Tempêtes dans un encrier
Il y a quelques semaines, s’immisçant entre la vague Hamon et le cyclone Fillon, a soufflé la tempête Marcel. Non, il ne s’agissait pas d’un candidat à la magistrature suprême né de la dernière pluie, mais bien d’une violente perturbation météorologique qui a affecté le sud-ouest de notre douce France.
Marcel, ce prénom, autrefois très populaire, peut surprendre pour baptiser une manifestation céleste. On avait connu avec Xynthia, tempête plus sexy au pseudo de minitel rose, mais aussi plus ravageuse et dévastatrice, à la fin février 2010, causant près d’une cinquantaine de victimes.
Pourquoi donc Marcel synonyme d’un type de débardeur qui fit fureur chez les ouvriers et les agriculteurs avant, il est vrai, que dans les années 1950 Marlon Brando lui donne quelques lettres de noblesse dans le film Un tramway nommé désir ?
Je me souviens cependant d’un Marcel que Pierre Perret avait peut-être croisé dans un bar à matelot :
« Au Cap Gris-Nez il jouait du cor au fond des bois
Avec les vahinés
À Shanghai il avait échangé des Chinois
Contre des porte-clés
Il avait mis des tigres en cage
Il avait bouffé des sauvages
Aux vieux il leur suçait les yeux
Y paraît qu’ c’est fameux
À c’ type-là on y a dit on est pas des paumés
On est de Gennevilliers
Mon p’tit gars j’y ai dit moi, moi seul personnellement
J’ connais même Orléans
Mais il avait vu l’Afrique noire
Les plus grands trafiquants d’ivoire
Tous les pays du Benelux
Y connaissait Guy Lux … »
C’est dire si ce type-là avait bourlingué et bravé marées et tempêtes !
Souffle Marcel ! Après enquête, la tempête en question tient son nom d’un certain Marcel Ziefle. Mais qui est cet Allemand lambda qui aurait donc franchi notre frontière, il est vrai courant d’air depuis les accords de Schengen ?
Avec le développement des activités maritimes, on éprouva le besoin de distinguer chaque cyclone tropical en lui attribuant un nom. Ainsi, jusqu’au début du vingtième siècle, les ouragans qui frappaient les îles espagnoles des Caraïbes étaient nommés selon le saint patron du jour : à Porto Rico, Santa Ana en 1825 et San Felipe en 1876 et 1928.
C’est alors qu’un météorologiste australien, Clément Wragge, aurait décidé de baptiser les tempêtes tropicales de sa région du nom de politiciens qui lui étaient antipathiques.
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, de manière assez officielle, les services de l’armée imaginèrent d’utiliser l’alphabet phonétique employé dans les services de transmission : A comme ABLE, B comme BAKER, C comme CHARLIE.
À la même époque, les marines de la flotte américaine prirent l’habitude de personnaliser les dépressions qu’ils essuyaient par des noms et prénoms. Une correspondance s’opérait parfois entre la violence de la perturbation et l’être cher auquel ils pensaient tendrement. Une tempête ne faisant pas trop de dégâts était affublée du prénom de la girl friend ou de l’épouse chérie.
Les plus anciens d’entre nous se souviennent peut-être d’Alice, le cyclone tropical qui frappa l’Amérique centrale en mai 1953.
À sa suite, se forma dans le même secteur en 1954 une série d’hurricanes portant notamment les doux prénoms de Barbara, Carol, Dolly, Edna, Gilda.
Les comparaisons douteuses entre ces phénomènes naturels dévastateurs, redoutables, fantasques, capricieux dans leur manière imprévisible de se déplacer, et les femmes soi-disant destructrices, finirent par agacer les très actifs mouvements féministes Women’s Lib qui, en 1979, obtinrent que, désormais, la liste des cyclones tropicaux comporterait aussi des prénoms masculins. Où va se nicher le sexisme !
Les prénoms devinrent alors alternativement masculins et féminins, rangés par ordre alphabétique, le premier de la liste annuelle commençant par la lettre A. Les années paires, le premier prénom serait masculin (ALLEN, ALBERTO, ARTHUR), féminin les années impaires.
Ces listes reviennent cycliquement, cependant lorsqu’un cyclone acquiert une trop fâcheuse notoriété par sa violence, le nombre des victimes et l’importance des dégâts causés, son nom est retiré de la liste et remplacé par un autre du même genre, débutant par la même lettre. Ainsi, ANDREW et ALLISON succédèrent à ALLEN et ALICIA.
Ne croyez pas que ces ouragans soient rares : en 2005, on épuisa la liste avec WILMA et il fallut emprunter à l’alphabet grec. Ainsi, à en rendre jaloux les dieux Éole, Poséidon, Borée, Euros, Notos et Zéphyr, ALPHA, BETA, GAMMA, DELTA, EPSILON et ZETA devinrent des cyclones.
En Europe, l’origine des patronymes des tempêtes est récente et l’initiative appartient aux Allemands. En effet, en 2002, l’Institut de météorologie de Berlin a lancé le projet intitulé Adopt a vortex, « Adopte un tourbillon » en français.
Le principe est simple : tout citoyen, vous comme moi, peut déposer le nom de son choix sur le site de l’organisme pour baptiser une future dépression météorologique. Il lui suffit de débourser la somme de 199 euros qui aidera à financer des programmes de recherche de l’institut berlinois. Il en coûte 299 euros pour un anticyclone sous prétexte qu’ils sont moins nombreux.
Une seule règle est édictée : les patronymes doivent être féminins pour les années paires et masculins les années impaires. Les noms composés, fantaisistes et de marques sont interdits. C’est donc fichu pour une tempête Encre violette ou Sergent-Major !
Chaque parrain reçoit les cartes détaillées de la tempête en cours, le bulletin météo du jour de sa naissance, et possède donc la « chance » (encore que cela peut avoir un effet aussi traumatisant) d’entendre dans l’anonymat son prénom repris par les médias.
En 2017, avant que Marcel ne souffle sur nos côtes aquitaines, s’étaient déjà manifestés par ordre d’entrée en mouvement en Europe : Axel, Benjamin, Caius, Dieter, Egon, Finjas, Gordon, Hubert, Inbeom, Jûrgen, Kurt et Leiv (en italiques, les dépressions concernant la France).
En février 2014, la tempête Stéphanie, en provenance du Portugal, frappa, avant de rejoindre l’Italie, notre littoral méditerranéen avec des pluies torrentielles et des inondations : une manière de rappeler les vicissitudes terrestres à une princesse monégasque dont le Comme un ouragan déferla sur les ondes, plusieurs semaines durant, au milieu des années 1980 !
Pour reprendre le slogan d’un populaire fabricant de rillettes sarthoises, nous n’avons pas les mêmes valeurs. Parlez-moi (plutôt) de la pluie et du plus grand amour qui fut donné sur terre à Georges Brassens avec la femme d’un malheureux représentant de paratonnerres contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps :
J’ai consacré mon temps à contempler les cieux … jusqu’à ce que Jupiter aille se faire entendre ailleurs. Le poète emprunte au champ lexical de la mythologie des dieux pour exprimer le coup de foudre avec sa voisine effrayée par le grondement du tonnerre.
Qui sait si ce n’est pas pour faire les yeux doux aux moindres cumulus que Georges prenait sa guitare et fredonnait la pluie de septembre chère à Charles Trenet.
Il est un autre poète, fabuliste de surcroît, qui s’intéresse aux dieux, Borée en l’occurrence, dieu grec d’un vent du Nord âpre et violent. Dans la mythologie, on lui attribue la sauvegarde d’Athènes en soufflant fort sur les vaisseaux du roi perse Xerxès.
« Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau :
Le tout au sujet d’un manteau. »
Pour une fois, La Fontaine laisse de côté ses animaux et anime les dieux en leur prêtant sentiments et caprices humains. Ici, il décrit l’affrontement de Phébus et Borée à propos du manteau d’un voyageur :
« Borée et le Soleil virent un Voyageur
Qui s’était muni par bonheur
Contre le mauvais temps. (On entrait dans l’Automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne)
Il pleut ; le Soleil luit ; et l’écharpe d’Iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu’en ces mois le manteau leur est fort nécessaire ;
Les Latins les nommaient douteux pour cette affaire.
Notre homme s’était donc à la pluie attendu :
Bon manteau bien doublé ; bonne étoffe bien forte.
Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
À tous les accidents ; mais il n’a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu’il n’est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que le manteau s’en aille au Diable.
L’ébattement pourrait nous en être agréable :
Vous plaît-il de l’avoir ? – Eh bien, gageons nous deux,
(Dit Phébus) sans tant de paroles,
À qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez. Je vous laisse obscurcir mes rayons.
Il n’en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau :
Le tout au sujet d’un manteau.
Le Cavalier eut soin d’empêcher que l’orage
Ne se pût engouffrer dedans.
Cela le préserva ; le Vent perdit son temps :
Plus il se tourmentait, plus l’autre tenait ferme ;
Il eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt qu’il fut au bout du terme
Qu’à la gageure on avait mis,
Le Soleil dissipe la nue,
Recrée, et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous son balandras fait qu’il sue,
Le contraint de s’en dépouiller.
Encore n’usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence. »
Extrait des Fables de La Fontaine (classées par ordre de difficulté) – Armand Colin 1895
La Fontaine convoque encore les vents pour opposer et départager les deux héros, végétaux cette fois, d’une des plus célèbres de ses fables, Le chêne et le roseau.
« Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr… »
Tel un journaliste sportif, le poète relate la joute dialectique entre le chêne massif et le frêle roseau arbitrée par une force supérieure, le vent qui se fait de plus en plus tempétueux. Vous connaissez, déjouant tous les pronostics, la surprenante issue :
« Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts. »
Tel est parfois le destin réjouissant réservé aux grands et aux petits !
S’il est un écrivain qui apparaît comme l’homme des tempêtes, c’est bien Chateaubriand. Au début de son œuvre posthume Les Mémoires d’outre-tombe, il met même en scène les conditions dramatiques de sa propre naissance (en 1768) prélude à un destin tourmenté :
« La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées… »
Signe avant-coureur d’une existence vouée au malheur !
Le mal de vivre récurrent chez l’écrivain transparaît par exemple dans l’écriture de son roman René, entre épique et bucolique :
« Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert; on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j’entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes, tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire: “ Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. ”
“ Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! ” Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.
La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. »
L’écrivain subit aussi de vraies tempêtes : le « continuel naufrage de quarante-deux jours » entre l’Égypte et la Tunisie, relaté dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, et le naufrage entre les îles anglo-normandes au retour d’Amérique en 1791 :
« La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal où nous nous trouvions engouffrés ; tantôt ils s’épanouissaient en écumes et en étincelles ; tantôt ils n’offraient qu’une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l’abîme et ceux du vent étaient confondus ; l’instant d’après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant, comme à l’échappée d’une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n’était aussi alarmant qu’un certain murmure sourd, pareil à celui d’un vase qui se remplit.
Eclairés d’un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l’habitacle de la boussole une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche, sans nous en apercevoir ; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l’île de Guernesey et celle d’Aurigny, Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu’ils avaient de plus précieux afin de le sauver. »
Les évocations multiples de tempêtes naturelles dans l’œuvre de Chateaubriand décrivent métaphoriquement les tempêtes destructrices de son âme.
Mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : Chateaubriand, metteur en scène de sa propre vie, « né sur un rocher », souhaita être enterré sur l’îlot du Grand Bé face aux remparts de Saint-Malo et à l’océan tumultueux qui avaient présidé à sa naissance. On peut y aller se recueillir à marée basse.
Photo Encre violette
À quatorze ans, un écolier ambitieux écrivait sur son cahier : « Je serai Chateaubriand ou rien ». Il fut Victor Hugo, et durant ses dix-huit ans d’exil à Jersey puis Guernesey, « l’habitant tranquille de la foudre et de l’ouragan ».
Beaucoup d’entre vous apprirent son poème Oceano Nox avec son inoubliable première strophe :
« Ô combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ! »
Le thème de la mer (avec ses sautes d’humeur et son peuple) est omniprésent dans l’œuvre de Hugo. Je me contente ici de deux poèmes tirés du recueil Toute la lyre :
Une tempête
« Le ciel soudain se fit tout sombre ; une tempête
Approchait, et je vis, en relevant la tête,
Un grand nuage obscur posé sur l’horizon ;
Aucun tonnerre encor ne grondait ; le gazon
Frissonnait près de moi ; les branches tremblaient toutes,
Et des passants lointains se hâtaient sur les routes.
Cependant le nuage au flanc vitreux et roux
Grandissait, comme un mont qui marcherait vers nous.
On voyait dans des prés s’effarer les cavales,
Et les troupeaux bêlants fuyaient. Par intervalles,
Terreur des bois profonds, des champs silencieux,
Emplissant tout à coup tout un côté des cieux,
Une lueur sinistre, effrayante, inconnue ;
D’un sourd reflet de cuivre illuminait la nue,
Et passait, comme si, sous le souffle de Dieu,
De grands poissons de flamme aux écailles de feu,
Vastes formes dans l’ombre au hasard remuées,
En ce sombre océan de brume et de nuées
Nageaient, et dans les flots du lourd nuage noir
Se laissaient par instants vaguement entrevoir ! »
Gros temps la nuit
« Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
Et, hennissant sur l’eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l’azur.
L’horizon, que l’onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L’eau s’emplit d’un bruit énorme
Et monstrueux.
Le flot vient, s’enfuit, s’approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.
L’océan frappe la terre,
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D’un tel marteau ?
L’Hydre écaillée à l’œil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.
La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L’éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.
Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème : Ce que je veux,
c’est vous-même,
Ô matelots !
Le ciel et la mer font rage.
C’est la saison, c’est l’orage,
C’est le climat.
L’ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.
Tout se plaint, l’ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l’eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l’onde,
Léviathan.
Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L’un dit : – L’eau sombre se lève. L’autre dit : – Le
hameau rêve
Au chant du coq.
C’est un vent de l’autre monde
Qui tourmente l’eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l’averse ;
L’éternité bouleverse
L’immensité.
C’est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L’homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.
Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l’ouragan. »
À la fin de son roman Les Travailleurs de la mer, le proscrit de Guernesey écrit : « Sans eau, le globe ne serait que le crâne nu d’une tête de mort énorme roulant dans le ciel ! »
« Tempête sous un crâne » est le titre d’un chapitre des Misérables pour décrire la conscience tourmentée de Jean Valjean. Devenu notable sous la fausse identité de M. Madeleine, doit-il vivre dans la honte et le remords ou se dénoncer pour innocenter un miséreux et avoir la conscience en paix ?
François-Victor, quatrième des cinq enfants de Victor Hugo et Adèle Foucher, est connu pour ses traductions en français des œuvres de Shakespeare dont la dernière pièce s’intitule … La Tempête. « Que je donnerais de bon cœur en ce moment mille lieues de mer pour un acre de terre aride, ajoncs ou bruyère, n’importe. Les décrets d’en haut soient accomplis! Mais, au vrai, j’aurais mieux aimé mourir à sec. » Allez un petit intermède musical ! La musique adoucit les mœurs et un peu … les tempêtes, du moins quand il s’agit d’Henry Purcell évoquant justement La tempête de Shakespeare.
Vous savez déjà que la tempête Marcel ne tire pas son prénom de l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Pourtant, le souffle proustien est présent dans l’œuvre, en particulier du côté de Balbec station balnéaire imaginaire de ma Normandie natale :
« Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables, – les beautés des paysages ou du grand art … Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature par tous les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d’une plage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des vagues » ».
Sans oublier, cet émouvant aveu : « Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent — soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un voyage à Balbec — mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer… Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand. »
La Tempête de Eugène Boudin (d’après copie de Jacob Van Ruysdael)
L’épave dit aussi La tempête de Théodore Géricault
Désastre en mer de William Turner
Qui est quoi ? Les tempêtes s’appellent différemment selon l’endroit du globe où elles se produisent. Ainsi, le terme cyclone est réservé à l’océan Indien et au Pacifique sud. Il est connu sous le nom d’ouragan (ou hurricane) dans l’Atlantique nord et le Pacifique nord-est, et typhon dans le sud-est asiatique. Bien que catastrophiques, ces phénomènes sont naturels et permettent de réguler la température de la Terre en transportant le trop-plein d’énergie des tropiques vers les pôles.
Est-ce une vue de l’esprit due à la médiatisation du réchauffement climatique, certains affirment une augmentation de la fréquence et l’intensité des cyclones, les plus pessimistes envisageant le déluge, c’est-à-dire une inondation cataclysmique de toute la surface de la Terre telle qu’elle est rapportée dans la Genèse.
Cet épisode d’histoire biblique est devenu un sujet de paysage, notamment pour Michel-Ange et Nicolas Poussin.
Voici comment Alfred de Vigny évoque la fin du monde diluvienne à travers deux extraits de son poème fleuve, antique et moderne, Le Déluge, écrit, je le cite, à Oloron, dans les Pyrénées, en 1823 :
« Comme la Terre est belle en sa rondeur immense !
La vois-tu qui s’étend jusqu’où le Ciel commence ?
La vois-tu s’embellir de toutes ses couleurs ?
Respire un jour encor le parfum de ses fleurs
Que le vent matinal apporte à nos montagnes.
On dirait aujourd’hui que les vastes campagnes
Élèvent leur encens, étalent leur beauté,
Pour toucher, s’il se peut, le Seigneur irrité.
Mais les vapeurs du Ciel, comme de noirs fantômes,
Amènent tous ces bruits, ces lugubres symptômes
Qui devaient sans manquer au moment attendu,
Annoncer l’agonie à l’Univers perdu.
Viens, tandis que l’horreur partout nous environne,
Et qu’une vaste nuit lentement nous couronne,
Viens, ô ma bien-aimée ! et, fermant tes beaux yeux
Qu’épouvante l’aspect du désordre des Cieux,
Sur mon sein, sous mes bras, repose encore ta tête
Comme l’oiseau qui dort au sein de la tempête ;
Je te dirai l’instant où le Ciel sourira,
Et durant le péril ma voix te parlera. »
Ça se gâte :
« Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent,
Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent,
Et du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur,
L’océan apparut. Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts comme le sable et l’herbe,
De la plaine inondée envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui comme de grands trophées
Les débris inconnus des villes étouffées,
Et là bientôt plus calme en son accroissement,
Semble, dans ses travaux, s’arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à briser sur son onde
Les membres arrachés au cadavre du Monde.
Ce fut alors qu’on vit des hôtes inconnus
Sur des bords étrangers tout à coup survenus ;
Le cèdre jusqu’au nord vint écraser le saule ;
Les ours noyés, flottants sur les glaçons du pôle,
Heurtèrent l’éléphant près du Nil endormi,
Et le monstre, que l’eau soulevait à demi,
S’étonna d’écraser, dans sa lutte contre elle,
Une vague où nageaient le tigre et la gazelle.
En vain des larges flots repoussant les premiers,
Sa trompe tournoyante arracha les palmiers ;
Il fut roulé comme eux dans les plaines torrides,
Regrettant ses roseaux et ses sables arides,
Et de ses hauts bambous le lit flexible et vert,
Et jusqu’au vent de flamme exilé du désert… »
Je vous livre la fin … du monde ?
« Tout s’était englouti sous les flots triomphants
Déplorable spectacle ! Excepté deux enfants … »
Emmanuel et Sara, moins chanceux que Noé, sa famille et ses animaux embarqués sur son arche !
« — Recevez-la, mon père, aux voûtes éternelles ! »
Ce fut le dernier cri du dernier des humains.
Longtemps, sur l’eau croissante élevant ses deux mains,
Il soutenait Sara par les flots poursuivie ;
Mais, quand il eut perdu sa force avec la vie,
Par le ciel et la mer le monde fut rempli,
Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli. »
Vous savez maintenant ce qui nous attend, climato-sceptiques compris !
« Après moi le déluge ! » On prête cette expression à Louis XV parlant de son dauphin. Il l’aurait employée pour signifier qu’il se moquait complètement de ce qui se passerait après sa disparition.
Une autre version en attribuerait plutôt l’origine à sa maîtresse, la Marquise de Pompadour, qui aurait répondu au souverain très affecté par la défaite de ses troupes emmenées par le Prince de Soubise face aux Prussiens de Frédéric II, le 5 novembre 1757 à Rossbach en Saxe : « Après nous le déluge !»
Comme le cataclysme envisagé par Alfred de Vigny semble ne pas s’être produit, je peux poursuivre avec une des Illuminations d’Arthur Rimbaud :
« Aussitôt après que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.
Oh les pierres précieuses qui se cachaient, — les fleurs qui regardaient déjà.
Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
Le sang coula, chez Barbe-Bleue, — aux abattoirs, — dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
Les castors bâtirent. Les « mazagrans » fumèrent dans les estaminets.
Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna les bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.
Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuits du pôle.
Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.
— Sourds, étang, — Ecume, roule sur le pont et par-dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges. »
Car depuis qu’ils se sont dissipés, oh ! les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons. »
Loin de moi de vouloir entamer ici une analyse de ce poème déroutant par sa forme (13 courts alinéas ou versets au sens de ceux des grands livres sacrés), son vocabulaire, ses images symboles, ses références littéraires. D’ailleurs beaucoup d’exégètes ne cessent de s’affronter encore sur les significations de ce texte rimbaldien en diable.
Laissez-vous porter par les églogues pastorales : c’est chouette de se prélasser dans le sainfoin en contemplant l’arc-en-ciel, le même qui brillait à la fin du poème de Vigny.
Une piste tout de même : au moment où le poète écrivit ce texte (entre 1873 et 1875), Paris venait de connaître la plus grande explosion révolutionnaire de son histoire, la Commune et sa sanglante répression. Quand on sait ses sympathies pour les Communards et qu’il séjourna à Londres au milieu d’exilés politiques …
On constate tout de même alors que la colère divine vient à peine de se calmer, déjà les humains incorrigibles reprennent leurs affaires, commerce et pêche.
Cela peut constituer un grave sujet de méditation à quelques semaines d’échéances électorales tandis que notre monde craquèle de partout.
Pour conclure, plutôt qu’une cuillerée de sirop Typhon (que Richard Anthony popularisa sur la vague yéyé), je vous prescris l’émouvante chanson de Idir, Pourquoi cette pluie ?
Idir, fils de berger berbère, est un auteur-compositeur-interprète très engagé. Sa chanson est extraite de son album intitulé Deux rives, un rêve (tout un programme !). Les paroles, écrites par Jean-Jacques Goldman, naquirent du terrible déluge qui s’abattit sur la ville d’Alger en novembre 2001 faisant près de 300 morts et des milliers de blessés, mais également de la révolte du peuple kabyle, la même année, face au pouvoir central algérien.
Au-delà, ces larmes de pluie possèdent une résonance politique universelle.
« Tant de pluie tout à coup sur nos fronts
Sur nos champs, nos maisons
Un déluge ici, l’orage en cette saison
Quelle en est la raison ?
Est-ce pour noyer tous nos parjures ?
Ou laver nos blessures ?
Est-ce pour des moissons, des terreaux plus fertiles ?
Est-ce pour les détruire ?… »