Raymond Kopa, un des plus grands footballeurs de mon enfance
Ce matin-là, à mille lieues des dribbles, crochets et tacles destinés à François Fillon, ma compagne m’accueillit au petit déjeuner en m’annonçant : « Raymond Kopa est mort ».
Elle savait que cette nouvelle m’attristerait profondément. C’était tout un pan de mon enfance sportive qui s’écroulait comme ce fut déjà le cas en 1987 avec le décès de « mon » champion cycliste Jacques Anquetil.
Dois-je m’enorgueillir d’avoir vu jouer maintes fois celui qui fut surnommé le Napoléon du football ? Ce n’est que le privilège d’un âge qui défile depuis (trop) longtemps. J’entends les journalistes qui ne l’ont pas connu évoquer avec émotion leurs pères qui leur en parlaient avec admiration. J’appartiens à cette génération du baby boom qui était trop jeune pour pleurer Marcel Cerdan mais suffisamment grande, au milieu des années 1950, pour s’extasier devant les dribbles de Kopa, le panache de Louison Bobet vainqueur de trois Tours de France consécutifs, et j’ajoute au nom de ma passion aveugle, les chevauchées contre la montre et le record de l’heure d’Anquetil.
Pour planter le décor de l’époque, je vous renvoie à deux anciens billets :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
J’y avais, en effet, (presque) tout dit. En ce temps-là, bien avant d’être révélés par l’image, le football et le cyclisme, ces deux grands sports populaires, étaient portés par le récit épique des radioreporters et les journalistes de la presse écrite. Mon imaginaire était largement sollicité. Je le restituais dans mes commentaires enflammés qui accompagnaient mes arabesques en solitaire dans la cour de ma maison-école de Normandie.
Les jeunes générations de l’ère numérique, en prise instantanée par l’image avec l’actualité dans tous les coins de la planète, ne peuvent évidemment pas réaliser, pensant même parfois que nous exagérons le trait.
Pour rédiger mon modeste hommage à Raymond Kopa, je n’ai pas souhaité me plonger dans ma collection de la mythique revue Le Miroir du Football, que je garde pourtant jalousement. Pour lui donner fraîcheur, spontanéité et authenticité, j’ai préféré rassembler mes lointains et cependant vivaces souvenirs de mon enfance.
Ainsi, je vis pour la première fois Kopa en chair et en os par un dimanche ensoleillé de mai 1953. C’était la première fois que mon père m’emmenait à Colombes, le toujours unique stade olympique de France (jusqu’en 2024 ?), à l’occasion d’un match amical entre la France et le Pays de Galles. À l’époque, ces rencontres possédaient un caractère de prestige et étaient disputées âprement.
Mon père souhaitait évidemment surtout découvrir la nouvelle étoile du football français qui avait connu sa première sélection en équipe de France quelques mois auparavant, au mois d’octobre 1952 seulement … à cause d’un problème d’identité. En effet, Raymond, qui avait été convoqué en 1948 pour jouer dans l’équipe de France junior, avait oublié, bien que né à Nœux-les-Mines, qu’il s’appelait Kopaszewski, enfant d’une famille de mineurs polonais émigrés en France après la Première Guerre Mondiale, et en conséquence, il ne pouvait obtenir la nationalité française qu’à sa majorité de vingt-et-un ans !
Kopa ! Kopa ! C’était tellement plus simple pour le gosse que j’étais, de scander son nom.
Ce n’était tout de même pas au temps du cinéma muet même si le résumé tiré des fonds de l’INA l’est !
http://www.ina.fr/video/CAF95009744
Mon père avait également filmé, avec sa caméra PATHÉ 9,5 mm, quelques séquences conservées dans mes archives familiales. La sortie des vestiaires des dieux du stade surgissant littéralement de terre ainsi que les longs shorts des joueurs britanniques demeurent des images ancrées à jamais dans ma mémoire.
Les archivistes invétérés auront peut-être repéré que Kopa marqua les deuxième et quatrième buts de la large victoire tricolore.
Ayant observé son style, je pouvais désormais l’imaginer dans ses mouvements et feintes diaboliques lors des retransmissions à la radio, le dimanche après-midi, des matches de son club, le Stade de Reims.
À défaut de le comparer au Messi d’aujourd’hui, il y avait du génie dans son jeu : un dribble déroutant court et vif, le ballon collé à la chaussure, effaçant complètement l’adversaire, le sens de la passe juste. Il était très rapide mais certains lui reprochaient parfois sa façon de temporiser, presque immobile, durant plusieurs secondes, pour déséquilibrer et éliminer le défenseur.
Raymond inspira le fameux jeu « à la rémoise » et le corner du même nom, faits de passes courtes au sol, expression d’une intelligence tactique et technique, plutôt que de balancer un grand coup de chaussure n’importe où (le « kick and rush »).
Par mimétisme, jouant en solitaire, en l’absence aussi des fameux mannequins que, plus tard, Platini mit à la mode pour s’exercer aux tirs de coup-francs, ce sont les imposants tilleuls de la cour du collège de ma maman qui subissaient stoïquement mes feintes de corps.
Soixante ans plus tard, c’est une véritable madeleine de Proust que d’entendre encore parfois certains commentateurs parler de corner à la rémoise. Cela appartient à notre patrimoine comme le gratin dauphinois et la bourride de lotte à la sétoise.
C’est comme cela que me furent inculqués mes premiers rudiments de philosophie … du jeu ! À l’époque, le football allait être prétexte à de violentes querelles sur la manière de le pratiquer. Bientôt, s’affrontèrent les défenseurs d’un réalisme conservateur tourné avant tout vers le résultat, emmenés par Jacques Ferran, l’éminent journaliste de L’Équipe et de France-Football, et les tenants d’un style progressiste, plus chatoyant, orienté vers l’offensive, en somme d’« une autre idée du football », leitmotiv de la rédaction de l’hebdomadaire Miroir-Sprint et du mensuel Miroir du Football avec François Thébaud à sa tête. Vous aurez deviné sur quelle ligne éditoriale se rangeaient les laudateurs du jeu à la rémoise.
Vous souriez sans doute mais le football divisait alors les amoureux de ce sport. Même Albert Camus, prix Nobel de littérature, y allait de son jugement : « Ce que je sais finalement de plus sûr sur la morale et les obligations des hommes, c’est au football que je le dois ». Ce doit être encore vrai, aujourd’hui, mais sûrement pas pour les mêmes raisons !
Parfois, mon professeur de père, plus proche des opinions avant-gardistes du Miroir d’essence communiste (oxymore ?) prenait sa plume pour tancer de manière argumentée Jacques Ferran … qui ne manquait pas de lui répondre cordialement. Je n’y comprenais pas grand-chose mais je me réjouissais que sur terre le foot revête une telle importance et qu’en guise d’ « ateliers philosophiques » (il y aurait eu donc des stades philo avant les cafés philo ?), mon père m’emmenât à Paris voir un Racing-Reims dans l’ancien Parc des Princes.
C’était une époque plus sereine où les spectateurs pouvaient manifester côte-à-côte de manière festive leur sympathie pour l’une ou l’autre équipe. Ils souhaitaient applaudir les artistes du ballon rond autant que supporter leur club favori … encore qu’il y eut quelques bastions méditerranéens moins accueillants, ainsi le stade Jean Bouin, antre des Crocodiles nîmois !
C’était encore le temps de la radio avec l’émission du dimanche après-midi Sports et Musique animée par Georges Briquet. Mon père, mon frère et moi, réunis autour du vieux poste TSF à galène, « regardions » les matches. Je notais sur un cahier la composition des équipes et les faits remarquables de la rencontre. J’ai un souvenir un peu flou (mais il existe) d’un dimanche de printemps 1955. Les footballeurs français venaient défier l’équipe d’Espagne au stade Chamartin (ancêtre de l’actuel Santiago Bernabeu) de Madrid. Le chef de la rubrique football du quotidien L’Équipe Gabriel Hanot, ancien joueur international et ex sélectionneur de l’équipe de France, avait prédit qu’une défaite de la France par quatre buts d’écart serait normale, par deux ou trois buts, ce serait une bonne performance, par un but, un exploit, quant au match nul il tiendrait du miracle.
Dessin de Lasserpe (L’Équipe 5 mars 2017)
Kopa eut vite fait de battre en brèche la perspicacité de l’éminent spécialiste. À la corrida de Chamartin, le petit taureau français virevolta devant le tissu rouge des maillots espagnols et la France l’emporta. Ce jour-là, un journaliste anglais enthousiasmé écrivit : « J’ai vu un des plus grands joueurs de tous les temps. Il s’appelle Kopa » et le surnomma pour l’éternité le « Napoléon du football » ! Quant à moi, euphorique, je dus probablement, aussitôt le match achevé, en faire voir de toutes les couleurs aux tilleuls de la cour sous le bruissement d’élytres de la foule admirative de hannetons qui les colonisaient !
C’était aussi un temps où, même si la fée électricité s’était penchée sur nous depuis un bon siècle, on commença à organiser des rencontres en nocturne. Voyez ce que mon vénéré Antoine Blondin en pensait avec son sens de la formule lyrique et poétique :
« C’est à la tombée de la nuit que l’on a vu le football français sous son meilleur jour. Je regrette malgré tout que ce match n’ait pas été disputé au grand jour, comme on dit. La victoire de Reims en eût tiré ce relief singulier que le coup de quatre heures emmitouflé de brume confère aux dernières minutes de la partie, quand le destin se promène sur la pelouse dans un manteau couleur de muraille. Non certes que le succès des nôtres puisse être en quelque façon entaché d’irrégularité, mais j’aime qu’un rituel strict serve une certaine liturgie. Il y a un temps pour chaque chose : la messe, qu’on se prend maintenant à dire l’après-midi dans quelques paroisses, l’apéritif et même le ballon rond. Et puis trop de paillettes dispersent l’attention. Sous les projecteurs, les joueurs repeints à neuf semblent émerger à quelque vitrine de jouets et les champions s’y trouvent situés dans un exil sublime, un peu inhumain, qui les retranche de la masse.
Pourtant, n’hésitons pas à dire qu’il y a du plaisir à empiéter sur la veillée des chaumières ou des trois pièces cuisine pour s’entasser au coude à coude avec des milliers de complices dans le plus aigre des crépuscules. Le stade ne flambe pas encore, mais il est agité par une impatience de feu d’artifice … Avec les lumières, on aborde à une autre planète. La vitre d’aquarium géant qui semble soudain vous séparer du champ introduit à la notion d’une quatrième dimension, qui serait celle d’un temps biscornu, prodigieusement accéléré en de certaines zones de l’espace. Le ballon lui-même a l’air d’une boule de neige qui ne se résoudrait pas à fondre. Allez donc savoir de quels satellites émanent ces Rémois et ces Magyars dont les évolutions précipitées, les arabesques, prennent une fluidité qui échappe à la pesanteur. »
Les Magyars en question, en l’occurrence les joueurs du Vörös Lobogó, un club de Budapest aujourd’hui appelé MTK, disputaient là sous les sunlights du Parc des Princes un quart de finale de la première Coupe des clubs champions européens, ancêtre de la Champions League actuelle.
En bon écolier avide et curieux de me cultiver à propos de tout et de rien, je repérai bientôt sur la carte l’Écosse et Edimbourg dont le club des Hibernians (ainsi nommé parce qu’il fut fondé par des immigrants catholiques irlandais) ne réussit pas à barrer la route de la finale au Stade de Reims et Kopa.
Ah cette finale du 13 juin 1956 ! Je l’avais évoquée dans mon hommage à Di Stefano, l’immense joueur de l’équipe d’en face, le Real Madrid. Antoine Blondin avait présenté l’événement ainsi : « Il est toujours assez émouvant d’assister à la naissance d’une tradition. La minute historique est une occasion à enlever « de suite ». Il y avait, l’autre soir, de la crèche et du berceau dans ce Parc des Princes ouvert à la belle étoile, sous laquelle la première Coupe d’Europe de football affrontait les regards de quarante mille rois mages venus lui apporter la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf … » Vous rendez-vous compte qu’à neuf ans, je fus, durant une heure et demie, collègue de Melchior, Gaspard et Balthazar ? J’avais peut-être un petit faible pour Melchior dont un homonyme prénommé Ernst, brillant international autrichien, faisait à la même époque les beaux jours du club de ma région, le Football Club de Rouen que nous allions encourager fréquemment dans le vieux stade des Bruyères !
À lire encore Blondin, la soirée ne connut pas le dénouement souhaité : « Au regard de ce Jupiter (Di Stefano ndlr), notre Kopa fit un moment figure de Mercure, mais ce dieu des voleurs et des baladins s’empêtra dans ses tours et son numéro habituel de « passe-muraille » ne laissa transparaître qu’un goût communicatif pour le ballon, assez émoustillant mais inefficace. La souris s’enlisait dans le gruyère sans trouver les trous. »
Comprenez que les dribbles de Kopa ensorcelèrent moins qu’à l’accoutumée et que les troupes « napoléoniennes » du football essuyèrent un revers.
Napoléon Kopa s’en remit rapidement et dès la campagne suivante, il franchit les Pyrénées. En effet, les dirigeants du Real avaient un œil sur Raymond depuis son extraordinaire prestation du printemps 1955 au stade Chamartin et le recrutèrent pour le montant record de 52 millions d’anciens francs soient … 825 000 euros de maintenant, l’équivalent d’un petit mois de salaire des stars « galactiques » actuelles ! . Celui que les Madrilènes surnommèrent bientôt affectueusement Kopita passait ainsi de la seconde meilleure équipe européenne de l’époque au meilleur club du monde de tous les temps.
Il troquait le maillot rouge à manches blanches avec le mythique lacet sinuant à hauteur de la glotte, pour une tenue immaculée de la tête aux pieds. Gamin, j’adorais ces deux maillots vierges de toute publicité. En ce temps-là, il était hors de question de se les procurer, le merchandising n’existant pas.
La télévision allait arriver au domicile familial en avril 1957 à l’occasion, je vous interdis de rire, de la première visite d’État en France de la reine Elisabeth II d’Angleterre !
Je n’avais pas voix au chapitre mais mon père aurait peut-être pu anticiper cet achat de quelques mois : en effet, le 29 décembre 1956, vingt-huit ans avant l’avènement de Canal +, fut retransmis le premier match de championnat de France en direct de l’histoire de la télévision française entre le Stade de Reims (il est vrai sans Kopa parti en Espagne) et le F.C. Metz. L’ORTF paya en dédommagement au club rémois la différence entre la recette du jour et la moyenne des recettes de la saison. On était loin des droits exorbitants en cours aujourd’hui.
Dans le contexte peu médiatique de l’époque, l’exil madrilène de Kopa nous apparut assez flou. Il n’était plus sélectionné en équipe de France et ses prestations au sein du Real, dans l’ombre envahissante de Di Stefano et à un degré moindre du hongrois Puskas, à un poste d’ailier droit où il se sentait moins à l’aise, n’étaient relayées que par quelques articles dans les journaux spécialisés. Moins sur le devant de la scène nationale, il se rappela cependant à notre bon souvenir, pour notre fierté, en remportant deux fois consécutivement la Coupe d’Europe des clubs champions.
Nous attendions le retour de Napoléon, non pas de Sainte-Hélène mais de Madrid, car la Coupe du Monde se profilait à l’horizon de l’été 1958. Un pseudo règlement officiel ou pas interdisait la sélection en équipe de France de tout joueur évoluant à l’étranger. Dans les colonnes de l’hebdomadaire Miroir-Sprint, le journaliste François Thébaud militait à fond pour le retour de Kopa dans le onze tricolore. Son souhait fut exaucé.
Les jeunes générations ignorent parfois qu’avant Platini et Séville 1982 puis Zidane et les Bleus de 1998, il y eut l’épopée de Suède qui illumina le mois de mai 1958 des amoureux du foot. Sur le téléviseur familial de marque Grandin, nous pûmes suivre la magnifique demi-finale contre le Brésil. Certes, vite réduits à dix (les remplacements n’existaient pas à l’époque), les Français s’inclinèrent 5 buts à 2 devant le grand Brésil de Didi et Vava emmené par un gamin inconnu de dix-sept ans surnommé Pelé auteur de trois buts, mais nous étions fiers que nos joueurs puissent évoluer à un niveau pareil. Ils le confirmèrent, lors de la finale pour la troisième place, où ils humilièrent l’Allemagne de l’Ouest, vainqueur de la précédente Coupe du Monde, six buts à trois. Just Fontaine, l’avant-centre du onze tricolore, fut le meilleur buteur du tournoi avec 13 réalisations, total jamais égalé à ce jour. Kopa fut déclaré meilleur joueur de la Coupe du Monde au nez et à la barbe des artistes brésiliens, une distinction qui récompensait l’exceptionnel jeu offensif et inventif de l’équipe de France.
Il me faut vous conter une anecdote survenue un bon quart de siècle plus tard. En prologue d’une rencontre du Paris-Saint-Germain au Parc ces Princes, se déroula en face au stade Jean Bouin, un match très amical opposant les « Anciens de Suède » avec Kopa à une sélection de sportifs, acteurs et chanteurs (il me semble que Yannick Noah et Patrick Bruel en faisaient partie). Nous étions debout le long de la ligne de but. L’ambiance était bon enfant lorsque, soudain, « stupidement » j’osai ce commentaire à la cantonade : « il y a un quelque chose du Stade de Reims et de la France de 1958 dans l’équipe actuelle du PSG. » Un monsieur très élégant, bien plus âgé que moi, outré, se retourna très offusqué. Sa réponse fut cinglante : « S’il vous plait, un peu de décence ! » Soit ! Message reçu ! Je me sentis penaud devant mon crime de lèse-majesté (lèse-empereur ?). C’est dire en tout cas si cette époque, où la génération Kopa écrivit les premières pages glorieuses de l’histoire du football français, avait marqué les consciences.
Pour l’ensemble de son œuvre en cette année 1958, Raymond Kopa fut le premier Français à recevoir le Ballon d’Or, prestigieuse récompense distinguant le meilleur joueur européen de la saison, succédant ainsi à son coéquipier du Real Di Stefano.
Raymond Kopa joua encore une saison en Espagne au cours de laquelle il remporta une troisième fois la Coupe d’Europe des Clubs champions en battant en finale ses compatriotes du Stade de Reims qu’il allait bientôt rejoindre.
Ce fut la grande époque, l’allusion était si facile, d’un football pétillant comme le champagne.
Le Stade de Reims n’était pas seulement le champion de France mais le club de toute la France et allait bientôt investir le Parc des Princes pour y disputer ses matches de gala. Son attaque faisait rêver avec autour de Raymond, d’excellents joueurs ayant participé à l’épopée de Suède, Fontaine, Piantoni, Vincent. Je ne l’ai pas encore cité mais à la tête de l’équipe de France et du club rémois, il y avait un grand entraîneur, brillant pédagogue, pondéré, Albert Batteux que Kopa (et les autres) nommait respectueusement Monsieur Batteux. Ce n’était pas le temps des coaches gesticulant sur le bord du terrain !
Le Racing Club de Paris était leur principal rival sur le plan national. Les oppositions très spectaculaires entre les deux équipes étaient essentiellement esthétiques. Ainsi, le club de la capitale marqua, au cours du championnat 1959-1960, l’impressionnant total de 118 buts, un record qui tient toujours. Quand il pouvait se procurer des billets, mon père m’emmenait au Parc pour ces Racing-Reims de légende.
Le Football Club de Rouen s’étant hissé en première division, on ne manquait évidemment pas non plus la venue de Kopa aux Bruyères. Je connus la joie enfantine qu’il me signât un autographe à la sortie des vestiaires, le plus simplement possible.
Puis, en janvier 1960, le Miroir du Football parut pour la première fois sous sa forme mensuelle. Par sa philosophie du jeu, son opposition au football business et sa liberté de ton, ce magazine tenait une place à part au sein de la presse sportive. J’attendais chaque nouveau numéro pour découvrir sa couverture en couleurs. Je rappelle que la télévision était en noir et blanc et que les photographies des hebdomadaires sportifs étaient monochromes, parfois de teinte sépia.
Bien que loué et soutenu par cette presse progressiste, l’état de grâce ne dura pas très longtemps pour Kopa. Les artistes sont souvent incompris et comme les frères Boniface au rugby, Raymond, malgré son incomparable palmarès, devait faire ses preuves presque à chaque match pour mériter sa sélection en équipe de France.
Les critiques s’abattaient sur le « petit jeu étriqué des Rémois (et Kopa qui était l’incarnation individuelle de ce style) stigmatisé à la moindre défaite et jamais approuvé quand ils gagnaient (pourtant tellement souvent). Comble de malchance, le buteur Just Fontaine fu victime d’une double fracture tibia-péroné qui l’éloigna bientôt définitivement des terrains.
Monsieur Batteux démissionna de son poste d’entraîneur de l’équipe de France. Il fut remplacé par Georges Verriest, « inculte, suffisant et autoritaire « selon les mots du Miroir. Soutenu par une fédération mesquine, il n’eut de cesse que de chercher des poux dans la tête de Kopa pour justifier de ne pas le sélectionner.
L’occasion était belle d’en finir avec celui qui incarnait le chapitre le plus glorieux de l’histoire du football français (à l’époque) lorsque Kopa condamna dans un article du journal non sportif Paris-Match le système esclavagiste des transferts de joueurs. On retrouvait chez Raymond le même fort caractère de Jacques Anquetil qui, quelques années plus tard, jeta un grand pavé dans la mare du dopage dans les colonnes de France-Dimanche, un hebdomadaire, il est vrai, spécialisé dans les scandales people.
Kopa, profitant de son aura, prononçait un violent réquisitoire contre le système des transferts, alors en vigueur, édifié par la Ligue de football et avalisé par la Fédération. Les dirigeants de clubs étaient de véritables maquignons qui traitaient les joueurs professionnels comme du bétail, les achetant ou les vendant selon leur bon vouloir. Raymond combattit, aux côtés de Just Fontaine, d’Eugène N’Jo-Léa un talentueux joueur de Saint-Étienne diplômé en droit, de Norbert Eschmann journaliste du Miroir et ancien grand joueur international suisse, et de Maître Bertrand, au sein de l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels (UNFP) syndicat fondé en 1961 pour abolir ces pratiques d’un autre âge. Les footballeurs d’aujourd’hui qui détournent le contrat à temps à leur indécent profit peuvent remercier infiniment ces anciens footballeurs citoyens.
Ses positions en faveur de ses pairs valurent à Kopa une suspension avec sursis de six mois et les vexations répétées du sélectionneur Verriest. Toute peccadille était bonne pour ne pas l’appeler en équipe de France. Mensonges, calomnies, insultes pleuvaient sur le pauvre Raymond. Il fut même suspendu sans sursis cette fois pour n’avoir pas répondu à la convocation à un stage de l’équipe de France alors qu’il veillait sur la santé de son fils de quatre ans qui allait décéder peu après.
Le « déserteur » Kopa honora son ultime sélection le 11 novembre 1962 à l’âge de 31 ans. Sa prestation fut assez médiocre. Raymond avoua après sa carrière que ce jour-là, il en avait gardé dans la chaussure en prévision d’un match retour de quart de finale de Coupe d’Europe, trois jours plus tard au Parc des Princes
Je me souviens encore de cette rencontre contre l’Austria de Vienne que Reims avec un Kopa étincelant remporta cinq buts à zéro dans une ambiance détestable. Le Miroir, pourtant fervent amateur du football à bulles (Champagne !) fustigea cette soirée : « On ne fait pas de concession au chauvinisme. Qui vient au stade pour soutenir une équipe et non pour jouir du spectacle d’un match joué par deux équipes est un partisan. De l’esprit partisan à l’hostilité ouverte contre l’autre équipe, il n’y a qu’un pas. Le pas qui a été accompli par le public du Parc des Princes en cette lamentable soirée du 14 novembre 1962, ce qui lui vaudra la réprobation du monde entier. Une partie de la Presse s’en consolera d’autant plus aisément qu’elle n’a pas la conscience nette dans cette écœurante explosion de bêtise et de lâcheté. Un appel au calme qui s’accompagne d’une exhortation à « aider Reims », c’est de l’inconscience ou de l’hypocrisie…
Moins cyniques, d’autres se font une raison : « Bah ! c’est la rançon du succès, et vous n’allez tout de même pas déplorer le succès du football. » Nous le disons tout net. Si le succès du Football ne repose que sur la bêtise et la lâcheté, le Football ne mérite pas une seconde d’attention. »
C’était une chouette revue, le Miroir du Football, n’est-ce pas ? Le football changea d’ère plongeant peu à peu dans des dérives chauvines et mercantiles.
J’allais passer le baccalauréat, mes parents veillaient à ce que des sujets moins futiles m’occupent l’esprit (ce n’était pourtant pas moi qui écrivais aux journalistes de L’Équipe et du Miroir !). Kopa acheva sa carrière professionnelle fidèle au Stade de Reims en 1968.
Comme Louison Bobet, quelques années auparavant, comme bientôt Anquetil et Killy, Kopa avait préparé avec intelligence sa retraite sportive. Alors que beaucoup de sportifs de l’époque la passaient derrière le comptoir du café des Sports qu’ils ouvraient, Raymond créa notamment sa propre marque d’équipements sportifs et commercialisa des jus de fruits et sodas à son nom.
Lors de ses longues tournées à travers la France pour promouvoir ses produits, il ne manquait pas de glisser une paire de chaussures à crampons dans le coffre de sa voiture pour taper dans le ballon au hasard des petits clubs qu’il visitait.
L’amoureux du jeu, du beau jeu même, joua le dimanche matin dans une équipe de vétérans jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, comme lorsque, gamin, il s’amusait avec ses camarades des corons de Nœux-les-Mines. Il savait la chance qu’il avait eue d’échapper à son destin, lui le galibot qui descendait au fond de la mine à l’âge de quatorze ans. Il y avait même laissé une phalange, tout gosse j’essayais de repérer ce détail sur les photographies.
Raymond Kopa n’était pas spécialement chaleureux de nature mais j’ai admiré le footballeur et l’homme. Il appartient à mon enfance, à ma jeunesse. Il représentait un football populaire où l’argent n’avait pas sa toute-puissance d’aujourd’hui. Enfant de mineur polonais et mineur lui-même, il incarne un bel exemple d’intégration au même titre que ses talentueux héritiers Platini et Zidane. La Une nostalgique en noir et blanc du dossier spécial publié en son hommage par L’Équipe illustre superbement cette époque : tout Napoléon et plus grand joueur français qu’il fût, il chaussait les crampons sur un coin de pelouse comme tout footballeur du dimanche.
Ces jours-ci, un joueur du Paris-Saint-Germain, sur le banc des remplaçants, n’avait même pas prévu d’enfiler sa tenue au cas où on ferait appel à lui …