Sont-ce les dégâts collatéraux de la dolce vita ou du farniente pratiqués au printemps lors de mes vacances romaines, je prends soudain conscience d’une certaine paresse, depuis, à tremper ma plume dans l’encre violette.
Je devais vous entretenir du concert de Bruce Springsteen le 13 juillet, à Bercy, du Tour de France d’il y a cinquante ans, du festival du Film britannique de Dinard et … au final, rien de tout cela. Ma production de billets est inversement proportionnelle à l’invraisemblable embellie « fillonesque », je n’oublie pas qu’il fut à l’origine de notre actuel régime de retraite, et avoir battu le pavé parisien pour l’en dissuader !
Sans avoir la prétention d’imaginer que mon ultime billet de mes vacances (post)romaines ait influé sur le choix des organisateurs, sachez cependant qu’en mai prochain, pour sa centième édition, le Giro d’Italia (Tour d’Italie cycliste) fera étape à Castellania, le minuscule village piémontais de moins de cent habitants où naquit et repose le campionissimo Fausto Coppi :
http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/
Voilà, ça c’est fait : j’ai réussi, une fois encore, à glisser ma petite allusion vélocipédique !
Le hasard de mes promenades fait qu’aujourd’hui encore, il y a un parfum d’italianisme dans mon propos : une virée en septembre dans les châteaux de la Loire et une récente visite d’une exposition à l’ambassade d’Italie, une sorte de (Leonardo) Da Vinci Tour dont j’ai choisi de vous entretenir.
Pardonnez mon ignorance, nul n’est infaillible sauf le pape en matière de religion (encore que … !), à propos avez-vous suivi The Young Pope, la jubilante série de Canal + ( ?), je connaissais mal les liens qui unissaient le génial peintre et inventeur à la France, à part bien évidemment que son tableau de la mystérieuse Joconde attirât au Louvre des millions de visiteurs.
Ça tombe à pic, nous avons trois ans pour lui rendre hommage à l’occasion du cinq-centième anniversaire de son installation à Amboise en 1516 et de sa mort sur les bords de Loire en 1519.
1515, la bataille de Marignan, c’est l’un des rares souvenirs d’Histoire que le français moyen conserve de ses humanités. Les campagnes militaires en Italie de François Ier ne furent pas toujours glorieuses, à en juger par le duché du Milanais et le royaume de Naples conquis, perdus, puis reconquis avant d’être finalement abandonnés au traité du Cateau-Cambrésis en 1559 (12 ans après sa mort).
Comme ses prédécesseurs sur le trône de France, Charles VIII et Louis XII, François 1er fut séduit par le climat de la péninsule, l’élégance des femmes, la somptuosité des fêtes données en son honneur et, plus sérieusement, il s’éprit de l’art et de la culture au-delà des Alpes.
En 1513, Léonard de Vinci part à Rome travailler à la demande de son mécène Julien de Médicis, frère du pape Léon X. « Les Médicis m’ont créé, les Médicis m’ont détruit ». Vieillissant, il se sent bientôt sacrifié par le Vatican qui privilégie les plus jeunes et prolifiques génies de Michel-Ange et Raphaël. Aussi, en 1516, il répond favorablement à l’invitation de François Ier de venir s’installer en France. Le souverain qui a coutume de le nommer « Mon père » met à sa disposition le manoir du Cloux, actuel château du Clos Lucé, à Amboise, où il a passé son enfance. Il le nomme « Premier peintre, architecte et ingénieur du Roi », lui alloue une pension princière de 700 écus d’or par an, lui paye ses œuvres, ne demandant en échange que le plaisir d’entendre le maître converser sur l’art, ses inventions et les techniques nouvelles.
C’est ainsi qu’il y cinq siècles, à quelques semaines près, Léonard de Vinci, alors âgé de 64 ans, traverse les Alpes à dos de mulet, avec dans ses sacoches en cuir, trois de ses chefs-d’œuvre : La Joconde, Le Saint-Jean Baptiste et la Sainte-Anne. ! Il est accompagné de son vieux et fidèle serviteur Batista de Villanis, de sa servante Mathurine et de ses élèves disciples Francesco Melzi et Zoroastro da Peretola.
Sur les sentiers escarpés, le maître toscan ne cesse, sur les feuillets du carnet attaché à sa ceinture, d’esquisser, de croquer le paysage grandiose qui défile devant ses yeux. Devant lui, « s’impose le spectacle hallucinant et brutal de la fonte des neiges, mortelles avalanches, chutes d’eau et cataractes … En contemplant ses dessins qui restituent le ruissellement furieux, il comprend que la fin du monde viendra par la submersion des eaux. Dans le théâtre des Alpes, le génie met en scène dans son œuvre la fulguration inouïe et prémonitoire de la fin des temps : les monts, les chutes, les pics, les ravins sont partout dans les fonds de ses tableaux. Le peintre élabore sa théorie du bleuissement des lointains. De sa main magicienne, sur l’ivoire du parchemin, au sommet de son art, il écrit : « Notre corps est au-dessous du ciel et le ciel au-dessous de l’esprit » ».
Ces dernières lignes sont de Gonzague Saint-Bris, écrivain journaliste animateur de radio et télévision et propriétaire avec ses frères et sœurs … du Clos-Lucé où il a été élevé. Il a souhaité récemment refaire le même voyage à dos de mulet.
Lors de mon séjour romain, j’ai évoqué le luxueux palais Farnèse prêté par l’Italie à la France pour y abriter son ambassade. Échange de bons procédés, la France confie l’hôtel particulier parisien de La Rochefoucauld-Doudeauville à la diplomatie italienne.
C’est là que s’est tenue, ces dernières semaines, l’exposition « Léonard en France. Le maître et ses élèves 500 ans après la traversée des Alpes ».
Entre autre, sur la base d’études inédites du Louvre et de documents originaux, y était reconstruit l’itinéraire en 41 étapes de Rome à Amboise en franchissant les Alpes : Rome, Viterbe, Sienne, Florence, Parme, Piacenza, Susa, le col du Mont-Cenis, Lanslebourg, Chambéry, Lyon … C’est à quelques variantes près, mon trajet de retour au printemps dernier … en chevaux-vapeur !
Lors de ma visite des châteaux de la Loire, je n’ai pas manqué de me rendre au Clos-Lucé, un élégant manoir de briques roses et de pierre locale de tuffeau éclatant au soleil radieux d’une matinée de septembre, situé dans le centre ville d’Amboise. Il ne s’agit pas de le confondre avec le château royal d’Amboise distant d’environ quatre-cents mètres.
Le manoir fut édifié en 1471 par Estienne le Loup bailli du roi Louis XI. Il fut acquis par Charles VIII en juillet 1490 et devint pendant deux cents ans demeure royale et résidence d’été des rois de France. C’est donc ici que Léonard de Vinci passe heureux les trois dernières années de sa vie.
La visite débute en montant dans la tour de guet par un escalier en colimaçon un peu étroit pour ma corpulence. Depuis la galerie, je contemple une statue de Saint Sébastien patron des archers ainsi qu’au-dessous, portées par deux anges, les armes de France surmontées d’un heaume et de la couronne royale.
Mais ce qui m’interpelle le plus, ce sont quelques citations de l’hôte transalpin encadrées au mur : « Ne pas estimer la vie, toute la vie, c’est ne pas la mériter », « Quand je croirai apprendre à vivre, j’apprendrai à mourir ». De beaux sujets de philosophie pour le bac !
Instant d’émotion en pénétrant dans la chambre du maître : un lit Renaissance à baldaquin sculpté de chimères, angelots et animaux marins, une cheminée décorée des Armes de France, des cabinets italiens à secrets incrustés d’ivoire, ébène et nacre.
De cette pièce, Léonard aimait contempler le château royal de son ami François Ier.
C’est ici même que le maître mourut le 2 mai 1519 rejoignant celui qu’il nommait « l’Opérateur de tant de choses merveilleuses ». Au mur est accrochée une copie, non pas du violon, mais du tableau de Jean-Auguste-Dominique Ingres représentant François Ier recevant les derniers soupirs de l’artiste. L’original, visible au musée des Beaux-arts de la ville de Paris, était exposé à l’ambassade d’Italie.
Pour peindre cette scène, Ingres s’est inspiré du recueil biographique Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes rédigé par Giorgio Vasari (1550 et 1568). Il apparaît pourtant que François Ier n’était vraisemblablement pas présent à Amboise le jour de la mort de l’artiste, mais à Saint-Germain-en-Laye où il éclata en sanglots en apprenant la triste nouvelle.
La visite au Clos Lucé se poursuit par la chambre de Marguerite de Navarre (1492-1549), la sœur aînée de François Ier. Elle et son frère, alors François d’Angoulême, furent élevés ici, durant une partie de leur jeunesse, par leur mère Louise de Savoie. Le futur souverain qui lui manifestait une tendresse affectueuse n’appelait sa sœur que sa mignonne ou la Marguerite des Marguerites.
Ayant bénéficié d’une éducation humaniste, elle parlait le latin, l’italien et le grec. Très impliquée dans le monde littéraire et religieux de son époque, elle fut la protectrice de plusieurs poètes, parmi lesquels Clément Marot et Pierre de Ronsard.
Clément Marot fut comme son père maître-valet de chambre de Marguerite et commit, entre autre, cette Ballade à Madame la duchesse d’Alençon (autre titre de Marguerite de son premier mariage) pour être couché en son État :
« Princesse au cœur noble et rassis,
La fortune que j’ai suivie.
Par force m’a souvent assis.
Au froid giron de triste vie ;
De m’y seoir encor me convie,
Mais je réponds, (comme fâché) :
« D’être assis je n’ai plus envie :
Il n’est que d’être bien couché. »
Je ne suis point des excessifs
Importuns, car j’ai la pépie,
Dont suis au vent comme un châssis.
Et debout ainsi qu’une espie.
Mais s’une fois en la copie
De votre état je suis marché ,
Je crierai plus haut qu’une pie : «
Il n’est que d’être bien couché. »
L’un soutient contre cinq ou six
Qu’être accoudé, c’est musardie ;
L’autre, qu’il n’est que d’être assis
Pour bien tenir chère hardie ;
L’autre dit que c’est mélodie
D’un homme debout bien fiché ;
Mais quelque chose que l’on die,
ENVOI
Princesse de vertu remplie,
Dire puis, comme j’ai touché.
Si promesse m’est accomplie : «
Il n’est que d’être bien couché. »
Marot qui a l’art de la requête supplie Marguerite pour obtenir de l’argent et des faveurs. Avec talent et malice, il joue sur l’équivoque d’être couché, être allongé et être inscrit sur la liste du budget pour recevoir une pension.
Le poète décrivait encore Marguerite ainsi : « corps féminin, cœur d’homme et tête d’ange ».
Divine apparition, elle est là au pied de son lit. J’avoue, moins poétiquement que Marot, qu’il ne m’aurait pas déplu d’effeuiller la Marguerite !
Je ne risquais pas de l’offusquer ou à tout le moins de la faire rougir car, écrivaine elle-même, elle n’avait pas froid aux yeux et fut notamment l’auteure de L’Heptaméron, un recueil (dans l’esprit de l’œuvre de Boccace) de nouvelles souvent grivoises riches de « propos assez hardis, & de mots chatouilleux ».
« Le gentil homme luy promist ce qu’elle demandoit; qui la rendit très facille à luy rendre la pareille: c’est de ne luy refuser chose qu’il voulsist prendre. L’heure estoit de cinq et six en yver, qui entierement lui ostoit la veue d’elle. En touchant ses habillemens, trouva qu’ilz estoient de veloux, qui en ce temps-là ne se portoit à tous les jours, sinon par les femmes de grande maison et d’auctorité. En touchant ce qui estoit dessoubz autant qu’il en povoit prendre jugement par la main, ne trouva rien qui ne fust en très bon estat, nect et en bon poinct. Si mist peine de luy faire la meilleure chere qu’il luy fust possible. De son costé, elle n’en feit moins. Et congneut bien le gentil homme qu’elle estoit mariée… ». Même en moyen français, vous aurez deviné la volupté féminine à la lueur de la bougie !
En secondes noces, Marguerite épousa Henri II d’Albret roi de Navarre (d’où son titre royal). Elle accoucha d’une fille, Jeanne d’Albret, la mère du futur roi Henri IV.
Sur un mur, je remarque une tapisserie des Flandres en laine et soie du XVIeme siècle illustrant la bataille de Pavie. Les campagnes italiennes de François Ier se suivirent mais ne se ressemblèrent pas. Dix ans après Marignan, le souverain fut fait prisonnier par les troupes de Charles Quint en tentant d’assiéger Pavie, au sud de Milan. Au cours de l’affrontement (auquel participait aussi Clément Marot), mourut le maréchal Jacques de la Palice qui nous a laissé en héritage le mot lapalissade désignant une vérité consistant à affirmer une évidence. L’expression trouve son origine dans l’épitaphe que fit graver sa veuve sur son monument funéraire :
Ci-gît le Seigneur de la Palice
S’il n’était mort il ferait encore envie.
À l’époque, le s minuscule possédant deux graphies (s ou ƒ), une erreur de lecture transforma la phrase en : « s‘il n’était mort, il serait encore en vie » !
Une autre version court sur l’origine de ce type d’affirmation naïve. Justement, à propos du désastre de Pavie, ses soldats orphelins de leur chef auraient chanté : « Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie », signifiant ainsi qu’il s’était battu avec la dernière énergie avant de succomber.
Je redescends maintenant au rez-de-chaussée pour me rendre dans les ateliers de Léonard de Vinci. Au passage, je jette un œil sur l’oratoire d’Anne de Bretagne.
Cette chapelle avait été commandée par son mari, le roi Charles VIII, à la fin du XVème siècle. En retrait de la Cour d’Amboise, Anne, ayant perdu ses quatre enfants en bas âge, venait « y pleurer les plus douloureuses larmes que femme puisse verser » et prier son livre d’heures entre les mains.
On peut y admirer des fresques peintes par les élèves disciples de Léonard de Vinci dont Francesco Melzi. Anne ne connut cependant pas Léonard puisqu’elle décéda en janvier 1514.
Chouette ! En prêtant l’oreille à distance respectueuse, je profite maintenant des explications que François Saint-Bris, conservateur du Clos Lucé, dispense en anglais à une journaliste japonaise sur les ateliers de Léonard de Vinci récemment reconstitués en leur place d’origine.
Léonard avait recréé à Amboise l’atmosphère des Bottega de Florence dans lesquelles il avait l’habitude de travailler avec ses apprentis.
On a presque l’impression qu’il vient de s’absenter il y a quelques instants : le chevalet, les pigments naturels, pilon, balance et fioles pour la préparation des couleurs, outils de fonderie et four de cuisson, croquis et esquisses, la mise en scène poussée au moindre détail est remarquable.
Sur l’estrade de pose destinée aux modèles, les tableaux de La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne (une copie prêtée par le musée de Chambéry) et de Saint Jean Baptiste semblent attendre une retouche du maître. J’ai du mal à réaliser que de tels chefs-d’œuvre (ainsi que La Joconde) aient pu être transportés dans des sacoches à dos de mulet. L’artiste ne cessa de les perfectionner jusqu’à son dernier souffle en 1519. L’ébauche de paysage montagneux en arrière-plan de sainte Anne laisse penser qu’il fut imaginé lors de la traversée des Alpes.
J’aurai l’occasion ultérieurement de mieux connaître le Saint Jean Baptiste avec son faux air de Joconde pointant d’un doigt (d’honneur ?) mon ignorance.
La plus belle conquête de Léonard sculpteur aurait pu être un cheval de bronze de huit mètres de haut, commandé par Francesco Sforza fondateur de la dynastie, dont on peut admirer une maquette. Le projet ne vit finalement pas le jour car un des fils, Ludovic Sforza, décida de consacrer le bronze nécessaire à la fonte des canons pour défendre Milan à l’approche des troupes françaises de Louis XII. Cinq siècles plus tard, il a pris vie et l’équidé parade devant l’entrée de l’hippodrome San Siro à Milan.
J’écoute avec encore plus d’attention et d’étonnement les commentaires du conservateur à la vue d’un croquis sur un parchemin. Il révèle le projet architectural extraordinaire envisagé par François Ier, de faire réaliser par le maître toscan, à Romorantin, une « cité idéale » avec un palais grandiose sur l’eau, un quartier pour loger la Cour, des écuries sophistiquées, des jardins sur les bords de la Sauldre, en l’inscrivant dans une perspective de capitale pour le royaume.
Ce n’était sans doute pas un rêve chimérique car des archives de l’époque témoignent de travaux de terrassement financés par un impôt sur le sel.
La cité solognote est-elle passée à côté d’un grand destin ? Aujourd’hui, elle possède injustement une image étriquée, peut-être pour de simples raisons phonétiques ou à cause d’Eugène Labiche raillant dans plusieurs de ses comédies la pédanterie et la mesquinerie de la bourgeoisie locale qui s’opposa au passage de la ligne de chemin de fer au XIXe siècle.
Tout s’arrêta en 1519, à la mort de l’artiste. Le grand dessein pour Romorantin demeura au stade des dessins et il ne resta plus alors à François Ier qu’à construire … Chambord ! Léonard de Vinci n’y est probablement pas complètement étranger. En effet, il avait marqué l’esprit de tous les créateurs de son entourage et, notamment, dessiné plusieurs projets de vis d’escalier à révolutions combinées dans l’axe d’une construction éclairée par une coupole.
J’ai pu admirer et emprunter cette curiosité architecturale lors de ma visite, la veille, au château de Chambord : deux escaliers qui tournent dans le même sens mais qui ne se croisent jamais. Ainsi, on monte ou on descend sans jamais rencontrer, tout en les apercevant, les personnes qui utilisent l’autre escalier.
La seconde pièce des ateliers du Clos Lucé est consacrée à la bibliothèque personnelle de Léonard et au cabinet de curiosités avec des astrolabes, des mappemondes, des instruments de mesure, des herbiers, des coquillages, des fossiles, des pierres, des squelettes et des animaux empaillés. On prend ici conscience de l’esprit universaliste de Léonard de Vinci : outre d’être peintre, il était aussi architecte, homme de science, ingénieur, inventeur, humaniste, philosophe.
Autre facette de son immense génie, Léonard est aussi organisateur de fêtes royales. Déjà, à Milan, à la cour de Ludovic Sforza, il réalisait des spectacles extraordinaires avec des effets spéciaux.
Le 17 juin 1518, au « Palazzo di Clos Lucé », pour remercier François Ier de ses bienfaits, il offre une féérie nocturne où il simule, dans la nuit et à ciel ouvert, la voûte céleste étoilée parcourue par le mouvement des astres.
Voici ce qu’en disait Galeazzo Visconti ambassadeur de Mantoue à la Cour de France :
« Avant-hier, le Roi très chrétien fit banquet dans une fête admirable, comme vous verrez par ce qui suit. Le lieu en était le Cloux, très beau et grand palais. La cour dallée était recouverte de drap de la couleur du ciel. Puis il y avait les principales planètes, le soleil d’un côté et la lune du côté opposé, ce qui était merveille à voir. Mars, Jupiter, Saturne étaient placés dans leur ordre et juste place, avec les douze signes célestiaux. Autour de la cour, en haut et en bas, il y avait une colonnade circulaire, laquelle était ornée de mêmes draps bleus et d’étoiles. Les architraves étaient décorées de couronnes de lierre grimpant avec des festons.
Le seuil pavé, était couvert de planches tendues de draps à la devise du roi très chrétien ; et d’un côté, mais en dehors du carré de la cour, qui mesurait environ soixante brasses de long et trente brasses de large, était la tribune des dames, ornée de drap et d’étoiles. Il y avait quatre cents candélabres à deux branches, et tellement illuminés, qu’il semblait que la nuit fut chassée… »
Dommage qu’il n’y ait pas eu tout récemment un Léonard de Vinci des temps modernes pour nous permettre d’admirer la « grosse » lune masquée, cette nuit-là, par un épais brouillard !
Ô surprise, le vrai Leonardo da Vinci est présent en chair et en os (ou presque) dans la troisième pièce de ses ateliers. Dans son cabinet de travail, il est en grande conversation avec le cardinal d’Aragon. Grâce à la technologie virtuelle du « théâtre optique », nous est restituée leur rencontre historique du 10 octobre 1517 au cours de laquelle Léonard présenta et commenta ses œuvres, notamment le portrait d’une « dame de Florence peinte au naturel sur ordre de feu Julien de Médicis », la fameuse Joconde.
De cela, ils ne s’entretinrent évidemment pas, et pour cause, j’ai envie ici d’évoquer les tribulations que Mona Lisa connut par la suite. À la mort du peintre, son portrait aurait été donné en héritage à son élève disciple Salaï, mais peu après, François Ier l’aurait racheté pour 4 000 écus d’or et installé au château de Fontainebleau. Il est avéré qu’en 1646, il se trouvait encore dans le cabinet doré de la chambre d’Anne d’Autriche à Fontainebleau avant que Louis XIV décide de le ramener à Paris. Il passe du palais du Louvre aux Tuileries avant d’émigrer dans la galerie du roi à Versailles. En 1801, sur ordre du premier consul Bonaparte, il revient aux Tuileries dans les appartements de Joséphine puis rejoint la Grande Galerie du Louvre en 1802.
Pendant la guerre franco-prussienne de 1870, La Joconde est mise à l’abri dans les souterrains de l’arsenal de Brest. En août 1911, elle est kidnappée par Vincenzo Peruggia, un ouvrier vitrier italien ayant participé aux travaux de mise sous verre des tableaux les plus importants du Louvre. Elle est retrouvée saine et sauve, le 10 décembre 1913, lorsque le voleur indélicat tente de la revendre à un antiquaire de Florence.
Mona Lisa n’était pas au bout de ses aventures. Ainsi, en 1940, les Allemands effectuant un pillage systématique des œuvres des musées et des collections privées, il est décidé d’évacuer de nombreux chefs-d’œuvre des musées nationaux.
Accompagnée dans son escapade par La Dentellière de Vermeer, au fond d’une caisse à double paroi, la belle Mona fuit et migre comme beaucoup de Français. Elle transite par Louvigny dans la Sarthe, par le château de Chambord, sorte de gare de triage pour des milliers d’œuvres en danger, fait même presque un pèlerinage dans les caves du château d’Amboise à quelques centaines de mètres du Clos Lucé, puis séjourne en Aveyron dans l’abbaye cistercienne de Loc-Dieu, se réfugie au musée Ingres de Montauban, retourne à Chambord, avant de se cacher sous le lit de René Huyghe, conservateur du musée du Louvre, en exil au château de Montal-en-Quercy. Elle aurait même, au gré des dangers, été mise à l’abri dans plusieurs demeures anonymes du Lot et du causse.
Il paraît qu’au cours de ces multiples péripéties, même Véronèse ne fut pas à la fête et son tableau des Noces de Cana se retrouva au fossé dans le Tarn-et-Garonne.
En décembre 1956, un jeune migrant bolivien travaillant en France, sous le coup d’un arrêté d’expulsion, brise le verre de protection égratignant le coude gauche de la belle florentine.
Malgré toutes ces émotions, Mona Lisa ne s’est jamais départie de son légendaire sourire.
En 1962, à l’initiative du ministre de la Culture d’alors, André Malraux, elle embarque sur le paquebot France pour être exposée à la National Gallery de Washington puis au Metropolitan Museum de New York. En 1974, elle s’envole vers le pays du Soleil levant.
Elle coule désormais des jours peut-être pas très heureux à cause de la foule de visiteurs du monde entier, dans la salle des États du Louvre, juste en face de la toile de Véronèse éjectée dans un talus du Sud-Ouest. Comme on se retrouve !
Retour au Clos Lucé, dans la grande salle Renaissance, la pièce de réception de Léonard de Vinci où il accueillait François Ier, les grands du royaume, les ambassadeurs et les artistes qui venaient lui rendre visite.
La pièce contiguë est le domaine de Mathurine, la fidèle cuisinière de Léonard. Bien qu’il fût végétarien, il savait recevoir ses hôtes. Dans la haute cheminée en pierre, rôtissait à la broche le gibier arrosé de vin chaud.
Bien que les bocaux soient de la marque Parfait, je doute que les conserves sur la table soient d’époque !
Je remarque dans un coin une caquetoire Renaissance, une chaise assez rudimentaire en bois qui permettait de « caqueter » ou bavarder près de l’âtre.
Je descends maintenant au sous-sol vers les salles des maquettes. En passant, je découvre le souterrain secret qui reliait le Château Royal d’Amboise. François Ier l’empruntait fréquemment pour rendre visite à Léonard.
Les quatre salles du sous-sol sont dédiées à la collection des inventions de Léonard de Vinci ingénieur. Les maquettes d’une quarantaine d’extraordinaires machines qui ont cinq siècles d’avance y sont exposées.
La comparaison vous semblera peut-être incongrue mais l’ingéniosité de Léonard m’apparaît tellement fabuleuse que je pense, à cet instant, à ma visite de l’affabuloscope au Mas d’Azil en Ariège (voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2013/06/18/claudius-de-cap-blanc-un-artiste-affabuleux/)
Dans une lettre écrite en 1482 à Ludovic Sforza, il sait promouvoir ses compétences en la circonstance orientées vers le génie militaire :
« Très illustre Seigneur, ayant jusqu’ici suffisamment considéré et étudié les expériences de tous ceux qui se disent maîtres et inventeurs de machines de guerre, et trouvent que leurs machines ne diffèrent en rien de celles qui sont d’ordinairement employées, je m’enhardirai, sans vouloir porter préjudice à personne, jusqu’à m’adresser à Votre Excellence pour lui apprendre mes secrets, et lui offre de démontrer quand il lui plaira, toutes les choses brièvement énumérées ci-dessous.
J’ai le moyen de construire des ponts très légers, solides, robustes et d’un transport facile, pour poursuivre et au besoin mettre en déroute l’ennemi, et d’autres plus solides qui résistent au feu et à l’assaut, aisés et faciles à enlever et à poser. Et des moyens de brûler et de détruire ceux de l’ennemi.
Pour l’investissement d’une place forte, je sais comment chasser l’eau des fossés et construire une infinité de ponts, béliers, échelles d’escalade et autres engins relatifs à ce genre d’entreprise. Etc …
… Si l’une des choses ci-dessus énumérées semblait impossible ou impraticable, je m’offre à en faire l’essai dans votre parc ou sur tout autre lieu qu’il plaira à Votre Excellence, à qui je me recommande en toute humilité. »
Dans le Codex atlanticus, il affirme que son « char d’assaut, mieux que les éléphants pourra semer la terreur dans la cavalerie de l’ennemi. Des hommes grimpés sur ces machines et équipés d’armes à feu mettront en fuite la troupe adverse. »
Une animation 3D permet de visualiser et comprendre le fonctionnement de cette toupie infernale qui tient du cheval de Troie et d’une tortue géante.
« Qu’il ne me lise pas, celui qui n’est pas mathématicien, car je le suis toujours dans mes principes. » « Le mouvement est la cause de toute vie »…
Son hélice volante est considérée comme une anticipation de l’hélicoptère. Elle révèle sa connaissance de l’aérodynamisme née notamment par l’observation du vol des oiseaux.
Léonard imagine des ponts, des machines à draguer les fleuves, des écluses, des navires à double coque. La circulation par voie d’eau constituait un enjeu économique pour ses commanditaires milanais, florentins ou français.
D’humeur taquine, je choisis d’énerver encore un peu mes quelques lecteurs réfractaires à la Légende des Cycles.
Car me voici à présent devant la maquette d’un vélo réalisé à partir d’un dessin qu’aurait fait Léonard de Vinci. En effet, dans les années 1970, les restaurateurs du célèbre Codex atlanticus (1478-1518) ont découvert ce croquis, resté caché, au verso d’une feuille volante collée dans l’album. Il montre deux roues de charrettes fixées à un châssis rudimentaire, avec des pédales trop longues reliées par une chaîne à une roue dentée. Il est peu probable que quelqu’un ait pu décoller certaines feuilles du Codex Atlanticus pour dessiner derrière. La feuille 10 du Codex Madrid contient un dessin de chaîne et de roue dentée, identique à celui qui figure sur le croquis.
Le dessin serait un faux datant en réalité de 1960 et l’œuvre d’un moine chargé de restaurer les manuscrits…. La bicyclette ne fut inventée qu’en 1860. Cependant, Léonard griffonna des dessins de systèmes de transmission par engrenages qui s’apparentent à des chaînes de vélo.
Avec une totale mauvaise foi, je tiens à apporter personnellement une savoureuse preuve du génie de Léonard et ne résiste pas à vous livrer un court extrait d’un ouvrage que l’écrivain Christian Laborde, « frère de race mentale » de Claude Nougaro, consacra au champion cycliste Charly Gaul, un Ange de la montagne natif … du pays où les noms de villes se terminent par « ange », le Luxembourg.
Je plante le décor car vous vous demandez peut-être si je ne divague pas complètement : l’action se déroule dans l’ascension du Mont Ventoux contre la montre, là où Charly forgea sa victoire finale lors du Tour de France 1958. L’auteur évoque la présence truculente d’un improbable supporter :
« À deux kilomètres du sommet, la fringale guetta l’ange … Je voudrais une banane … Une main tifosienne, la main dont il rêvait se tendit. Elle tenait non une banane bourrée d’amidon, mais un bidon d’eau sucrée et citronnée.
– Bois Charly, c’est de l’eau, du sucre et du citron. C’est ce que je prenais moi quand je montais le Ventoux.
L’admirateur charitable, le tifoso plutôt (car il est italien) s’appelle Francesco, Francesco Pétrarque, le poète humaniste en personne, celui-là même qui effectua à pied l’ascension du Ventoux en avril 1336.
« – Cela dit, il n’y avait pas cent mille personnes pour m’encourager. J’étais seul, avec Dieu … Par contre, ce n’était pas pelé comme maintenant, les arbres étaient splendides, et j’avais croisé des renards, des blaireaux, des écureuils, et un cerf … »
Le soir, Pétrarque retrouve Charly Gaul dans sa chambre d’hôtel :
« -Vous savez que j’ai écrit un livre pour dire que j’aimais Rome…
-Oui, le fameux De Viris ! De Viris illustribus urbis Romae ! Je l’ai lu …
– Eh bien, là-haut, dans ma tour d’ivoire d’en haut, j’écris un livre pour dire que j’aime le vélo.
– En latin, comme le De Viris ?
– En latin, absolument ! Une cathédrale latine en l’honneur des géants de la piste, des seigneurs du chrono, des rois du sprint, et des princes des sommets !
– Le De Viris illustribus cyclis Terrae ! Et mon plus beau chapitre sera pour vous Charly …
J’ai demandé à Vinci d’assurer la préface. Il a dit oui tout de suite !
Le vélo, il adore, c’est un fondu de la roue libre ! Vous savez que la chaîne, c’est lui …
– Je sais, tout le monde ici-bas le sait ! … »
Irréfutable, non ? Génial, en tout cas ! Génial-Lucifer même, pour reprendre le nom d’une marque de cycles des années 1920-40! Et c’est la preuve que tous les sportifs n’ont pas besoin d’une musculation du cerveau contrairement aux affirmations de notre président normal dans un livre suicidaire !
J’achève ma visite du Clos Lucé par une promenade culturelle dans le magnifique parc arboré qui entoure le manoir. Au détour des allées, on découvre en situation les reproductions géantes de certaines inventions du maître.
Sous les frondaisons, surgissent des toiles translucides hautes de plusieurs mètres illustrant la lumière des portraits et la beauté de l’anatomie humaine dans l’œuvre de l’artiste.
La légendaire Mona Lisa apparaît furtivement sous les saules pleureurs. Elle est, par contre, omniprésente à la boutique près de l’accueil.
Je relève sur une carte postale une citation de son créateur : « Je crois que le bonheur naît aux hommes là où l’on trouve de bons vins ». Cheverny, Cour-Cheverny, Touraine-Amboise, Montlouis-sur-Loire, le bonheur est dans le Clos … Lucé !
Je ne pouvais quitter Amboise sans aller me recueillir sur la tombe de Léonard de Vinci dans la chapelle Saint-Hubert dans l’enceinte du Château Royal.
Il ne m’est évidemment pas possible de la rejoindre par le souterrain sans doute en partie effondré. Fallait-il qu’il soit de hauteur conséquente car François Ier possédait une stature colossale au sens physique du terme pour l’époque. On prétend qu’il mesurait deux mètres.
Cela dit, je pense au précédent locataire des lieux, le roi Charles VIII, qui mourut, à vingt-sept ans, en avril 1498, après avoir violemment heurté du front un linteau de pierre au château d’Amboise !
À défaut, sur le chemin, j’ai l’occasion de voir quelques habitations troglodytiques, creusées dans la pierre tuffeau, caractéristiques de la région.
La chapelle Saint-Hubert surplombe le centre historique d’Amboise et la Loire. D’architecture gothique flamboyant, elle fut construite de 1491 à 1496 par Charles VIII. La porte est surmontée d’un linteau (attention la tête!) représentant la chasse de Saint-Hubert ainsi que Charles VIII et Anne de Bretagne en prière.
Un buste de Léonard a été érigé à l’emplacement de l’ancienne collégiale Saint-Florentin aujourd’hui détruite où il fut initialement inhumé selon sa volonté.
On n’a pas de certitude que les restes du maître soient ceux se trouvant sous la dalle. Des chercheurs du monde entier vont croiser leurs travaux, via son ADN, pour tenter d’apporter une réponse définitive d’ici trois ans à l’occasion du cinq-centième anniversaire de sa mort.
Je ne peux quitter le château d’Amboise sans évoquer un autre fait que j’ignorais aussi. Bien qu’il soit hors sujet dans un billet sur Léonard de Vinci, il peut entrer en résonance avec une actualité brûlante.
Vous avez peut-être quelques (vagues) souvenirs de cours d’histoire de France coloniale avec, notamment, la conquête de l’Algérie sous le règne de Louis-Philippe, et la prise, par son fils le duc d’Aumale, de la smala d’Abd El-Kader en 1843.
Je ne savais pas que l’émir, chef politique et religieux influent, avait été assigné à résidence pendant quatre ans au château d’Amboise avec sa famille et des domestiques. Il fut personnellement libéré en 1852 par le Prince-Président Louis-Napoléon Bonaparte. Dans le parc du château, un jardin dit d’Orient comprenant 25 pierres d’Alep gravées d’hymnes à la paix et à la tolérance extraits du Coran, est dédié à la mémoire des 25 membres de la suite de l’émir morts durant son séjour.
Ma balade en Val de Loire sur les traces de Léonard de Vinci achevée, j’ai rejoint la capitale via le réseau d’autoroutes exploité par le groupe … Vinci, ça ne s’invente pas !
J’ai donc retrouvé le Léonard peintre, avec quelques-uns de ses élèves, quelques semaines plus tard, lors d’une exposition qui lui était consacrée à l’occasion du cinq-centième anniversaire de sa traversée des Alpes.
On m’a éclairé ma lanterne sur le Saint Jean Baptiste maintenant que le célèbre tableau de Léonard, débarrassé des multiples couches de vernis accumulées au fil du temps, a retrouvé la lumière au Louvre.
À l’ambassade d’Italie, ont été exposées plusieurs copies d’après les travaux de Léonard et certains de ses disciples, en particulier Gian Giacomo Caprotti dit Salaï.
Ainsi, j’apprends que ce bras droit levé, que j’interprétais dans une pure mauvaise foi et en plaisantant comme un signe d’hostilité, est une invitation à écouter un message de Là-haut. Il nous raconte une histoire de la création. Léonard réalisa cette œuvre ayant lui-même le bras droit paralysé.
Avec la restauration du tableau, on redécouvre quelques détails dont le crucifix dans la main gauche et la chevelure bouclée tombant jusqu’aux épaules.
Le visage d’adolescent un peu androgyne semble récurrent dans plusieurs portraits de Léonard dont La Joconde. Sans certitude, on a déduit que le maître prenait souvent comme modèle Salaï, son élève, son ami, sa muse et sans doute son amant.
Je m’attendris devant La Scapiliata, le poétique visage d’une jeune fille ébouriffée, une petite esquisse prêtée par la Galerie Nationale de Parme. On retrouve la note énigmatique et mystérieuse commune à de nombreux portraits de Léonard.
On a loisir de mieux apprécier la technique du sfumato chère à l’artiste. Par la pose de glacis, il créait un effet vaporeux donnant des contours imprécis aux différentes formes et un effet de profondeur avec l’arrière-plan. Nul besoin donc d’appeler au secours, avec le chanteur Antoine, ATOL les opticiens !
J’achève ma visite en m’attardant devant trois œuvres majeures de Francesco Melzi, l’élève de Léonard qui l’assista dans sa traversée des Alpes puis au Clos Lucé : Flora, Le Petit saint Jean-Baptiste (ou L’Enfant Jésus en Christ sauveur) et Léda et le Cygne. Au sujet de cette dernière, j’avais évoqué l’épisode des Dioscures lors de mon séjour à Rome : dans la mythologie gréco-romaine, Zeus, épris de Léda l’épouse de Tyndare roi déchu de Sparte, se transforma en cygne pour s’unir à elle. De leur union, naquirent dans deux vrais œufs (clin d’œil du tableau inspiré de celui perdu de Léonard), Hélène et Pollux enfants de Zeus d’une part, et Clytemnestre et Castor enfants de Tyndare d’autre part !
Mes fidèles lecteurs savent que mes nourritures spirituelles font souvent bon ménage avec les nourritures terrestres : aujourd’hui, pas de bal à l’ambassade mais, non loin de là, menu(et) et ronde (de desserts) au Martignac rue de Grenelle !
Je devrais peut-être garder jalousement l’adresse de cette brasserie, banale en apparence, dont la façade détone dans ce quartier bondé d’hôtels particuliers, d’ambassades et ministères, à deux pas des Invalides, de l’Assemblée nationale, de l’hôtel Matignon et du musée Rodin. Il faut préserver ce patrimoine, ces vieux bistrots de Paris héritiers de la grande tradition des bougnats auvergnats.
C’est petit, c’est bruyant mais tellement convivial. Au bar avec son zinc en laiton, on débite les dernières brèves de comptoir. Dans la salle minuscule, vous avez le choix entre chaise et banquette de moleskine rouge pour vous installer à votre petite table. Aux murs, quelques modestes toiles, des photographies et portraits d’habitués du lieu parfois très connus, sur un miroir un avertissement : « Ici, pas de wi-fi, parlez-vous ! ».
En semaine, vous vous retrouvez vite au coude à coude avec quelques hauts-fonctionnaires, des militaires étoilés à képi, un député mais aussi beaucoup d’ouvriers artisans et de clients au statut plus humble qui viennent manger pour pas cher. Ici, « c’est d’abord un état d’esprit qui, dès le seuil franchi, nous transforme en citoyen accrochant au perroquet son statut social avec sa veste pour un moment de détente ». Un savoureux moment de poésie surréaliste culinaire et de savoir vivre ensemble !
Ce midi, j’applique à ma façon hédoniste le précepte énoncé par le végétarien Léonard de Vinci : « Veux-tu rester en bonne santé, suis ce régime : ne mange point sans en avoir l’envie » … d’un petit salé auvergnat que j’ai déjà repéré sur l’ardoise !
Le patron s’implique personnellement dans la confection de ses plats. L’éloge qu’il en fait quand il nous les décrit est une vraie déclaration d’amour à la recette et à la cuisine bien de chez nous : « le petit salé, je le fais dans mon jambon à l’os, j’ajoute deux « petites saucisses », une aux cèpes, l’autre aux champignons de Paris. Ça mijote tranquillement. Je le sers évidemment avec des lentilles. »
Présenté ainsi, c’est immédiatement adopté, avec un pot de Coteaux du Lyonnais.
Dire qu’en 1526, Clément Marot, suite à des dénonciations, fut enfermé à la prison du Châtelet pour avoir mangé du lard pendant le Carême !
Il n’y a pas de mouchards au Martignac, alors, comment résister pour le dessert au « je vous mets un peu de tout ? » proposé par le patron ? Derechef (du Martignac), il vous apporte un assortiment de tartes toutes faites maison évidemment, puis encombre bientôt votre table de grands récipients de salade de fruits frais, mousse au chocolat et îles flottantes que les clients se passent de main en main. Enfin, à l’instant du café, il vous met encore sous le nez une énorme terrine de Panna Cotta, cette recette de « crème cuite » née en Italie, presque aussi moelleuse que le sfumato de Léonard de Vinci.
J’ai envie de faire mien l’avis d’un client passionné de l’endroit : « Si le Martignac s’était trouvé sur le port d’Amsterdam, Jacques Brel y aurait mangé tous les jours ».
Allez, avec mon vénéré et regretté Antoine Blondin maître ès calembour, j’imagine m’en jeter un petit dernier au zinc pour la « revoyure » comme on dit dans ma Normandie natale. Au fait, savez-vous quel est le meilleur restaurant de fruits de mer à Paris ? … C’est le Vinci, vous ne connaissez pas le homard du Vinci ? Lamentable, je l’avoue ! J’ai dû abuser du cru Lyonnais !