Panama vu de Paname !
Depuis quelques jours, les medias ne cessent de nous rebattre les oreilles avec l’affaire dite des Panama papers, une fuite de documents coordonnée par de minutieux journalistes d’investigation qui révèle les pratiques frauduleuses, douteuses, suspectes, illégales (mais pas toujours paraît-il) de dizaines de responsables politiques, de stars du sport et de célébrités réfugiant leurs avoirs dans des paradis fiscaux grâce à l’utilisation de prête-noms et la mise en place de sociétés offshores. C’est vrai que le quidam téléspectateur aime savoir qui a touché (du fric) avec qui !
Il semblerait qu’au pays des geysers et des volcans, le peuple islandais soit en éruption. Chez nous, nos gouvernants font des gros yeux révulsés mais comme certains de leurs amis, collègues, décideurs font partie des gros poissons nageant dans ces eaux troubles, le quidam que je suis imagine que l’affaire sera doucement étouffée au nom de raisons dites d’état.
J’avoue humblement que je ne parviens pas à m’intéresser, ni presque même à me révolter (un peu quand même intérieurement !) ayant depuis longtemps compris les turpitudes de notre civilisation.
D’ailleurs, il n’y a finalement rien de nouveau sous le soleil des Caraïbes : un scandale de Panama peut en cacher un autre. Ainsi, surgissent de mes souvenirs de collégien, un cours d’Histoire de mon professeur de père (était-ce en quatrième ou en troisième ?) nous enseignant un des plus retentissants scandales de la IIIe République, une affaire de corruption liée au percement du canal de Panama. Élégamment, je devrais dire civiquement, ce valeureux hussard noir de la République cherchait à nous expliquer avec pédagogie qu’il existait des collusions et des magouilles entre des hommes politiques et des industriels, en l’occurrence français. Mon pauvre père, je ne suis pas persuadé que tu interpellas alors notre jeune insouciance prête à dévorer la vie !
Après le succès de l’ouverture du canal de Suez en 1869 par Ferdinand de Lesseps, le Congrès international d’études du canal interocéanique confia à celui-ci la direction de la concession et le lancement du percement du canal de Panama : 75 kilomètres dans l’isthme de Panama assurant la jonction entre le golfe de Panama dans l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes et l’Atlantique.
Ce projet d’une importance considérable au plan du commerce maritime, les navires n’auraient ainsi plus besoin de faire route par le cap Horn et le passage de Drake, supposait la mobilisation d’énormes capitaux. Aussi, Ferdinand de Lesseps créa en 1880 une société anonyme en vue de collecter les fonds, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, qui regroupa bientôt plus de cent mille actionnaires se partageant un capital de 300 millions de francs.
Les travaux débutèrent en 1881 mais rencontrèrent rapidement de grosses difficultés : glissements de terrain liés à la cordillère montagneuse traversant l’isthme, enlisement de machines, épidémies de fièvre jaune faisant 20 000 victimes parmi les ouvriers et les Noirs de la Jamaïque recrutés, mais aussi les ingénieurs sur le chantier. Les capitaux s’épuisèrent, les banques reculant devant la tournure des événements.
Ferdinand de Lesseps eut alors la « riche » idée de lancer plusieurs souscriptions auprès du public français et d’émettre des obligations à lots afin d’intéresser les petits épargnants, les quidams en quelque sorte. Pour ce faire, il était nécessaire d’apporter quelques modifications à la loi régissant les emprunts.
Mine de rien, la communication (pas celle via le canal mais celle des médias) était déjà de mise à l’époque, et Lesseps utilisa les premiers fonds pour « arroser » la presse, ainsi La Justice le journal de Clémenceau, afin qu’elle cachât le gouffre calamiteux qui se dessinait. Puis il corrompit des ministres et parlementaires surnommés par la suite les « chéquards » afin d’influer sur la modification de la loi. Il fit par exemple appel au baron, à la particule abusive, Jacques de Reinach, ainsi qu’à un affairiste d’origine juive, Cornelius Herz, très lié à un certain Charles de Freycinet, chef de file des « républicains opportunistes » (a priori, historiquement, il n’y a aucun rapport avec ceux d’un parti actuel … quoique !), membre de la famille du président de la République Jules Grévy et accessoirement à l’origine de la norme de taille des écluses dite « gabarit Freycinet ».
Je ne vais pas vous lasser en vous décrivant par le détail ce marigot nauséabond d’affairistes, hommes parlementaires, industriels, journalistes peu scrupuleux. Là où il y a du pognon … !
Dès 1886, L’Économiste français tirait la sonnette d’alarme : « En dehors des crédules « petites gens » qui ont dans le nom magique de M. de Lesseps une foi aveugle, personne n’ignore que la Compagnie de Panama est presque à bout de ressources, qu’elle a épuisé, et même au-delà, le montant des obligations dont l’assemblée des actionnaires avait autorisé l’émission. »
Au milieu de ces magouilles, Lesseps tenta alors de surnager, au moins dans le domaine technique, en faisant appel à l’ingénieur Gustave Eiffel extrêmement populaire en raison de sa Tour qu’il vient de dresser en vue de la prochaine Exposition universelle de 1889. C’est ainsi que le projet de canal à niveau fut abandonné au profit du futur canal avec trois écluses.
Le calme revint un peu dans les esprits. C’est en 1892, à la veille d’une échéance électorale que l’affaire rebondit avec la publication fort opportuniste de la liste des « panamistes ».
Édouard Drumont, auteur du pamphlet antisémite La France juive (1886), dénonce le krach de Panama dans son journal, La libre parole, en soulignant l’implication de plusieurs financiers israélites. La célèbre affaire Dreyfus éclatera trois ans plus tard.
Accusations et invectives fusèrent dans les travées de la chambre des Députés. Le nationaliste Paul Déroulède (l’auteur du fameux L’air est pur, la route est large, le Clairon sonne la charge …) et Georges Clémenceau se battirent même en duel au pistolet (sans aucune effusion de sang malgré six coups de feu !).
Le baron de Reinach fut retrouvé mort. Clémenceau perdit aux élections son siège de député du Var.
Ferdinand de Lesseps et ses associés furent condamnés à cinq ans de prison ferme pour escroquerie et abus de confiance … à laquelle ils échappèrent grâce à un vice de forme dans la procédure judiciaire. Gustave Eiffel, au départ concerné par le jugement, fut finalement réhabilité suite à une enquête concluant à sa non implication dans les malversations.
La construction du canal fut finalement reprise par les États-Unis qui rachetèrent la concession, les actions et les avoirs de la Compagnie nouvelle du canal de Panama par le traité Hay-Bunau-Varilla de novembre 1903. Les travaux engagés en 1904 aboutirent à l’inauguration du canal le 3 août 1914.
Au final, ce scandale, s’il fit grand bruit, s’acheva par pas grand-chose comme souvent dans ce type d’affaires. Il reste cependant qu’il annonçait l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme et l’antiparlementarisme.
Les quidams souscripteurs ruinés trinquèrent, eux
Quidam : « personne dont on ignore le nom, quelqu’un qu’on est incapable de nommer ». Si j’ai cité sciemment, à plusieurs reprises, ce type d’individu, c’est que ces nauséabondes histoires de Panama me renvoient à un grand monsieur de la chanson, lui, qui nous conta « l’histoire à coup sûr obscure d’un pauvre quidam et de ses tourments, son père était quidam, son frère était quidam et lui était quidam aussi ». Il s’agit, vous l’avez deviné peut-être (du moins mes lecteurs les plus anciens), de Guy Béart disparu à l’automne 2015.
Élève en classes préparatoires, math sup et math spé, au lycée Henri IV, sorti ingénieur de l’École nationale des Ponts et Chaussées, spécialiste de la fissuration du béton, ce chanteur poète en connaissait donc un rayon sur la construction de ponts et le creusement de canaux. Ainsi, peut-être faut-il trouver là une explication à ce qu’après nous avoir chanté les anciens comptoirs de l’Inde (Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal, Mahé) fleurons de l’école laïque et républicaine de nos grands-parents, à travers le portrait d’une sculpturale jeune femme, il ait imaginé une délicieuse parabole autour de Suez et Panama ? Suppose qu’on ait de l’argent …
https://www.dailymotion.com/video/x1qwnhw
C’est l’occasion de revoir aussi son ami, le fantaisiste Raymond Devos avec qui il débuta au cabaret des Trois Baudets. « Chapeau » conclut Devos … !
En tout cas, voici une bien malicieuse chanson qui derrière son bref titre dénonce les mystifications et les turpitudes liées à la soif d’argent.
Guy Béart souhaitait être un anonyme de la chanson: « “Je voudrais que mes chansons soient connues, mais qu’on ne sache pas qui les a faites, comme les vraies grandes chansons, dont on est obligé de chercher l’origine pour en connaître l’auteur ». Un quidam en quelque sorte ? Il y est parfois parvenu tant certaines chansons de sa composition semblent appartenir au folklore français, ainsi le nostalgique Bal chez Temporel :
« Si tu reviens jamais danser chez Temporel
Un jour ou l’autre
Pense à ceux qui tous ont laissé leurs noms gravés
Auprès du nôtre … »
Lors d’une de ses visites chez son ami Brassens dans son moulin de Crespières, près de chez moi (http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/29/georges-brassens-a-crespieres/), Georges lui aurait confié : « Il y a deux grands auteurs-compositeurs-interprètes au XXe siècle, le premier, moi, le second, Brassens ! À part ça, il y a Guy Béart ». Il faudra que je consacre, un jour, un billet à Guy Béart !
Les magouilles de Panama me permettent, après Guy Béart, d’évoquer Blaise Cendrars, un autre poète, dit « de la main gauche » celui-là, après son amputation suite à une blessure lors de la Première Guerre mondiale.
Cendrars écrivit un poème sinon canal (!) du moins fleuve : Le Panama ou les Aventures de mes sept oncles.
la couverture est du peintre Raoul Dufy
» Des livres
Il y a des livres qui parlent du canal de Panama
Je ne sais pas ce que disent les catalogues des bibliothèques
Et je n’écoute pas les journaux financiers
Quoique les bulletins de la Bourse soient notre prière quotidienne
Le canal de Panama est intiment lié à mon enfance…
Je jouais sous la table
Je disséquais les mouches
Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères
De mes sept oncles
Et quand elle recevait des lettres
Éblouissement!
Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent les vers de Rimbaud en exergue
Elle ne me racontait rien ce jour-là
Et je restais triste sous ma table
C’est aussi vers cette époque que j’ai lu l’histoire du tremblement de terre de Lisbonne
Mais je crois bien
Que le crach du Panama est d’une importance plus universelle
Car il a bouleversé mon enfance.
J’avais un beau livre d’images
Et je voyais pour la première fois
La baleine
Le gros nuage
Le morse
Le soleil
Le grand morse
L’ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnette et la mouche
La mouche
La terrible mouche … »
Le poème en vers libres de Cendrars qui brosse un panorama de l’époque, s’ouvre donc avec le scandale de Panama qui précipita de nombreux financiers et spéculateurs à la ruine. Les parents de Cendrars, le père est actionnaire, semblent faire partie partie des victimes et sont réduits à emménager dans un logement plus petit. Les références familiales dans le poème concernent uniquement sa mère et les oncles qui, au nombre de sept, acquièrent une dimension légendaire.
Pour être parfaitement exact, il semblerait que Cendrars pratique la licence poétique et, par quelques arrangements avec la vérité (il ne doit cependant pas être exécuté !), s’invente une ascendance aventureuse et héroïque. Le jour où il est devenu poète coïncide avec celui du krach de Panama.
« … C’est le crach du Panama qui fit de moi un poète
C’est épatant
Tous ceux de ma génération sont ainsi
Jeunes gens
Qui ont subi des ricochets étranges
On ne joue plus avec des meubles
On ne joue plus avec des vieilleries
On casse toujours et partout la vaisselle
On s’embarque
On chasse les baleines
On tue les morses
On a toujours peur de la mouche tsé-tsé
Car nous n’aimons pas dormir … »
Pour Cendrars, le livre, outre le fait d’être un objet diffusant son travail littéraire, se devait aussi d’être un objet artistique. Ainsi, Panama ou les aventures de mes sept oncles est un poème aux vers de longueur très variable, illustré de vingt-cinq reproductions de tracés de chemins de fer américains (traversant le pays de la mythique conquête de l’Ouest) chargées d’insuffler un vent de voyage et un effet de vitesse dans l’œuvre. Il est même, dans son édition originale, plié en deux à la manière d’un guide touristique.
Lors de sa première publication en 1918, l’éditeur fut arrêté à la frontière suisse pour espionnage parce qu’il portait sur lui un exemplaire de ce curieux objet à l’aspect inquiétant d’un document révolutionnaire (on dirait conspiratif aujourd’hui !).
Comme disait Raymond Devos, chapeau Béart, chapeau Cendrars, évidemment chapeau panama !
Malgré son nom, ce chapeau de paille provient exclusivement de l’Équateur. L’histoire veut que les premiers conquistadores espagnols l’aient découvert lors de la colonisation de ce pays.
Il était constitué de fibres de jeunes pousses de palmier et tissé à la main. Faisant partie de la tenue traditionnelle de nombreuses tribus du sud de l’Équateur, il résulte de trois techniques de tissage particulières : la brisa, la cuenca et le montecristi correspondant aux régions où il est fabriqué.
Au XIXe siècle, les ingénieurs et cadres en charge de la construction du canal de Panama, pour se protéger du soleil brûlant, vont adopter ce couvre-chef appelé communément, encore aujourd’hui, en Équateur, sombrero fino de paja toquilla.
Des photos parues dans le New York Times, du président Théodore Roosevelt arborant ce chapeau, lors de sa visite, en 1906, du chantier du canal (désormais sous concession américaine), vont faire le tour du monde et donner ses lettres de noblesse au « Panama hat ».
La légende était lancée, bientôt accrue par l’ouverture du canal lui-même qui développa les relations commerciales avec l’Europe. Le chapeau usurpateur devint produit de luxe pour la haute société. Il fut adopté par des personnalités de la politique, Nikita Kroutchev, Winston Churchill, le roi de Suède Gustave V, et du cinéma, Jean Gabin, Philippe Noiret, Marcello Mastroianni. Al Capone, le célèbre parrain de la mafia italienne, le portait aussi, ce qui participa aux prémices de la représentation cinématographique du gangster, notamment avec la sortie, dans les années 1930, du film noir d’Howard Hawks Scarface.
Du panama en paille au feutre en poils de lapin, le chapeau mou franchit allègrement un pas grâce à Guiseppe Borsalino, un chapelier italien né à Alessandria au milieu du dix-neuvième siècle. Il fut popularisé en France, en 1970, par le succès du film Borsalino mettant en scène deux gangsters des années trente incarnés par Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.
Entre fiction et réalité, je n’irai pas jusqu’à conclure péremptoirement que le panama est le chapeau des ripoux ! Derrière ce couvre-chef, il y a aussi la fierté d’une terre, l’Équateur, et le savoir-faire d’artisans courageux.
Cent trente ans après l’entreprenant Ferdinand de Lesseps, un vicomte que j’ai croisé quotidiennement durant une vingtaine d’années, du moins sa statue, lorsque j’officiais à l’École Normale de Versailles, sa ville natale, les canaux de Suez et de Panama attisent toujours les convoitises. Ainsi, des travaux pharaoniques sont engagés pour adapter leur capacité à un commerce maritime dont le volume ne cesse d’augmenter.
Pire encore, le Nicaragua, avec l’appui de magnats chinois, vient de se lancer dans le titanesque creusement d’un nouveau canal plus large et plus profond que son voisin panaméen. À qui profitera le bras de fer : au développement de l’Amérique centrale ou aux intérêts sino-états-uniens ? On peut imaginer, sans trop médire, que les enjeux géopolitiques, commerciaux et écologiques de cette gageure transcontinentale attireront certaines compromissions et corruptions. Il y a des requins et des crocodiles pas loin, aux îles Caïmans par exemple !
Rien de nouveau donc sous le soleil de Panama, veuillez m’excuser si je travaille un peu du chapeau !

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