbeville, même l’église, temple de la fraîcheur, est en style flamboyant, c’est tout dire. Les chroniqueurs sportifs ont inventé l’Enfer du Nord. Mais dans le Tour 1957, l’enfer était partout. Et il faisait vraiment trop chaud. Un sirocco de panique soufflait sur la caravane …

1957-07-01+-+But+et+CLUB+-Bahamontès

… Un grand d’Espagne, nommé Miguel Poblet, était en train de rendre son âme coriace de routier. Puis c’était au tour du plus beau personnage de Romancero dont nous ait fait cadeau le sport cycliste, Federico Bahamontès le Magnifique, assommé, oh ironie ! par une boisson, ou plus exactement, par son contenant (une bouteille d’un spectateur ndlr). Où irons-nous ? Enfin, le Flamand De Bruyne, retrouvant dans le malheur le compatriote du duc d’Albe, le bourreau des Flandres, s’écroulait sur le bord de la route.
L’affaire devenait chaude ! Le combat allait-il cesser faute de combattants ? Vers l’arrière, les motos-vautours tournoyaient à l’envi. Les photographes manquaient autant de pellicules que les coureurs manquaient d’eau. Le sensationnel devenait d’une écœurante banalité.
Je sais qu’on vous a presque tout dit sur cette affaire. Mais il faut bénéficier du recul du temps pour comprendre que nous avons vécu là un grand morceau d’anthologie de ce Tour de France qui n’est pourtant pas avare de sensations. C’est Chaillot qui nous disait :
– Quand nous en serons à suivre notre 30ème Tour de France et que nous dirons aux journalistes débutants : en 1957, le thermomètre est monté jusqu’à 60°, et nous avons vu ce que nous avons vu, ils nous plaindront comme on plaint toujours les vieux confrères qui commencent à radoter.
Et c’est vrai. Un autre journaliste m’a dit :
– J’ai vu De Bruyne écroulé, les yeux blancs, près de l’abandon. Puis, après le ravitaillement, je l’ai vu exploser. Et quand je dis exploser, j’entends qu’il ne fallait pas d’allumette enflammée dans le secteur. Il y a ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Il y a les poètes et les matérialistes. Il y a l’Évangile du cyclisme selon Saint Jean, et selon Saint Thomas qui ne croyait que ce qu’il avait vu, et encore …
Je me refuse de me placer, puisqu’aussi bien mes fonctions dans la course ne sont pas de vérifier ou d’affirmer, mais de livrer des impressions ; et s’il fallait choisir, je choisirais de croire. Je ne pense pas que lorsque je serai vieux, je dirai :
– Ce jour-là, la chaleur était si forte et les hommes si déprimés que plusieurs champions ne durent leur salut qu’à l’absorption de stimulants.
Je dirai, et les années passées, qui donnent tant d’indulgence et de poésie, pour le monde avec moi :
– Le 30 juin 1957, nous avons vécu l’une des plus terribles journées du Tour. Et les exploits que nous avons vus sont à peine croyables.
Tant il est vrai qu’il faudra prendre certaines précautions oratoires pour commencer leur récit. »
Antoine Blondin, qui a retrouvé toute sa verve, pastiche la scène du balcon de Cyrano de Bergerac pour illustrer la résurrection de Fred De Bruyne qui, miraculeusement ramené dans le peloton par son fidèle coéquipier Désiré Keteleer après des heures d’alternatives et de fortunes diverses, va s’envoler de ses propres ailes enfin retrouvées et terminer l’étape à la dixième place :

(De Bruyne, hagard, se laisse aller en roue libre au moment où il allait recoller à la course)

DE BRUYNE
Ami, je n’en puis plus ; déjà, dès Quincampoix,
Le goudron sous mes roues collait comme la poix.
Est-ce encore loin Roubaix ? Je ne sais où nous sommes.
KETELEER
Accroche-toi, morbleu ! Nous sommes dans la Somme.
Et, au bout de la Somme, il y a l’addition
Nous les ferons souffrir, sitôt que la jonction
Sera chose accomplie. Le grimpeur de Tolède,
Bahamontès …
DE BRUYNE
Quoi donc ?
KETELEER
Vois : il appelle à l’aide !
DE BRUYNE
Mais la côte, jamais je ne la gravirai,
Doullens des douleurs …
KETELEER
Ça, Fred, on me l’aurait dit …
Monte à ta main, te dis-je, regarde Lauredi,
Mets ta casquette, bois, respire un bon coup, monte !
DE BRUYNE
J’ai les jambes en coton …
KETELEER
Il n’y a pas de honte.
Prends ma roue, je serai pour toi un bouclier …
(À ce moment, De Bruyne, qui est entré dans le peloton, passe en tête, accélère et s’enfuit …)

Au vélodrome de Roubaix où s’achève traditionnellement la grande classique Paris-Roubaix, c’est un autre belge Marcel Janssens qui l’emporte. René Privat conserve son maillot jaune.

Tour 1957 Keteleer et De Bruyne blogTour 1957 Janssens à Roubaix blog

Tour  1057 Hollenstein canicule blog

La canicule a fait des dégâts. Il ne reste à Roubaix que 89 coureurs sur les 120 qui ont pris le départ à Nantes, quatre jours plus tôt.
« Depuis un bon moment, le ciel devenait jaune soufre et gris fer. L’orage qui s’annonçait fut d’un romantisme à ravir Chateaubriand, grand amateur de ces phénomènes naturels. » L’étape suivante entre Roubaix et Charleroi, outre qu’elle fut excessivement animée, connut son premier orage au point que Blondin intitula sa chronique du jour La saucée des géants.
L’équipe de France engrange de nouveaux succès. L’étape revient au Lorrain Gilbert Bauvin second du Tour de France précédent derrière l’inattendu mais néanmoins valeureux Roger Walkowiak. Et, vous imaginez mon indicible joie, Anquetil endosse le premier maillot jaune de sa carrière. Quel bel été !
André Chassaignon choisit, pour rendre hommage à mon champion, un angle surprenant :
« Je sens que vous allez me demander si Anquetil –qu’il est beau garçon, dans son maillot jaune tout neuf !- va gagner le Tour de France. Je vous répondrai que je n’en sais rien. Je vous livrerai seulement un détail minuscule, duquel vous tirerez telles conclusions qu’il vous plaira. La Belgique est un pays à tramways et les rails de tramway, on le sait, sont la terreur des cyclistes. Il y en avait beaucoup sur la fin du parcours, histoire de compliquer encore un peu la tâche des coureurs. Lancé à cinquante à l’heure, sous l’orage, dans « l’enfer du Hainaut » après 160 kilomètres d’échappée et l’ascension du Mur de Grammont –que certains concurrents ont terminée à pied- Anquetil prenait la précaution de tendre la main, droite ou gauche, selon le cas, pour signaler aux motos d’escorte qu’il allait prendre un rai de biais. Je ne sais pas si vous concevez ce qu’il faut de présence d’esprit pour songer à assurer ainsi sa sécurité, alors qu’on est en plein effort. Je vous avoue que c’est par là que Jacques Anquetil m’a le plus étonné aujourd’hui. »

Tour 1957 Mur de Grammont blogTour 1957 Anquetil en jaune blog

Le lendemain, en direction de Metz, le Tour fait un sacré clin d’œil à la poésie et l’Histoire. Quand je vous affirmais que le cyclisme cultivait les gamins qui s’y intéressaient de près, voici pour preuve un extrait de l’article d’André Chassaignon … :
« Mon cœur a balancé toute la journée entre les poètes et les militaires. Nous avons traversé la forêt d’Ardenne, chère à Shakespeare, Charleville, ville natale d’Arthur Rimbaud, et sonnes arrivés à Metz en passant sur le circuit terminal devant la maison de Verlaine, statufié en buste quelques dizaines de mètres plus loin à l’ombre du mirador d’arrivée. Je le signale à regret : ni Trochut, ni Lauredi, ni Bertolo et pas davantage Christian ou le peloton ne levèrent la tête pour déchiffrer l’inscription en lettres d’or sur une plaque de marbre : « Ici naquit Paul Verlaine ». Ils ne pensaient qu’aux sprints.
Cette indifférence à la poésie m’incline à traiter plutôt l’aspect militaire de cette étape. Aussi bien, Verlaine était-il fils d’officier. Et si Rimbaud a une réputation d’antimilitariste bien établie, l’armée la lui a pardonnée en faveur du « dormeur du val ».
Rocroi, Sedan, Bazeilles, Metz … Comment n’aurions-nous évoqué les heures de triomphe et de tristesse de nos bataillons ? Imaginez-vous arrivant sur les hauteurs de Rocroi par un beau matin ensoleillé. Nous sommes le 19 mai 1643 ou le 2 juillet 1957, la date importe peu. Marcel Bidot (directeur technique de l’équipe de France, je rappelle ndlr), notre grand Condé, mérite une fulgurante victoire sur les Impériaux. Il a dormi sur son affût de canon et rêve de tapisser le Parc des Princes des drapeaux pris à l’ennemi. Feu à volonté sur l’Espagnol ! Justement, Bahamontès a pris la route verdoyante du Bois Bruly pour quelque col pyrénéen aux frais ombrages.
« Restait cette redoutable infanterie espagnole ! » se fût écrié Bossuet. Le panégyriste funèbre de Marcel Bidot devra chercher une autre image. On ne reverra plus Bahamontès de la journée…
Faute d’Espagnols, il faut trouver d’autres Impériaux. Les Italiens feront parfaitement l’affaire en l’occurrence. En attendant qu’ils se manifestent, le grand Condé –pardon, le grand Bidot- donne l’ordre au sergent Bouvet de repartir à l’assaut des places perdues la veille par un regrettable manque de liaison entre la troupe et le train des équipages. Le sergent Bouvet obtempère. Il est accompagné du 2ème classe Trochut, avec un t à la fin, ce qui le différencie du général dont le nom évoquait pour Victor Hugo le participe passé du verbe trop choir… »
Je passe le relais à mon vénéré Antoine Blondin qui intitule sa chronique Quatre de l’effronterie :
« Les régionaux sont, à la fois, les territoriaux et les légionnaires du Tour de France. On les veut folkloriques et aventureux, ce qui, à première vue, paraît peu compatible. On leur souhaite tour à tour l’esprit d’entreprise et l’esprit de clocher, ce qui, au bout du compte, fait beaucoup de vertus.
Je pense, d’ailleurs, qu’il faudra peut-être, un jour, leur chercher un autre nom, qui ne rende pas cette nuance imperceptible de restriction attachée à leur étiquette et fasse sonner plus haut leurs mérites de baroudeurs.
Depuis belle lurette, leur rôle, au répertoire, excède celui d’une tournée de province. Ils ont donné à l’épreuve son plus récent vainqueur (Roger Walkowiak n.d.l.r) et ont souvent mené la partie en d’autres occasions.
Cette année, pourtant, l’emprise en forme de couvercle que l’équipe de France fait peser sur la course ne leur avait pas permis jusqu’ici de se livrer à ces raids de commandos où ils excellent par tradition. Leur butin se soldait par quelques fourragères glanées par-ci par-là, aucune citation.
Aussi bien, la pente de nos esprits était telle que l’échappée du jour, groupant quatre « régionnaires », venus d’horizons différents, nous sembla, tout d’abord, une incongruité assez impudente, commise par des champions sortis du rang à la barbe des adjudants de semaine, ou d’une semaine…
… Sur le paysage truffé de casemates, de fortins et de cantonnements, où le nom de Sedan tintait comme un glas, où celui de Bazeilles claquait comme le fracas des dernières cartouches, l’âme de 1870 planait. La circonstance appelait un exploit de la part des francs-tireurs, que sollicitait à partir de Charleville l’ombre deux fois insaisissable d’Arthur Rimbaud, ancêtre de tous les francs-tireurs du monde, sur les lieux mêmes de ses vagabondages aux bords de Meuse.
C’est vraisemblablement pourquoi, après quelques escarmouches menées par un bataillon de chasseurs de fric, la visière tournée en protège-nuque, Lauredi, Bertolo, Groussard et Trochut s’emparèrent effrontément de la clé du champ de tir et s’élancèrent à travers la nature, avec, dans le regard, cette lueur de meurtre, et sans doute de Moselle, qui trahit la détermination des hommes aux abois.
Que Trochut, suivi d’un seul Groussard qu’il aimait entre tous, ait triomphé à Metz, cette issue possède la saveur unanimement appréciée d’une revanche sur l’histoire.
Il convient, en effet, selon toute probabilité, de considérer Trochut, hier encore inconnu, comme une réincarnation subite de Louis-Jules Trochu, général français devenu gouverneur militaire en 1870, avant la capitulation de Sedan. Ce phénomène est fréquent chez les généraux qui partagent avec les criminels le besoin irrésistible de revenir sur les lieux de leurs exploits. Toutefois, à l’inverse de ces derniers, il s’agit dans le cas des généraux en général et de Louis-Jules en particulier, de rectifier le fait accompli. À cet égard, la victoire de Metz, sans l’effacer complètement, atténue dans une large mesure l’outrage de Sedan.
D’autant plus que le général a obtenu, cette fois, la prime du plus combatif. Ce sont des rencontres qui ne s’observent pas tous les jours. »
Superbe chronique dédiée à ces coureurs des équipes régionales, ces sans-grades chers au bon peuple de France, qui animaient les étapes, et l’emporter parfois. Ainsi pour sa vaillante conduite au feu, le deuxième classe Trochut fut promu général d’un jour à Metz. Comme son presque homonyme, le participe passé … !

Tour 1957 Trochut à Metz blog

Les coureurs régionaux allaient encore être à l’honneur entre Metz et Colmar, comme en atteste L’après-midi d’un foehn vu par le même Blondin :
« Ce vent chaud qui soufflait sur la plaine d’Alsace prenait à revers les croupes moelleuses des Vosges, pillait l’haleine des sapins pour la porter dans d’intimes vallées, c’est le foehn, vent de terre, véhicule de légendes, qui par extraordinaire était précisément en train d’en dissiper une : celle du plus fantasque de nos champions, sorte de faune athlétique qu’on voit volontiers sauter d’un peloton à l’autre, avec, entre les dents, cette canette de bière qui est la flûte de Pan des coureurs déliés.
Roger Hassenforder n’est pas venu au monde par génération spontanée, on s’en doutait un peu, mais on ne voulait pas y croire : il y a, chez cette force de la nature, du cataclysme et du virus filtrant. Il bouleverse et il empoisonne du moins ses concurrents. Depuis ce soir, nous savons qu’Hassenforder procède de parents comme tout le monde et, que par surcroît, cet enfant terrible est un bon petit. Nous connaissons son papa, qui est venu le quérir au vélodrome dans un climat de fête de famille, couvant ce fils prodigue avec une sollicitude de père de l’Écriture, rendant à ce garçon d’avenir toutes les racines de son passé, un terroir. L’image d’un Roger Hassenforder, dégustant le veau gras sous la lampe, déconcerte. Elle a pourtant été patiemment espérée et conquise durant toute cette journée par un homme de parole.
La fièvre de Malt, qui s’est emparée de la caravane, aux abords de la brasserie de Champigneulles, était à peine conjurée, qu’un double souci partageait l’opinion. Les techniciens se demandaient si le petit archet, Nicolas Barone, allait détrôner l’impérial Anquetil, les sentimentaux s’attachaient davantage encore à la gageure tenue par Hassenforder d’une nouvelle victoire d’étape dans son fief … »
Maurice Vidal, plus détaché, a une vision sociale de l’étape :
« À Metz, un homme me disait : « Tout le monde plaint les coureurs parce qu’il fait chaud. Mon père, lui, a dit que tous les jours, les cantonniers, les terrassiers et tous ceux des travaux publics travaillaient huit heures par jour et plus en plein soleil, et il n’y a personne pour les plaindre ou pour trouver qu’ils font un exploit. »
Donc Hassen a gagné, en franchissant deux cols que, placés dans une autre région, il aurait passé en soixantième position.
C’était un coureur plein de panache, extrêmement populaire pour ses facéties et son extravagance. J’en parle au passé, pourtant, à l’heure où j’écris, à 87 ans, il coule sans doute une retraite à Kaysersberg, pittoresque village de la route des vins d’Alsace, où il tint longtemps un restaurant renommé. J’y ai contracté la fièvre du malt à la terrasse !

Tour 1957 Metz-Colmar blogTour 1957 Vers Colmar blogTour 1957 Vers Colmar blog 2Tour 1957 Vers Colmar blog 3

L’autre héros du jour est un gamin de Paris Nicolas Barone, de l’équipe d’Ile-de-France, qui a profité des circonstances de course et d’une échappée dite « bidon » pour s’emparer de la tunique bouton d’or.
Tout le monde était satisfait dans la caravane, y compris Jacques Anquetil, ravi d’être débarrassé temporairement de ce lourd fardeau qu’est un maillot jaune. Le gamin que j’étais, pas encore rompu aux subtilités de la stratégie de course, appréciait sans doute moins.

TOUR 1957 Barone blog1

Tour 1957 Barone rires blogTour 1957 Barone larmes blog

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas :
« Nous traversions la vallée du Doubs, ensoleillée mais fraîche au regard avec ses grands massifs de verdure, ses paysages que Courbet a peints – nous sommes passés à peine à 40 kilomètres d’Ornans- ses larges cirques boisés, ses éperons rocheux, couronnés d’arbustes sauvages. Nous allions vers Besançon. Vous m’attendez à Victor Hugo. J’y viens. Mais ce n’était pas au fameux poème des Feuilles d’Automne : « Ce siècle avait deux ans… Alors dans Besançon, vieille ville espagnole » etc …, que je pensais. C’était à une pièce tout aussi fameuse que j’appliquais à Nicolas Barone : Tristesse d’Olympio.
Il contempla longtemps les formes magnifiques
Que la nature prend dans les champs pacifiques ;
Il rêva jusqu’au soir ;
Tout le jour, il erra le long de la ravine,
Admirant, tour à tour, le ciel, face divine,
Le lac, divin miroir !
Hélas ! se rappelant ses douces aventures,
Regardant, sans entrer, par-dessus les clôtures
Ainsi qu’un paria,
Il erra tout le jour vers l’heure où la nuit tombe,
Il se sentit le cœur triste comme une tombe …
Le pauvre Nicolas était dépossédé de son maillot jaune ! Il l’avait conservé une nuit et deux heures. »

Tour 1957 Vers Besançon blogTour 1957 Forestier à Besançon blog2Tour 1957 Vers Colmar ou Besançon blogTour 1957 Forestier blog

À Besançon, vieille ville espagnole, c’était un Italien Pierino Baffi qui l’emportait. La toison d’or revenait dans le bastion tricolore, sur les épaules d’un discret mais très valeureux champion, le Lyonnais Jean Forestier. À 86 ans, il est le le doyen des vainqueurs de Paris-Roubaix encore en vie. Il compte aussi à son palmarès un Tour des Flandres et deux Tours de Romandie.
Pour ce qui est du Tour de France que je vous narre, les suiveurs estiment qu’il peut faire un solide maillot jaune … Euh … !
L’étape suivante mène les coureurs de Besançon à Thonon-les-Bains via Morbier et Gex, un prétexte suffisant pour en faire un fromage :
« La vierge de Pilar est un des personnages les plus sollicités d’Europe. Elle figure dans un nombre considérable de jurons et fait des heures supplémentaires les jours de corrida. La légende veut qu’un liquide jaillisse surgisse de sa poitrine lorsque survient la catastrophe ou l’imprévu. Les statues de Castille ont dû ruisseler hier après-midi, sur le coup de 2 heures, quand Federico Bahamontès a mis pied à terre en lisière d’un bois où une famille jurassienne menait tranquillement sa partie de campagne. On n’a pas toujours l’aubade d’un aigle de Tolède choisissant votre nappe en matière plastique pour venir s’y rouler entre la poire et le fromage. Cet étonnant intermède dans le pique-nique dura exactement vingt minutes, le temps d’apprêter un taureau pour la mort, et laissa derrière soi un gazon ravagé, où les ampoules des flashes photographiques craquaient sous les pas comme des coquilles d’œufs.
Le Tour de France est aussi grand par ce qu’il élimine que parce qui le nourrit. Ses déchets sont sublimes. La disparition de Bahamontès s’est déroulée avec la verve un peu déchirante d’un sketch de Chaplin …
Depuis quelque temps, Bahamontès tenait son guidon d’une seule main. Le bras gauche replié dans le dos à la hauteur des reins, il circualit à travers le peloton, se penchait sur Bauvin pour alimenter une détermination dont le sens nous échappait. Brusquement, il quitta la route, s’affala sur le bas-côté, cassant net la caravane dont les véhicule se télescopaient. Madame, une femme de fort tonnage, était déjà sur les lieux, sa timbale à la main, chavirée de solitude maternelle et de rosé d’Arbois. Monsieur, plus circonspect, venait par-derrière avec le sourire partagé d’un père tranquille qui accueille un parachutiste tombé dans la soupière. Alors les photographes s’abattirent en nuées de sauterelles, à leur tour reléguées par l’ensemble de la communauté ibérique explosant dans le vide à grand renfort d’exclamations et de claques dans le dos, dont les échos devaient se propager jusqu’à Besançon, vieille ville espagnole. Cependant, le peloton était encore en vue et Bahamontès gigotant comme un forcené, fut empoigné sans façon sous les aisselles et remis sur son vélo.
« Ah ! Federico, tu n’as perdu qu’une minute. »
Bahamontès se laissa retomber sur l’herbe avec conviction et le cercle de famille se referma sur lui.
« Vous voyez bien qu’il manque d’air. Il va étouffer. »
Noblement, un petit hidalgo dépouilla sa chemise et commença de l’agiter sous le nez du gisant en lui imprimant le mol balancement que les matadors mettent dans la muleta. Bahamontès se dressa à quatre pattes sous une rafale de « Olé ! » et de « Vamos ! », et Luis-Puig, son directeur technique, interprétant ce geste pour un gage de bonne volonté, se prit à parler tendrement à l’oreille de son coureur :
« Anda, Fede ! Tu n’as que cinq minutes de retard ! »
Federico darda vers l’autre un regard haineux et détacha sa montre de son poignet pour la ranger dans la poche de son maillot. Il entendait par là qu’il entendait se situer hors du temps d’un monsieur comme Luis-Puig, échapper à l’obsession rongeuse du chronomètre, rentrer dans la vie civile. Désormais, chacun de ses mouvements, sournois, vicieux, têtus, allait tendre à s’enfuir, à gagner ne fût-ce que quelques centimètres dans la direction où vivent les êtres normaux et quotidiens, à se blottir, pourquoi pas, dans le giron de cette dame, accueillant comme la Terre promise. Le grimpeur ailé s’en allait en rampant. Madame comprit sans doute cet appel, car elle lui lança son mouchoir, un mouchoir roue, à la fois signal et trophée.
« Me cago en la leche ! » dit simplement Luis-Puig, en faisant mine de se désintéresser de la question. Bahamontès en profita pour retirer ses chaussures. Le chauffeur de la voiture se précipita pour les lui remettre de force. Bahamontès, avec l’œil d’en dessous d’un gamin en maison de redressement qui s’apprête à étrangler sa bienfaitrice, les subtilisa derechef et les glissa sous ses fesses.… »
J’écourte … Un de ses équipiers « Moralès, au faciès de braconnier, fut plus expéditif. Il ceintura Bahamontès en lui criant :
« – Pour ta femme !
– Non !
– Pour l’Espagne !
– Non !
– Pour Franco !
– Non ! … »

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Rien n’y fit, d’ailleurs, il n’aurait plus manqué que cela après la dernière injonction ! Son directeur sportif eut beau l’insulter avec toutes les étonnantes ressources de la langue espagnole, l’Aigle de Tolède replia ses ailes définitivement. Même si j’avais de la sympathie pour ce champion (Jean-Louis Murat lui dédia une chanson plus tard), ce n’était pas pour me déplaire. Après Charly Gaul, c’était un autre exceptionnel grimpeur, susceptible de poser des problèmes à Anquetil en montagne, qui abandonnait.
Mieux encore, Jacques s’est extrait du peloton à Morez et a rejoint une dizaine d’échappés qu’il règle au sprint à Thonon-les-Bains. Il reprend ainsi près de 11 minutes et se replace immédiatement derrière son équipier Forestier au classement général.

Tour 1957 Pellos La chasse est ouverte

Je vous sens las ! Ça tombe à pic, c’est journée de repos au bord du lac Léman. On se retrouve dans le prochain billet pour la traversée des Alpes ?

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 7 juillet, 2017 |3 Commentaires »

Hardi les gars (… et les filles) ! Cap vers le Finistère nord (3)

Pour prendre connaissance des deux précédentes parties de la promenade :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/06/14/hardi-les-gars-et-les-filles-cap-vers-le-finistere-nord-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/06/25/hardi-les-gars-et-les-filles-cap-vers-le-finistere-nord-2/

En ce matin de notre troisième jour en Finistère, nous (petit) déjeunons à la crêperie du Pors-Morvan contiguë à notre chambre d’hôte. Nous profitons seuls de la jolie salle rustique avec au coin de la monumentale cheminée, alignée sur un vaisselier, une étonnante collection de cafetières anciennes. Grand-mère fait du bon café scandait une publicité !

Pors Morvan blog 1Pors Morvan blog 2Pors Morvan blog 3Pors Morvan blog 4

Je déguste mon jus d’orange sous le sourire narquois d’un vieux couple de bretons m’invitant à trinquer : Yehed Mad ! À la bonne vôtre !
Instinctivement, au regard des affiches, j’engage une conversation avec le patron en égrenant mes souvenirs personnels sur les Sœurs Goadec, un trio de chanteuses bretonnes qui connut un vif engouement quand la vague revival celtique déferla sur l’hexagone, à la suite d’Alan Stivell, au début des années 1970 … alors que ces braves dames étaient déjà septuagénaires.
Eh oui, dois-je m’en enorgueillir, comme j’ai vu pédaler Louison Bobet et Robic en chair et en os, j’ai vu chanter Maryvonne, Eugénie et Anastasie Goadec lors d’un fest-noz dans une grange en pleine lande bretonne. Je possède même dans ma discothèque un microsillon vinyle, un sacré collector aujourd’hui. En cette période d’élections, je (ga)votte pour elles! Comme disait le regretté Jean-Christophe Averty dans son émission Les Cinglés du music-hall : À vos cassettes !

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Ne cédons pas trop à la nostalgie, notre copieux programme, ce jour, est de poursuivre la visite de la côte du Finistère nord amorcée l’avant-veille. Mais auparavant, nous nous dirigeons une dizaine de kilomètres plus au sud jusqu’à Locronan, commune gratifiée, à juste raison, du label des plus beaux villages de France.
Comme pour l’anecdote sur Roscanvel évoquée dans le billet précédent, je possède également un souvenir d’enfance précis de Locronan. Dans les années 1950, l’artiste imagier Job, de son vrai nom Joseph Le Gall, s’était fait une réputation dans l’art des silhouettes et, devant son atelier sur la place, il découpait dans le papier les profils des touristes. Je fus donc son modèle le temps de quelques coups de ciseaux et mon effigie, ma foi très fidèle, resta longtemps dans les archives familiales. Cela semble tellement désuet, je n’ai pas dit ringard, à notre époque des selfies.

Job Locronan

Il m’est arrivé de revoir souvent Locronan sur les écrans car le pittoresque de sa place et quelques ruelles superbement conservées en a fait un lieu de tournage privilégié en particulier pour les films historiques, d’autant plus que depuis que Roman Polanski y tourna quelques plans de Tess, la localité présente la particularité de posséder une grande partie de ses réseaux électriques et téléphoniques enterrés.
Le village a servi de décor, pour ne citer que les films les plus connus, outre Tess, à Chouans ! de Philippe de Broca, Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, et aussi Vos gueules, les mouettes ! de Robert Dhéry, je n’apostrophe aucunement là les Sœurs Goadec.
Le site de Locronan fut un ancien haut lieu de culte druidique et se trouvait au carrefour de deux voies romaines, l’une venant de Quimper et se dirigeant vers la presqu’île de Crozon, l’autre allant vers Douarnenez.
Mais Locronan doit son nom à Ronan, un ermite irlandais qui christianisa la région au Ve siècle et dont la statue en pierre polychrome avec mitre et crosse est visible dans l’église … Saint Ronan comme de bien entendu.

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Après sa mort, les pèlerins affluèrent autour de son ermitage, notamment pour célébrer le culte, certes païen, de fécondité qui entrait dans les dévotions faites à saint Ronan, thaumaturge (faiseur d’actions miraculeuses) avéré ou pas.
Plusieurs ducs de Bretagne, soucieux de l’avenir de leur lignée, y seraient venus en pèlerinage. On dit même qu’Anne de Bretagne serait passée en 1505 à Locronan pour demander à saint Ronan la grâce de donner un héritier au trône de France. La duchesse connaissait en effet bien des soucis pour assurer sa descendance (et celle de la royauté) puisque, de son premier mariage avec Charles VIII, elle eut de nombreuses fausses couches et six enfants tous morts en bas âge. Anne donna naissance à un enfant, il ne peut s’agir que de Renée (en référence à Ronan ?) venue au monde en 1510 (cinq ans plus tard tout de même, saint Ronan aurait-il donc hésité ?) après son remariage avec Louis XII. Elle manifesta un attachement certain à Locronan puisqu’elle éleva le bourg au rang de ville.
À défaut d’avoir conservé sa splendeur passée, Locronan joue aujourd’hui la carte touristique de « petite cité de caractère » qu’elle possède assurément. Sur la place, une enseigne affirme fièrement : « le plus bel endroit du monde est ici … ». L’outrance est parfois sympathique et en ce jour de semaine, hors des vacances scolaires, c’est une aubaine et un plaisir d’y déambuler.

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La plupart des superbes demeures en granit de la place et des ruelles avoisinantes témoignent de la richesse des notables et des tisserands qui les firent édifier.
En effet, dès le XIVe siècle, le chanvre fleurit tout autour de Locronan. À partir de cette culture, se développa une industrie prospère de la toile à voiles favorisée par la proximité de Pouldavid, l’ancien port de Douarnenez. Tisserands et marchands vinrent s’installer à Locronan. La renommée des toiles issues de Locronan franchit même les océans, ainsi elles équipèrent les navires de la Royale et de la Compagnie des Indes.
La régression s’amorça au XVIIe siècle avec notamment la concurrence des manufactures royales de Brest implantées par Colbert en 1687. La décadence de l’industrie toilière s’accentua à la fin du XVIIIe siècle, la manufacture n’ayant pas su s’adapter aux nouveaux vaisseaux qui exigeaient des voiles de plus en plus grandes. Puis survint la fabrication mécanisée du Nord de la France. Le dernier métier à tisser cessa de battre à la veille de la guerre de 1914.
Au milieu de la place, subsiste le puits banal au fond duquel les habitants puisaient autrefois l’eau potable. Il fut reconstruit suite à un accident de la circulation aux environs des années 1930 lorsque le monde découvrait l’automobile (!).

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De l’église romane primitive, élevée en 1031 par Alain Canhiart, comte de Cornouaille, sur l’oratoire de Saint Ronan, il ne reste rien.
L’église actuelle fut édifiée entre 1420 et 1444 avec l’aide des donations des ducs de Bretagne Jean V, Pierre II et François II. Ce dernier, le père d’Anne de Bretagne, prolongea à trois ans la perception du droit de billot sur les boissons consommées dans les auberges du bourg, pour la mise en place d’une « grande vitre » dans le chevet de l’église. Cette maîtresse fenêtre possède encore aujourd’hui le vitrail originel consacré à la Passion du Christ.
Sous le grand porche, juché au-dessus du portail double en plein cintre, en bon ambassadeur, le saint ermite Ronan nous accueille.

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À l’intérieur, mon regard est de suite attiré par l’étonnante chaire à prêcher. Réalisée en 1707 par Louis Bariou, un menuisier de Quimper, elle est remarquable avec ses dix médaillons où, telle une bande dessinée, défile le récit de la vie de Ronan.
Ainsi notamment, sur mes photos, vous le repérerez arrivant d’Irlande, revêtu de ses habits d’évêque, accompagné par un ange, puis libérant la brebis enlevée par le loup (déjà un miracle !), puis plus loin, accusé d’être un sorcier, ayant été arrêté et soumis au jugement de Dieu, il est emmené sous bonne garde devant Gradlon, enfin Ronan mort, des anges lui remettent les symboles de la condition d’évêque et son corps est emmené sur une charrette tirée par des bœufs.
Son presque homonyme Ernest Renan écrivait dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse : « Entre tous les saints de Bretagne, il n’y en a pas de plus original. On m’a raconté deux ou trois fois sa vie, et toujours avec des circonstances plus extraordinaires les unes que les autres ».
Le temps me manque mais la visite elle-même de l’église qui lui est dédiée mériterait plusieurs heures tant les statues, autels, vitraux, bannières racontent d’histoires.

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Je m’étonne de la présence d’un crâne, emblème de sa pénitence, dans la main de sainte Marie-Madeleine.
J’ai un faible pour un émouvant Christ en bois assis les mains liées par un nœud marin. On lui donne le nom de Ecce homo, « Voici l’Homme », expression latine utilisée par Ponce Pilate dans l’Évangile de Jean lorsqu’il présente à la foule Jésus battu et couronné d’épines.

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Au fond de l’église, côté sud, on pénètre directement dans la chapelle annexe du Pénity qui, pourtant, possède son propre portail à l’extérieur.
Son nom signifie l’Ermitage et sa construction daterait de la fin du XVe ou début du XVIe siècle, soit à la fin du règne ducal de François II et royal de sa fille Anne de Bretagne. On rapporte que le produit de la gabelle sur le sel de Guérande versé à Locronan aurait eu pour but l’édification de cette chapelle où le tombeau de saint Ronan devait occuper la place centrale.
Circulez, il n’y a rien à voir ! Non j’exagère, cependant, les reliques de saint Ronan furent transportées, à une date inconnue, à la cathédrale Saint-Corentin de Quimper « afin d’y être entourées de plus de vénération au milieu d’un plus grand concours de peuple et du clergé ».
On parlera donc plutôt de cénotaphe pour désigner le monument en lave de kersanton élevé à la gloire du saint ermite évangélisateur. Son gisant, en haut-relief sur la dalle, le présente reposant sur les ailes de six anges cariatides, bénissant de la main droite et enfonçant, de sa main gauche, sa crosse dans la gueule d’un lion.

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À quelques pas de là, je m’attarde encore devant une descente de croix polychrome ciselée dans le granit. On y retrouve, de manière cocasse, Marie-Madeleine en costume Médicis et Nicodème en tenue d’époque Henri II.
Caché derrière un pilier, Saint Michel terrasse le dragon et présente les « âmes des Trépassés » dans les balances de la Justice divine. On est réduit à peu de choses finalement !
En faisant le tour de l’église, j’aperçois dans le cimetière la dalle funéraire qui ornait la tombe de Louis Jacques Bégin décédé à Locronan en 1859.
Chirurgien des armées napoléoniennes, président du Conseil de santé des Armées, président de l’Académie de médecine, il finit ses jours à Locronan et fut donc inhumé au cimetière local avant que sa famille ne décide le transfert de ses restes à Paris. Son nom a été donné à l’Hôpital Militaire de Vincennes le 31 mars 1900, c’est justement ce détail qui m’interpelle. En effet, j’y séjournai quelques mois suite à des ennuis de santé contractés dans l’armée mexicaine des coopérants ! Je vous sens sourire, cela me valut cependant de fréquenter à vingt-deux ans le ministère des Anciens combattants et invalides de guerre pour l’obtention d’une pension (que je ne touche pas, je précise tout de même en ces temps de suspicion d’emplois et salaires fictifs) !
Au coin de la place principale, j’emprunte une descente assez raide pour gagner, à deux cents mètres de là, la jolie chapelle Notre-Dame de Bonne Nouvelle qui date du XVe siècle. L’édifice est composé de deux parties dont la séparation est marquée, à l’extérieur, par un petit clocheton, et à l’intérieur, par une arche et une poutre de gloire représentant le Christ en croix entourée de sa mère et de saint Jean.
Ici aussi, le mobilier mériterait une plus grande attention de ma part mais je la réserve essentiellement à l’œuvre de l’artiste contemporain Alfred Manessier qui remplaça les vitraux d’origine en 1985. Sans doute aussi parce que mes racines paternelles se trouvent dans cette région, j’adore ses toiles qu’il consacra à la baie de Somme ainsi qu’aux méandres et reflets du fleuve. Grand maître de la lumière, il traite ici à sa manière le thème de Marie présentant la Bonne Nouvelle au monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain : « Ces vitraux non figuratifs évoquent un mouvement qui part du chœur et continue avec les autres vitraux : c’est comme un manteau qui s’ouvre, un mouvement d’accueil qui vous tend les bras. Au fond le petit vitrail du pignon c’est l’écho du grand vitrail du chœur : c’est en quelque sorte la « bonne nouvelle ». Dans le mouvement dessiné, le rythme est donné par les lignes de plomb ».
Magnifique : j’aimerais pouvoir être là à différentes heures de la journée pour me régaler des jeux de lumière traversant les vitraux et venant danser sur les murs ou les statues.

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Tous les six ans, le second dimanche de juillet, se déroule la grande Troménie, une tradition ancestrale puisque les archives paroissiales conservent le souvenir de toutes ces manifestations religieuses célébrées depuis 1593. Il s’agit d’une procession d’une douzaine de kilomètres par « certains chemins qui sont les fins et limites de la paroisse ». Les hommes et les femmes en costume traditionnel défilent à travers la campagne en portant les bannières et en chantant des cantiques. La prochaine Troménie devrait se tenir en 2019.

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Il y a d’autres nourritures plus terrestres en entrant, par exemple, dans l’échoppe Le Guillou sise sur la place depuis cinq générations. Ici, l’on y concocte le « vrai » gâteau breton, une pâte brisée avec son beurre de baratte demi-sel, du sucre, des jaunes d’œuf et de la farine, nature ou avec des framboises, des pruneaux, des pommes ou de la rhubarbe. J’ai pris 100 grammes juste en vous détaillant la recette !
Et je ne vous parle pas du kouign amann, une pâte à pain feuilletée avec du beurre demi-sel et du sucre, c’est vraiment tout ? Un peu de caramel aussi parfois, j’ai encore pris 300 grammes ! Cette pâtisserie au nom imprononçable aurait été inventée en 1860 par Yves-René Scordia boulanger à Douarnenez, à l’époque la farine faisait défaut mais le beurre était abondant.
Un National Kouign Amann Day (journée nationale du Kouign Amann) a été institué le 20 juin 2015 par une pâtisserie de San Francisco, j’espère qu’il n’y a pas « trumperie » sur le gâteau !

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Fraise sur le gâteau, je me dirige maintenant vers la presqu’île de Plougastel, la capitale de la gariguette.
Pour être honnête, je ne verrai de fraise que le musée qui raconte la saga de la belle « rouge » et, assez loin dans la campagne,… quelques tunnels et plastiques noirs au sol aux enseignes Savéol et Prince de Bretagne.
Je ne ramènerai pas trop ma fraise sur l’origine de l’implantation de ce fruit de renommée internationale sur les bords de la rade de Brest.
Les espions ont parfois du bon et les Plougastels peuvent remercier l’un de ceux de Louis XIV, Amédée-François Frézier, officier du génie maritime qui embarqua en 1711 pour les côtes d’Amérique du Sud. C’est au cours de son périple de plusieurs années, en escale dans la baie de Conception au Chili, qu’il découvrit des plants de fraises. En 1739, Frézier fut affecté à Brest, on peut penser qu’il apporta quelques graines de la plante qui retrouvait là des conditions naturelles voisines de celles du littoral chilien, une rade océanique, un climat tempéré, un sol argilo-granitique.

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Des historiens de l’agronomie précisent aujourd’hui que l’implantation de la fraise serait liée au tremblement de terre qui toucha Brest en 1736 et détruisit le jardin des simples de l’hôpital maritime.
Le XIXe siècle fut l’âge d’or de la fraise de Plougastel précoce en saison. Les plants abondaient dans les champs et le rebord des falaises de la presqu’île. Un marché florissant s’établit avec Paris et l’Angleterre.
De nos jours, le fleuron local n’occupe plus une place aussi importante sur les marchés européens mais il continue de jouir d’une excellente réputation gastronomique.
De crainte d’être accusé de mauvais esprit, je n’ai pas poussé la curiosité de regarder la provenance des fraises sur l’étal du magasin Cocci market sur la place du bourg…
Finalement, je vais rassasier mon esprit, en face, dans l’enclos paroissial, devant le magnifique calvaire, l’un des plus beaux sinon le plus beau que compte la Bretagne. D’autant qu’après la grisaille brumeuse de Saint-Thégonnec, l’avant-veille, les 182 personnages sculptés dans la pierre jaune de Logonna et bleutée de Kersanton profitent du soleil généreux de midi. J’avoue ne pas les avoir comptés !
D’une dizaine de mètres de hauteur, il fut dressé entre 1602 et 1604 pour conjurer l’épidémie de peste de 1598. Il subit quelques outrages lors de bombardements durant la Seconde Guerre mondiale mais il a été admirablement sauvé grâce à l’action du soldat John Davis Skilton (présent dans les combats), conservateur du musée de Washington dans le civil.

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Un panneau didactique, si l’on est un visiteur patient et curieux, informe des différentes scènes qui composent cette œuvre magistrale. Parmi les plus remarquables, il faut citer le groupe de Véronique retenu par André Malraux dans « le musée imaginaire de la Sculpture mondiale », et saint Roch et saint Sébastien invoqués contre la peste.

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J’approche de Brest. J’aime les ports, ils racontent tant d’histoires. Inévitablement, je me rappelle de Barbara, le sublime poème de Jacques Prévert extrait de son recueil Paroles :

« Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m’en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N’oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre ! … »

Brest restera pour moi ce poème d’amour qui bascule soudain en un cri de colère contre la « connerie » de la guerre. Mouloudji, Montand, Les Frères Jacques, Reggiani, Cora Vaucaire, notamment, en ont fait une grande chanson qui appartient au panthéon du music-hall français.
Je ne rentrerai pas dans Brest aujourd’hui complètement reconstruit. Je le contourne par une rocade aussi affreuse que toutes les zones industrielles de notre pourtant douce France.

Plougastel blog1

Je pense à l’enfant du pays Miossec qui a écrit aussi une belle chanson très personnelle. Il y parle d’une femme qu’il a quittée en quittant Brest :

« Est-ce que désormais tu me déteste
D’avoir pu un jour quitter Brest ?
La rade, le port, ce qu’il en reste
Le vent dans l’avenue Jean Jaurès.

Je sais bien qu’on y était presque,
On avait fini notre jeunesse,
On aurait pu en dévorer les restes
Même au beau milieu d’une averse… »

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Les choses s’arrangent parfois, il ne pleut pas toujours sur Brest. Depuis quelques années, Miossec, apaisé, a retrouvé Brest et séjourne dans une ancienne ferme sur la route du Conquet que j’emprunte maintenant.

Le Conquet blog1Le Conquet blog2Le Conquet blog3Le Conquet blog4

Quand la Louise fut venue … ! C’est le joli jeu de mots pour évoquer la première ligne de passagers vers les îles Molène et Ouessant, instaurée en 1869.
La maison des Seigneurs, une demeure fortifiée avec trois tours, surplombe l’aber du Conquet.
Le problème avec les rias et abers, c’est comment accéder à l’autre rive, en l’occurrence la pointe de Kermorvan, sans revenir plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres, même l’aimable chef cuisinier que j’accoste ne sait trop précisément.

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C’est l’occasion de traverser Saint-Renan qui a depuis longtemps oublié l’ermite. Il n’y a même pas sa statue dans l’église paroissiale dédiée à Notre-Dame de Liesse.
Je retrouve le littoral à la Pointe de Corsen et son panorama exceptionnel sur la mer d’Iroise. Comme l’indique la table d’orientation, nous nous trouvons ici au point le plus à l’Ouest de la France continentale.

Vers la pointe Corsen blog 1Vers la pointe Corsen blog 2Pointe de Corsen blog 3Pointe de Corsen blog 4Pointe de Corsen blog 2Pointe de Corsen blog 1

Une décapotable rouge (qui ne m’appartient pas) devant un océan de bleu, ce pourrait être le début d’une histoire devant une fin de terre.
On n’éprouve pas le besoin de parler ou d’écrire devant de tels paysages. Quelques images suffisent pour illustrer le dépaysement de cet après-midi.

Littoral blog 4Littoral blog 3Littoral blog 1Littoral blog 2

Quelques pointes, criques et anses plus au nord, à hauteur de la commune de Landunvez, je me pose devant la minuscule chapelle Saint-Samson isolée sur la lande. Construite en 1785, elle est grande ouverte, je dirais presque à tout vent nul aujourd’hui.

Chapelle St-Samson blog 1Chapelle St-Samson blog 3Chapelle St-Samson blog 2

Saint Samson, originaire du Pays de Galles, débarqua près de Cancale vers 548 pour évangéliser le pays. Dès son arrivée en Armorique, il aurait guéri une femme de la lèpre et sa fille de la folie. Pour le remercier, le mari lui offrit une parcelle de terre sur laquelle il aurait établi un évêché. Il fut en effet le premier évêque de Dol-de-Bretagne.
Jadis, près de la chapelle, il y avait un menhir haut de deux mètres. Il suffisait de se frotter le dos contre la pierre de Saint Samson pour être soulagé des rhumatismes, bref c’est exactement ce qu’il me faudrait. Quel est l’abruti qui a fait disparaître cette pierre magique ?
Le troisième dimanche de juillet, jour du Pardon, on y célèbre encore la messe et bénit la mer.
Quelle plénitude ! Pourtant, il faut se méfier de l’océan qui dort.
Le 16 mars 1978, le pétrolier supertanker libérien Amoco Cadiz s’échoua sur les récifs en face du village de Portsall provoquant une marée noire considérée comme l’une des pires catastrophes écologiques de l’histoire. L’ancre de l’Amoco Cadiz est encore visible sur le quai.

Ancre_Amoco_Cadiz

Pauvres oiseaux (près de dix mille) et poissons qui ne demandaient rien à personne sur cette côte grandiose. Vos gueules, les humains !
17 heures, il est temps de quitter à regret la côte des légendes. Dans deux heures trente, je serai chez des amis de Rennes.
Le lendemain, je ferai la Mayenne et l’Orne buissonnières pour rejoindre mes pénates franciliens. Je déjeunerai dans un chaleureux restaurant de routiers à l’enseigne, ça ne s’invente pas, du Paris-Brest ! C’est un gâteau dont je vous ai déjà conté l’histoire dans un billet gourmand :
http://encreviolette.unblog.fr/2012/04/12/les-gateaux-de-mon-enfance/

Publié dans:Ma Douce France |on 2 juillet, 2017 |Pas de commentaires »

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