Tous les chemins mènent à …Saint-Céneri-le-Gérei
N’imaginez pas que je veuille me substituer à Stéphane Bern animateur de l’émission télévisée annuelle Le village préféré des Français.
Mais après vous avoir fait découvrir le petit port breton de Saint-Suliac en Ille-et-Vilaine, le hasard de mes pérégrinations, sur le chemin du retour vers la capitale, m’amène à Saint-Céneri-le-Gérei, une modeste commune située en Normandie dans le département de l’Orne, à une dizaine de kilomètres d’Alençon.
Pour la beauté de son site, elle revendique son appartenance à l’association des Plus beaux Villages de France ainsi qu’au réseau des Petites Cités de Caractère. Il y a concurrence de labels pour mettre en évidence le patrimoine rural de notre douce France.
Je vais encore surprendre mes lecteurs en délicatesse avec la géographie : pour dénicher ce charmant bout du monde, il faut effectuer l’ascension des Alpes mancelles, une région naturelle, aux confins des départements de la Sarthe, de la Mayenne et de l’Orne, à l’Est du vieux massif armoricain.
Des « têtes pensantes » ayant bien affublé récemment notre nouvelle région septentrionale du qualificatif de Hauts de France, pourquoi mes « pays » normands ne se pousseraient-ils pas du col en s’inventant quelque relief montagnard ?
Une légende locale prétend que le nom d’Alpes mancelles aurait été donné au VIIe siècle par deux frères, Céneri et Céneré, religieux de la province italienne d’Ombrie, qui ayant quitté Rome pour évangéliser le royaume des Francs, auraient stoppé leur progression en présence de ce paysage escarpé leur rappelant des sites alpestres.
La comparaison peut sembler outrancière ou pompeuse quand on sait que la plus haute colline est le Mont des Avaloirs culminant à 417 mètres. La dénomination géographique peut possiblement être née, en fait, durant le Second Empire et avoir été argument de promotion touristique à partir de la Belle Époque. L’appellation de Suisse normande pour une contrée voisine à cheval sur le Calvados et l’Orne participe du même esprit d’asseoir une renommée.
Ceci dit, c’est le cas surtout à Saint-Léonard-des-Bois, commune toute proche de Saint-Céneri enfoncée au creux d’un méandre encaissé de la Sarthe, la raideur des pentes, l’ampleur des dénivelés, la ligne des crêtes frappent l’imagination dans ce coin qui, chahuté entre deux régions et trois départements, se cherche une identité.
Céneri et son frère Céneré seraient arrivés en Mayenne en l’an 649 et auraient vécu en ermites à Saulges dans le diocèse du Mans. Puis les deux frères auraient décidé de se séparer, Céneré restant à Saulges et Céneri remontant le cours de la Sarthe, accompagné d’un jeune mendiant nommé Flavard. Les deux hommes seraient parvenus alors jusqu’à une boucle de la rivière où, fatigués de leur longue marche et assoiffés, ils s’arrêtèrent et prièrent. Miracle, une source jaillit … aménagée aujourd’hui en fontaine.
Un bonheur n’arrive jamais seul dit-on. Leur soif étanchée, les deux hommes veulent traverser la rivière en crue après de récents orages. Ils poursuivent alors leurs prières et … second miracle, les flots de la Sarthe cessent de couler ! Ils construisent une cabane de branchages dans cette presqu’île. Céneri se plaisant en ce lieu, il y vivra durant des années, évangélisant la contrée et guérissant les malades. Il sera rejoint progressivement par d’autres moins bénédictins.
Céneri serait mort vers 669. À la fin de sa vie, fut construite une église en bois dédiée, selon son vœu, à Saint-Martin-du Mont-Rocheux où il aurait été enterré.
Vous avez l’explication de la première partie du nom du village que vous allez visiter en ma compagnie. Enfin … pas tout de suite, car midi sonne au clocher de l’église et mon estomac sonne le creux.
Justement, en descendant de voiture, à quelques pas du vieux pont enjambant la Sarthe, je flashe immédiatement sur le P’tit Caboulot, un restaurant très avenant aux allures de guinguette qui sert aussi d’espace d’exposition aux peintres et amis.
Malheureusement, n’est pas Céneri qui veut, je n’ai du moine que la tonsure. Il n’y aura pas de troisième miracle : le P’tit Caboulot est en ce dimanche du 1er mai plein de populo et affiche complet
À défaut, je remballe ma déception en écoutant la nostalgique chanson presque éponyme écrite par Francis Carco. Souvent reprise par Yves Montand, Francis Lemarque, Juliette Gréco, Colette Renard et bien d’autres, elle est interprétée ici par son auteur lui-même.
Pour pasticher Guillaume Apollinaire, sous le pont coule la Sarthe et beaucoup d’aberrations administratives. Le pittoresque pont semble au milieu du village et pourtant, pourquoi faire compliqué quand c’est si simple, en le franchissant, on change de commune, de département et de région administrative.
Vous avez de quoi noter ? Voilà : passé le milieu du pont, sur la rive droite de la Sarthe, on se trouve à Saint-Céneri-le-Gérei, dans le département de l’Orne et dans la région Normandie. En deçà, sur la rive gauche, on est à Moulins-le-Carbonnel, commune du département de la Sarthe dépendant de la région Pays-de-Loire. C’est clair comme de l’eau de la Sarthe ?
J’espère car je n’ai pas le temps de me lamenter, j’ai faim et, pressentant l’affluence, je grimpe vers la place de Saint-Céneri à la recherche d’une auberge susceptible de nous accueillir. Le village est minuscule, il ne compte que 120 âmes, mais les week-ends, il draine une population un peu branchée attirée par la renommée artistique de l’endroit.
Je suis à vous dans un instant, le temps de réserver in extremis deux couverts à l’auberge de la Vallée, l’un des quatre restaurants alignés côte à côte au centre du bourg.
Pour être exact, il n’y en a plus que trois, l’un d’eux, l’auberge des sœurs Moisy étant fermée depuis de nombreuses années. Elle appartient à l’histoire du village comme on peut le lire sur la façade : « Moisy aubergiste loge à pied et à cheval ». Longtemps abandonnée, c’est aujourd’hui une sorte de musée ressuscitant son passé artistique.
Je vais l’évoquer après avoir passé commande de mon menu : andouillette grillée et tarte tatin.
Au XIXe siècle et durant plusieurs décennies, la beauté des paysages et la qualité de la lumière ont inspiré de nombreux peintres. Comme l’école de Barbizon désigne un mouvement de peintres paysagistes travaillant d’après nature, on parle parfois de l’école de Saint-Céneri pour caractériser l’engouement d’artistes peignant « sur le motif » à la grande époque entre 1875 et 1925.
Jean-Baptiste-Camille Corot, Eugène Boudin et le « Michel-Ange des arbres » Henri Harpignies furent très tôt, même furtivement, sensibles au charme des Alpes Mancelles et de Saint-Céneri.
Beaucoup plus assidûment, Mary Renard, conservateur du musée d’Alençon, et Paul Saïn, célèbre portraitiste des hommes politiques de la IIIe République passèrent ensemble, durant vingt-cinq ans, des étés studieux et festifs à Saint-Céneri. Aux beaux jours, chevalets, toiles, tubes de peinture et parasols (eh oui !) s’entassaient dans une carriole à cheval, direction la petite commune de l’Orne.
Les deux artistes accompagnés de leur famille prenaient alors pension chez Moisy et y tenaient table ouverte. Ils y maniaient aussi bien le pinceau que la chopine. L’ancienne auberge a conservé trace du passage de ces drôles de pensionnaires : « Les jours de pluie, si l’on ne pouvait travailler dehors, on peignait sur les murs de l’auberge. Le soir, à la veillée, dans la salle du premier étage, où nous prenions nos repas, grâce à la lueur d’une bougie, on dessinait sur les murs les profils des personnes présentes … Celui dont on voulait reproduire le profil se plaquait près du mur blanchi à la chaux ; l’un d’entre nous tenait une bougie à distance voulue pour que l’ombre portée fût de la grandeur du modèle. Un des peintres, pendant ce temps, traçait au fusain le contour de cette ombre et l’on passait l’intérieur en noir ». Ces effigies en ombre chinoise ornent toujours les murs d’une pièce baptisée la salle des décapités.
La vaste salle de l’auberge de la Vallée, apte à recevoir des banquets, est comble … au grand mécontentement de quatre personnes agacées de ne pas avoir une table avec vue sur la Sarthe et de devoir en conséquence partager la nôtre. Elles s’excuseront (heureusement) bien vite de leur manque de tact à notre égard. Je me régale de l’andouillette grillée devant nous au feu de bois puis d’une tarte tatin entièrement maison accompagnée d’une sublimissime crème fraîche qui fait resurgir des saveurs d’antan.
À côté, après avoir pris l’apéritif au soleil, la clientèle s’est repliée à l’intérieur de l’Auberge des Peintres, autrefois « La bonne carpe » » qui connut aussi ses heures de gloire.
Le passage d’une concentration de motards et de quelques voitures anglaises de collection donne un air de fête. Le week-end de Pentecôte, ce sont 10 à 15 000 visiteurs qui envahissent les ruelles du village à l’occasion de la Rencontre des Peintres, une grande manifestation culturelle annuelle ouverte aussi aux sculpteurs, graveurs et plasticiens, une grande galerie d’art à ciel ouvert. Clin d’œil à Magritte, ceci n’est pas une pomme … de Normandie !
Non loin de là, à l’atelier de la Maréchalerie, à l’emplacement de l’ancien forgeron, s’est installé Céphas Howard, un artiste anglais tombé amoureux du village, il y a une dizaine d’années. Truculent personnage, il fut styliste à la BBC, restaurateur sur l’île de Wight, joueur de trompette, avant de s’adonner à la peinture à Saint-Céneri. Entre figuratif et abstrait, il adore peindre les vaches rousses et blanches made in my Normandie ainsi que les paysages de la côte d’Émeraude vers Saint-Malo. Je crois savoir qu’avec son épouse, il a aussi ouvert une crêperie, une brocante et plusieurs gîtes.
Comme quoi, tout s’est arrangé dans le village victime pendant quatre siècles des conflits entre les royaumes de France et d’Angleterre. Une plaque à l’endroit où se dressait le château-fort en témoigne.
Je me glisse maintenant à l’intérieur de l’atelier de tout … et de rien qui, comme son nom l’indique, regorge d’une multitude hétéroclite de choses au charme suranné.
Puis je grimpe vers l’église romane qui surgit des feuillages au-dessus du village.
Elle fut construite à partir de 1089 par la famille Giroie (ou Géré) issue de la moyenne aristocratie normande et à l’origine de la seconde partie du nom de la commune. Le clocher ne fut édifié qu’au cours du XIIe siècle.
À l’intérieur, on remarque le contraste entre les murs blanchis de plâtre et de chaux de la nef et ceux du chœur recouverts de peintures des XIV et XVe siècles. Masquées par ce même badigeon en 1650, elles réapparurent en 1828 et ont été restaurées complètement en 2006.
On peut admirer entre autres une Vierge au manteau protégeant quarante personnages.
La voûte en bois dégagée d’un enduit de torchis dans les années 1980 nous révèle quarante anges musiciens dans des arabesques aux tons rouges et noirs.
Curiosité récente, le chemin de croix, réalisé par le sculpteur local Christian Malézieux pour marquer le passage au troisième millénaire, est fixé sur un seul côté de la nef et comporte quatorze stations au lieu des douze habituelles. D’un style très épuré rappelant un peu Alberto Giacometti, les personnages en plomb et étain, dénudés et tourmentés, expriment parfaitement la souffrance des scènes de la Passion.
Je fais maintenant le tour extérieur de l’église afin de contempler le point sublime et emblématique du village avec ses maisons de grés roussard et son pont enjambant la Sarthe.
Quelle quiétude ! Enfin … pas tout à fait, car des abeilles surgissant d’un trou creusé dans le mur de l’église voltigent dans mon dos.
J’apprends bientôt la symbolique de leur présence qui renvoie à un fait d’armes (légendaire ou pas) au temps de Charles III le Simple. En 898, le roi de France envoya son armée afin de résister aux Normands qui protestaient contre son règne et faisaient de fréquentes incursions dans la région. Des soldats, basés non loin de Saint-Céneri, se conduisirent avec irrespect aux abords immédiats de l’église abritant le tombeau du fondateur.
Des abeilles se ruèrent alors sur les chevaliers (pas chevaleresques) auteurs du sacrilège qui, affolés, ne sachant où fuir, se précipitèrent avec leurs chevaux du haut de la falaise et se fracassèrent mortellement en bas.
Si j’ai bien compris, car les versions diffèrent selon les sources, les abeilles auraient donc protégé les troupes normandes ce qui explique peut-être l’absence d’agressivité (l’attitude mielleuse ?) de leurs descendantes à mon égard. Bon sang de normand ne saurait mentir !
Après avoir longé le cimetière, je descends maintenant dans un pré en pente douce jusqu’à une ravissante petite chapelle en bordure de rivière.
Elle date de la fin XIVe –début XVe siècle et se situerait à l’endroit où Céneri avait construit son ermitage.
Ce petit coin bucolique inspire évidemment les artistes depuis longtemps. Contrastant avec la lumière printanière de ce début d’après-midi, Bernard Buffet peignit en 1976 une huile sur toile dont l’atmosphère d’hiver est lugubre.
À l’intérieur de la chapelle, on peut admirer une statue représentant Saint Céneri. Selon une tradition s’y attachant, les jeunes filles souhaitant se marier sont priées de piquer une aiguille dans la robe du saint. Si elle reste plantée dans la pierre, leur vœu sera exaucé dans l’année.
Le soleil laisse couler une douce lumière à travers les vitraux créés en 2007 par l’artiste alençonnaise Cathy Van Hollebeke. En osmose avec l’environnement, ils évoquent la rivière qui enlace le pré, le coteau feuillu, et la lumière.
Je n’ai malheureusement pas le temps de flâner sur la rive de la Sarthe.
Je reviens sur mes pas au centre du village. Ça « brunche » à la terrasse de la Taverne Giroise.
Je lézarde au soleil sur le pont encore quelques minutes. Je pense à un ami sarthois très cher qui ne découvrira jamais ce joli coin que je lui avais suggéré de visiter.
Au bord de l’eau, en contrebas, l’atelier de Christian Malézieux ouvre ses portes. Je profite de l’aubaine pour pénétrer dans l’univers d’un artiste plein de vie en dépit de ses 85 ans. Une de ses œuvres trône au centre du bourg: il s’agit d’une interprétation contemporaine du buste en bronze du peintre portraitiste Paul Saïn (évoqué plus haut) que les Allemands fondirent durant la seconde guerre mondiale pour faire des munitions.
ancien buste de Paul Saïn
Plutôt qu’un long discours, je vous offre ce petit clip qui vous restitue aussi l’atmosphère de ce village paisible.
Céneri, le religieux rital, avait vraiment bon goût ! Par un curieux hasard, je ferai, dans quelques jours, le voyage inverse vers Rome, ce sera probablement matière à quelques billets. Tous les chemins mènent à Saint-Céneri-le-Gérei, perle de l’Orne.