Archive pour mars, 2017

Raymond Kopa, un des plus grands footballeurs de mon enfance

Ce matin-là, à mille lieues des dribbles, crochets et tacles destinés à François Fillon, ma compagne m’accueillit au petit déjeuner en m’annonçant : « Raymond Kopa est mort ».
Elle savait que cette nouvelle m’attristerait profondément. C’était tout un pan de mon enfance sportive qui s’écroulait comme ce fut déjà le cas en 1987 avec le décès de « mon » champion cycliste Jacques Anquetil.

Kopa Bobet Sport&Vie

Dois-je m’enorgueillir d’avoir vu jouer maintes fois celui qui fut surnommé le Napoléon du football ? Ce n’est que le privilège d’un âge qui défile depuis (trop) longtemps. J’entends les journalistes qui ne l’ont pas connu évoquer avec émotion leurs pères qui leur en parlaient avec admiration. J’appartiens à cette génération du baby boom qui était trop jeune pour pleurer Marcel Cerdan mais suffisamment grande, au milieu des années 1950, pour s’extasier devant les dribbles de Kopa, le panache de Louison Bobet vainqueur de trois Tours de France consécutifs, et j’ajoute au nom de ma passion aveugle, les chevauchées contre la montre et le record de l’heure d’Anquetil.
Pour planter le décor de l’époque, je vous renvoie à deux anciens billets :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
J’y avais, en effet, (presque) tout dit. En ce temps-là, bien avant d’être révélés par l’image, le football et le cyclisme, ces deux grands sports populaires, étaient portés par le récit épique des radioreporters et les journalistes de la presse écrite. Mon imaginaire était largement sollicité. Je le restituais dans mes commentaires enflammés qui accompagnaient mes arabesques en solitaire dans la cour de ma maison-école de Normandie.
Les jeunes générations de l’ère numérique, en prise instantanée par l’image avec l’actualité dans tous les coins de la planète, ne peuvent évidemment pas réaliser, pensant même parfois que nous exagérons le trait.
Pour rédiger mon modeste hommage à Raymond Kopa, je n’ai pas souhaité me plonger dans ma collection de la mythique revue Le Miroir du Football, que je garde pourtant jalousement. Pour lui donner fraîcheur, spontanéité et authenticité, j’ai préféré rassembler mes lointains et cependant vivaces souvenirs de mon enfance.
Ainsi, je vis pour la première fois Kopa en chair et en os par un dimanche ensoleillé de mai 1953. C’était la première fois que mon père m’emmenait à Colombes, le toujours unique stade olympique de France (jusqu’en 2024 ?), à l’occasion d’un match amical entre la France et le Pays de Galles. À l’époque, ces rencontres possédaient un caractère de prestige et étaient disputées âprement.
Mon père souhaitait évidemment surtout découvrir la nouvelle étoile du football français qui avait connu sa première sélection en équipe de France quelques mois auparavant, au mois d’octobre 1952 seulement … à cause d’un problème d’identité. En effet, Raymond, qui avait été convoqué en 1948 pour jouer dans l’équipe de France junior, avait oublié, bien que né à Nœux-les-Mines, qu’il s’appelait Kopaszewski, enfant d’une famille de mineurs polonais émigrés en France après la Première Guerre Mondiale, et en conséquence, il ne pouvait obtenir la nationalité française qu’à sa majorité de vingt-et-un ans !
Kopa ! Kopa ! C’était tellement plus simple pour le gosse que j’étais, de scander son nom.
Ce n’était tout de même pas au temps du cinéma muet même si le résumé tiré des fonds de l’INA l’est !
http://www.ina.fr/video/CAF95009744
Mon père avait également filmé, avec sa caméra PATHÉ 9,5 mm, quelques séquences conservées dans mes archives familiales. La sortie des vestiaires des dieux du stade surgissant littéralement de terre ainsi que les longs shorts des joueurs britanniques demeurent des images ancrées à jamais dans ma mémoire.
Les archivistes invétérés auront peut-être repéré que Kopa marqua les deuxième et quatrième buts de la large victoire tricolore.
Ayant observé son style, je pouvais désormais l’imaginer dans ses mouvements et feintes diaboliques lors des retransmissions à la radio, le dimanche après-midi, des matches de son club, le Stade de Reims.
À défaut de le comparer au Messi d’aujourd’hui, il y avait du génie dans son jeu : un dribble déroutant court et vif, le ballon collé à la chaussure, effaçant complètement l’adversaire, le sens de la passe juste. Il était très rapide mais certains lui reprochaient parfois sa façon de temporiser, presque immobile, durant plusieurs secondes, pour déséquilibrer et éliminer le défenseur.
Raymond inspira le fameux jeu « à la rémoise » et le corner du même nom, faits de passes courtes au sol, expression d’une intelligence tactique et technique, plutôt que de balancer un grand coup de chaussure n’importe où (le « kick and rush »).
Par mimétisme, jouant en solitaire, en l’absence aussi des fameux mannequins que, plus tard, Platini mit à la mode pour s’exercer aux tirs de coup-francs, ce sont les imposants tilleuls de la cour du collège de ma maman qui subissaient stoïquement mes feintes de corps.
Soixante ans plus tard, c’est une véritable madeleine de Proust que d’entendre encore parfois certains commentateurs parler de corner à la rémoise. Cela appartient à notre patrimoine comme le gratin dauphinois et la bourride de lotte à la sétoise.
C’est comme cela que me furent inculqués mes premiers rudiments de philosophie … du jeu ! À l’époque, le football allait être prétexte à de violentes querelles sur la manière de le pratiquer. Bientôt, s’affrontèrent les défenseurs d’un réalisme conservateur tourné avant tout vers le résultat, emmenés par Jacques Ferran, l’éminent journaliste de L’Équipe et de France-Football, et les tenants d’un style progressiste, plus chatoyant, orienté vers l’offensive, en somme d’« une autre idée du football », leitmotiv de la rédaction de l’hebdomadaire Miroir-Sprint et du mensuel Miroir du Football avec François Thébaud à sa tête. Vous aurez deviné sur quelle ligne éditoriale se rangeaient les laudateurs du jeu à la rémoise.
Vous souriez sans doute mais le football divisait alors les amoureux de ce sport. Même Albert Camus, prix Nobel de littérature, y allait de son jugement : « Ce que je sais finalement de plus sûr sur la morale et les obligations des hommes, c’est au football que je le dois ». Ce doit être encore vrai, aujourd’hui, mais sûrement pas pour les mêmes raisons !
Parfois, mon professeur de père, plus proche des opinions avant-gardistes du Miroir d’essence communiste (oxymore ?) prenait sa plume pour tancer de manière argumentée Jacques Ferran … qui ne manquait pas de lui répondre cordialement. Je n’y comprenais pas grand-chose mais je me réjouissais que sur terre le foot revête une telle importance et qu’en guise d’ « ateliers philosophiques » (il y aurait eu donc des stades philo avant les cafés philo ?), mon père m’emmenât à Paris voir un Racing-Reims dans l’ancien Parc des Princes.

Un Reims-Racing au ParcKopa-Marche Reims-Racing au Parc

C’était une époque plus sereine où les spectateurs pouvaient manifester côte-à-côte de manière festive leur sympathie pour l’une ou l’autre équipe. Ils souhaitaient applaudir les artistes du ballon rond autant que supporter leur club favori … encore qu’il y eut quelques bastions méditerranéens moins accueillants, ainsi le stade Jean Bouin, antre des Crocodiles nîmois !
C’était encore le temps de la radio avec l’émission du dimanche après-midi Sports et Musique animée par Georges Briquet. Mon père, mon frère et moi, réunis autour du vieux poste TSF à galène, « regardions » les matches. Je notais sur un cahier la composition des équipes et les faits remarquables de la rencontre. J’ai un souvenir un peu flou (mais il existe) d’un dimanche de printemps 1955. Les footballeurs français venaient défier l’équipe d’Espagne au stade Chamartin (ancêtre de l’actuel Santiago Bernabeu) de Madrid. Le chef de la rubrique football du quotidien L’Équipe Gabriel Hanot, ancien joueur international et ex sélectionneur de l’équipe de France, avait prédit qu’une défaite de la France par quatre buts d’écart serait normale, par deux ou trois buts, ce serait une bonne performance, par un but, un exploit, quant au match nul il tiendrait du miracle.

Espagne-France 1955 KopaKopa matador

kopa dessin L'Equipe 2

Dessin de Lasserpe (L’Équipe 5 mars 2017)

Kopa eut vite fait de battre en brèche la perspicacité de l’éminent spécialiste. À la corrida de Chamartin, le petit taureau français virevolta devant le tissu rouge des maillots espagnols et la France l’emporta. Ce jour-là, un journaliste anglais enthousiasmé écrivit : « J’ai vu un des plus grands joueurs de tous les temps. Il s’appelle Kopa » et le surnomma pour l’éternité le « Napoléon du football » ! Quant à moi, euphorique, je dus probablement, aussitôt le match achevé, en faire voir de toutes les couleurs aux tilleuls de la cour sous le bruissement d’élytres de la foule admirative de hannetons qui les colonisaient !
C’était aussi un temps où, même si la fée électricité s’était penchée sur nous depuis un bon siècle, on commença à organiser des rencontres en nocturne. Voyez ce que mon vénéré Antoine Blondin en pensait avec son sens de la formule lyrique et poétique :
« C’est à la tombée de la nuit que l’on a vu le football français sous son meilleur jour. Je regrette malgré tout que ce match n’ait pas été disputé au grand jour, comme on dit. La victoire de Reims en eût tiré ce relief singulier que le coup de quatre heures emmitouflé de brume confère aux dernières minutes de la partie, quand le destin se promène sur la pelouse dans un manteau couleur de muraille. Non certes que le succès des nôtres puisse être en quelque façon entaché d’irrégularité, mais j’aime qu’un rituel strict serve une certaine liturgie. Il y a un temps pour chaque chose : la messe, qu’on se prend maintenant à dire l’après-midi dans quelques paroisses, l’apéritif et même le ballon rond. Et puis trop de paillettes dispersent l’attention. Sous les projecteurs, les joueurs repeints à neuf semblent émerger à quelque vitrine de jouets et les champions s’y trouvent situés dans un exil sublime, un peu inhumain, qui les retranche de la masse.
Pourtant, n’hésitons pas à dire qu’il y a du plaisir à empiéter sur la veillée des chaumières ou des trois pièces cuisine pour s’entasser au coude à coude avec des milliers de complices dans le plus aigre des crépuscules. Le stade ne flambe pas encore, mais il est agité par une impatience de feu d’artifice … Avec les lumières, on aborde à une autre planète. La vitre d’aquarium géant qui semble soudain vous séparer du champ introduit à la notion d’une quatrième dimension, qui serait celle d’un temps biscornu, prodigieusement accéléré en de certaines zones de l’espace. Le ballon lui-même a l’air d’une boule de neige qui ne se résoudrait pas à fondre. Allez donc savoir de quels satellites émanent ces Rémois et ces Magyars dont les évolutions précipitées, les arabesques, prennent une fluidité qui échappe à la pesanteur. »
Les Magyars en question, en l’occurrence les joueurs du Vörös Lobogó, un club de Budapest aujourd’hui appelé MTK, disputaient là sous les sunlights du Parc des Princes un quart de finale de la première Coupe des clubs champions européens, ancêtre de la Champions League actuelle.
En bon écolier avide et curieux de me cultiver à propos de tout et de rien, je repérai bientôt sur la carte l’Écosse et Edimbourg dont le club des Hibernians (ainsi nommé parce qu’il fut fondé par des immigrants catholiques irlandais) ne réussit pas à barrer la route de la finale au Stade de Reims et Kopa.
Ah cette finale du 13 juin 1956 ! Je l’avais évoquée dans mon hommage à Di Stefano, l’immense joueur de l’équipe d’en face, le Real Madrid. Antoine Blondin avait présenté l’événement ainsi : « Il est toujours assez émouvant d’assister à la naissance d’une tradition. La minute historique est une occasion à enlever « de suite ». Il y avait, l’autre soir, de la crèche et du berceau dans ce Parc des Princes ouvert à la belle étoile, sous laquelle la première Coupe d’Europe de football affrontait les regards de quarante mille rois mages venus lui apporter la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf … » Vous rendez-vous compte qu’à neuf ans, je fus, durant une heure et demie, collègue de Melchior, Gaspard et Balthazar ? J’avais peut-être un petit faible pour Melchior dont un homonyme prénommé Ernst, brillant international autrichien, faisait à la même époque les beaux jours du club de ma région, le Football Club de Rouen que nous allions encourager fréquemment dans le vieux stade des Bruyères !

Equipe de Reims Finale 1956

À lire encore Blondin, la soirée ne connut pas le dénouement souhaité : « Au regard de ce Jupiter (Di Stefano ndlr), notre Kopa fit un moment figure de Mercure, mais ce dieu des voleurs et des baladins s’empêtra dans ses tours et son numéro habituel de « passe-muraille » ne laissa transparaître qu’un goût communicatif pour le ballon, assez émoustillant mais inefficace. La souris s’enlisait dans le gruyère sans trouver les trous. »
Comprenez que les dribbles de Kopa ensorcelèrent moins qu’à l’accoutumée et que les troupes « napoléoniennes » du football essuyèrent un revers.
Napoléon Kopa s’en remit rapidement et dès la campagne suivante, il franchit les Pyrénées. En effet, les dirigeants du Real avaient un œil sur Raymond depuis son extraordinaire prestation du printemps 1955 au stade Chamartin et le recrutèrent pour le montant record de 52 millions d’anciens francs soient … 825 000 euros de maintenant, l’équivalent d’un petit mois de salaire des stars « galactiques » actuelles ! . Celui que les Madrilènes surnommèrent bientôt affectueusement Kopita passait ainsi de la seconde meilleure équipe européenne de l’époque au meilleur club du monde de tous les temps.
Il troquait le maillot rouge à manches blanches avec le mythique lacet sinuant à hauteur de la glotte, pour une tenue immaculée de la tête aux pieds. Gamin, j’adorais ces deux maillots vierges de toute publicité. En ce temps-là, il était hors de question de se les procurer, le merchandising n’existant pas.

Finale 1956 Kopa Di Stefanol

La télévision allait arriver au domicile familial en avril 1957 à l’occasion, je vous interdis de rire, de la première visite d’État en France de la reine Elisabeth II d’Angleterre !
Je n’avais pas voix au chapitre mais mon père aurait peut-être pu anticiper cet achat de quelques mois : en effet, le 29 décembre 1956, vingt-huit ans avant l’avènement de Canal +, fut retransmis le premier match de championnat de France en direct de l’histoire de la télévision française entre le Stade de Reims (il est vrai sans Kopa parti en Espagne) et le F.C. Metz. L’ORTF paya en dédommagement au club rémois la différence entre la recette du jour et la moyenne des recettes de la saison. On était loin des droits exorbitants en cours aujourd’hui.
Dans le contexte peu médiatique de l’époque, l’exil madrilène de Kopa nous apparut assez flou. Il n’était plus sélectionné en équipe de France et ses prestations au sein du Real, dans l’ombre envahissante de Di Stefano et à un degré moindre du hongrois Puskas, à un poste d’ailier droit où il se sentait moins à l’aise, n’étaient relayées que par quelques articles dans les journaux spécialisés. Moins sur le devant de la scène nationale, il se rappela cependant à notre bon souvenir, pour notre fierté, en remportant deux fois consécutivement la Coupe d’Europe des clubs champions.

Kopa-Di Stefano-PuskasKopa déborde au RéalKopa au Real debordant

Un Real-Barcelone en couleurs

Nous attendions le retour de Napoléon, non pas de Sainte-Hélène mais de Madrid, car la Coupe du Monde se profilait à l’horizon de l’été 1958. Un pseudo règlement officiel ou pas interdisait la sélection en équipe de France de tout joueur évoluant à l’étranger. Dans les colonnes de l’hebdomadaire Miroir-Sprint, le journaliste François Thébaud militait à fond pour le retour de Kopa dans le onze tricolore. Son souhait fut exaucé.

kopaequipe de France couleurs

Les jeunes générations ignorent parfois qu’avant Platini et Séville 1982 puis Zidane et les Bleus de 1998, il y eut l’épopée de Suède qui illumina le mois de mai 1958 des amoureux du foot. Sur le téléviseur familial de marque Grandin, nous pûmes suivre la magnifique demi-finale contre le Brésil. Certes, vite réduits à dix (les remplacements n’existaient pas à l’époque), les Français s’inclinèrent 5 buts à 2 devant le grand Brésil de Didi et Vava emmené par un gamin inconnu de dix-sept ans surnommé Pelé auteur de trois buts, mais nous étions fiers que nos joueurs puissent évoluer à un niveau pareil. Ils le confirmèrent, lors de la finale pour la troisième place, où ils humilièrent l’Allemagne de l’Ouest, vainqueur de la précédente Coupe du Monde, six buts à trois. Just Fontaine, l’avant-centre du onze tricolore, fut le meilleur buteur du tournoi avec 13 réalisations, total jamais égalé à ce jour. Kopa fut déclaré meilleur joueur de la Coupe du Monde au nez et à la barbe des artistes brésiliens, une distinction qui récompensait l’exceptionnel jeu offensif et inventif de l’équipe de France.

L'EQUIPE DE FRANCE AVANT LA DEMI-FINALE DE COUPE DU MONDE EN 1958Equipe de France en Suède

Kopa L'Intrépide

Il me faut vous conter une anecdote survenue un bon quart de siècle plus tard. En prologue d’une rencontre du Paris-Saint-Germain au Parc ces Princes, se déroula en face au stade Jean Bouin, un match très amical opposant les « Anciens de Suède » avec Kopa à une sélection de sportifs, acteurs et chanteurs (il me semble que Yannick Noah et Patrick Bruel en faisaient partie). Nous étions debout le long de la ligne de but. L’ambiance était bon enfant lorsque, soudain, « stupidement » j’osai ce commentaire à la cantonade : « il y a un quelque chose du Stade de Reims et de la France de 1958 dans l’équipe actuelle du PSG. » Un monsieur très élégant, bien plus âgé que moi, outré, se retourna très offusqué. Sa réponse fut cinglante : « S’il vous plait, un peu de décence ! » Soit ! Message reçu ! Je me sentis penaud devant mon crime de lèse-majesté (lèse-empereur ?). C’est dire en tout cas si cette époque, où la génération Kopa écrivit les premières pages glorieuses de l’histoire du football français, avait marqué les consciences.
Pour l’ensemble de son œuvre en cette année 1958, Raymond Kopa fut le premier Français à recevoir le Ballon d’Or, prestigieuse récompense distinguant le meilleur joueur européen de la saison, succédant ainsi à son coéquipier du Real Di Stefano.

Kopa Ballon d' Or.jpgKopa et son ballon d'orFrance-Football Kopa

Raymond Kopa joua encore une saison en Espagne au cours de laquelle il remporta une troisième fois la Coupe d’Europe des Clubs champions en battant en finale ses compatriotes du Stade de Reims qu’il allait bientôt rejoindre.
Ce fut la grande époque, l’allusion était si facile, d’un football pétillant comme le champagne.

Kopa déborde

Le Stade de Reims n’était pas seulement le champion de France mais le club de toute la France et allait bientôt investir le Parc des Princes pour y disputer ses matches de gala. Son attaque faisait rêver avec autour de Raymond, d’excellents joueurs ayant participé à l’épopée de Suède, Fontaine, Piantoni, Vincent. Je ne l’ai pas encore cité mais à la tête de l’équipe de France et du club rémois, il y avait un grand entraîneur, brillant pédagogue, pondéré, Albert Batteux que Kopa (et les autres) nommait respectueusement Monsieur Batteux. Ce n’était pas le temps des coaches gesticulant sur le bord du terrain !

KopaFontainePiantoniVincent

Le Racing Club de Paris était leur principal rival sur le plan national. Les oppositions très spectaculaires entre les deux équipes étaient essentiellement esthétiques. Ainsi, le club de la capitale marqua, au cours du championnat 1959-1960, l’impressionnant total de 118 buts, un record qui tient toujours. Quand il pouvait se procurer des billets, mon père m’emmenait au Parc pour ces Racing-Reims de légende.
Le Football Club de Rouen s’étant hissé en première division, on ne manquait évidemment pas non plus la venue de Kopa aux Bruyères. Je connus la joie enfantine qu’il me signât un autographe à la sortie des vestiaires, le plus simplement possible.

Kopa jonglantKopa avec dédicace

Puis, en janvier 1960, le Miroir du Football parut pour la première fois sous sa forme mensuelle. Par sa philosophie du jeu, son opposition au football business et sa liberté de ton, ce magazine tenait une place à part au sein de la presse sportive. J’attendais chaque nouveau numéro pour découvrir sa couverture en couleurs. Je rappelle que la télévision était en noir et blanc et que les photographies des hebdomadaires sportifs étaient monochromes, parfois de teinte sépia.

KopaTitreMiroir du Foot Vincent-Kopa-Piantoni

Bien que loué et soutenu par cette presse progressiste, l’état de grâce ne dura pas très longtemps pour Kopa. Les artistes sont souvent incompris et comme les frères Boniface au rugby, Raymond, malgré son incomparable palmarès, devait faire ses preuves presque à chaque match pour mériter sa sélection en équipe de France.
Les critiques s’abattaient sur le « petit jeu étriqué des Rémois (et Kopa qui était l’incarnation individuelle de ce style) stigmatisé à la moindre défaite et jamais approuvé quand ils gagnaient (pourtant tellement souvent). Comble de malchance, le buteur Just Fontaine fu victime d’une double fracture tibia-péroné qui l’éloigna bientôt définitivement des terrains.
Monsieur Batteux démissionna de son poste d’entraîneur de l’équipe de France. Il fut remplacé par Georges Verriest, « inculte, suffisant et autoritaire « selon les mots du Miroir. Soutenu par une fédération mesquine, il n’eut de cesse que de chercher des poux dans la tête de Kopa pour justifier de ne pas le sélectionner.
L’occasion était belle d’en finir avec celui qui incarnait le chapitre le plus glorieux de l’histoire du football français (à l’époque) lorsque Kopa condamna dans un article du journal non sportif Paris-Match le système esclavagiste des transferts de joueurs. On retrouvait chez Raymond le même fort caractère de Jacques Anquetil qui, quelques années plus tard, jeta un grand pavé dans la mare du dopage dans les colonnes de France-Dimanche, un hebdomadaire, il est vrai, spécialisé dans les scandales people.
Kopa, profitant de son aura, prononçait un violent réquisitoire contre le système des transferts, alors en vigueur, édifié par la Ligue de football et avalisé par la Fédération. Les dirigeants de clubs étaient de véritables maquignons qui traitaient les joueurs professionnels comme du bétail, les achetant ou les vendant selon leur bon vouloir. Raymond combattit, aux côtés de Just Fontaine, d’Eugène N’Jo-Léa un talentueux joueur de Saint-Étienne diplômé en droit, de Norbert Eschmann journaliste du Miroir et ancien grand joueur international suisse, et de Maître Bertrand, au sein de l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels (UNFP) syndicat fondé en 1961 pour abolir ces pratiques d’un autre âge. Les footballeurs d’aujourd’hui qui détournent le contrat à temps à leur indécent profit peuvent remercier infiniment ces anciens footballeurs citoyens.

Kopa et Maître BertrandKopa Miroir L'affaire

Ses positions en faveur de ses pairs valurent à Kopa une suspension avec sursis de six mois et les vexations répétées du sélectionneur Verriest. Toute peccadille était bonne pour ne pas l’appeler en équipe de France. Mensonges, calomnies, insultes pleuvaient sur le pauvre Raymond. Il fut même suspendu sans sursis cette fois pour n’avoir pas répondu à la convocation à un stage de l’équipe de France alors qu’il veillait sur la santé de son fils de quatre ans qui allait décéder peu après.
Le « déserteur » Kopa honora son ultime sélection le 11 novembre 1962 à l’âge de 31 ans. Sa prestation fut assez médiocre. Raymond avoua après sa carrière que ce jour-là, il en avait gardé dans la chaussure en prévision d’un match retour de quart de finale de Coupe d’Europe, trois jours plus tard au Parc des Princes

Reims-Austria

Je me souviens encore de cette rencontre contre l’Austria de Vienne que Reims avec un Kopa étincelant remporta cinq buts à zéro dans une ambiance détestable. Le Miroir, pourtant fervent amateur du football à bulles (Champagne !) fustigea cette soirée : « On ne fait pas de concession au chauvinisme. Qui vient au stade pour soutenir une équipe et non pour jouir du spectacle d’un match joué par deux équipes est un partisan. De l’esprit partisan à l’hostilité ouverte contre l’autre équipe, il n’y a qu’un pas. Le pas qui a été accompli par le public du Parc des Princes en cette lamentable soirée du 14 novembre 1962, ce qui lui vaudra la réprobation du monde entier. Une partie de la Presse s’en consolera d’autant plus aisément qu’elle n’a pas la conscience nette dans cette écœurante explosion de bêtise et de lâcheté. Un appel au calme qui s’accompagne d’une exhortation à « aider Reims », c’est de l’inconscience ou de l’hypocrisie…
Moins cyniques, d’autres se font une raison : « Bah ! c’est la rançon du succès, et vous n’allez tout de même pas déplorer le succès du football. » Nous le disons tout net. Si le succès du Football ne repose que sur la bêtise et la lâcheté, le Football ne mérite pas une seconde d’attention. »
C’était une chouette revue, le Miroir du Football, n’est-ce pas ? Le football changea d’ère plongeant peu à peu dans des dérives chauvines et mercantiles.
J’allais passer le baccalauréat, mes parents veillaient à ce que des sujets moins futiles m’occupent l’esprit (ce n’était pourtant pas moi qui écrivais aux journalistes de L’Équipe et du Miroir !). Kopa acheva sa carrière professionnelle fidèle au Stade de Reims en 1968.
Comme Louison Bobet, quelques années auparavant, comme bientôt Anquetil et Killy, Kopa avait préparé avec intelligence sa retraite sportive. Alors que beaucoup de sportifs de l’époque la passaient derrière le comptoir du café des Sports qu’ils ouvraient, Raymond créa notamment sa propre marque d’équipements sportifs et commercialisa des jus de fruits et sodas à son nom.

Kopa jus de fruits

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Lors de ses longues tournées à travers la France pour promouvoir ses produits, il ne manquait pas de glisser une paire de chaussures à crampons dans le coffre de sa voiture pour taper dans le ballon au hasard des petits clubs qu’il visitait.
L’amoureux du jeu, du beau jeu même, joua le dimanche matin dans une équipe de vétérans jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, comme lorsque, gamin, il s’amusait avec ses camarades des corons de Nœux-les-Mines. Il savait la chance qu’il avait eue d’échapper à son destin, lui le galibot qui descendait au fond de la mine à l’âge de quatorze ans. Il y avait même laissé une phalange, tout gosse j’essayais de repérer ce détail sur les photographies.

Kopa L'Equipe blog

Raymond Kopa n’était pas spécialement chaleureux de nature mais j’ai admiré le footballeur et l’homme. Il appartient à mon enfance, à ma jeunesse. Il représentait un football populaire où l’argent n’avait pas sa toute-puissance d’aujourd’hui. Enfant de mineur polonais et mineur lui-même, il incarne un bel exemple d’intégration au même titre que ses talentueux héritiers Platini et Zidane. La Une nostalgique en noir et blanc du dossier spécial publié en son hommage par L’Équipe illustre superbement cette époque : tout Napoléon et plus grand joueur français qu’il fût, il chaussait les crampons sur un coin de pelouse comme tout footballeur du dimanche.
Ces jours-ci, un joueur du Paris-Saint-Germain, sur le banc des remplaçants, n’avait même pas prévu d’enfiler sa tenue au cas où on ferait appel à lui …

Publié dans:Coups de coeur |on 15 mars, 2017 |2 Commentaires »

Heureux qui comme Ulysse a fait de beaux voyages avec Georges Moustaki

Régulièrement, je viens flâner sur l’île Saint-Louis que la Seine enlace de ses deux bras. Après avoir longé ses quais pour admirer l’architecture des hôtels particuliers, je ne manque jamais de la traverser d’Ouest en Est, en son centre, par la rue Saint-Louis-en-l’Île.
Dès les beaux jours, les touristes s’attroupent à hauteur du numéro 31, maison mère du célèbre glacier Berthillon. En ce qui me concerne, pour tout vous dire, cet après-midi-là, aimant voyager dans mon assiette, je venais faire ma provision d’huiles d’olive grecques et italiennes.
C’est alors qu’au cours de ma promenade, je repère, scellée sur le mur d’un immeuble, une plaque de rue non officielle, aussi minuscule qu’une carte de visite. Ça sent le bricolage affectueux, ce qui explique peut-être la faute d’orthographe.

Moustaki

Je suis plus ému que surpris de ce modeste hommage car je n’ignore pas que l’artiste a vécu, à cet endroit, durant un demi-siècle. Il m’était même arrivé de croiser sa « gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec », flânant sur les bords du fleuve, ainsi qu’autour des courts de « tennis debout sur la table » (comme disait son ami Coluche !) de Roland-Garros (Georges était sinon un excellent joueur de ping-pong). Dans certains restaurants de l’île que je fréquentais, il n’était pas rare de voir une photographie de lui dédicacée au patron.
Je ne lui avais pas consacré de billet lors de sa disparition survenue en mai 2013. Encore que, incidemment, accoudé au comptoir du Café du P’tit bonheur, un chouette rade pas comme les autres, j’avais évoqué une valeureuse troupe d’anciens chanteurs de salle de bain se jetant à l’eau (pas dans la Seine mais sur une scène) qui achevait son spectacle avec la philosophie optimiste de l’ami Moustaki (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2013/09/03/un-soir-au-cafe-du-ptit-bonheur/ ).

« Ils vieilliront aussi, qu´ils restent ce qu´ils sont
Des viveurs d´utopie aux étranges façons
Des amants, des poètes, des faiseurs de chansons
Ils n´ont dans la vie que cette philosophie
Nous avons toute la vie pour nous amuser
Nous avons toute la mort pour nous reposer… »

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Permettez, à cet instant, une pensée pour Gilles, un des piliers de ce bistrot, qui, depuis, est parti se reposer avec Georges.
Je devrais dire Joseph car il était né Giuseppe Mustacchi, à Alexandrie en Égypte, de parents grecs originaires de l’île de Corfou.

« J’ai toujours le mal du pays

Ça fait pourtant vingt cinq années
Que je vis loin d’où je suis né
Vingt cinq hivers que je remue
Dans ma mémoire encore émue

Le parfum les odeurs les cris
De la cité d’Alexandrie
Le soleil qui brûlait les rues
Où mon enfance a disparu

Le chant la prière à cinq heures
La paix qui nous montait au cœur
L’oignon cru et le plat de fève
Nous semblaient un festin de rêve

La pipe à eau dans les cafés
Et le temps de philosopher
Avec les vieux les fous les sages
Et les étrangers de passage

Arabes Grecs Juifs Italiens
Tous bons Méditerranéens
Tous compagnons du même bord
L’amour et la folie d’abord

Je veux chanter pour tous ceux qui
Ne m’appelaient pas Moustaki
On m’appelait Jo ou Joseph
C’était plus doux c’était plus bref … »

Jo tient son prénom d’artiste de son admiration pour Georges Brassens. Il avait d’ailleurs écrit une chaleureuse chanson sur ses amis et donc lui :

« Les amis de Georges étaient un peu anar’
Ils marchaient au gros rouge et grattaient leur guitare
Ils semblaient tous issus de la même famille
Timides et paillards et tendres avec les filles
Ils avaient vu la guerre ou étaient nés après
Et s’étaient retrouvé à St-Germain-Des-Prés
Et s’il leur arrivait parfois de travailler
Personne n’aurait perdu sa vie pour la gagner

Les amis de Georges avaient les cheveux longs
A l’époque ce n’était pas encore de saison
Ils connaissaient Verlaine, Hugo, François Villon
Avant qu’on les enferme dans des microsillons
Ils juraient ils sacraient, Insultaient les bourgeois
Mais savaient offrir des fleurs aux filles de joie
Quitte à les braconner dans les jardins publics
En jouant à cache-cache avec l’ombre des flics … »

C’était une belle époque, vous ne trouvez pas ?

Librairie St Louis Ulysse

Il y a des coïncidences étonnantes et réjouissantes. Le rez-de-chaussée de l’immeuble où Georges (comprenez Moustaki tout au long de ce billet) possédait son pigeonnier, est occupé par la librairie Ulysse avec son enseigne Pays et voyages. « Depuis 1971, voyageurs, marins, routards, écrivains et pérégrins de tout poil sont venus rêver ici avant de partir sur les routes du monde. Tomber sur un livre inconnu au détour de l’un de ces rayons, c’est déjà le début du voyage ». Jusqu’à sa mort, Hugo Pratt, le père de Corto Maltèse, venait en voisin, de temps à autre, y cuisiner des spaghettis.
Les parents de Georges tenaient une librairie, mais oui, à Alexandrie où de nombreuses communautés se côtoyaient. À la maison, on parlait italien à cause d’une tante hostile à la langue grecque. Dans la rue, les enfants parlaient arabe. Le père Mustacchi inscrivit son fils au lycée français d’Alexandrie. Quelle riche idée !
Georges, Ulysse musicien, était partout chez lui. Ses chansons racontent la Méditerranée, le Brésil, les pays d’Amérique Latine, au gré de ses voyages et rencontres.
« L’Alexandrie de mon enfance – se souvenait-il – c’était le monde en réduction avec toutes les races et toutes les religions. Je suis rarement étranger quelque part car je trouve toujours une référence à Alexandrie dans les langues que j’y ai entendues, les odeurs que j’y ai respirées ou les couleurs. »
Ici, je vous offre son Voyage auprès d’une fille aux cheveux d’or.

« La fille près de qui je dors,
M’enroule dans ses cheveux d’or
Comme une araignée dans sa toile.
Moi, j’en appelle à mon étoile
Qui me fera trouver le nord…
Les bateaux reposent encor’
Dans les eaux profondes du port,
épuisés par leurs longs voyages.
Moi, j’en appelle au vent du large
Qui me fera quitter le bord… »

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L’ancienne garde des sceaux Christine Taubira évoqua la disparition de l’artiste en empruntant à Paul Éluard : « Insatiable Métèque, vous voilà désormais « impalpable grain de sable dans le vent » Dans mes souvenirs, j’ai entendu Georges pour la première fois à la fin des années 1950. Pour être exact, j’avais entendu, en fait, une chanson de lui. C’était à la télévision (et simultanément à la radio), sans doute dans La Joie de vivre, la populaire émission de variétés du lundi soir animée par Jacqueline Joubert et Henri Spade. Comme cela était la coutume à l’époque, Édith Piaf annonçait la chanson : « De Georges Moustaki, sur une musique de Marguerite Monnot, Milord ».

« Allez venez! Milord
Vous asseoir à ma table
Il fait si froid dehors
Ici, c’est confortable … »

Ce qui se passa dans la tête du gosse que j’étais, est insondable. En quoi, pouvais-je être racolé par cette fille du port prostituée consolant un riche client amoureux en amour ? La voix réaliste de Piaf peut-être, la musique entraînante sûrement, Milord fut un immense succès qu’espiègle, je pastichais en invitant mon cher oncle, veuf de la sœur de ma maman, à s’asseoir au moment du repas !

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C’est finalement assez récemment – les histoires de cœur des people ne me passionnent pas – que j’appris que Moustaki vécut à cette époque une liaison fougueuse d’un an avec Piaf. Il avait vingt-trois ans, elle dix-huit de plus. De son propre aveu, il passait un peu aux yeux de tous pour le gigolo de service. Édith semble avoir eu un faible pour les jeunes méditerranéens. Elle épousa en 1962 un jeune acteur d’origine grecque, Théo Sarapo, de vingt ans son cadet. Ils reposent dans le même caveau au cimetière du Père-Lachaise, non loin maintenant de Georges.

Salvador-Moustaki

Moustaki écrivait déjà des chansons pour les autres depuis quelques années. L’autre Georges, Brassens, l’avait repéré et encouragé à travers un joli texte écrit en mai 1954 : « Il (Moustaki) a eu vingt ans tout à l’heure et c’est plus difficile qu’on ne le suppose (le petit cheval de Paul Fort dans le mauvais temps, qu’il avait donc du courage !). Il écrit des chansons entre les lignes. Il aurait pu bâcler des insanités et se faire chanter par la canaille lyrique. Il a choisi les chemins escarpés, les chemins coupés. Il fait confiance au public. Il aura sa récompense. […] Chante Moustaki ! Ta chanson s’envolera vers des oreilles. Le temps s’en charge. Tu n’es pas seul. Écoute Guy-Charles Cros :

« Avec des mots chantés à voix profonde et douce
Avant qu’un peu de terre emplisse nos bouches
Confier à la vie notre lucide amour
C’est là notre travail sans trêve et notre fête
Notre raison de vivre et de mourir poètes
Notre unique et divin recours. »

Henri Salvador fut l’un des tout premiers à chanter Moustaki. Je vous offre une rareté, Il n’y a plus d’amandes, une chanson douce et nostalgique pour vous balancer dans votre hamac !

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À cet instant, je trouve un air de parenté artistique entre Moustaki, Salvador et Bernard Dimey. Poésie, tendresse, rêve les rassemblent. Henri chanta la merveilleuse chanson du poète de la butte Montmartre, Syracuse ville sicilienne que fondèrent des colons grecs venant de Corinthe au VIIIème siècle avant J.C. et que Cicéron présentait comme la plus belle des villes grecques.

« … Avant que ma jeunesse s’use
Et que mes printemps soient partis
J’aimerais tant voir Syracuse
Pour m’en souvenir à Paris. »

Dimey raconta également sublimement Les Enfants de Louxor :

«… Les enfants de Louxor ont quatre millénaires,
Ils dansent sur les murs et toujours de profil,
Mais savent sans effort se dégager des pierres
À l’heure où le soleil se couche sur le Nil.
Je pense m’en aller sans que nul ne remarque
Ni le bien ni le mal que l’on dira de moi
Mais je déposerai tout au fond de ma barque
Le caillou ramassé dans la Vallée des Rois… »

Il le tient au creux de sa main dans son repos éternel à Nogent-en-Bassigny (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2015/10/21/langres-sur-un-plateau-avec-bernard-dimey-et-denis-diderot/
Je m’égare ou plutôt je vagabonde, mais pouvait-il en être autrement avec ces trois artistes ?
Comme le confiait Moustaki, une chanson, c’est quatre notes de musique, deux ou trois mots, qui deviennent bientôt un univers.
Après l’immense succès de Milord, Georges devint tout au long des années 1960 un parolier et compositeur réclamé par les plus grands noms de la chanson française, Yves Montand, Tino Rossi (oui aussi !), Juliette Gréco, Cora Vaucaire, Colette Renard et surtout, Barbara et Serge Reggiani.
Georges rencontra Barbara au temps où elle chantait au cabaret de l’Écluse : « Si j’ai bien compris, vous écrivez des chansons. Montrez-les-moi, au lieu de regarder mes seins comme un imbécile ! » Il s’ensuivit une amicale complicité (uniquement ?) puis, plus tard, des tournées ensemble. Et aussi une magnifique dédicace à la « longue dame brune » dont je ne me lasse jamais de regarder le clip.

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Serge Reggiani, le formidable acteur amant de Casque d’or Simone Signoret, qui vient de se lancer dans la chanson sur des textes de Boris Vian, suggère à Georges comme sujet, une déclaration d’amour à une maîtresse d’âge mûr. Moustaki songe à sa propre histoire avec Piaf et lui offre Sarah :

« La femme qui est dans mon lit
N’a plus 20 ans depuis longtemps … »

C’est un triomphe. Écoutez Serge avec, en prélude, le poème de Baudelaire Je n’ai pas pour maîtresse une lionne illustre. Chef-d’œuvre !

« Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d’une rue égarée,
Et la tête et l’œil bas comme un pigeon blessé,
Traînant dans les ruisseaux un talon déchaussé,

Messieurs, ne crachez pas de jurons ni d’ordure
Au visage fardé de cette pauvre impure
Que déesse Famine a par un soir d’hiver,
Contrainte à relever ses jupons en plein air.

Cette bohème-là, c’est mon tout, ma richesse,
Ma perle, mon bijou, ma reine, ma duchesse,
Celle qui m’a bercé sur son giron vainqueur,
Et qui dans ses deux mains a réchauffé mon cœur. »

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La connivence entre les deux artistes déboucha bientôt sur une kyrielle de succès, Madame Nostalgie (serait-ce Barbara ?), Ma solitude, Ma liberté, Votre fille a vingt ans, Tes gestes, que Georges reprit, plus tard, en large partie, dans son propre répertoire.

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Comment voulez-vous que les femmes ne fondent pas devant tant de tendresse ? Beaucoup l’aimèrent. Il les aima infiniment, souvent jeunes et jolies.
Moustaki, le discret paresseux, brillait par les chansons qu’il offrait aux autres. Explosa Mai 68 ! « Des choses merveilleuses se déroulaient dans la rue, les facultés, les usines, je devais chanter ! » La poésie libertaire de Georges allait s’accorder aux humeurs de l’époque.
Jeunes utopistes à la conquête d’un nouveau monde social, nous ne pouvions qu’être emportés par sa ballade romantique parlant d’un étranger doux rêveur et sans attache. Georges vous la susurre dans son appartement de l’île Saint-Louis et au bord de la Seine.

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Le Métèque fut un énorme succès international. Son écoute, tellement fréquente sur les ondes quotidiennement, finissait presque par créer une certaine lassitude.
Le premier vers de la chanson est devenu pour l’éternité la carte d’identité de l’artiste : « Avec ma gueule de métèque, de juif errant, de pâtre grec ». C’était tellement le portrait de Moustaki tout craché que Serge Reggiani avait décliné de le chanter lorsque Georges lui avait offert deux ans auparavant : « C’est une chanson qui te ressemble trop pour que quelqu’un d’autre la chante ». Pour être absolument exact, la chanson, d’abord refusée par une maison de production, fut créée par Pia Colombo qui l’interprétait à la seconde personne.
Le Métèque, c’est un mot que Moustaki avait entendu à son sujet. Alors plutôt que s’offenser de ce qualificatif péjoratif à la connotation xénophobe, il en fit une magnifique chanson apaisante sur un air de sirtaki. Imaginez la chanson emblématique qui pourrait être écrite aujourd’hui en notre époque de transhumances !
À tout hasard, ça ne fait pas de mal de resituer le terme dans son exacte signification historique, le métèque, dans la Grèce antique, est « celui qui a changé de résidence », soit un statut médian entre le citoyen et l’étranger, réservé à des ressortissants grecs d’autres cités. À ce titre, Aristote, né en Macédoine, est le plus célèbre des métèques athéniens.
Bien évidemment, dès sa sortie en 1969, le microsillon 33 tours 30 cm, avec sur la pochette la belle gueule de pâtre grec en noir et blanc, entra dans ma discothèque.

Moustaki pochette

D’autant qu’il recelait bien d’autres bijoux en son sein !
Pour commencer, Gaspard, mise en musique du poème de Paul Verlaine La Chanson de Gaspard Hauser, inspiré de la triste histoire de Kaspar Hauser. Figure mystérieuse de l’Europe du XIXème siècle, il fut trouvé, en 1828, titubant dans les rues de Nuremberg, à l’âge de seize ans. Il ne parlait pas, ne mangeait pas et était habillé de vêtements de nobles. Il aurait été séquestré de longues années dans diverses geôles avec pour seul compagnon un petit cheval de bois. Il mourut assassiné en 1833. La légende entretient le mythe de sa naissance de la princesse Stéphanie de Beauharnais, nièce de l’impératrice Joséphine et mariée au prince Charles de Bade, et de sa dissimulation pour sombre histoire d’héritage du Grand-duché de Bade.

« Je suis venu, calme orphelin,
Riche de mes seuls yeux tranquilles,
Vers les hommes des grandes villes :
Ils ne m’ont pas trouvé malin. »

Le joli brin de fille à la voix douce qui chante avec Georges est Catherine Le Forestier, la sœur aînée de Maxime. À la même époque, elle enregistra en duo avec son frère La petite fugue qui fut aussi un grand succès.

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Autre merveille de cet album mythique, Le facteur, une chanson hommage, d’après une histoire vraie, à un jeune facteur grec mort à 17 ans sans qui les lettres d’amour ne purent plus voyager.

« Le jeune facteur est mort
Il n’avait que dix-sept ans
L’amour ne peut plus voyager
Il a perdu son messager

C’est lui qui venait chaque jour
Les bras chargés de tous mes mots d’amour
C’est lui qui tenait dans ses mains
La fleur d’amour cueillie dans ton jardin … »

https://www.dailymotion.com/video/x6bl01

On y trouve aussi Joseph. Il ne s’agit pas de lui mais du personnage biblique que le poète athée décrit avec beaucoup de tendresse en s’interrogeant pourquoi son fils a si mal tourné :

« Voilà c’que c’est, mon vieux Joseph
Que d’avoir pris
La plus jolie
Parmi les filles de Galilée
Celle qu’on appelait Marie … »

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Dans ce disque microsillon, si je ne m’attarde pas sur Ma solitude déjà écoutée à la grande époque de Reggiani, il y avait aussi une leçon de géographie érotique avec La Carte du tendre.
La Carte de Tendre était la représentation topographique de la conduite et de la pratique amoureuse dans la Clélie de Madeleine de Scudéry. Il s’agissait d’aller de la ville de la Nouvelle-Amitié à celle de Tendre en évitant la Mer d’Inimitié et le Lac d’Indifférence.
Je choisis le trajet moins précieux conseillé par Georges.

« Le long du fleuve qui remonte
Par les rives de la rencontre
Aux sources d’émerveillement
On voit dans le jour qui se lève
S’ouvrir tout un pays de rêve
Le tendre pays des amants
On part avec le cœur qui tremble
Du bonheur de partir ensemble
Sans savoir ce qui nous attend
Ainsi commence le voyage
Semé d’écueils et de mirages
De l’amour et de ses tourments … »

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Et puis, et puis, encore une pépite, l’incorrigible soixante-huitard se prenait à rêver :

« Nous prendrons le temps de vivre
D’être libres, mon amour
Sans projets et sans habitudes
Nous pourrons rêver notre vie

Viens, je suis là, je n’attends que toi
Tout est possible, tout est permis

Viens, écoute ces mots qui vibrent
Sur les murs du mois de mai
Ils nous disent la certitude
Que tout peut changer un jour … »

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Qui donc, aujourd’hui, peut nous faire rêver ne serait-ce qu’à travers une chanson ? En tout cas, pas Michel Drucker !
Avec ces succès à la pelle, Georges le nonchalant pouvait envisager une décennie de rentier. Ulysse Moustaki choisit d’aller rafraîchir son inspiration à d’autres sources musicales, au Brésil notamment.
C’est étonnant, je me satisfaisais de me laisser bercer par la poésie de Georges en posant ses galettes sur ma platine jusqu’au jour où … Au milieu des années 1970, un ami me téléphona en urgence : « un copain est empêché, on a une place en plus pour voir ce soir Moustaki à l’Olympia, tu viens ? »
J’avais connu le grand music-hall de la rive droite (comme on disait alors pour le différencier de Bobino) électrisé par Gilbert Bécaud, Monsieur 100 000 Volts, je craignais de rester sur ma faim avec la prestation scénique de celui qu’Eddy Mitchell avait surnommé affectueusement Monsieur 1 Volt !
Bien me prit d’accepter l’invitation. Encore un magnifique souvenir : tout de lin blanc vêtu, avec un sourire aussi doux que ses mélodies, entouré de quelques musiciens et de jolis chœurs (et cœurs !), avec une diction impeccable (comme les artistes de cette époque), il revisita les joyaux de son répertoire en y ajoutant quelques perles plus rares. Au fil des chansons, le prétendu lymphatique montrait de plus en plus de tempérament, tout en restant souvent assis sur un tabouret.
Il nous emmena vers de nouveaux horizons et musiques qu’il venait de découvrir, à Salvador de Bahia notamment :

« J’ai écouté chanter les fils de Gandhi,
J’ai vu danser les filles de Xango.
C’est là que j’ai retrouve le paradis
Du côté de chez Jorge Amado. »

On se trémoussa sur la bossa nova de Carlos Jobim, Eaux de mars, immense succès international qu’il adapta en français :

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La soirée avançant, avec de plus en plus de punch, il nous proposa des alcools plus forts.

« Quelle nuit que cette nuit-là
On en parle dans la ville
Même on exagérera
Sa tendresse virile
Car pour l’heure il est fatigué
Il sombre dans la somnolence
Dès que tu l’auras réveillé
Si tu veux que ça recommence.
Donne du rhum à ton homme
Du miel et du tabac
Donne du rhum à ton homme et tu verras comme
Il t’aimera… »

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Sur le clip, la jolie martiniquaise qu’il enivre de sa voix douce fut la première speakerine noire au bon temps de l’ORTF !
Ce soir-là de récital, il s’autorisa quelques instants de farniente pour permettre aux spectateurs pressés (il n’y en eut guère) d’attraper le dernier métro, avant d’ « entonner » Sans la nommer … la révolution permanente. L’Internationale moustakienne !

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Il déclara aussi « l’état de bonheur permanent ».
Son apparente nonchalance cache parfois l’idée que Moustaki fut un chanteur engagé, écrivant parmi les plus beaux textes de contestation existants : « Fils de Tolède ou de Grenade/D’où mes ancêtres séfarades/Ont pris la route des nomades », ou encore « À ceux qui ne crient plus voir s’accomplir leur idéal/Dis-leur qu’un œillet rouge a fleuri au Portugal. ».
Voici encore ce que, visionnaire, il chantait en 1971 :

« C’est une chanson pour les enfants
Qui naissent et qui vivent entre l’acier
Et le bitume, entre le béton et l’asphalte
Et qui ne sauront peut-être jamais
Que la terre était un jardin

Il y avait un jardin qu’on appelait la terre
Il brillait au soleil comme un fruit défendu
Non ce n’était pas le paradis ni l’enfer
Ni rien de déjà vu ou déjà entendu

Il y avait un jardin qu’on appelait la terre
Il était assez grand pour des milliers d’enfants
Il était habité jadis par nos grands-pères
Qui le tenait eux-mêmes de leurs grands-parents

Où est-il ce jardin où nous aurions pu naître
Où nous aurions pu vivre insouciants et nus
Où est cette maison toutes portes ouvertes
Que je cherche encore et que je ne trouve plus? »

En 2012, il apporta son soutien à Philippe Poutou candidat du NPA aux élections présidentielles.
Il revendiqua aussi, il connaissait la question, Le Droit à la Paresse dans un bel hommage à Paul Lafargue :

« Il parlait de ne plus jamais plier l’échine
Ni de se prosterner devant une machine
Il souhaitait pour les générations futures
De ne souffrir jamais d’aucune courbature

Sans vouloir enseigner, sa parole était claire
En cela peut-être elle est révolutionnaire
Je voudrais rendre grâce à ce maître en sagesse
Qui ne nous arrivait ni d’Orient ni de Grèce

Je voudrais rendre grâce à ce maître en sagesse
Qui ne demandait que le droit à la paresse. »

Moi aussi, j’ai été dilettante vis-à-vis de l’œuvre de Georges, me satisfaisant trop souvent des chansons de sa période talentueusement prolifique des années 1970.
Mon billet me donne envie de partir à la découverte de quelques bijoux que je n’ai pas su dérober à leur création.
Tenez, en (presque) guise de conclusion, maintenant que Georges a rejoint l’Olympia des douze Olympiens (dieux grecs), voici La pierre que j’ai trouvée sur son chemin, il y a quelques jours :

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J’ai pensé à tout cela dans mon errance au cœur de l’île Saint-Louis. Le Conseil de la ville de Paris, lors d’une réunion en décembre dernier, a décidé d’honorer la mémoire de l’artiste en attribuant son nom à une placette du quartier Saint-Médard, de l’autre côté du pont de la Tournelle. Vous vous étonnez peut-être pourquoi Georges Moustaki n’a jamais écrit une chanson sur le quartier où il vécut durant un demi-siècle ? « La présence de l’eau, des péniches, des mouettes me rappelait ma Méditerranée … Je n’ai jamais écrit une chanson sur l’île, je ne me sens pas capable de rivaliser avec celle écrite par Léo Ferré et Francis Claude ».

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« Quand on est une île
On reste tranquille
Au cœur de la ville
Moi je vous le dis,
Pour les îles sages
Point de grands voyages
Les livres d’images
Se font à Paris. »

Je vous en ai fourni la preuve.

Publié dans:Coups de coeur |on 1 mars, 2017 |2 Commentaires »

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