Ici la route du Tour d France 1957 ! (3)
Pour réviser les épisodes précédents :
– De Nantes à Thonon-les-Bains :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/07/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-1/
– De Thonon-les-Bains à Barcelone :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-2/
Á la fin du précédent billet, je vous avais laissé au milieu de la conversation, surprise par le malicieux Antoine Blondin, entre deux braves toros retraités devisant de la monotonie de la course d’hommes sur les Ramblas de Barcelone :
« « Qu’est-ce qu’on fait pour les vélos ? Ils ne sont pas responsables, les vélos ! Autrefois, encore, on s’efforçait de les protéger, on leur mettait des garde-boue, des sacoches. Mais aujourd’hui, voyez comme ils sont maigres et légers. Une pitié … »
Ici, chacun dut convenir que la chose était navrante, mais qu’on n’y pouvait rien, et que la bicyclette était un mal nécessaire à la course d’hommes.
« C’est pour les fatiguer », affirma un expert.
La vache fit entendre un ricanement et cligna de la paupière, comme quelqu’un à qui on ne la fait pas.
« Pour tout dire, je suis allée rôder autour du camion-atelier, et là j’ai vu des mécanos penchés sur les guidons.
– Alors, qu’est-ce que ça prouve ?
– Eh bien ! mes amis, ils leur liment les cornes ! » »
Jour de repos à Barcelone avec l’étonnant agrément d’une courte course individuelle contre la montre dans le beau parc de Montjuich, disputée en fin d’après-midi à l’heure des corridas.
« Il est évidemment paradoxal de faire monter nos champions sur leur vélo le jour où ils sont censés se reposer, mais ce spectacle offert aux Catalans part d’une observation fort judicieuse : les coureurs font tous du vélo pendant les jours de repos, afin de ne pas perdre l’automatisme du pédalage. Alors, autant les faire courir sur une brève distance, puisque le résultat sera le même. »
« Le rythme a été vite trouvé et le spectacle a été égal à l’enthousiasme du public, l’enthousiasme en ce qui concerne les vaillants petits coureurs espagnols, s’entend, et c’est assez naturel de la part des Catalans. Nos géants, eux, étaient de très mauvaise humeur. Ils veulent bien pédaler les jours de repos de leur propre initiative, mais ils ne veulent pas qu’on les y contraigne. Hassenforder fit sa petite démonstration personnelle : il mit 18’ 41’’ pour couvrir, sans la moindre conviction, deux tours de circuit que ses confrères, plus consciencieux, bouclaient entre 15’20 et 16’ 50’’. »
« Le classement de l’épreuve a été un reflet assez fidèle du classement général et de l’ordre actuel des valeurs : Jacques Anquetil a gagné devant Jean Forestier, Loroño et Bauvin. Vous verrez que l’ordre de classement de la « vraie » étape contre la montre Bordeaux-Libourne, jeudi prochain, diffèrera peu, dans les grandes lignes, de celui de Montjuich. Les courses contre la montre procèdent des mathématiques, sciences exactes. »
Maurice Vidal qui n’est pas journaliste à Miroir-Sprint, magazine d’obédience communiste, par hasard, dénonce les cadences infernales : « Nous avons été deux à protester contre ces heures supplémentaires abusivement imposées aux coureurs pour cause de pesetas : votre serviteur qui a préféré se délecter du royal spectacle du quartier gothique de Barcelone et de la vie étourdissante des ramblas, et Roger Hassenforder qui, n’étant pas payé pour faire le clown un jour chômé, a mis quatre minutes de plus que le vainqueur pour accomplir 9 km 800, afin de marquer sa désapprobation. »
Antoine Blondin traita mon champion avec tous les honneurs dus au vainqueur : « Quand Anquetil s’élança à son tour, le dernier, le sens athlétique de cette course se dégagea en pleine lumière. Le sentiment exquis de l’avoir pour soi tout seul n’empêchait pas qu’on l’étalonnât par rapport à ses adversaires. Son coup de pédale ample, l’aspect irrémissible de son effort haussaient le diapason et, pour nous qui le suivions, tout était pour le mieux, dans le meilleur des mondes. »
On lui donna un grand récipient argenté monté sur socle, genre Coupe Davis, un peu moins laid tout de même !
Je ne pouvais pas rêver meilleure distribution des prix en ce dernier jour de classe, en effet, en ce temps-là, les vacances scolaires commençaient la veille du 14 juillet.
Le lendemain, l’étape ramenait les coureurs en France, de Barcelone jusqu’à Ax-les-Thermes.
Je me souviens encore de la voix de Guy Kédia sur les ondes de Radio-Luxembourg. Comme tous les enfants de la communale et du Cours Complémentaire, nous venions de défiler dans les rues de mon bourg natal en ce jour de fête nationale. Quand j’allumai mon transistor, je compris immédiatement qu’un drame venait de se produire sur la route du Tour.
Dans le quotidien L’Équipe, le journaliste Michel Clare qui partagea longtemps la fameuse voiture rouge 101 avec Antoine Blondin et Pierre Chany, reproduisit les propos entendus sur Radio-Tour : « Attention ! Attention ! On demande l’ambulance en avant de la course … Un très grave accident vient de se produire. »
« Un silence terrible succéda à ces quelques mots » enchaîna le rédacteur. Puis la voix reprit : « C’est notre confrère Alex Virot et son motard qui ont été victimes de l’accident… » Clare décrivit la scène telle qu’il la découvrit sur les lieux du drame : « Les deux corps rompus gisaient sur les rochers, en contrebas de la route. Alex Virot avait cessé de vivre. Quant à René Wagner, sa bouche, d’où coulait le sang, remuait encore, mais la vie s’en allait très vite de ce corps pantelant, de ce visage couleur de cire. Il devait mourir dans l’ambulance qui l’amenait à la clinique de Ripoll, quelques minutes plus tard. »
Le coureur Marcel Queheille qui roulait seul à la poursuite de Jean Bourlès, l’homme de tête, fut la dernière personne à avoir vu en vie le célèbre reporter : « Á une cinquantaine de mètres devant moi, je vis la machine perdre l’équilibre sur les gravillons. Elle partit en zigzag, le chauffeur tenta de la maîtriser ; elle heurta une borne, puis deux, puis partit dans le vide. Je n’aperçus plus que deux jambes en l’air et des souliers qui voltigeaient. Jamais de ma vie, je ne pourrai oublier cela … »
La photographie des deux victimes gisant dans le ravin parut dans tous les journaux ; il est probable que, par respect, cela serait moins le cas aujourd’hui. Une plaque commémorative est visible encore sur les lieux du drame.
Pourquoi à cet endroit que rien ne désignait spécialement comme lieu de tragédie ? C’est l’histoire du jardinier de Samarcande que la mort attendait à l’heure dite, au lieu déterminé de toute éternité.
Alex Virot avait 67 ans. J’eus l’occasion d’évoquer sa brillante carrière de journaliste, pas uniquement sportif, dans un billet consacré aux grandes voix du reportage sportif :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
Sa disparition dans les gorges du Rio Ter, en Espagne, suscita un immense émoi auprès du public et des suiveurs et coureurs du Tour de France.
La tragédie rejeta au second plan, la belle performance du coureur de l’équipe de l’Ouest Jean Bourlès qui, avant de courir les routes en vélo, exerçait le métier de cultivateur à Pleyber-Christ dans le Finistère.
Les ascensions des cols de Tosas et Puymorens n’avaient pas rebuté Bourlès qui, après une échappée de 150 kilomètres, termina à Ax-les-Thermes avec quatre minutes d’avance sur Queheille, le menuisier charpentier basque, un autre coureur régional de valeur.
Par contre, la journée fut marquée par les abandons de Stanislas Bober et Nello Lauredi, à la course de qui Ax met régulièrement un terme, selon le jeu de mots de Blondin pour rappeler la chute de l’azuréen dans la même région deux ans avant.
Le lendemain, les suiveurs du Tour retrouvèrent un peu d’apaisement dans les magnifiques paysages traversés entre Ax-les-Thermes et Saint-Gaudens. Maurice Vidal tombe en pâmoison devant l’Ariège et ses 50 nuances de vert :
« – Ici, Monsieur, c’est sensationnel pour les nerfs. Vous arrivez fou. En moins de trois ans, vous êtes rétabli.
Ce n’était bien sûr, qu’une image d’un maître d’hôtel d’Ussat-les Bains.
Et c’est pourquoi, le lendemain matin, nous reprenions la route sans attendre les trois années fatidiques. Après avoir toutefois dormi dix heures, sans un rêve, exactement comme si le brave homme qui aime tant son petit village nous avait drogué. Mais comme ce n’est pas le cas, il faut bien le chanter après lui : Ussat-les-Bains (Ariège), c’est sensationnel pour les nerfs.
En fait, c’était aussi pour nous le début d’une journée enchanteresse. L’Ariège est l’une de ces régions de France trop méconnue dont j’essaie, dans ce récit, de vous dévoiler les beautés. Un Français lointain, du Nord, de Paris ou de l’Est, lorsqu’il évoque les splendeurs françaises, s’écrie :
– Ah ! la Provence, la Côte d’Azur, la Côte d’Argent, la Bretagne !
– Ah ! la Haute-Savoie, les Pyrénées … les Vosges …
Mais l’imaginez-vous s’exclamant avec ravissement :
– Quelle merveille que l’Ariège !
Et pourtant une telle exclamation n’appellerait pas une cure à Ussat-les-Bains ! Car il s’agit bien d’une merveille !
Il n’y a pas de routes droites en Ariège. Vous ne passez pas, aveugle, comptant les bornes kilométriques. Ici, vous n’attraperez pas la crampe de l’accélérateur. Chaque hectomètre de route compte son virage qui vous accroche et les roues et le regard. Il n’y a pas un site à admirer, pas de table d’orientation, pas de neuvième merveille du monde.
Le paysage est fait de mille détails. Vous le regardez comme vous regardez un dessin de Pellos : longuement, en découvrant sans cesse quelque trouvaille.
Rien de commun par exemple avec l’écrasante beauté d’un grand massif. Si, au détour d’une route, vous découvrez brusquement le Mont Blanc ou la Meije, vous restez le souffle court, vous vous arrêtez, vous contemplez longuement ce phénomène rarissime, unique, pour bien vous fixer dans les yeux ce qu’il a d’exceptionnel, afin de profiter plus tard de la chance de l’avoir vu.
Inutile de s’arrêter dans les paysages montagneux de l’Ariège, et dans le prolongement de la chaîne, des confins de la Haute-Garonne et des Hautes-Pyrénées. C’est un paysage où l’on passe, où l’on se sent bien, un paysage pour déprimés nerveux. Pas de choc, pas d’émotions violentes, mais un doux enchantement du regard et des sens, une harmonie calme et tonique des couleurs.
Le col de Port, qui vous mène d’Ax-les-Thermes à Saint-Girons, est le moins farouche qui soit. Toute sa masse apparaît d’un vert adouci qui n’est ni d’herbe, ni d’arbre. En pénétrant sur ses pentes, on s’aperçoit que cette nuance rare du vert est due à la fougère.
La fougère, quelle magnifique et inattendue chevelure pour une montagne ! Et si elle reste aussi belle et verte, c’est que le soleil y est clément, lui dispensant les degrés avec mesure, et qu’il a signé avec le vent léger le pacte qui permet à la nature de s’épanouir.
Dans la montée de Port, ombre et soleil alternent. Le jour de l’étape, il y faisait délicieusement frais, et nous péchions par envie de monter à pied comme les milliers de spectateurs, accourus de la vallée pour voir souffrir les géants. Au sommet, il y avait une vaste prairie creuse au fond de laquelle déjeunaient des campeurs.
De l’autre côté du sommet trop vite atteint (pour nous, pas pour Hassenforder), on découvre l’enchevêtrement des vallées ariégeoises … Impossible d’énumérer ici notre moisson de belles images : cette vieille femme armée d’une serpe qui tournait le dos au Tour de France (ne pas confondre fan et faneuse), ces moissonneurs dans un champ d’or arrêtés dans leur travail comme pour une pose d’un tableau de Millet (Le sonneur d’Angélus), cette herse abandonnée derrière la haie d’un virage, tout nous prouvait que l’altitude, ici, n’interdit ni la vie, ni, par conséquent, le travail. Même le village qui s’appelle la Henne Morte, et dont le gouffre est célèbre, nous a paru bien vivant.
Plus loin, nous avons passé le col des Ares, sauté joyeusement le Portet d’Aspet et nous avons franchi le Portillon. Un bond en Espagne, en pensant aux Toulousains et aux Bordelais, parce que tout à coup aux deux extrémités d’un pont minuscule, le Rio Garona devient notre chère Garonne, celle qui a l’accent sonore et la grâce nonchalante des filles du Midi … »
Je doute que ce soient ces lignes pastorales qui m’ont amené, un quart de siècle plus tard, à trouver là l’âme sœur. Quoique … Je connais, aujourd’hui, parfaitement ces paysages que j’ai même souvent admirés à vélo. Grâce au Tour, l’Ariège est une région beaucoup plus fréquentée par les amoureux de la nature.
Je ne lui en veux pas qu’elle ait pu, au cours de ce Tour 1957, causer quelques tracas à mon champion. D’ailleurs pour être exact géographiquement, c’est en Comminges, dans l’inoffensif col des Ares que j’escaladais pourtant facilement, qu’Anquetil connut un début de défaillance.
« Le Tour allait-il se jouer entre Chaum et Chaum (par une facétie de l’itinéraire, la course passait deux fois dans cette localité ndlr) ? Les Belges allaient-ils s’envoler ? Anquetil s’écrouler ?
– Moi, vous savez, les coureurs … Je ne viens que pour les camions qui passent avant.
Mais sa fille (en fleur) quinze ans, pull rose et blue jean, les yeux bleus énamourés, répétait, elle :
– Tu verras : Jac-ques-An-que-til est en jaune. Pourvu qu’il passe en tête qu’on le voit bien.
Faire rêver les jeunes filles, c’est bien la marque du succès, un indice sûr à la bourse des valeurs commerciales. Anquetil n’a pas pris, comme on le croit, la succession de Bobet. Il a pris celle d’Hugo Koblet… »
Les coureurs débouchèrent du virage de la grande rue de Loures-Barousse. « Aussitôt, une immense clameur s’éleva :
– Il y a quatre Français !
La demoiselle rose devint plus rose encore en disant :
– Jac-ques-An-que-til est là !
Il y était. Mais il passa avec les autres, à cinquante à l’heure. Et tandis que sa jeune admiratrice restait songeuse, tous les hommes présents se jetaient des numéros à la tête :
– 26 … Nencini … 24 … Defilippis … 85 … tiens, Jean Dotto, il est là aussi. C’est le 17 qui menait … c’est… attendez … c’est Keteleer.
Et un autre, fièrement, annonçait :
– Ils étaient 18. »
Et à André Chassaignon de conclure :
« Que c’est beau une bataille entre vrais champions ! Comme nous avons tremblé pour Jacques Anquetil et comme nous avons été soulagés de le voir revenir sur le groupe de tête dans cette difficile descente du col du Portillon. Et, avec lui, il y avait Forestier, papa de la veille, et non moins admirable que notre maillot jaune ! Les éternels mécontents font la moue : « Peuh ! Dix-huit hommes au sprint à Saint-Gaudens, bien la peine d’avoir mis trois cols sur le chemin ; il n’y a plus de Pyrénées, tout le monde sait cela, comme il n’y a plus d’Alpes ! Ces jeunes ne valent pas les anciens. Du temps d’Henri Pélissier … »
Fichez-nous la paix avec feu Henri Pélissier. Nous sommes en 1957 et à l’ère Anquetil. »
C’est l’Italien Defilippis qui remporta cette étape de dupes devant la foule compacte massée sur les gradins de l’ancien circuit automobile de Saint-Gaudens qui résistent encore, soixante ans plus tard, à la sortie de la ville en direction de Luchon.
On repart pour Pau, toujours en compagnie d’André Chassaignon pour le journal But&Club :
« Ciel clair, temps frais, nous voilà gaiement partis pour notre dernière étape pyrénéenne.
Un Jurançon quatre-vingt-treize
Aux couleurs du maïs
Et ma vie, et l’air du pays
Que mon cœur était aise !
Ainsi chantait sur des vers de son compatriote Paul-Jean Toulet, le Béarnais Marcel Queheille, premier échappé du jour.
Qui sait ? Queheille caressait peut-être le rêve de passer seul en tête au Tourmalet, à Aubisque, sur le circuit d’arrivée chez le bon roi Henry ? Il fut rejoint dans le Tourmalet et creva dans la descente.
Ah ! les vignes de Jurançon
Se sont-elles fanées
Comme ont fait mes belles années
Et mon bel échanson ? »
Gastone Nencini vainqueur à Pau
Anquetil, victime d’une fringale pour avoir raté sa musette de ravitaillement à Luz-Saint-Sauveur, coinça à 1 kilomètre et demi du sommet du col d’Aubisque.
Si l’Italien Gastone Nencini s’offrit la poule au pot à Pau (et la certitude de gagner le Grand Prix de la Montagne), néanmoins, le Normand ne but pas le bouillon et se sortit des griffes de la « sorcière aux dents vertes » en terminant neuvième, à moins de trois minutes de son principal adversaire, le belge Marcel Janssens.
Blondin établit un premier bilan : « Ce Tour impitoyable –la moitié des coureurs sont partis hier matin l’orage au ventre, décimés par des indigestions, plus soucieux d’aller aux charbons de Belloc (les vrais remèdes végétaux ou les topettes explosives d’un docteur miracle homonyme ? ndlr) qu’au charbon tout court- accusait qu’il ne tient pas à forcer sur la pédale légendaire. Il est athlétique, mathématique, besogneux, au fond, il n’est pas épique à l’image de son vainqueur présumé Jacques Anquetil. Celui-ci est un immense champion, capable d’accents troublants. Á la longue, il risque néanmoins d’émouvoir davantage les tables à calculer des spécialistes que les imaginations des profanes. Son auréole bon teint tient aujourd’hui à sa jeunesse et à sa classe rayonnante, elle tiendra demain à son palmarès. Émargera-t-elle à l’anecdote sportive, c’est une autre histoire. »
L’essentiel, finalement, c’est Robert Chapatte qui le résume dans sa chronique de Miroir-Sprint :
« Voilà … les Pyrénées sont passées et Anquetil est toujours maillot jaune du Tour. Avec une marge encore plus nette. Il ne reste plus, comme piège proposé d’ici à Paris, que les 66 kilomètres contre la montre de Bordeaux à Libourne pour amener d’éventuels changements au classement général. Avouez que, pour Anquetil, le piège n’est guère sérieux. Il serait inutile d’ajouter des explications à ce sujet. Ainsi, le Normand va gagner le premier Tour de France qu’il aura disputé … à 23 ans. Sauf accident d’ici Paris, il ne saurait en être autrement ;
Ainsi, Jacques Anquetil va entrer dans la prestigieuse catégorie des Grands, avec un grand G. Ce qui marque une époque. Mais il aura remporté ce Tour d’une manière jamais vue jusqu’ici. Pour lui, ce fut une affaire de décontraction. Pour les autres « Grands » qui gagnèrent dans le passé, on nota toujours des moments d’énervement.
Une confidence faite à son inséparable ami Darrigade, et dont nous devons nous excuser de la rapporter à ses adversaires, situera sa pensée :
« – Vois-tu André, heureusement que j’ai souffert aujourd’hui (il s’agissait de l’étape de Saint-Gaudens), sinon je croirais que le Tour n’est pas dur ! »
Jacques Anquetil, parti dans l’inconnu, a failli toucher Paris sans percer cet inconnu… et entre temps, il a remporté la plus belle épreuve du monde. Magnifique, son histoire, n’est-ce pas ? Or, il lui reste, selon toute vraisemblance, dix Tours de France à courir. Ne vous étonnez pas qu’il n’en perde que très peu d’entre eux. Car jamais l’étiquette, souvent distribuée mal à propos, de phénomène, n’a jamais aussi bien personnifié un champion. »
Je ne peux qu’adhérer aux propos de ces journalistes, mon champion a, d’ores et déjà, son premier Tour en poche, d’autant qu’une longue étape contre la montre se profile, exercice où Anquetil le Chronomaître est quasi imbattable. Quoique …
Auparavant, c’est encore un Italien, Pierino Baffi, qui l’emporte en solitaire au vélodrome de Bordeaux à l’issue d’une étape insipide où les suiveurs ont pris le temps de faire une halte à Villeneuve-de-Marsan, chez le chef Jean Darroze, pour goûter au foie gras, jambon de pays, écrevisses et fonds d’artichauts arrosés de Bordeaux généreux !
Un Tour n’est jamais gagné tant que n’est pas franchie la ligne d’arrivée au Parc des Princes, a-t-on l’habitude de dire, surtout par superstition. Voyez pourtant :
« Nonobstant Montaigne qui en fut le maire, mais déguerpit prudemment lorsque ses administrés furent frappés du choléra, Bordeaux est une triste ville -comme les autres villes … – lorsqu’il pleut. Et la pluie, ce matin, nous a fait la mauvaise plaisanterie de nous surprendre au réveil. Une pluie fine, tenace, presque invisible et qui mouillait d’autant plus. Vers dix heures, elle est devenue grosse averse. Dieu merci ! le soleil est l’allié naturel du Tour de France. Il a entrepris un match au finish contre toute cette eau qui dégoulinait sur la route du vin et il a fini par l’emporter.
Les Bordelais ont d’ailleurs failli nous tuer notre Anquetil, alors qu’il se rendait aux Quatre-Pavillons. Un de ces automobilistes qui professent que la gent cycliste est écrasable à merci l’a coincé dans un virage et Anquetil n’a dû qu’à son adresse naturelle et à sa chance de ne pas passer sous les roues. Il a seulement heurté l’aile de la voiture du poignet. Rien de grave mais vous voyez d’ici le fait divers, la « une » sensationnelle : « Maillot jaune du Tour de France, Jacques Anquetil, renversé par un chauffard, abandonne ! » »
Ouf !
« Nonchalamment, il s’en fut vers le départ. Mais quelle angoisse derrière cette nonchalance, quelle tension de tout l’être sous ce calme de commande ! Nous avons été deux ou trois à vivre ces instants. Je sais maintenant ce qu’est la concentration de Jacques Anquetil avant une course qu’il veut gagner et de quelle inquiétude, résolument surmontée, elle est faite.
– Cinq, quatre, trois, deux, un, partez !
Derrière lui, ce fut la ruée. La 203 de Bidot, d’abord, avec le mécano debout, un vélo sur l’épaule, les motos, les voitures, à la file indienne sur l’étroit chemin abrité par les haies, détrempé par l’averse, fertile en virages et en côtes sèches. Tout de suite, l’aiguille de notre tableau de bord se fixa à 45/50 km/h. C’était l’Anquetil du Grand Prix des Nations qui roulait dans un décor un peu semblable à la vallée de Chevreuse, aux vignes près. Je reconnaissais, inchangé dans l’allure, l’athlète harmonieux de Dourdan et Chateaufort. C’était bien cette puissance, ce rythme des jambes qui semble lent tant le braquet est démesuré, cet arrachement du vélo dans les côtes … »
Antoine Blondin prend le relais :
« Le beau temps, ce serait de boucler ou de bâcler le parcours en une heure et demie. Prévoir le temps qu’ils feront est apparemment plus facile que d’envisager le temps qu’il fera. C’est compter sans la météorologie. Il faut maintenant suivre les étapes contre la montre avec un baromètre en sautoir… Il pleuvait sur cette étape dédiée à Saint-Émilion et l’expression « mettre de l’eau dans son vin » prenait un sens transparent …
Le spectacle était impressionnant de ce Normand bouchant le trou, comme ils savent faire, avec l’ivresse du triomphe dans le regard. Il s’agissait certainement d’un trou normand, car l’affaire fut avalée en une seconde. Parti trois minutes après Van Est, il le rejoignait après une quarantaine de kilomètres et leurs cortèges respectifs se confondaient durant quelques instants. C’est alors que Jacques creva. Ici, le silex est d’or. On espéra sans y croire que cette mauvaise fortune allait compromettre celle de la compétition. Il n’en fut rien. Á l’inverse de Gay, dangereux récidiviste qui ne traverse pas entre les clous et creva cinq fois (le coureur le plus pfuit ! … de la journée), Anquetil escamota cette épreuve subsidiaire de travaux pratiques. L’épreuve de vérité avait cette fois bel et bien décerné le verdict attendu.
Quand Anquetil pénétra sur la piste de Libourne, cendrée légitimement offerte à la foulée d’un champion si bien trempé, comme on dit d’un acier, un rayon de soleil extrêmement opportuniste mit le nez à la fenêtre et c’est dans une gentille atmosphère de comice que le speaker annonça qu’il avait accompli la promenade en une heure trente-deux minutes.
Après la pluie, le beau temps. »
Blondin aurait-il le cafard que le Tour s’achève ?
« Un Maillot Jaune, une peur bleue, une lanterne rouge, une copie blanche, peu de matière grise … Nous en aurons vu de toutes les couleurs pendant trois semaines. La mémoire, comme un arc-en-ciel, retient et dilapide des souvenirs confondus, pépites qu’il nous faudra extraire de leur gangue et rentrer avant l’hiver, pour les veillées. Seul s’impose aujourd’hui ce sentiment que Gustave Flaubert appelait la mélancolie des sympathies interrompues. Le Tour, carrefour de nations et de langages, plaque tournante pour les amitiés, est maintenant semblable à un quai de gare bruissant de partances et de déchirements. »
Maurice Vidal pleure aussi la fin d’un Tour où il a perdu deux compagnons :
« Vendôme, Chateaudun, Bonneval sont des noms de retour. Rambouillet, Chevreuse, Petit-Clamart … Le Tour se termine dans un parfum d’interclubs. Ce n’est pas de Libourne à Paris qu’on fait des découvertes. Notre bilan était fait à la sortie des Pyrénées, les principaux « Compagnons du Tour » étiquetés, classés avec leur visage, leurs mérites …
… Tout à l’heure, nous allons nous perdre dans l’anonymat du métropolitain. Nous côtoierons ceux qui sont restés là, qui n’ont rien vu, et nous souffrirons de ce qu’ils n’en sachent rien. Ils plaindront nos visages hâlés par le soleil, pensant que nos vacances sont terminées et que les leurs restent à prendre. Comment leur dire :
– Nous revenons du Tour de France, ce dont vous êtes occupés à discuter, nous l’avons vu, de nos yeux vu. Nous avons brûlé sous le soleil du Cotentin, noirci sur la route de Roubaix, nous avons franchi les frontières, claqué des dents, sur la route de Saint-Gaudens. Nous sommes de ceux qui ont vécu. Et si vous le saviez, vous nous regarderiez avec l’admiration qu’on voue aux conquistadors. Nous sommes les Marco Polo de la petite reine.
Mais non, rien n’aura lieu de tout cela. Mais nous tous, coureurs, soigneurs, mécanos, journalistes, chauffeurs, nous serons heureux de gravir le dernier col, l’escalier qui mène au foyer, là où nous attendent ceux qui nous aiment, et que notre « gloire » n’impressionne pas.
Hélas, hélas, deux foyers aujourd’hui seront plus terriblement déserts, car deux hommes ne rentreront pas de ce voyage : un motocycliste, René Wagner, un radioreporter, Alex Virot.
Et dans ce jour de rentrée, c’est d’abord à ces foyers-là que nous pensons. Rien ne pourra faire que l’absent ne soit pas absent, ni notre tristesse, ni notre amitié. Le Tour, pour nous, se terminera lundi à l’église Saint-Augustin, où nous côtoierons pour la dernière fois nos deux camarades, morts dans le Tour de France, mais en Espagne.
Wagner … Virot … Le soir de leur mort à Ax-les-Thermes, je cherchais à la permanence une lettre dans la case réservée à mon initiale. Il n’y en avait pas pour moi. Mais il y en avait deux, qui ne seront jamais lues. Pardonnez-moi si de tous les chocs reçus dans ce Tour, c’est celui-là qui reste le plus fort. »
J’ai omis de vous dire que les deux dernières étapes ont été remportées par André Darrigade, celui-là même qui avait gagné la première à Granville. La grande boucle est bouclée.
« Louison Bobet, en maillot de soie, était parmi ceux qui aidèrent le public du Parc des Princes à prendre patience, en attendant l’arrivée triomphale de Jacques Anquetil et ses 55 vassaux du Tour 1957. Ainsi a-t-il assisté à l’hommage vibrant de la foule à son jeune rival. Quels purent être ses sentiments pendant le tour d’honneur, très acclamé, de Jacques Anquetil ?... »
Vous savez bien que les jeunes générations ont vite fait de battre en brèche l’autorité de leurs aînés. Le gamin de dix ans que j’étais dérogea d’autant moins à cette attitude que la victoire de son champion, pour sa première participation au Tour, le remplissait de bonheur.
Dans le volumineux courrier qu’Anquetil reçut, figurait cette déclaration d’une infidèle admiratrice : « Avant, j’aimais Bobet et Gaul. Maintenant, c’est vous que j’aime. »
Le triomphe de l’équipe de France est quasi-total : 11 victoires d’étape (plus celle contre la montre par équipes à Caen et celle sur le circuit de Montjuich), le maillot jaune bien sûr, le maillot vert du classement par points avec Jean Forestier, et le challenge Martini par équipes. Une vraie razzia ! Seul, lui échappent le Grand Prix de la Montagne où Bergaud échoue d’un point derrière l’Italien Nencini, et la Prime de la Combativité décernée à Nicolas Barone.
Le régional de l’équipe d’Ile-de-France André Le Dissez, le chef coiffé d’un symbolique képi de facteur (c’était son surnom eu égard à son ancien métier) reçoit les deux bouteilles de Pomerol du Prix Gaston Bénac attribué au coureur le plus sympathique et le plus souriant. Quelques années plus tard, il eut l’honneur d’être le héros d’une savoureuse chronique d’Antoine Blondin intitulée L’Iliade et Le Dissez !
Mes souvenirs se sont estompés mais je peux avancer sans trop me tromper que cet été là fut l’un des plus radieux de mon enfance.
Sur mon petit vélo vert, je dus faire des tours et des détours dans la cour ou dans les rues avoisinantes de ma maison école, revêtu évidemment de la toison d’or que m’avait cousue une enseignante adjointe de ma maman. Cette fois, le paysan, plus ouvert sur l’actualité (le quotidien Paris-Normandie consacrait plusieurs pages à l’avènement du champion rouennais), dut m’encourager avec des « Allez Anquetil ».
Le ravissement se prolongea encore quelques semaines avec la lecture des numéros spéciaux d’après-Tour. L’un d’eux consacra un grand récit à Anquetil l’espiègle, clin d’œil à un conte de la littérature allemande.
En 1997, le Tour de France démarra de Rouen pour célébrer le quarantième anniversaire de la première victoire de Jacques Anquetil (et son succès d’étape dans la capitale normande) et le dixième anniversaire de la mort du champion.
Mieux encore, la première étape s’achevait, devant chez moi, dans ma ville natale de Forges-les-Eaux. Mon père qui, sans doute, m’avait inculqué la passion du vélo, avait quitté ce monde aussi. La maison familiale, où mes parents s’étaient installés à leur retraite, se situait à 500 mètres de la ligne d’arrivée.
Le gosse, qui venait d’atteindre le demi-siècle, ne reconnut pas les Tours de France de son enfance : dans un sprint effrayant, un certain Super Mario (Cipollini) régla un peloton de coursiers gonflés à l’EPO. Les lauréats du jour reçurent leurs récompenses sur un podium, à l’écart du public, face à quelques VIP triés sur le volet.
On avait cassé son jouet ! Furetant aux abords du village d’arrivée, l’ex gamin en retrouva quelques morceaux. Il se frotta les yeux, non il ne rêvait pas : attablés, devisaient joyeusement les membres de l’équipe de France du Tour 1957, réunis à la mémoire de son champion autour de Janine son ex épouse.
Les cheveux grisonnaient ou se faisaient rares, les silhouettes s’étaient arrondies, mais il les reconnut tous : il y avait là Privat dit Néné la Châtaigne, Jean Stablinski, André Darrigade le Landais, Jean Forestier le Lyonnais, François Mahé le Breton, Gilbert Bauvin le Lorrain, la Puce du Cantal Louis Bergaud, et le granitier breton Albert Bouvet (qui nous a quittés il y a quelques semaines). Il y avait même un Ange de la montagne, Charly Gaul, barbu et ventripotent, venu vérifier si la canicule sévissait toujours en Normandie !
Je crois que quelques larmes coulèrent sur les joues du grand enfant. Voilà pourquoi le Tour de France 1957 ne fut pas un Tour comme les autres.
En vous le racontant, j’ai évoqué un peu de mon enfance.
Un immense merci à tous ces écrivains et journalistes qui me font toujours rêver en racontant la légende des cycles :
Antoine BLONDIN : Tours de France Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982, La Table Ronde
Maurice VIDAL : chroniques Les Compagnons du Tour, Miroir-Sprint juin-juillet 1957
André CHASSAIGNON : chroniques La Gazette du Tour, But&Club juin-juillet 1957
Roger BASTIDE : chroniques But&Club juin-juillet 1957
Robert CHAPATTE : chroniques Alors raconte …, Miroir-Sprint juin-juillet 1957
Pierre CHANY et Michel CLARE : articles L’Équipe juin-juillet 1957
Et à tous les photographes pour leurs merveilleuses images