Entre les deux tours de l’élection présidentielle, je suis allé, un peu comme les deux candidats, à la rencontre du peuple d’Alsace … enfin plus exactement et modestement, de la famille de mon regretté frère.
Il n’y eut ni jets d’œufs, ni quolibets, ni même « enfarinade » comme celle dont fut victime un ancien premier ministre lors de sa visite du marché de Noël de Strasbourg. Qui sait, c’est peut-être un de ses opposants hostiles qui choisit de débaptiser avec humour quelques rues d’un quartier de la capitale alsacienne.
Je vous rassure, mon séjour fut empreint, auprès des miens, de beaucoup d’affection, de convivialité et d’émotion aussi car, en arrière-plan, plein de souvenirs fraternels resurgirent.
Je vous en livre ici quelques glanes.
Mettant à profit le quartier libre dont je disposais le premier jour, et surtout pour ne pas être confronté aux fermetures des commerces très observées dans la région à l’occasion du 1er mai, je me ruais vers l’or du Rhin.
Beaucoup plus terre à terre (si on peut dire) que l’opéra de Wagner, il y a, semble-t-il, de l’or dans le Rhin et les orpailleurs du dimanche manient la battée pour dénicher quelques paillettes du précieux métal dans le sable des gravières du Grand Ried.
En fait, plutôt que me casser les reins, je préfère lever le coude pour goûter, modérément car je conduis, à quelques flacons du domaine Sipp Mack dans le joli village d’Hunawihr que je vous fis visiter dans un ancien billet : http://encreviolette.unblog.fr/2010/07/12/quand-passent-les-cigognes-a-hunawihr/
C’est là donc, à chacun de mes passages, que je fais provision de Pinot gris et de Gewurztraminer vieilles vignes.
J’ai la nostalgie d’ambiances plus festives dans le caveau, il manque, c’est évident, quelqu’un auprès de moi, ce matin.
Bientôt, je me retrouve face aux réalités du moment. Au premier tour de l’élection présidentielle, l’Alsace a placé en tête Marine devant François Fillon de Sablé le Vertueux. À l’entrée du marché fermier de Barr, je dédaigne le tract tendu par quelques jeunes militants « bleu marine » devant un étal de boucherie halal ! C’est à n’y rien comprendre, le jour même, les Strasbourgeois et leurs voisins allemands de Kehl s’entassent pour l’inauguration du tram entre les deux rives du Rhin. L’époque est vraiment déconcertante !
Cela peut surprendre, en observant une carte d’Alsace, le département du Haut-Rhin est au sud donc en bas, et le Bas-Rhin en haut ! Ça coule de source pourtant, ce fleuve « européen » nait près du lac de Toma dans le canton suisse des Grisons et achève son parcours dans la mer du Nord. Ainsi, les deux départements alsaciens suivent le courant du fleuve.
Lors d’un référendum en 2013, la fusion territoriale des deux départements n’avait pas obtenu la majorité nécessaire des suffrages.
Après mon court crochet dans le Haut-Rhin, je « remonte » maintenant dans le Bas-Rhin en suivant les sinuosités de la route des vins jusqu’au village de Heiligenstein. On voue dans cette commune, à flanc de colline au pied du Mont-Sainte-Odile, un véritable culte à un Objet Vineux Non Identifié : le klevener, le mystérieux cépage local qui fournit des vins blancs à me faire tourner la tête et ravir mon palais.
Au frontispice de la mairie, se dresse fièrement la statue en grès rose d’Ehrhet Wantz, ancien bourgmestre de la localité, qui, selon la légende, aurait rapporté du Tyrol italien, en 1742, des plants de Klevener. De source plus scientifique, vignerons et chercheurs de l’Inra pensent aujourd’hui que le cru local descend du cépage savagnin rose, cousin des cépages jaunes du Jura, que les hasards de l’histoire et de la géographie ont fait pousser ici, et uniquement ici, autour de ce petit village à 35 kilomètres au sud-ouest de Strasbourg.
En guise de mise en bouche, j’arpente les rues du village bordées de charmantes maisons à colombages, souvent des fermes avec caveau car la viticulture est l’activité presque exclusive à Heiligenstein.
Comme moult villages de la route des vins, Heiligenstein possède une élégante fontaine en grès rose. Grimpé sur la colonne centrale, un ours (qui donne son nom au monument mais ressemble plus à une lionne) s’appuie sur un écu portant la date de 1558 et les armes du village, une serpette et une grappe de raisin. L’abreuvoir devant la fontaine serait la cuve d’un sarcophage mérovingien du 8ème siècle trouvé au sud du village.
Mon apéritif touristique étant avalé (sans modération celui-là), je me dirige maintenant vers l’auberge du Raisin d’or. C’est l’occasion, pour ma compagne sur un foie gras et moi sur une choucroute de poissons, de tester une des nombreuses adresses de producteurs de Klevener que propose la carte.
C’est bu, c’est adopté, nous allons sonner au caveau de Charles Boch. Je suis persuadé que ce patronyme aurait été éliminé d’entrée par certains de nos aïeux à jamais marqués par les affres de la Seconde Guerre mondiale. Une méprisable candidate déclare sur les ondes que, dans quelques jours, la France aura une présidente, elle-même ou Angela Merkel !
L’aimable Alexandre, associé à ses parents depuis 2013, nous donne à goûter (on peut recracher mais c’est dommage !) la Cuvée Tentation, les Vieilles vignes, l’Authentique n°1 et les Charmes d’automne. Pour renseigner mes lecteurs éventuels futurs clients, je commande deux cartons des deux crus intermédiaires selon leur indice de « sucrosité ».
L’après-midi, je mets le cap au nord de Strasbourg jusqu’au petit village de Soufflenheim réputé pour son artisanat de poteries vernissées. Je ne développe pas plus, j’y consacrerai prochainement un billet spécifique.
Ça sent le sapin … des Vosges, je suis désormais le patriarche de la branche familiale installée en Alsace. Ce n’est pas forcément réjouissant mais, à ce titre, est organisé le lendemain un repas dans une ferme auberge au fond de la vallée de Munster. C’est l’occasion de souffler dans le Petit Ballon sans s’attirer les foudres de la maréchaussée, du moins pour l’instant.
Le Petit Ballon est un sommet secondaire du massif vosgien culminant à 1 272 mètres mais il constitue un superbe belvédère sur son grand frère, le Grand Ballon (1 424 mètres) et le Hohneck, d’autant qu’aujourd’hui, le ciel est dégagé.
L’Auberge du Ried, située à 950 mètres d’altitude, ouverte en toutes saisons, propose une cuisine régionale typique et consistante aux amateurs de ski de fond, randonneurs ou simples visiteurs comme nous. Les produits proviennent en partie de la ferme voisine du Saësserlé même si la patronne, trahie par son accent chantant, ne dément pas ses origines landaises.
Nous choisissons le menu traditionnel dit marcaire, en alsacien malker signifiant littéralement le « trayeur de lait », plus exactement celui qui a la responsabilité du troupeau et de la fromagerie. Il se compose en entrée d’une tourte de la vallée de Munster suivie en plat de résistance roboratif, du kassler et de rögabrageldi. Je devine votre perplexité, il s’agit de filet de porc fumé aux copeaux de hêtre accompagné de pommes de terre en lamelles cuites pendant deux à trois heures dans du beurre fermier, des oignons et du lard.
Il faut ensuite trouver encore un peu de place dans son estomac pour honorer le sublime plateau de fromages fermiers (vente à la caisse), munster avec et sans cumin, tommes variées dont celle réputée à l’ail des ours, et le barkas, le « gruyère de montagne « vosgien.
Nul besoin de trou normand pour venir à bout du schwartzwälder, le gâteau Forêt-noire avec de délicieuses griottes bien imbibées de kirsch.
Après cela, vous comprendrez qu’on prenne volontiers le sillage d’une adorable petite nièce ravie de piétiner sur les dernières plaques de neige tapissant les prairies environnantes.
J’ignore ce que contenait la musette du champion espagnol Contador mais il abandonna lors du Tour de France 2014 peu après avoir chuté dans la descente du Petit Ballon.
Le lundi 1er mai est chômé … sauf pour mon ventre qui, toujours en famille, se régale d’asperges, légume emblématique de l’Alsace à la faveur de ses terres sablonneuses et lœssiques. C’est la pleine saison et elle vous est proposée notamment dans de nombreuses fermes de la région de Hoerdt et du Kochersberg, dans un triangle formé par les villes de Strasbourg, Brumath et Saverne. Grâce à un circuit commercial court mis en place par les producteurs locaux, entre la cueillette matinale dans les champs et sa dégustation à table, il ne s’écoule qu’une ou deux heures, ce qui garantit son extrême fraîcheur.
L’asperge est originaire de l’Asie mineure et poussait à l’état sauvage sur le pourtour méditerranéen dès l’Antiquité. Elle est présente sur une fresque de la pyramide de Djéser à Saqqarah vieille de trois millénaires. Les Grecs s’intéressaient surtout à ses vertus diurétiques et aphrodisiaques supposées en rapport avec la forme phallique de sa pousse. Les Romains étaient fous d’asperges pour la consommation. Ocium quam asparagi croquantur disait l’empereur Auguste, friand de ce légume, quand il désirait se faire obéir « plus promptement encore que la cuisson des asperges ». Pline écrit que celles cultivées à Ravenne étaient si grosses qu’il en suffisait trois pour faire une livre.
Elle serait apparue à la Cour de France grâce à Catherine de Médicis qui l’aurait ramenée d’Italie. Plus tard, Louis XIV qui en raffolait littéralement, harcela le jardinier du potager royal La Quintinie pour qu’il fasse en sorte de pouvoir en déguster en toute saison.
Mon compatriote rouennais Fontenelle, neveu de Corneille, auteur notamment des Entretiens sur la pluralité des mondes, était aussi un fin gastronome (je déculpabilise ainsi de ne vous parler aujourd’hui que de « bouffe » !) et particulièrement grand amateur d’asperges qu’il n’accommodait pas cependant à toutes les sauces. C’est ainsi que surgit une célèbre querelle avec l’abbé Jean Terrasson, académicien comme lui, qu’il avait invité à diner. Ils mangèrent évidemment des asperges mais … Fontenelle les préférait à la hollandaise avec du beurre fondu et un hachis d’œufs durs, et le curé en pinçait pour une plus classique vinaigrette. S’en suivit un vigoureux débat qui demeura sans réponse car le malheureux ecclésiastique fut terrassé par une crise d’apoplexie. Fontenelle aurait commandé alors à son valet : « Vite, dites à la cuisine qu’on les fasse toutes au beurre ». Est-ce le secret de sa longévité, Fontenelle mourut en 1757 dans sa centième année ! Je n’oserais pas déduire qu’il intitula une de ses pièces de théâtre Aspar en clin d’œil à sa passion pour les Asparagacées.
Jeanne Poisson, marquise de Pompadour et favorite de Louis XV, adorait tant les asperges que la sauce à la Pompadour est devenue un fleuron de la cuisine française.
À la table familiale, les discussions animées mais cependant consensuelles à propos du second tour électoral du prochain week-end éclipsent les éventuelles considérations sur les sauces d’accompagnement.
C’est le pasteur Louis Gustave Heyler qui, pour l’avoir découverte quand il exerçait son ministère en Algérie, introduisit la culture de l’asperge à Hoerdt en 1873. Une rue et l’école primaire de la commune portent son nom en reconnaissance.
Louis Gustave Heyler
Une grande fête est organisée à Hoerdt régulièrement en mai à la gloire du légume. On procède même, en la circonstance, à l’élection d’une miss Asperges, j’ignore si une taille minimum des candidates est requise.
L’asperge se pare de blanc, de violet ou de vert pour nous séduire. Sa couleur ne dépend pas de la variété mais du mode de culture et de la durée d’exposition au soleil. Blanche à l’origine, dès qu’elle pointe le bout de son nez hors de terre, elle change de mine sous l’effet de la chlorophylle. L’asperge violette est récoltée dès qu’elle est sortie de quelques centimètres, la verte est en contact avec le soleil et l’air libre plus longtemps. Il en est même une rouge de la France insoumise nommée Jacq Ma Pourpre et produite dans l’arrière-pays niçois.
Dans ma jeunesse, l’asperge provenait essentiellement de la Sologne et de la région parisienne avec notamment l’Argenteuil hâtive, variété aujourd’hui presque disparue, l’urbanisation à tout va ayant eu raison des maraîchers.
Aujourd’hui, les principales régions de production sont, outre l’Alsace, le Val de Loire, les Landes, le Languedoc et la Provence-Côte d’Azur.
Charles Ephrussi, riche collectionneur d’art et accessoirement ami de Marcel Proust, commanda en 1880 à Édouard Manet un tableau d’une botte d’asperges. Tout heureux de son acquisition, il envoya à l’artiste 1 000 francs au lieu des 800 convenus. Manet réalisa alors une seconde toile, toute petite, avec une seule asperge qu’il fit expédier en l’accompagnant d’une note : « Il en manquait une à votre botte ».
Jolie histoire d’une asperge toute nue lézardant sur un coin de table, une nature morte résolument moderne qu’on peut admirer au musée d’Orsay !
Pour le dernier jour de mon séjour alsacien, un ami de la famille me convie sur son bateau à une promenade sur l’Ill, un affluent gauche du Rhin.
J’avais déjà eu l’occasion de visiter en sa compagnie, au rythme de notre humeur, notamment le pittoresque quartier de la Petite France.
Cette fois, le gabarit plus important de l’embarcation nous oblige à emprunter un bras moins étroit mais, par contre, plus sauvage de la rivière.
Peu après avoir quitté l’embarcadère, le « commandant de bord » m’invite à tenir la barre, bon je ne sais pas, à voir la légère inquiétude de ma compagne et … des lycéens rameurs, encore plus apprentis que moi, en stage au club d’aviron.
Un héron au long bec emmanché d’un long cou, immobile sur la berge, montre un goût dédaigneux pour mes évolutions.
L’ami m’inculque en urgence les premiers rudiments du langage des cygnes nombreux dans ce bras peu fréquenté. En fait, ils anticipent les manœuvres du marin d’eau douce et, avec une grâce « tchaïkovskienne », s’écartent toujours à temps de l’embarcation. Par contre, c’est à moi d’esquiver les canards colverts et leur progéniture, moins prévoyants.
Comme autrefois, juché sur le cochon avec en ligne de mire le pompon du manège de la fête foraine, il me faut maintenant viser et tirer la corde prévenant de mon arrivée et demandant la levée d’un pont.
Formation accélérée, il s’agit bientôt de franchir une écluse. Le temps que le sas se remplisse, devant la maisonnette de L’éclusier, je vous offre la chanson nostalgique de Jacques Brel qui nous quitta un 9 octobre … comme mon cher frère.
http://www.dailymotion.com/video/x79d2
Bois mort et bancs de vases vers les berges, petite île en face, il ne s’agit pas de voyager les yeux fermés.
L’heure apéritive approche. L’ami a la délicate attention de sortir les coupes et déboucher un gouleyant crémant d’Alsace pour trinquer à la mémoire fraternelle et aussi filiale car mon neveu est des nôtres.
Signe extérieur de richesse involontaire et exceptionnelle, nous accostons un peu plus loin pour déjeuner, dans une paisible clairière, à l’auberge de la Nachweid. C’est presque un pèlerinage, sur l’autre rive, à quelques centaines de mètres de là, mon frère passa les dernières années de sa vie.
Visiter la France en canaux est un de mes rêves. L’assouvirai-je un jour ? À tout le moins, je pourrais suivre à vélo les chemins de halage des canaux du Centre, de Bourgogne, du Nivernais, le pont-canal de Briare …
Mardi, c’est l’heure du retour en Ile-de-France. Auparavant, je fais emplette de quelques bottes d’asperges bien fraîches dans deux fermes du Kochersberg. J’en profite pour emprunter quelques routes que j’ai souvent sillonnées à vélo autrefois avec …
Si le houblon (brasserie oblige) persiste, le tabac florissant antan a disparu. Une réelle beauté se dégage des paysages très openfields avec les pittoresques villages blottis dans le creux des doux mamelons et que l’on découvre au dernier moment. Le Kochersberg, région rurale traditionnelle, devient peu à peu une sorte de grande banlieue chic de l’Ouest strasbourgeois.
Au loin, se dessine la ligne bleue des Vosges que je franchis par le col de Saverne. La suite, vous la connaissez déjà, la France a choisi massivement …