Vacances romaines (6)
Sabado 28 maggio
La dolce vita, la douceur de vivre, oui bientôt, oui déjà ce matin : il est 8 heures 30 et dans l’attente du prochain bus, j’achète un journal au kiosque puis m’assieds sur un banc du paisible square voisin de la Piazza Cairoli. J’aime souvent lire la presse de la région ou du pays que je visite, c’est une manière d’enrichir mon voyage, de mieux connaître une population ou un peuple.
Face à moi, un homme perdu dans ses pensées : Federico Seismit Doda, c’est son nom, homme politique italien du dix-neuvième siècle né à Raguse, la Dubrovnik actuelle, fréquenta le célèbre Caffé Pedrocchi de Padoue, théâtre des émeutes estudiantines qui constituèrent, en 1848, le point de départ de la révolte contre les Autrichiens, et se battit avec les volontaires en Vénétie. Il fut aussi plusieurs fois ministre des finances.
En parcourant la une du grand quotidien sportif La Gazzetta, je me plonge dans la relation de combats plus prosaïques, plus insignifiants (du pain et des jeux !) quoiqu’ils entrent désormais dans la légende des cycles. Je l’ai déjà évoqué précédemment, le cyclisme est une véritable religion en Italie.
Hier, dans les Alpes françaises au-dessus de Susa, l’ancien vainqueur du Tour de France Vincenzo Nibali alias le requin de Messine, a écrit une nouvelle page d’une mythologie rose comme le maillot de leader du Giro d’Italia, rose comme la Gazzetta le journal organisateur de l’épreuve. Tutto il rosa della vita !
Le titre de l’éditorial est (presque) prémonitoire de ma journée : « Quand Homère rencontre Hitchcock … » !
Sur le parvis de la gare Termini, le bienheureux pape Jean-Paul II ouvre, audacieusement, son manteau sur mon passage. Cette sculpture moderniste en bronze, de plus de quatre mètres, déclencha de nombreuses polémiques lors de son inauguration en 2011, notamment évidemment dans les colonnes de l’Ossevatore Romano, l’organe officiel d’information du Vatican. Outre que sa vacuité pouvait inciter quelque quidam, ennuyé par sa prostate, à en faire un usage cher à l’empereur Vespasien, on lui reprochait aussi la rondeur de la tête plus mussolinienne que pontificale.
Vox populi, vox dei, la voix du peuple est la voix de Dieu, quelques coups de burin de l’artiste semblent avoir tu la colère. Faudra-t-il mettre un jour son œuvre sous cloche comme la Pietà de Michel-Ange ?
Cap vers la banlieue sud de la capitale : je prends le métro pour Cinecittà, littéralement la ville du cinéma.
Rome est-elle encore endormie ? Certes, il est encore tôt, mais la rame et les wagons sont presque déserts. Sauf pour des cinéphiles nostalgiques, il n’y a plus vraiment de raison de se rendre à l’avant-dernière station de la ligne A, au 1 055 de la Via Tuscolana, lieu d’entrée des studios.
S’il n’y avait le nom mythique sur la façade ocre rose, on a la désagréable (première) impression d’avoir été jeté devant un champ de l’autre côté de la chaussée menacé par quelques immeubles en construction et un modeste centre commercial sans caractère, qui sait le décor d’une époque déshumanisée.
La billetterie franchie, la magie du cinéma chasse aussitôt mes mauvaises pensées. Juste rafraîchie par le système d’arrosage des pelouses, la Venusia du Casanova de Fellini (c’était le titre exact du film pour bien montrer qu’il s’agissait d’une libre interprétation de l’illustre séducteur par il maestro) nous souhaite la bienvenue.
En ouverture du film, sur la musique liquide de Nino Rota, elle émergeait du miroir des canaux de Venise entièrement reconstitués à … Cinecittà. Retrouvez-la fugacement dans ce clip.
En parcourant les allées, nous dépassons quelques sculptures hellénisantes, probablement en stuc, est-il nécessaire de vérifier dans ce monde de l’illusion.
En moi, ressuscite l’Antiquité ou plutôt la grande époque des péplums, ces films qui relatent, de manière plus ou moins romancée, des épisodes de l’Antiquité qu’elle soit romaine, grecque ou égyptienne.
Ce genre cinématographique tirait son nom du grec ancien péplos qui désignait la tunique féminine de la Grèce antique. Producteurs et réalisateurs s’aperçurent que cette grande pièce d’étoffe maintenue par des agrafes permettait de montrer beaucoup de jambes et d’épaules nues avec un alibi historico-culturel en béton. « Un homme qui sait se tenir a toujours de l’allure en toge, et puis, c’est connu, les romains mangeaient couchés, gouvernaient couchés, d’où justification d’un nombre étonnant de scènes à l’horizontale ».
Les péplums en technicolor et cinémascope connurent une extraordinaire vogue dans les années 1950-60. Ce fut plus de 150 films du genre qui furent tournés à cette époque dans les studios de Cinecittà.
Heureux enfant que je fus alors, le samedi soir, mon regretté frère aîné m’accompagnait au cinéma Le Dauphin de mon bourg natal sis à cinquante mètres de la maison familiale.
Les américains profitaient du coût moindre des studios romains et de la qualité exceptionnelle des techniciens italiens (des artisans artistes) pour tourner leurs grandes fresques antiques : Quo Vadis ? avec Robert Taylor, Ulysse avec Kirk Douglas, Spartacus avec Kirk encore, Les douze travaux d’Hercule, La bataille de Marathon, Les derniers jours de Pompéi, Ben Hur bien sûr, sans oublier le colossal Maciste héros d’une longue série de nanars.
Ce matin, est-ce la vision d’un imposant cheval ou l’allusion à Homère dans la chronique de la Gazzetta, je pense plus particulièrement à la belle Hélène de Troie ou, plus exactement, à son interprète la sublime Rossana Podestà.
Je me demande même si je n’avais pas découpé son portrait dans une revue traînant dans la salle d’attente du cabinet de mon dentiste. Pour elle, je serais monté sur le toit du monde mais elle préféra finir sa vie avec le célèbre guide de haute montagne Walter Bonatti !
J’exagère ? En tout cas, elle avait devancé dans le casting Brigitte Bardot qui se contenta du rôle d’Andraste, l’esclave d’Hélène. B.B se consola dans les bras de Roger Vadim qui la rejoignait sur le tournage.
Allez, je me calme sinon mon cœur va lâcher !
La visite des décors, clou de la matinée, n’étant prévue que dans une heure trente, on nous invite à découvrir une exposition sur la genèse de Cinecittà.
Ô surprise, la citta del cinema est née dans les années 1930 dans l’esprit de Luigi Freddi, chef de la Direction générale du Cinéma italien du gouvernement fasciste de l’époque. Outre de concurrencer les Etats-Unis en créant une sorte de Hollywood sur Tibre, le but était de développer un cinéma de propagande fasciste voire de rêver à une Troisième Rome après celle de Remus, Romulus et César, puis celle de la papauté triomphante entre Renaissance et baroque.
Le 28 avril 1937, Benito Mussolini inaugure ce gigantesque centre industriel cinématographique construit en une quinzaine mois, à neuf kilomètres au sud du cœur de Rome : une superficie de 60 hectares, 73 bâtiments, 21 studios de tournage, 75 kilomètres de rues.
Première superproduction du parti fasciste, l’action de Scipion l’Africain se situe à la fin de la Deuxième guerre punique (vers 200 avant J.C) et raconte comment le général romain força Hannibal, entré en Italie par les Alpes avec des éléphants (vous le savez depuis le premier volet de mes Vacances romaines), à retourner à Carthage. Clairement, l’intention était d’établir un parallèle entre la victoire sur Carthage et la récente conquête de l’Éthiopie par Mussolini en 1935.
On réquisitionna des pachydermes dans tous les cirques du pays et, comme cela ne suffisait pas, on en fit construire tout un régiment en papier mâché.
L’historien du cinéma Jean Tulard écrit que le Duce en personne dirigea certaines scènes de batailles. Alberto Sordi, simple figurant, confiait : « Impossible de me rappeler si j’étais un carthaginois ou un romain, mais je me souviens des tentes énormes, les braseros, le bruit, les assistants de Gallone (le réalisateur) qui hurlaient dans des mégaphones ».
Il pleuvait lors de la reconstitution de la bataille de Zama : les vrais éléphants prirent la poudre d’escampette terrorisés par les clameurs des légions braillardes de figurants venus des quartiers populaires, ceux en papier mâché se détrempèrent et s’effondrèrent.
Mais le plus cocasse peut-être, c’est que l’acteur qui interprétait Scipion s’appelait … Annibale Ninchi !
Toujours est-il que Scipion l’Africain, sorti en 1937, fut primé la même année à la Mostra de Venise et reçut la coupe Mussolini, ancêtre du Lion d’or. C’est bizarre l’Histoire, même quand il s’agit de cinéma, non ?
Bien évidemment, Mussolini profita de ce media puissant pour diffuser des « actualités » à la gloire de l’idéologie fasciste. Tout cela s’arrêta brutalement avec sa chute le 25 juillet 1943.
Entre 1943 et 1946, Cinecittà, abandonnée, accueillit des réfugiés sans abri qui venaient se mêler aux figurants quand les tournages recommencèrent. Ils revivaient dans une Rome incendiée par Néron, des scènes de destruction qu’ils avaient réellement connues durant la guerre.
Naquit alors bientôt le mouvement du néo-réalisme italien dont les œuvres les plus célèbres sont Rome ville ouverte de Roberto Rossellini et Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica.
J’entre maintenant dans une petite salle qui marque, après la période florissante des péplums, la troisième ère historique de Cinecittà. Elle se confond magiquement avec Federico Fellini.
Le génial réalisateur, pour atteindre ses rêves et ses obsessions, occupa jusqu’à huit ou neuf studios de tournage, y construisit des rues (la Via Veneto de La Dolce Vita), le métro de Fellini Roma, la mer de E la nave va, des villes sorties de son imagination : « Le cinéma est la manière la plus directe pour entrer en compétition avec Dieu » affirmait-il.
Je sais bien que quelques décors de ses films ont disparu dans un incendie, il y a quelques années, mais j’avoue être déçu que quelques mètres carrés seulement soient dédiés à celui qui a largement contribué à la mythologie du lieu. J’avais tellement aimé l’exposition qui avait été consacrée au maestro visionnaire au musée du Jeu de Paume à Paris :
Voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2010/01/26/cinema-paradiso-fellini-parigi/
Je me contente donc de quelques fac-similés de ses croquis, de quelques réductions d’objets symboles de ses œuvres (la proue de navire et le rhinocéros de E la nave va, l’éléphant d’Intervista, l’arbre d’Amarcord) avec en fond sonore, quelques dialogues cultes et la merveilleuse musique de Nino Rota.
Je remballe ma déception et ressens tout de même une belle émotion avec des vêtements portés par Anita Ekberg dans La Dolce Vita, Giuletta Masina (l’épouse de Fellini) et Marcello Mastroianni dans Ginger et Fred, la robe rouge de cette même Giuletta dans Juliette des esprits, et même le costume de l’enfant qui joue de la flûte dans le final de Huit et demi.
Je retraverse les jardins pour visiter maintenant un espace dit « bâtiment présidentiel ».
Ça tourne à Cinecittà, ça tournait plutôt ! Le parcours dans un dédale de pièces nous raconte l’histoire des studios de 1937 à 1989 et rend hommage aux interprètes et aux films les plus célèbres à travers une riche collection de photographies, extraits de films et costumes.
Si le temps ne m’était pas compté, je camperais volontiers dans cette caverne d’Ali Baba du cinéma qui réveille tant de souvenirs : des costumes de Quo Vadis ?, de Senso le film de Luchino Visconti, celui du pape porté par Michel Piccoli dans Habemus papam de Nanni Moretti, un scooter, celui que pilotait Gregory Peck dans Vacances romaines ?
Sur les écrans, surgissent furtivement Gina, Sophia, Claudia, Monica, Anita, sniff pas Rossana (!). Parce qu’il jouissait d’une extraordinaire popularité en Italie, un espace est dédié à l’acteur comique Totò, je suis certain que vous le connaissez tant il a joué avec les plus grands noms, réalisateurs et acteurs, du cinéma italien.
Don Camillo sonne les cloches sous l’œil réprobateur du maire Peppone, Clint Eastwood guette derrière la porte du saloon de Pour une poignée de dollars, à la suite de Sergio Leone les westerns spaghetti s’invitèrent dans les studios romains (37 du genre en 1965 !).
Des espaces didactiques nous informent sur le travail du scénario, du son, de l’illusion. C’est cocasse d’apprendre par exemple que les drakkars vikings qui sillonnaient les périlleuses mers nordiques étaient fabriqués à partir de boîtes de pâtes Buitoni peintes et plongées dans une baignoire pleine de glace carbonique.
Interactivité, j’ai plaisir à ouvrir les tiroirs d’une bibliothèque pour retrouver des objets et des effets personnels de certains réalisateurs, tels le chapeau et l’écharpe rouge de Fellini.
Ces quelques miettes ramassées à la hâte ne calment pas ma faim de loup cinéphile mais, à défaut de la reconnaissance du ventre, mon esprit s’est bien évadé tout de même.
Je sors de cette immersion, en toute logique (!), en traversant le décor de l’intérieur du sous-marin S-33 du film U 571.
C’est parti pour la promenade, un peu au pas de course, vers quelques décors. Aucune visite guidée en français n’étant prévue, je compose avec la langue anglaise. Tant de mots sont entrés dans le langage cinématographique : storyboard, casting, travelling, steadycam, flashback …
On rejoint vite l’entrée du mythique Teatro n°5, le royaume de Federico Fellini : « Quand on me demande dans quelle ville, j’aurais aimé vivre, Londres, Paris ou Londres, je réponds sincèrement, Cinecittà ! »
C’est sur ce plateau que le maître inventait ses mondes fantasmagoriques.
Nouvelle déception, l’entrée n’est pas autorisée ce matin. Notre guide essaie de faire avaler la pilule en relatant, croquis à l’appui, l’anecdote de la reconstitution de la Via Veneto pour La Dolce Vita.
Il paraît que dans le réel, l’artère romaine était trop bruyante et trop pentue pour qu’opèrent les techniciens. Federico avait même envisagé d’appeler son film Via Veneto. Par la suite, habité par sa fiction, il préféra toujours son décor et pestait contre l’original.
Miracle du cinéma, de nos jours, c’est grâce à lui que de nombreux touristes, moi compris, vont faire, lors de leur séjour à Rome, un tour du côté de la vraie Via Veneto qui a pourtant beaucoup perdu de son attrait.
Mieux encore, summum de la reconnaissance, paparazzo (surnom donné par Fellini au jeune photographe suivant le héros du film Marcello Mastroianni), et fellinien sont des mots entrés dans notre dictionnaire. « J’avais toujours rêvé, quand je serais grand, de faire adjectif » avoua un jour l’omniprésent Fellini ! Paparazzi est le mot de la langue italienne le plus connu de la planète après pizza et spaghetti.
Me reviennent quelques lignes des Chantiers de la gloire, le livre de souvenirs du réalisateur Jean-Jacques Beineix qui tourna à Cinecittà son esthétisante Lune dans le caniveau avec Gérard Depardieu et Nastassja Kinski : « En fait, à Cinecittà, tout était à Fellini. J’allais m’asseoir sur une chaise :
-Attention, c’est la chaise de Fellini !
-Á propos, le grand moustachu, l’accessoiriste, tu sais que c’est l’accessoiriste de tous les Fellini.
-Tiens, le chef constructeur s’en va sur un autre film …
-Me dis pas Fellini ?
-Oui, E la nave va. »
Cela me persuade que je ne pouvais pas prétendre entrer au Teatro n°5.
Allez, on accélère dans les allées fleuries de lauriers roses ! On ne croise aucune âme qui vive sinon un autre groupuscule de touristes.
Enfin, un décor : on entre dans un temple d’Hérode à Jérusalem créé pour un film sur la jeunesse du Christ qui sort courant 2016.
Ce n’est pas le mur des lamentations mais, encouragé par la guide, chacun tâte les gros moellons de résine qui sonnent le creux. Á peine, vous pénétrez dans un des édifices que vous vous retrouvez à l’extérieur, dans un non-lieu, nez à nez avec un échafaudage.
Nous rejoignons la « Piscine », un vaste terrain vague dont la perspective est barrée par un immense mur de béton : le mur de l’illusion. En effet, ce cyclo recouvert de bleu ou de vert permet, comme pour le bulletin météo sur nos petits écrans, d’intégrer des images de synthèse géantes. Par cet artifice, on a pu reconstituer ici de grandes batailles navales et établir un camp de base sur l’Everest.
Changement de décor, changement d’époque, on plonge en plein Quattrocento. Le lieu a été inspiré par la ville toscane d’Assise pour un téléfilm retraçant la vie de Saint François.
Des parties du même set peuvent avoir plusieurs usages et être adaptées à d’autres villes médiévales. Ainsi un balcon a servi pour une scène avec Roméo et Juliette. De même, pour les besoins d’un autre tournage, la façade de l’église a été retouchée.
On traverse maintenant une vraie farfouille, un hangar d’objets hétéroclites, amphores, bustes mutilés, tronçons de colonnes, au rebut ou dans l’attente d’un hypothétique recyclage pour de futures productions.
Á la sortie de la remise, nous effectuons un nouveau saut au temps des péplums avec une déambulation dans les décors de la célèbre série Rome. Ici, tout est faux mais aussi si vrai tellement tout est intact, debout, coloré, à la différence des forums que j’ai visités, il y a quelques jours, à proximité du Colisée. Et si, en fin de compte, la vraie Rome se trouvait à Cinecittà ?
Je me détache volontairement de ma guide toujours aussi speed, pour vivre, pendant quelques instants, deux mille ans en arrière. Je m’engage dans des rues du quartier pauvre (au temps de Jules César qui y naquit) de Subure, j’entre dans des maisons et des temples, qui mènent nulle part, sinon évidemment dehors au milieu d’échafaudages.
Magie du cinéma mais je dois vite arrêter mon char à cause de cette maudite « accompagnatrice » ! Avancez ! Moteur ! Coupez ! On se croirait presque sur un tournage bordélique du réalisateur iconoclaste Jean-Pierre Mocky, il tourna avec les plus grands à Cinecittà.
Je regrette de ne pouvoir faire un court crochet par Broadway dans le décor du film de Martin Scorsese Gangs of New York que j’aperçois au bout d’une allée.
Est-ce pour apaiser mon léger agacement, ma compagne m’offre à la librairie un joli petit ouvrage : Cinecittà une magie sans fin.
Pour être parfaitement sincère, je crains qu’au fil du temps, sa magie ne s’estompe. L’âge d’or de l’usine à rêves est révolu. Comme un symbole, Scorsese a préféré tourner son ode au cinématographe Hugo Cabret dans des studios londoniens.
Cinecittà tente de survivre avec les tournages de séries, de publicités, et aussi, c’est cocasse, l’enregistrement d’émissions de téléréalité comme la réplique berlusconienne de notre Loft.
Hors évidemment la découverte des décors, je retiens de ma visite le plaisir d’un vagabondage et d’une immersion dans mes propres souvenirs cinématographiques. Ce n’est pas si mal.
D’ailleurs, nous le prolongeons en déjeunant à la terrasse de la cafeteria.
Je souris, mon set de table restitue un court dialogue d’un film de Nanni Moretti vantant la Sachertorte.
« Quoi ? Vous n’avez jamais goûté au Sachertorte ? Eh bien, si nous continuons comme ça, nous sommes mal ! » Moretti, amoureux fou de ce gâteau au chocolat viennois créé par Franz Sacher, a appelé sa société de production Sacher films, possède dans le Trastevere la salle de cinéma Nuevo Sacher, a créé le Sacher festival du court métrage dont le prix est le Premio Sacher. Il fallait que vous le … sachiez ! Savoureux cinéma qui s’invite même dans nos assiettes !
Cet après-midi, nous changeons de décor, c’est peu de le dire. Si je voulais jouer les iconoclastes, je parlerais d’un autre théâtre de mystifications : direction la basilique saint Jean de Latran.
San Giovanni in Laterano est la cathédrale de Rome et le pape en est l’évêque. Premier édifice chrétien construit en Occident à partir de 320, c’est la « mère et tête de toutes les églises de Rome et du monde. ». Cela explique, peut-être, la nécessité de franchir des portiques de sécurité.
Des liens sont tissés entre ce monument et la France depuis qu’Henri IV eut soutenu, lors de son règne, des dépenses du chapitre. C’est ainsi que le président de la République de notre pays possède le titre honorifique de chanoine d’honneur de Saint Jean de Latran et que Nicolas Sarkozy crut malin d’y prononcer un discours mettant en exergue le rôle supérieur du prêtre sur l’instituteur dans l’éducation.
Au sommet de la façade, un groupe de saints gigantesques (7 mètres de haut), adeptes d’émotions extrêmes, prêchent dans l’azur autour du Christ et de Saint Jean le maître des lieux.
L’église fut fondée au IVe siècle par l’empereur Constantin mais, détruite à plusieurs reprises par les invasions (les sacs de Rome), des incendies et même un tremblement de terre, il ne reste rien du monument antique. Au total, une vingtaine de papes s’attelèrent, au fil des siècles, à construire, embellir et restaurer l’endroit.
La basilique actuelle date principalement du XVIIe siècle, le pape Innocent X ayant alors commandé sa rénovation à l’architecte Borromini. Celui-ci opéra un travail de modernisation en transformant l’intérieur médiéval en un style baroque.
Peut-être parce qu’un office est imminent, l’atmosphère est au recueillement ; rien à voir avec l’effervescence presque indécente de la veille à Saint-Pierre.
Dès l’entrée, je suis surpris par la longueur de la nef centrale (il y a 5 nefs au total) : ses 130 mètres la placent au second rang dans le monde immédiatement derrière la basilique Saint Pierre de Rome.
Ce n’est pas la honte des propos tenus par notre ex président qui me fait baisser les yeux mais la beauté du pavement. Il est de style cosmatesque, cette appellation typiquement romaine provenant de Cosmati, une famille de marbriers du Moyen-Âge qui créaient des œuvres de marqueterie à partir de marbres colorés et de porphyre rouge et vert prélevés dans les ruines antiques.
Sur les murs de la nef sont disposées des niches abritant d’imposantes et expressives statues des apôtres. Je repère, entre autres, Saint Matthieu avec son évangile, Saint Barthélémy avec la dépouille de sa propre peau, il aurait été écorché vif, Saint Simon et la scie qui l’aurait découpé en deux, Saint Philippe et sa croix, il fut un des disciples crucifiés, et Saint Thomas dressant le doigt qui aurait touché la plaie du Christ. Ça fait un peu gore cette litanie mais au quiz des apôtres, je me défends honorablement, n’est-ce pas ? Je reconnais que ce n’est pas mon instituteur qui m’inculqua ces connaissances.
Remontant la nef, je parviens à la croisée du transept à hauteur de l’autel papal surmonté d’un magnifique baldaquin de style gothique, œuvre datant de 1367 (restaurée en 1861) du toscan Giovanni di Stefano. Il renfermerait les crânes de Saint Pierre et Saint Paul. J’ai toujours été étonné que les reliques soient « éparpillées par petits bouts façon puzzle » pour pasticher irrespectueusement Bernard Blier dans Les Tontons flingueurs !
Seul le Pape, en tant qu’évêque de Rome, est autorisé à célébrer la messe devant cet autel.
L’office commençant, je me hâte discrètement d’admirer encore les fabuleux plafonds à caissons frappés des armoiries papales, la profusion de fresques, de marbres et de dorures, un orgue ancien aussi.
Cet après-midi, je suis immunisé contre le syndrome de Stendhal au point que j’abandonne un moment mes amis pour, moyennant une modeste obole, me glisser dans le charmant petit cloître du XIIIe siècle attenant.
C’est encore une autre douceur de vivre empreinte de poésie. Il fait bon d’en faire le tour en solitaire, enfin presque, une dame à cornette m’accompagne, en tout bien tout honneur ! Les colonnettes torsadées et colorées, quasi « cosmatesques », les frises, le puits, sont d’une élégance touchante.
J’allais oublier mes amis et ma compagne, pourtant je n’ai aucune envie subite d’entrer dans les ordres.
Contigu à la basilique, se dresse le palais de Latran (Palazzo Lateranense) où les papes résidèrent pendant plus de dix siècles. Ici ainsi que dans la basilique, se réunirent plus de 250 conciles. C’est là qu’à l’issue de celui de 1215, le pape Innocent III décida de lancer une armée de croisés en Languedoc pour venir à bout de l’hérésie albigeoise. C’est là aussi qu’en 896, se tint un procès macabre, l’accusé étant le cadavre du pape Formose qu’on jeta finalement dans le Tibre pour avoir sacré empereur le « barbare » Arnoul, dernier représentant des Carolingiens.
C’est en ce palais que furent signés les fameux accords du Latran, le 11 février 1926, entre le Royaume d’Italie représenté par le président du conseil des ministres Benito Mussolini, et le Saint-Siège représenté par le cardinal Gasparri secrétaire d’État du pape Pie XI.
Ils reconnaissaient d’une part la souveraineté du pape sur l’État du Vatican composé de la cité du Vatican et de quelques propriétés immobilières jouissant d’un privilège d’extraterritorialité (dont la basilique majeure Saint Jean de Latran), ainsi que d’autre part, Rome comme capitale de l’État italien.
A titre de compensation pour les territoires enlevés au Saint-Siège, l’Italie verserait au Vatican une consistante indemnité financière.
Par ailleurs, le catholicisme fut déclaré « seule religion de l’État » et l’Église vaticane acquit une position privilégiée en matière scolaire et matrimoniale : enseignement religieux obligatoire, divorce interdit, prêtres dispensés du service militaire…
Ces accords furent confirmés par le gouvernement républicain qui succéda au régime mussolinien et sont toujours en vigueur, à quelques « détails » près comme l’interdiction du divorce (!).
En contournant le palais, je me retrouve sur la Piazza San Giovanni in Laterano.
On peut également accéder à la basilique de ce côté, une statue d’Henri IV se trouve d’ailleurs près du porche.
Il ne peut en être autrement à Rome, un obélisque est érigé au centre de la place. Il est le plus haut des treize qui ornent les différentes places de la capitale. Couvert de hiéroglyphes, il fut construit par le pharaon Thoutmosis III au XVe siècle avant J.C, près du temple d’Amon à Karnak. Constantin le fit transporter en 337 de Thèbes à Alexandrie pour l’installer à Constantinople mais il n’eut pas le temps de mener à bien son projet. Son fils Constance préféra l’acheminer à Rome en 357 et l’érigea à la spina du Circus Maximus. Retrouvé brisé lors de fouilles, en 1587, le pape Sixte Quint décida de le restaurer et de le transporter en son endroit actuel. Ça vous laisse rêveur … comme la jeune fille ?
En ce premier après-midi de Week-end rital, les bus sont rares sur cette place quasi déserte. Dans l’attente, je vous laisse quelques instants en compagnie d’Étienne Daho :
Paris est sous la pluie, le bus de fortune (oh ces satanés amortisseurs !) nous redescend vers le Trastevere. Il a la bonne idée de longer le Circus Maximus (ou Circo Massimo), du moins ce qu’il en reste, c’est-à-dire pas grand chose : une longue coulée verte desséchée coincée entre le Palatin et l’Aventin et quelques maigres éléments de maçonnerie.
Ce fut le plus grand hippodrome du monde avec sa piste, étirée sur plus de cinq cents mètres, réservée aux courses de chars. Selon Pline l’Ancien, il pouvait accueillir 250 000 spectateurs.
Ses deux obélisques érigés par Auguste et Constance, vous le savez si vous me lisez attentivement, sont visibles de nos jours à la Piazza del Popolo et la Piazza San Giovanni in Laterano que nous venons de quitter.
Le Circus Maximus sert aujourd’hui pour de grands rassemblements et des concerts. Bruce Springsteen s’y sera produit le 15 juillet, je l’aurai vu deux jours auparavant à Bercy (patience, je vous en parlerai). One two three four, le pape du rock chez l’empereur Auguste, ça doit avoir de la gueule !
Douceur de vivre, on se pose à la terrasse d’un café de la Piazza di Santa Maria in Trastevere qui s’anime progressivement en cette fin d’après-midi.
« Un gelato al limon … de la crème glacée de citron, citron glace coulé au fond d’une ville », je vous laisse écouter Paolo Conte le temps de déguster ma glace beaucoup plus sophistiquée !
Un artiste de rue, soyons indulgent avec la dénomination, trouble ma délectation en se traversant la gorge avec un poignard. Il doit y avoir un truc car je l’ai déjà vu faire en d’autres endroits. Un petit cobra enfoui dans la cagette de fruits sur le porte-bagages de sa bicyclette serait plus efficace, souvenez-vous d’Elizabeth Cléopâtre Taylor. Tout ça, c’est du cinéma !
Ce soir, nous mangeons chez Ivo, encore une excellente suggestion d’Andrea le propriétaire de notre location. Ça fait un peu cantine, la terrasse déborde sur la chaussée, le patron et les serveurs sont sympas, la cuisine est authentique et sincère et les prix très honnêtes : bruschetta pomodoro e basilico, succulente petite pizza capricciosa (elle déborde de l’assiette) avec un vin rouge du Latium.
La douceur de vivre à Rome !

Vous pouvez laisser une réponse.
Un “coup de cœur” tellement bien relaté qu’il est inutile, après l’avoir lu, de se déplacer jusqu’en ces lieux mythiques !
Une seule ombre au tableau : cet exhibitionniste déguisé en souverain pontife. Pourquoi ne pa l’avoir installé à la sortie d’une école privée ?
Bonjour, c’est avec plaisir que je lis vos articles. C’est un véritable voyage que nous faisons avec vous, à travers vos différents billets sur votre blog. Sur celui-ci, ci-dessus, vous nous parlez des studios de la Cinecitta, que vous avez eu le plaisir de visiter. Pourriez-vous, je vous prie, me dire si en visitant les studios, vous avez vu les décors de l’intérieur de l’église des trois premiers films de Don Camillo, avec Fernandel, Gino Cervi, etc. Je me demande si ces jolis décors existent encore ou pas. Je vous remercie par avance. Cordialement.