Vacances (post)romaines (10): Les cerises de Castellania, village natal de Fausto Coppi
Mercoledi 1 giugno 2016, 16heures
Je vous avais prévenu, j’ai quitté un peu hâtivement le cher curé de Brescello, dans mon précédent billet, pour la cohérence de mon propos.
En effet, sitôt franchi le 45ème parallèle Nord matérialisé par un panneau sur l’autoroute, à défaut de changer de latitude, je plonge dans un autre monde, encore que, je l’ai mentionné à l’occasion durant mon séjour, le cyclisme soit une véritable religion de l’autre côté des Alpes.
Á partir de maintenant, j’ai un petit vélo (pas électrique !) qui court dans ma tête : j’avais souhaité, en planifiant mon voyage en Italie, l’achever en retombant à l’époque où j’étais bambino. C’était quelques années après la seconde guerre mondiale. C’était le temps où, avec mes petits coureurs en plomb quand le crachin normand s’invitait, ou sur mon petit vélo vert, dans les vastes cours de récréation de la maison école que dirigeait ma maman, je rejouais la légende des cycles que les radioreporters contaient dans le vieux poste à galène grésillant du salon ou que je découvrais en feuilletant avec avidité les superbes revues couleur sépia (et verte durant le Tour de France) Miroir-Sprint et But&Club achetées par mon père (je les possède encore).
Mais avant que mes professeurs de parents m’autorisassent à assouvir ma passion, il fallait que mes devoirs soient finis et mes leçons sues. Alors, avant d’entrer dans le vif du sujet de ce billet, profitant que je passe près de Spinetta Marengo, je vous impose une brève révision d’Histoire.
C’est en effet, dans ce village dépendant de la commune d’Alexandrie, dans la région du Piémont, que Bonaparte remporta, le 14 juin 1800, la bataille de Marengo l’opposant aux Autrichiens, avec le concours des troupes du général Louis Desaix tué lors des combats. La paix fut scellée par le traité de Lunéville signé le 9 février 1801.
Non accessoirement pour les gourmands que vous êtes, c’est en ces circonstances que fut créée fortuitement la fameuse recette du veau Marengo. Le cuisinier du Premier Consul accommoda les (bons) restes : il fit frire du poulet dans l’huile d’olive avec des tomates et de l’ail, et le servit avec des œufs au plat, des écrevisses troussées et des croûtons de pain dorés.
Napoléon apprécia et demanda qu’on lui resserve ce plat. Le cuisinier Dunand remplaça le poulet par du sauté de veau mais garda la sauce à la tomate à laquelle il donna le nom de Marengo en souvenir de la grande victoire du futur empereur. Au fil du temps, les écrevisses cédèrent leur place aux champignons, les œufs frits disparurent et le chef les remplaça par des oignons glacés et un demi-verre de vin blanc.
Ce contrôle d’Histoire et de ravitaillement passé, je contourne la ville de Tortona, de sinistre mémoire vous apprendrez pourquoi plus tard, pour rejoindre la Casetta di Lina, un accueillant bed and breakfast dans le paisible bourg de Villaromagnono. C’est ici que j’ai choisi d’établir mon camp de base, la nuit prochaine, avant de monter demain à Castellania, le village où naquit et repose l’immense champion cycliste Fausto Coppi.
Je suis proche enfin de réaliser un rêve enfoui dans mon inconscient depuis plus d’un demi-siècle. Il dut peut-être trouver racine au mois de janvier 1961 lorsque parut le premier numéro de la merveilleuse revue mensuelle Miroir du Cyclisme.
Elle consacrait sa Une et un long dossier au grand sportif italien décédé exactement un an auparavant.
J’ai souvent regardé cette splendide photographie de la couverture prise dans le col de l’Izoard lors du Tour de France 1951(et non 1952, je dis cela pour les puristes et archivistes) qu’il ne termina qu’à la dixième place, miné par un cruel deuil familial.
Deux ans plus tard, dans le même virage, présent en touriste spectateur, accompagné d’une mystérieuse « dame blanche », il photographiait Louison Bobet en passe de remporter son premier Tour de France. Une stèle avec leurs effigies leur rend hommage aujourd’hui, non loin de là, sur un piton rocheux de la célèbre Casse déserte : http://encreviolette.unblog.fr/2009/07/09/le-col-de-lizoard-col-mythique-des-alpes/
Le regard tendu vers la victoire, le style aérien en danseuse, le maillot de l’équipe nationale italienne juste floqué de la marque mythique bleu céleste des cycles Bianchi, un boyau de secours enroulé aux épaules, les bidons La Vitelloise, c’était la classe « rital » incomparable à côté des grotesques hommes sandwiches de maintenant ! Par mimétisme, tout môme, je m’harnachais d’une vieille chambre à air pour faire comme les champions !
Le brillant journaliste Maurice Vidal, directeur de la revue, écrivait dans son éditorial :
« Janvier à nouveau blanchit Castellania …
Il y a douze mois, en janvier, à Castellania, le destin cruel mais lucide décidait que la gloire de ce héros ne serait plus ternie. Héros de la jeunesse, Fausto conserverait à jamais le visage de celle-ci, avec la douceur enfantine de son regard. Qu’importe qu’on aime le cyclisme … Ce cycliste est digne de toutes les épopées …
Un homme naît, vit et meurt. Qu’importe où et quand. Seul importe comment.
Savant, écrivain, acteur illustre, champion ou humble travailleur, tout homme a le droit d’être jugé sur les richesses qu’il a fait jaillir de son corps, de sa tête et de son cœur.
Il est juste et bon que le nom de Coppi soit illustre, parce qu’il fut honnête, loyal, bon, généreux.
Parce qu’il a fait jaillir de sa carcasse étriquée une incroyable volonté. Parce qu’il a su choisir, vouloir et réussir.
Fantastiquement réussir.
Parce qu’enfin il fut le premier et le dernier campionissimo. »
« Coppi il Mito del ciclismo », « Premio alla leggenda » affirme la Gazzetta dello sport, le grand quotidien sportif italien, avec une pointe de chauvinisme pour les accessits, car je placerais volontiers un champion normand cher à mon cœur avant Francesco Moser !
Les hiérarchies à travers les époques sont toujours sujettes à caution mais en ce qui concerne Coppi, son titre de meilleur coureur cycliste de tous les temps est indiscutable car il construisit son impressionnant palmarès en un âge d’or du cyclisme, l’après-guerre, marqué par une concurrence de champions exceptionnels à la personnalité bien trempée, son grand rival Gino Bartali, son compatriote Fiorenzo Magni, les Suisses Hugo Koblet et Ferdi Kubler, les Belges Rik Van Steenbergen et Stan Ockers, les Français Louison Bobet, Jean Robic et Raphaël Géminiani. Encore, convient-il d’ajouter que cinq années de guerre (au cours de laquelle il fut fait prisonnier) et de multiples accidents l’empêchèrent d’enrichir son palmarès.
Jacques Goddet, ancien directeur du Tour de France et du journal L’Équipe, se sortit de cette querelle d’Anciens et de Modernes par cette pirouette : « Le numéro 1 dans les résultats, c’est Eddy Merckx. Il y a pour moi quelqu’un qui est au-dessus de ce numéro un, c’est Fausto Coppi, parce qu’il s’est manifesté dans des conditions qui atteignaient le divin, le surhomme, par sa morphologie, par sa nature physique. »
Grâce à « Fostò » (comme on dit chez nous), j’appris, tout gamin, mes trois premiers mots d’italien : campionissimo, gregario, tifosi. Grâce à la très aimable signora Lina, j’apprends à prononcer enfin correctement son nom : Faoùsto Coppi avec l’intonation sur la première syllabe. Est-ce ma récompense, elle nous invite à cueillir quelques délicieuses cerises dans son verger.
Á partir de maintenant, ne m’en veuillez pas si mon propos est moins structuré qu’à l’habitude, je vous livre mes émotions telles qu’elles se bousculeront au fil des prochaines heures.
Déjà, savez-vous que la Casa Coppi, la maison natale de Fausto, ne se visite normalement que le week-end. J’avais envoyé un mail durant mon séjour romain pour signaler quand j’envisageais passer dans les parages de Castellania, et si … Je reçus un message le lendemain m’informant que le musée me serait ouvert le jeudi 2 juin ! J’en fus fort ému et heureux comme un gosse au pied du sapin de Noël.
Juin bleuit Castellania ! Il est mercredi 18 heures, la lumière est belle dans la campagne piémontaise … Si je montais déjà humer l’air de Castellania distant d’une dizaine de kilomètres ?
Tous les chemins ou presque mènent à Castellania, une signalétique indique les Strade di Fausto e Serse Coppi, les routes où s’entraînaient les deux frères qu’ici, on réunit dans les mêmes hommages. Dans l’ombre envahissante de Fausto, Serse fut un authentique champion, vainqueur notamment de la grande classique Paris-Roubaix en 1949. Il mourut accidentellement suite à une chute dans le Tour du Piémont 1951. Fausto, abattu, rongé par le chagrin traîna son deuil, quelques jours plus tard, dans le Tour de France, hormis sa chevauchée dans l’Izoard.
La route sinueuse s’élève au milieu des collines tortonesi (région de Tortona) couvertes de sous-bois et de vignobles. Au détour d’un lacet, nous apercevons en bas, au loin, la plaine de Novi Ligure.
Nous approchons : comme pour nous rassurer de suivre le bon chemin, les murs des rares villages que nous traversons arborent quelques photographies géantes à la gloire du campionissimo.
Est-ce un symbole, sur la première qui surgit devant moi, Fausto est respectueusement félicité par Gino Bartali, son aîné de quelques années, le grand rival de sa carrière.
J’ai déjà évoqué le Divismo dans mon billet précédent au sujet des démêlés inénarrables entre Don Camillo et Peppone, le prêtre et le maire communiste de Brescello : le peuple italien adore (ou du moins adorait) se diviser en deux camps opposés à propos de tout et de rien. Le cyclisme n’échappa pas au phénomène et les grands champions d’avant-guerre suscitaient bien des passions entre leurs tifosi (supporters) respectifs : Costante Girardengo et Alfredo Binda dans les années 1925, Binda et Learco Guerra au début des années 1930, puis Guerra et Bartali.
Comme la France, pas uniquement sportive, se partagea, au début des années 1960, entre « Poulidoristes » et « Anquetiliens », avec infiniment plus d’acuité encore, la péninsule s’était déchirée, dans les deux décennies précédentes, entre Fausto et Gino. Curzo Malaparte raconta cette rivalité outrancière, cette gigantomachie, dans un savoureux petit ouvrage : Bartali-Coppi deux visages de l’Italie. Comme Gino le Pieux avait la sympathie du parti Démocrate Chrétien, le Divismo fit de Fausto, pourtant catholique, baptisé et marié à l’église, … un communiste !
Ça y est, je suis à Castellania ! Une photo de Fausto occupant toute la hauteur d’un transformateur marque l’entrée dans son village natal.
Je me gare à quelques mètres de là, face à la mairie, sur la place Serse Coppi. Dans un angle, presque discrètement, Fausto, sculpté dans le bronze, nous salue d’un geste hésitant entre Jules César et le Duce.
Cette statue a une histoire. Á l’origine, elle fut taillée pour les Jeux Olympiques de Rome et installée à l’entrée du vélodrome construit pour la circonstance. Sa forme, pas du meilleur goût, voulait peut-être rappeler une grandeur passée. Après que l’anneau olympique eût été démoli, elle fut oubliée dans une réserve quelconque avant d’émigrer à Castellania.
En cette fin d’après-midi, c’est le calme et la volupté. Castellania est une minuscule commune, presque un hameau, qui compte aujourd’hui moins de 90 âmes. Où sont-elles ? Durant près d’une demi-heure, je ne rencontre absolument personne tandis que, tel un gosse dénichant des œufs de Pâques, je pars à la chasse aux images géantes disséminées sur les murs des rares maisons et anciens bâtiments agricoles.
La vie et l’œuvre de Fausto (mais n’oublions pas Serse) défilent au rythme de mon errance dans la rue principale baptisée évidemment via Fausto Coppi Campione del Mondo di ciclismo.
Beaucoup de ces magnifiques photographies me sont familières. Je n’avais pourtant que treize ans quand Fausto décéda mais je les ai tant vues et revues à force de feuilleter journaux et revues sportives, des heures durant, dans le grenier familial. Nul besoin de géo localisation numérique, je peux souvent dire à quels exploits de Fausto elles correspondent et même débusquer certaines confusions relayées sur internet.
Je ne m’attarde pas devant la Casa Coppi qui me sera ouverte demain, encore que, en m’avançant dans une sente, à l’arrière de la maison je passe la tête dans un ancien poulailler et des appentis où, autrefois, charrues et herses devaient être entreposées. Sont-ce quelques vestiges d’une récente exposition, dans une semi pénombre, je tombe sur quelques clichés.
De l’autre côté du petit chemin, c’est l’ancienne école, émouvante avec son minuscule préau encombré de panneaux pêle-mêle dédiés évidemment aux deux illustres frères. Ici, il ne viendrait à personne l’idée de dérober ces souvenirs laissés au vent, c’est le respect qui prévaut.
Une photographie en témoigne, comme dans nos campagnes françaises d’antan, l’école de Castellania possédait une classe unique mixte à plusieurs niveaux. Autour de Fausto et Serse, ce sont près d’une cinquantaine d’écoliers qui posent en compagnie de leur jeune institutrice, la tante Albina.
« Sur un registre bien tenu, à la couverture verte un peu passée, et semblable à ceux qui portaient notre nom il y a de nombreuses années (d’abord le nom de famille, par ordre alphabétique, puis tous les prénoms et celui du père et de la mère, écrit en belle « anglaise »), la plume hésita un instant à côté de la date du 17 octobre 1927. L’encre glissa sur le papier épais et traça un « a » léger, léger. « A » comme « absent ». L’institutrice, une institutrice toute jeune, fut déçue. Ce jour-là, son élève préféré, Angelo Fausto Coppi, ne s’était pas présenté à la leçon. Que lui était-il arrivé ? »
Fausto le révéla peut-être de vive voix lorsqu’il revint vingt-six ans plus tard dans son ancienne classe toujours tenue par Zia Albina : il avait fait l’école buissonnière pour partir dans les collines tortonesi sur la bicyclette qu’on lui avait offerte ce matin-là, ce qui lui avait valu cent lignes comme punition. Les petits élèves de Castellania durent écarquiller les yeux en écoutant Fausto qui venait de remporter le championnat du monde sur route, quelques semaines plus tôt.
La petite école est, aujourd’hui, transformée en centre de documentation où l’on peut consulter des archives concernant Fausto et Serse. Il ne faut pas exagérer, je n’en ai pas sollicité l’ouverture. Je vous offre malgré tout un petit bijou d’émotion : une chanson, Pedala, dédiée à Fausto sur des images de ses extraordinaires chevauchées.
Dans un billet écrit durant le Tour de France 1952, Max Favalelli, le regretté présentateur de l’émission Des chiffres et des lettres et remarquable auteur de mots croisés, initiait les lecteurs de But&Club à une science nouvelle, la Pédalologie :
« Le style, c’est l’homme. Rien n’est plus vrai en matière de cyclisme et l’on pourrait compléter ce premier aphorisme par celui-ci : « Montre-moi comment tu pédales, je te dirai qui tu es. »
Il est incontestable que l’individu, même le plus habile à masquer sa personnalité, se trahit par son écriture, sa manière de se vêtir, son rire, sa démarche. Il convient d’y ajouter, pour les champions cyclistes, l’allure adoptée sur un vélo et, de même qu’il existe des graphologues, on imagine fort bien un « pédalologue » qui ferait des études de caractères uniquement en suivant le Tour de France.
Pourquoi ne pas nous y essayer ? …
FAUSTO COPPI, voilà un type pas ordinaire. Si vous le rencontrez dans la rue avec ses épaules étroites, son buste d’oiseau, son bréchet proéminent, ses jambes trop longues, vous vous dîtes : « Pauvre gars, ça tient à peine debout. »
Après quoi, vous posez ce même souffreteux sur la selle d’une bicyclette et vous obtenez un couple homme-machine le plus harmonieux, en même temps que le plus efficace du monde entier.
Le premier mot qui vient à l’esprit de qui assiste à l’action de Coppi est celui d’aisance. Fausto vous donne cette admirable sensation que ne vous communiquent que les seuls artistes, à savoir que tout est possible, que le miracle est quotidien. Il possède le comble de la virtuosité, puisqu’il parvient à rendre celle-ci invisible.
Si vous vous étiez trouvé vendredi sur les pentes abruptes qui conduisent à l’Alpe d’Huez et que vous ayez vu passer Coppi, bien droit sur son vélo, les mains en haut du guidon, vous auriez pu vous dire : « Tiens, mais on m’a raconté des histoires, la route est parfaitement plate. » Puis vous auriez enfourché votre bicyclette et, au bout de dix mètres, vous auriez été réduit à l’état de soufflet de forge.
Je m’excuse de prononcer un bien gros mot, mais Coppi jouit du privilège des poètes, de ceux qui ont en dépôt au fond d’eux-mêmes des dons innés qui leur rendent facile ce que les autres hommes ne peuvent réaliser qu’à force d’application et de patience.
Lorsque des admirateurs, emportés par un enthousiasme excessif, lui administrent des compliments hors de raison, Fausto, qui est d’une simplicité totale, s’excuse : « Mais ce que je fais, c’est tout naturel. »
Le terme est exact et il permet d’ailleurs à mon ami Jean Eskenazi, qui lit ce que j’écris par-dessus mon épaule, de me lancer un trait :
– Ses adversaires sont pleinement de ton avis et ils trouvent Coppi si naturel qu’ils ne manquent jamais de dire à son propos : « Chassez le naturel, il s’enfuit au galop. » » (But&Club 7 juillet 1952)
Le hasard fait bien les choses, surgissant d’une grange, Fausto semble rouler devant moi avec en arrière-plan, le décor grandiose des Dolomites, « au plus haut de la vallée brillent soudain, striées de coulées de neiges éclatantes, les murailles du Sassolungo, semblable à une cathédrale fantastique au moment de Noël » ainsi le décrivait Dino Buzzati dans le superbe recueil de ses chroniques sur le Giro 1949. Je reste en admiration devant ce presque tableau : « Est-ce que ce cavalier fantastique, homme, aigle ou centaure, n’aurait pas inspiré un Géricault ? » écrivit Maurice Vidal dans un éditorial intitulé La plus noble conquête du cyclisme.
Une grille grince, Castellania n’est pas un village fantôme : un de ses habitants, un aimable retraité vient à ma rencontre. Il me tend la main pour m’offrir une poignée de cerises, la même variété que chez Lina, puis propose de me photographier au pied du cliché géant de Fausto. Il a tellement l’air d’y tenir et il compose son cadre avec tant d’application que je ne peux lui refuser ce « selfie à la mode de Castellania » !
La barrière de la langue ne saurait être un obstacle pour partager notre admiration envers le champion local. Je sors même ma formule magique pour capter l’attention de mon interlocuteur : « Ho visto correre Fausto, vero » ! J’ai vu courir Fausto en vrai ! Je sens sa surprise (il m’imaginait sans doute plus jeune) et sa joie. Maintenant, il faut que je me débrouille en italien pour lui détailler en quelles circonstances. La première fois, ce fut à l’occasion d’un Critérium des As. J’eus largement le temps de voir Fausto tourner autour de l’hippodrome de Longchamp en compagnie de Louison Bobet, Hugo Koblet et … mon futur campionissimo à moi Jacques Anquetil. Je revis une dernière fois Coppi en chair et en os, en 1958, à la veille du championnat du monde qui était organisé sur le circuit automobile de Reims. Il s’entraînait avec la Squadra Azzura (équipe nationale italienne), et mon frère immortalisa ce moment sur la pellicule dans un long travelling (mon père était au volant de la voiture) que je me promets de retrouver dans mes archives pour l’insérer ici. Ces images lointaines restèrent définitivement imprimées dans ma mémoire.
Il en est d’autres, mentales, que mon cher papa, admirateur de Fausto comme beaucoup de Français, transmit à son jeune fiston. Je me souviens encore que lors d’un voyage dans les Dolomites, précisément dans le col Pordoi où Fausto construisit plusieurs de ses succès dans le Giro, il m’avait confié que les tifosi, c’était dire leur idolâtrie, embrassait la chaussée après le passage du champion. Il était fréquent aussi qu’ils balayent la route devant lui pour éviter toute crevaison. Je n’étais pas allé jusqu’à déposer mes lèvres sur le goudron, mais je crois que j’avais dû faire quelques allers et retours sur la chaussée : « le grand Coppi a roulé là ! »
Devant la grande découverte de l’arrivée triomphale de Fausto sur la via Roma lors de la classique Milan-San Remo 1948, je demanderais bien volontiers à mon nouvel ami s’il possède un souvenir personnel de l’édition de la Primavera 1946, peut-être alors gamin, se trouvait-il, le jour de la Saint Joseph, dans le col du Turchino tout proche de Castellania lorsque …
« Arriva Coppi ! annonçait le messager. Cette révélation que seuls les initiés avaient pressentie fila aussitôt vers la vallée, rebondissant d’un rocher sur l’autre, s’échappant d’entre deux lèvres pour s’engouffrer immédiatement dans une trompe d’Eustache : « Arriva Coppi ! Arriva Coppi ! répétait la rumeur, avec l’accent tonique sur la première voyelle du nom… »
Pour en savoir plus sur cette anecdote tirée du livre de Pierre Chany, journaliste ès science du vélo, vous pouvez vous reporter au billet que j’avais consacré à ce monument du cyclisme qu’est Milan-San Remo : http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san-remo/
Pour l’instant, j’ai quelque scrupule pour ma compagne qui doit commencer à s’impatienter dans la voiture. Enfin … pas exagérément quand même (!) car je pique la curiosité du cher monsieur en lui confiant que l’idole de ma jeunesse était Jacques Anquetil, mon voisin rouennais.
En y réfléchissant bien, mon admiration pour Coppi s’est probablement nourrie de l’arrivée de « mon » champion sur la planète vélo. Fausto se prit aussitôt de sympathie pour Jacques qu’il invita chez lui et imaginait comme son héritier. Le quotidien Paris-Normandie avait largement relaté cette rencontre dans ses colonnes et, bien évidemment, j’avais collé les photos des deux campionissimi (pardonnez-moi ce chauvinisme exacerbé) dans mes cahiers dédiés à Maître Jacques.
Anquetil manifestait un profond respect pour son illustre aîné. Preuve en est, parmi les plus grands défis de sa carrière, il souhaita battre le mythique record de l’heure sur piste de Fausto et réussir le même exploit (unique à l’époque) de gagner dans la même année le Giro di Italia et le Tour de France. Sur un plan privé, il séduisit comme Fausto une « dame blanche », il le surpassa même au travers d’une vie conjugale compliquée que je laisse aux échotiers friands de sensationnel.
« Jaqué Anquétil », comme le prononce mon ami piémontais avec un délicieux accent, vint à Castellania, au moins une fois, pour les obsèques de Fausto.
Anna, ma future guide de la Casa Coppi, traverse la route : « C’est il francese qui vient visiter demain ! »
Et voilà maintenant que mon « photographe personnel » arrête un 4×4 et me présente au séduisant conducteur (ma compagne se mordra les doigts de ne m’avoir pas accompagné !) : « C’est il francese qui vient visiter la Casa demain. Il a visto correre Fausto vero ! » Je viens de faire la connaissance de l’arrière- petit-fils de Fausto.
Ma séance de pose n’est pas terminée : je dois m’intercaler entre Fausto et Geminiani suant sang et eau dans l’ascension du Ventoux lors du Tour de France 1952. Ils sont suivis du belge Stan Ockers et, là, mon ami marque un point, il complète … d’un autre Français Jean Dotto. J’égalise aussitôt en glissant un détail qui peut intéresser un habitant de la région du cépage Nebbiolo : le valeureux coureur provençal Dotto était surnommé le « vigneron de Cabasse » ! Je suis fairplay et évite d’enfoncer le clou en omettant de dire que, ce jour-là, devant ces échappés, caracolait le Français Jean Robic futur vainqueur de l’étape.
Je viens de passer une heure merveilleuse, je supplie presque de reporter la suite de notre conversation à demain … Ma compagne m’attend sur le parcheggio !
Giovedi 2 giugno 2016
Je n’ai pas trop bien dormi : dans mes rêves, j’ai dû pédaler toute la nuit sur les Strade di Fausto e Serse Coppi.
Mais ce matin, je suis en pleine forme d’autant qu’au petit déjeuner, Lina a eu la gentillesse de mettre sur la table, outre quelques pâtisseries maison, un grand bol de cerises.
Juin bleuit encore Castellania ! Dès huit heures, nous prenons le chemin des collines tortonesi. Je ne sens pas la pédale … de l’accélérateur et je grimpe allègrement le Passo Coppi qui culmine à 369 mètres. Fausto, dans son style incomparable, tutoie les cimes enneigées du Stelvio. Chaque année, on baptise Cima Coppi le sommet le plus élevé franchi par les coureurs du Tour d’Italie.
J’emprunte la petite route sinueuse qui mène, à l’écart du village, à l’église et au cimetière où reposent Fausto et Serse, du moins c’est ce dont je suis persuadé.
Sans y être jamais venu, je connais les lieux. J’avais presque treize ans, je me souviens des photographies de la colline striée de files d’amis et admirateurs portant Fausto en terre. C’était le 4 janvier 1960, il faisait un beau soleil d’hiver mais la neige et les pluies récentes transformaient le chemin en bourbier. Noyés dans la foule d’anonymes, se faufilaient ses pairs, notamment Gino Bartali, Fiorenzo Magni, Ferdi Kubler, Louison Bobet, Charly Gaul, André Darrigade, Jacques Anquetil, les gregarii (ses équipiers), des campionissimi d’avant-guerre aussi, Alfredo Binda et Costante Girardengo. Il me semble aussi qu’une foule immense s’amassa le long des petites routes sur le passage du convoi funéraire ramenant Fausto de l’hôpital de Tortona où il était décédé l’avant-veille.
Dans la campagne silencieuse, la cloche de la petite église sonne neuf heures. Inévitablement, je pense à Louison Bobet qui gardait des obsèques le souvenir du glas accompagnant le pas des porteurs.
Seul, j’entre dans le modeste cimetière qui offre une magnifique échappée, sans Fausto, vers la plaine ligurienne. Ici, des générations de Coppi, il y en à revendre, reposent. Je repère la tombe du frère Livio mais point de Fausto ni de Serse. Je me résigne à croire ce que j’avais lu (abusivement ?) sur internet : les cendres des deux frères auraient été portées au sommet du Stelvio.
Allégation vite démentie dès mon retour au centre du village : leurs sépultures ont été transférées en 1969 au mémorial construit à côté de la mairie.
C’est là que Fausto est descendu de vélo pour l’éternité comme le symbolise la photo, accrochée au pignon du municipio, prise lors de sa tentative victorieuse contre le record de l’heure sur la piste du Vigorelli à Milan.
Précédant une chapelle, le mausolée est décoré de plusieurs mosaïques et plaques de marbre, des œuvres d’artistes amis ou admirateurs, l’un d’eux est un Italien résidant à Avranches dans le département de la Manche.
Á l’arrière du mémorial, je m’approche des tombes de Fausto et Serse surplombées de tristes volumes de béton, symbolisation pseudo-artistique des montagnes dans lesquelles s’envola souvent Fausto. En surgit la tête de Fausto nous dévisageant.
Au pied, s’amoncellent les ex-voto. Une urne déposée par des sportifs de Briançon renferme de la terre des cols de l’Izoard et du Galibier. Coppi aimait beaucoup la France et les Français le lui rendaient bien. De la terre de Castellania fut apportée devant la stèle de la Casse Déserte dans l’Izoard. Je me souviens que le savoureux dessinateur Pellos caricaturait souvent dans Miroir-Sprint les cols des Alpes et des Pyrénées en formes humaines, les « juges de paix » du Tour de France. Quelques mois après sa mort, il avait donné aux reliefs ruiniformes de l’Izoard le faciès de Fausto fustigeant le manque de combativité des « petits » géants de la route.
Une association de Piémontais de Montauban a offert une plaque en souvenir de « l’ultima fuga dell’ Airone », la dernière échappée du Héron, ainsi les Italiens surnommaient leur champion au profil d’échassier avec ses fémurs démesurément longs.
Á l’arrière des tombes, trois plaques de bronze récapitulent l’immense palmarès de Fausto. Toujours à fouiner, déformation d’ancien enseignant (?), je repère, dès la première ligne, presque un crime de lèse-majesté, une coquille sans doute d’un graveur guère au fait de la chose cycliste : Record dell Ora 45,798 kilomètres (dal 1942 al 1954).
Je vous affirme que Fausto conserva son bien jusqu’au 29 juin 1956. J’ai parfaitement en mémoire une belle fin d’après-midi, ça arrive en Normandie, surtout en Normandie en la circonstance. Nous n’avions pas encore la télévision à la maison ; avec mon père, je « regardais » avec attention le poste de TSF où le radioreporter (je crois qu’il s’agissait du talentueux Guy Kedia qui nous a quittés cet été) nous captivait en décrivant, une heure durant, la progression d’un homme tournant en solitaire sur la piste du Vigorelli, le vélodrome de Milan. Ce reportage apparaît surréaliste de nos jours même si l’esthétisme du style de Jacques Anquetil, qui n’avait rien à envier à celui de Coppi, pouvait nourrir le lyrisme.
Ce soir-là, les sportifs italiens durent verser une larme tandis que je sautais de joie : « mon champion » Jaqué Anquétil venait de faire tomber un monument du cyclisme, un record vieux de quatorze ans, en parcourant 46,159 kilomètres dans l’heure (nul besoin de consulter des archives !). La presse italienne fut délirante: Ainsi, écrivait Giuseppe Ambrosini dans la Gazzetta dello Sport, même le record de Coppi s’est écroulé. Même si, comme Halicus, nous regrettons qu’à notre cyclisme un si grand titre de supériorité ait été arraché, comme sportifs et comme hommes nous devons tous nous réjouir de cette nouvelle conquête humaine due à un athlète de l’immortelle souche latine, de cette glorieuse France cycliste. » Un Hercule, Ercole Baldini, un campionissimo éphémère, l’en déposséda trois mois plus tard … Puis, après qu’Anquetil l’eut reconquis vers la fin de sa carrière, ses successeurs renoncèrent à la piste étalon du Vigorelli pour des vélodromes en bois d’érable plus rapide, en altitude, sur des vélos de plus en plus sophistiqués, interdisant toute comparaison des performances. Point commun entre Coppi et Anquetil, ils n’étaient guère démonstratifs et n’extériorisaient pratiquement jamais leur joie en franchissant la ligne d’arrivée en vainqueur, lâchant rarement les mains du guidon. Á quelques pas des tombes de Fausto et Serse, à l’arrière de la chapelle, je m’approche d’une sorte de sacristie païenne. Á travers les barreaux, malgré les reflets des vitres, je distingue vaguement des maillots. Malheureusement, le local est fermé. Dommage ! Retour sur la place Serse Coppi, devant la mairie, je m’approche du cantonnier qui tond les pelouses aux abords et lui baragouine en italien :
– Savez-vous comment on peut visiter la salle des maillots derrière la chapelle ?
Miracle, non pas à Milan, mais à Castellania, il me répond dans un français très convenable :
– J’ai la clé, je vais la chercher à la mairie !
Car l’aimable monsieur qui s’occupe de l’entretien des espaces verts … est le maire de Castellania ! Excusez-moi il signor Sergio Vallenzona mais vous m’avez procuré une joie intense, encore une cerise sur le gâteau « coppiste » !
Je ne veux pas trop disposer de son temps et j’essaie en une dizaine de minutes de collectionner le maximum d’images numériques et mentales. Je les interpréterai plus tard.
Qu’ils sont beaux ces vieux maillots en laine, vierges de toute publicité, avec leurs poches à boutons sur la poitrine (pour mettre le briquet et le tabac disait l’écrivain truculent René Fallet) !
Mon regard se fixe prioritairement sur la maglia rosa (le maillot rose) que Fausto endossa con la splendida cavalcata dell’Abetone (traduction inutile) lors de son premier Giro victorieux en 1940, et la toison d’or qu’il conquit sur les routes du Tour de France 1949.
Je ressens la même émotion que lorsque, adolescent, j’avais vu en 1960, exposée dans une brasserie de Rouen, la tunique rose d’Anquetil, maculée de la boue du Passo di Gavia.
Tout à côté, sont suspendus le maillot de champion du monde 1953, la maglia iridata sul difficile circuito di Mendrisio, petite erreur, je suis intraitable, c’était à Lugano, ainsi que son premier maillot de champion d’Italie en 1942.
Je pense à cet instant aux maillots jaune, arc-en-ciel et bleu blanc rouge que ma chère tante Émilienne et une jeune institutrice de l’école (êtes-vous encore de ce monde chère mademoiselle Millet ?) dirigée par ma maman m’avaient tricotés dans ma prime jeunesse. Je les préférais au maillot vert à bande rouge floquée de la marque Wonder que j’avais hérité de mon frère aîné. La réclame n’était pas mensongère, il ne s’usa pas puisque je ne m’en servis guère !
Très vite, car monsieur le maire m’attend, je m’arrête devant les tenues de champion du monde offertes en hommage à Fausto et Serse par leurs compatriotes Ercole Baldini et Francesco Moser, deux champions qui héritèrent de la délicate mission de maintenir le cyclisme transalpin à un honorable niveau.
Encore une rareté pour les cinglés du vélo comme moi : un maillot de marque de Louison Bobet presque semblable à celui avec lequel il remporta Paris-Roubaix.
Il faut que j’y aille, je néglige quelques maillots de coureurs récents qui ne correspondent d’ailleurs pas à l’esprit du cyclisme de mon enfance, celui que j’aimais profondément.
L’heure de mon rendez-vous à la Casa Coppi approche. La maison natale de Fausto, agrandie dès qu’il eut commencé à bien vivre de son sport, est pimpante au soleil avec son crépi jaune et ses volets verts.
Tout en prenant nos billets (cette fois, ma compagne est venue, sait-on jamais un beau rital …), je ravis déjà notre guide Anna (j’espère ne pas me tromper de prénom) en reconnaissant Fausto caracolant en tête dans le col de Vars, suivi par la célèbre voiture Bianchi S9 bleu azur et blanche de son directeur sportif, lors de l’étape mythique Cuneo-Pinerolo du Giro 1949.
Cuneo et Pinerolo sont deux villes en fond de vallées distantes d’une soixantaine de kilomètres mais les organisateurs du Tour d’Italie avaient choisi d’y situer l’étape reine de leur épreuve en effectuant un vaste détour par cinq cols des Alpes françaises : col de la Maddalena (de Larche en France), col de Vars, l’Izoard, le Montgenèvre et le col de Sestrières.
Fausto s’envola dès les premiers lacets de la Maddalena où figure encore, aujourd’hui, en souvenir, sur un panneau apposé sur un mur de soutènement, l’inscription suivante : « Un uomo solo é al comando, la sua maglia è bianco-celeste, il suo nome è Fausto Coppi » (« Un homme est seul aux commandes, son maillot est bleu et blanc, son nom est Fausto Coppi »). C’est par cette phrase demeurée célèbre au point d’en devenir un leitmotiv que le journaliste Mario Ferretti commença son reportage en direct.
Ce jour-là, l’écrivain Dino Buzzati, auteur du Désert des Tartares, chroniqueur sur la course pour le Corriere della Sera, fit dans l’homérique : « Il y a trente ans (au temps du lycée ndlr), nous avons appris qu’Hector avait été tué par Achille. Une telle comparaison est-elle trop solennelle, trop glorieuse ? Non. Á quoi servirait ce qu’il est convenu d’appeler les études classiques si les fragments qui nous restent à l’esprit ne faisaient pas partie intégrante de notre modeste existence ? Bien sûr, Fausto Coppi n’a pas la cruauté glacée d’Achille : bien au contraire … Des deux champions il est sans nul doute le plus cordial, le plus aimable. Mais Bartali, même s’il est le plus distant, le plus bourru – tout en n’en étant pas conscient -, vit le même drame qu’Hector : le drame d’un homme vaincu par les dieux. C’est contre Minerve elle-même que le héros troyen eut à combattre : il était fatal qu’il succombât. C’est contre une puissance surhumaine que Bartali a lutté, et il ne pouvait que perdre : il s’agit de la puissance maléfique des ans … »
La photographie de Fausto dans le col de Vars fera un autre heureux : un de mes meilleurs amis a sa maison de vacances en contrebas de la petite chapelle du Mélezen.
La première pièce visitée au rez-de-chaussée posséda plusieurs fonctions, notamment comme salle à manger au temps de la maman Angiolina. Elle servit de chambre mortuaire avant que Fausto ne soit porté jusqu’au cimetière en haut de la colline. Sur un mur, des coupures de journaux rappellent ce triste 2 janvier 1960 : Coppi è morto !
Je n’étais pas bien grand mais je me souviens de la vive émotion que suscita en France l’agonie de Fausto terrassé par la malaria contractée lors d’un voyage pour un critérium à Ouagadougou (ex Haute-Volta). Il me semble que j’avais été choqué par l’image de Fausto sur son lit de mort, c’était peut-être la première fois que j’étais confronté à une telle vision. Une polémique était née entre les médecins français soignant avec succès Raphaël Geminiani victime du même virus attrapé lors du même voyage, et les docteurs italiens peu compétents hospitalisant Fausto pour une broncho-pneumonie. Cette tragédie, cette mort si jeune à quarante ans, la chute mortelle de Serse, contribuent à la légende des frères Coppi emportés tellement tôt.
Au milieu de la salle, sont exposés divers objets et vélos ayant appartenu à Fausto et Serse.
Je suis plus ému voire attendri par une vieille bécane entreposée avec d’autres outils agricoles, au pied de l’escalier, dans l’entrée d’autrefois. Je me fais confirmer : Fausto roula sur cet antique engin ? Si !
Il me revient un article du journaliste René de Latour :
« – Pour aimer vraiment la bicyclette, disait-il, il importe de … ne pas en avoir possédé pendant des années et d’avoir envié le petit camarade qui, lui, en possédait une. Fut-elle un engin brinqueballant aux pneus rafistolés et aux pédales faussées. Ce fut mon cas.
Fausto était très prolixe lorsqu’il évoquait cette enfance, puis cette jeunesse non pas miséreuse mais extrêmement pauvre, qui fut la sienne, dans le petit village de Castellania, à cheval sur la Ligurie et le Piémont, et proche de la route classique de Milan-San Remo, course qu’il allait voir passer, en culotte courte et le plus souvent rapiécée, sans se douter qu’un jour il en serait la vedette.
– J’étais bien jeune lorsque mon père disparut, disait-il. Notre petite ferme, qui manquait de matériel et n’avait pas suffisamment de superficie, arrivait tout juste à nous nourrir, mon frère Livio, qui était devenu le chef de famille, mon frère Serse, plus jeune que moi d’un an et mes deux sœurs. Ma mère, Angiolina, était l’âme de la maisonnée.
Ce qui manquait le plus à Castellania, c’était évidemment l’argent.
– Je n’en connaissais pas la couleur, dit Fausto. Et je n’aurais même pas songé à en demander à ma mère tant je connaissais ses problèmes financiers. Une simple piécette de dix lires, je ne la trouvais pas souvent dans ma poche, mais je ne peux pas dire que j’en souffrais vraiment puisque mon village était pratiquement dépourvu de magasins.
Fausto Coppi ne se souvenait plus d’où venait son premier vélo.
– Je crois bien qu’il était abandonné dans un coin et que personne n’en voulait plus, tant il était minable, presque hors d’usage. Je l’avais rafistolé tant bien que mal puisque je n’avais même pas de quoi m’acheter une paire de patins de freins.
Ce dont Fausto se souvenait particulièrement bien, c’est que le cadre, à l’émail de couleur indéfinissable tant il était craquelé de partout, était beaucoup trop grand pour lui et que, même lorsque la selle, vieille et avachie, était descendue à fond dans le tube de selle, il avait encore du mal à atteindre correctement les pédales.
– C’était sais importance lorsque je montais les côtes en danseuse mais sur le plat j’attrapais des crampes dans les mollets. Il me fallait absolument avoir un vélo à ma taille. Mais comment faire ? Ce n’était pas Livio qui aurait pu sortir de la boîte à biscuits où il mettait son maigre pécule, les quelques centaines de lires nécessaires à l’achat d’un vrai cadre de course, celui dont je rêvais et que j’allais admirer dans une vitrine de Novi-Ligure. C’était un Legnano, brillant de tous ses chromes et je crois bien que si l’on m’avait demandé de retrancher quelques années de ma vie pour l’obtenir je les aurais accordées sans sourciller. Legnano, c’était la marque de Gino Bartali, mon Dieu, dont la photo, découpée dans un journal ornait ma chambre … »
Je connus une enfance infiniment plus insouciante que celle de Fausto mais je me souviens de la joie vive mais tardive de mon premier vélo de course vraiment à moi. Il était de la marque Lejeune malgré mes trente ans ! Je n’avais jusqu’alors hérité que des bicyclettes de mon frère plus âgé de neuf ans. Je ne sais plus d’ailleurs pour quelle raison, mon père avait remplacé le guidon de course par un misérable guidon plat qui tenait plus de l’époque du Vieux Gaulois Eugène Christophe !
En pénétrant dans l’ancienne cuisine, j’ai l’impression de me retrouver dans une séquence de L’arbre aux sabots, le magnifique film des frères Taviani. La teinte bleu vert des murs, un mélange de chaux blanche et de vert-de-gris, est typique de celle dans l’enfance de Fausto et Serse.
Je ne suis pas persuadé que Fausto et Serse manipulèrent tous les objets exposés mais l’esprit de leur vie paysanne pauvre et laborieuse dans leur jeunesse est bien reconstitué.
On accède aux étages supérieurs par un escalier en granit dont les murs sont tapissés de nombreuses couvertures de magazines, photographies et même peintures.
Je m’arrêterais volontiers pour les observer en détail mais je ne veux pas abuser du temps de notre guide, c’est déjà un tel bonheur que je puisse visiter aujourd’hui.
Tout de même, je me recueille quelques secondes devant l’extraordinaire photographie de Fausto tournant la tête vers l’encouragement écrit à sa gloire dans la neige du Stelvio lors de son dernier Giro victorieux en 1953.
Une peinture rappelle aussi le célèbre épisode de l’échange de bouteille entre Fausto et Gino Bartali. Les versions pullulent avec des interprétations, des courses, des années, des lieux différents. J’avais tenté d’être le plus près possible de la réalité dans mon billet sur la chapelle Notre-Dame des cyclistes de La Bastide d’Armagnac (voir http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/). Un vitrail créé par l’ancien coureur Henry Anglade y évoque ce « partage ».
Instant d’émotion, j’entre dans la chambre des parents Angiolina et Domenico. C’est là, dans ce lit que Fausto naquit le 15 septembre 1919. Les bondieuseries ne manquent pas.
Contiguë, se trouve la chambre où Fausto dormait dans sa jeunesse. Quelques-uns de ses maillots sont présents ainsi que des faisans et perdrix empaillés rappelant sa passion pour la chasse. Celle-ci lui coûta la vie d’une certaine façon : s’il fut tenté de courir une ultime fois à Ouagadougou, c’était pour les safaris organisés lors du séjour.
Ma compagne surprend Anna en lui confiant que dans son enfance en Ariège, ses draps étaient aussi chauffés par un moine identique à celui posé au pied du lit de Fausto.
Serse possédait aussi sa chambre qui semble plus vaste. De nombreuses photos, souvent avec son frère, rappellent qu’il était un bon coureur professionnel.
Ici, pas de chambre rose, mais une salle rose comme la couleur du journal La Gazzetta dello Sport. Le quotidien sportif qui, je crois, a contribué à l’ouverture de la Casa, expose les fac-similés des 88 premières pages qu’il dédia à Fausto.
Á défaut de lire La Divine Comédie en italien dans le texte, je me plongerais volontiers dans la lecture des innombrables exploits de Fausto, c’est une forme de pédagogie active pour l’apprentissage de la langue de Dante.
La première reproduction de « une » ci-dessous, vantant la victoire du conscrit Fausto Coppi, témoigne du climat politique de l’époque : « La corsa del popolo è stata degna dei premi del Duce ».
Près du pupitre où s’étale toute cette « presse rose », est exposé un curieux vélo fait uniquement de papier mâché du populaire journal.
En hommage à son glorieux aîné, Marco Pantani a offert au musée un de ses maillots de marque. Est-ce de bon goût de le qualifier de « chargé » pour en dénoncer l’esthétisme ? Mais où sont les belles tenues du temps jadis ?
Dans deux vitrines, je découvre deux vélos de Fausto. Je m’intéresse plus particulièrement au modèle destiné aux courses sur piste, sans freins bien sûr comme tout bon engin de pistard qui se respecte. Il y a même le vieux casque en cuir d’antan dont était coiffé Fausto lors de sa tentative victorieuse contre le record de l’heure en 1942.
Fausto était un excellent coureur sur piste. Il fut plusieurs fois champion du monde et d’Italie de poursuite. Sa présence à l’occasion des omniums France-Italie attirait la grande foule au Vel’ d’Hiv’de Paris.
Une dernière salle est dédiée à Biagio Cavanna, le mystérieux soigneur aveugle qui accompagna Fausto presque tout au long de sa carrière.
Dans une reconstitution de scène, il est là assis auprès de Fausto et de ses fidèles équipiers Milano et Carrea.
Surnommé Méphisto, il traînait une réputation étrange. Ce qui est certain, c’est qu’il inculqua à Fausto une discipline de vie ascétique, des plans d’entraînement rigoureux, des principes de diététique nouveaux.
Sur la table, je remarque une brique de jus d’orange. Curzo Malaparte écrivit : « Dans les veines de Gino Bartali, il y a du sang, dans celles de Fausto, il y a de l’essence ! » On raconta beaucoup de choses, fausses mais aussi sans doute parfois vraies, sur la fameuse « bomba ». On dit même qu’une fois, Gino épia où Fausto balança son bidon dans le ravin d’un col, revint le récupérer quelques jours plus tard et le fit analyser.
De la même façon que je déteste comme on se complaît aujourd’hui à déconsidérer mon champion normand (alors qu’il avouait lui-même quelques pratiques dopantes), je ne désire pas ennuyer Anna sur ce sujet. Je suis là pour m’incliner devant un immense champion. Fausto est le meilleur coureur cycliste de tous les temps, un point c’est tout.
« Il est juste et bon que le nom de Coppi soit illustre, parce qu’il fut honnête, loyal, bon, généreux », souvenez-vous de la conclusion de l’éditorial du sage et avisé journaliste Maurice Vidal.
Et si cette superbe image valait autant que mon long discours ? Je ne l’ai pas vue à Castellania. Elle fut l’œuvre, le mot n’est pas trop fort, d’un photographe du journal L’Équipe lors de l’ascension du col du Galibier dans le Tour de France 1952.
Fausto n’apparaît pas écrasé dans ce paysage majestueux, au contraire même, il semble s’élever avec facilité, tranquillité, presque souriant. Et que dire de la jeune enfant heureuse et admirative applaudissant le champion ? Ses yeux lumineux ont vu aussi Fausto en vrai ! Elle est un peu plus jeune que moi mais je suis persuadé qu’aujourd’hui, elle garde au fond d’elle le souvenir émerveillé de son passage.
Pour la remercier de cette émouvante et nostalgique visite, je prends l’adresse mail d’Anna : je lui enverrai la photographie de la plaque dédiée à Serse Coppi, scellée dans les antiques douches du vélodrome où s’achève Paris-Roubaix.
Je compte sur les doigts d’une main les Castellanesi (habitants de Castellania) que j’ai rencontrés. J’ai apprécié leur gentillesse, leur générosité, leur simplicité, leur authenticité, des qualités que possédaient Fausto et Serse Coppi.
Il est près de midi ! Quelques cyclistes du dimanche ont gravi (bien que l’on soit jeudi) tant bien que mal les collines tortonesi pour se recueillir devant le mémorial.
Tandis que je le salue, monsieur le Maire m’informe que dans quelques jours (c’était courant juin), se disputera ici la Mitica, le rendez-vous annuel des cyclotouristes, jeunes et vieux, admirateurs de Fausto et Serse Coppi.
Ce serait une belle occasion de revenir un jour à Castellania même pour une poignée de cerises !
Un grande ringraziamento alla segreteria della Casa Coppi, Anna mia guida, il signor Sergio Vallenzona sindaco di Castellania, e il signore gentile che mi ha offerto le ciliegie, per avermi permesso di vivere una giornata piena di emozioni a Castellania .
Bibliographie non exhaustive qui a nourri mon admiration pour Fausto Coppi et sans doute contribué à ce que je vienne, un jour, à Castellania.
Ces livres dépassent largement le caractère sportif proprement dit et ont une incontestable valeur littéraire, historique ou humaniste.
– SUR LE GIRO 1949 Le duel Coppi-Bartali, Dino BUZZATI, Robert Laffont 1984
– FAUSTO COPPI L’échappée belle, Italie 1945-1960, Dominique JAMEUX, Austral ARTE Éditions-juin 1996 (réédité chez Denoël juin 2003.
– MES RAYONS DE SOLEIL, Louis NUCERA, Grasset
L’écrivain voyage à vélo sur la route du Tour de France 1949 remporté par Fausto Coppi
– ARRIVA COPPI ou les rendez-vous du cyclisme, Pierre CHANY, La Table Ronde 1960
– EVVIVIA ITALIA Balade, Bernard CHAMBAZ, éditions du Panama- 2007
Le Giro 1949 suivi par Dino Buzzati commença le jour de la naissance de Bernard Chambaz. L’auteur refait à vélo (rose) le Giro de sa naissance. L’ouvrage n’est pas le récit d’un exploit sportif mais une balade sentimentale, un hymne à l’Italie, à sa culture humaniste …
J’aurais pu, j’aurais dû vous citer aussi Forcenés, le très beau livre du journaliste écrivain Philippe Bordas. Il y évoque son admiration pour Fausto Coppi :
« En tout faible corps gît un souci de force.
En tout cycliste du samedi somnole le rêve d’être Coppi.
Être Coppi chaque nuit.
Être Coppi une nuit sur trente depuis plus de trente ans.
… Je rêve que je suis échappé seul, dans quelque étape dantesque à travers les Alpes ou les Dolomites …
Depuis trente ans le miracle advient d’une auto revenue des arrières pour me sauver. Plus sombre que le paysage aux lueurs fuyantes, une automobile ralentit à ma hauteur – un vaisseau noir où le fantôme de Geminiani apparaît. La vitre s’abaisse doucement sur un visage estompé par la pluie. Geminiani Raphaël, évangéliste en chef, le testamentaire de Coppi.
Il me tend le bidon vert pâle de Fausto.
Je défais le bouchon de liège, je bois… »
Épilogue
Ainsi s’achève mon séjour en Italie. Quelques heures plus tard, je retrouverai la France via cette fois le col du Mont-Cenis dans le brouillard.
En redescendant de Castellania puis en prenant la direction des Alpes françaises, mes pensées vont vers le chanteur Gianmaria Testa qui nous a quittés prématurément, ce printemps, à l’âge de cinquante-sept ans.
Il était né dans un petit village près de Cuneo où il exerça plus tard le métier de chef de gare tandis qu’il écrivait de superbes chansons. Il grandit dans une famille de métayers qui cultivaient les terres des grands propriétaires de la plaine du Pô. Marqué par cette Italie rouge de Bella Ciao, il possédait un répertoire profondément humaniste, engagé et poétique.
Je l’avais vu en concert, il y a une dizaine d’années, dans une salle de ma banlieue francilienne. Il ne payait pas de mine quand il arrivait sur scène, avec sa moustache à la Brassens et ses petites lunettes, sa guitare à la main. Il entrecoupait ses chansons de commentaires et anecdotes distillés, de sa voix tendre et rocailleuse, dans un excellent français. Je conserve un très beau souvenir de cette soirée. Gianmaria était un délicieux monsieur, sincère et authentique, comme ses compatriotes piémontais de Castellania.
Avant d’aller découvrir son œuvre, écoutez-le ici dans une de se plus anciennes chansons intitulée Il Viaggio, le voyage !
Presque trois mois se sont écoulés depuis mon séjour. La vie continue avec ses drames. Je partage la peine du peuple italien en terrible souffrance suite au tremblement de terre qui a secoué le centre de la péninsule.