Archive pour avril, 2016

Rondeau et Passacaille d’objets KC avec JeanDenis Robert

Pour exposer ses dernières œuvres, le photographe Jean-Denis Robert nous accueille dans un de ses lieux de prédilection.

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C’est en effet la troisième fois que Dominique Chanfreau, la dynamique adjointe aux actions culturelles de Nogent-le-Roi, l’inscrit dans l’excellent cycle de manifestations artistiques organisées au château de la cité d’Eure-et-Loir.
J’ai déjà eu l’occasion de vous faire largement connaître Jean-Denis Robert, JDR pour les friands d’acronymes. Vous trouverez les références des articles à la fin du billet.
Cet amoureux de la chine, ce fouineur invétéré des brocantes et vide-greniers, a choisi, une fois encore, de redonner une âme à ses objets cassés dans le cadre au charme suranné des salles du château. Un jubilant accident photographique, lui valant au bout d’un doigt une poupée à l’élégance vénitienne, fait office d’affiche.

affiche expo JDR

Rondeau & Passacaille d’objets KC : pour accroche, Jean-Denis conjugue son art avec la danse et la musique, autres passions sources d’indicibles émotions.
Le rondeau est un poème à forme fixe de trois strophes construites sur deux rimes, avec des répétitions obligées et se fermant sur lui-même, ce qui justifie l’origine de son nom.
La passacaille est une danse à trois temps au rythme lent qui développe des variations à partir d’un thème couplé à une basse obstinée.
Me revient en mémoire le refrain de l’héritage (infernal) du marchand de fromages (en) chanté par Charles Trenet :

« La table de son père
La montre de son frère
Le fauteuil de sa mère
La pendule à coucou
Une paire de bretelles
Une bouteille d’Eau de Vittel
Et une coiffe en dentelle
Qu’il se mettait au cou. »

Alors, pourquoi pas aussi une passacaille de François Couperin surgie d’un tableau ? Elle vous accompagnera, si vous le souhaitez, dans votre lecture:

Image de prévisualisation YouTube

Rien d’étonnant à ce que Jean-Denis, pour justifier sa démarche artistique, emprunte aux codes de la passacaille : « Je prends beaucoup de plaisir aux répétitions obligées, aux variations sans fin … J’aime fouiller les mêmes idées, j’aime m’acharner à torturer les mêmes éléments pour rythmer mes efforts. »
Qui a déjà visité une de ses expositions n’est pas dépaysé. Au premier coup d’œil, son installation d’objets hétéroclites me semble familière.
Je m’étonne, tout de même, en pénétrant dans son cabinet de (nouvelles) curiosités, de la présence dans différents recoins d’objets récupérés que l’artiste met en scène dans ses histoires photographiques.

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Il est rare qu’un artiste présente ses modèles en chair et en os ou … en bois et en fer. L’émotion est palpable de voir ces bibelots, jouets, instruments et babioles que Jean-Denis sort de leur condition d’objet dérisoire, promis à un probable rebut, pour les faire accéder à un statut d’objet d’art dans le « petit théâtre carré de son Hasselblad ».
On ne les retrouve pas tous dans les clichés accrochés aux cimaises, certains ont vécu leur époque de gloire dans des expositions antérieures, d’autres n’ont pas encore connu telle consécration. Ils sont là comme dans une formation en alternance pour se préparer à un éventuel avenir artistique, au bon vouloir du maître.
Repérer des correspondances ou des connivences peut constituer un jeu de piste qui apporte une note ludique à la visite : tiens, là sur la cheminée, la tondeuse à rouflaquettes et le grattoir à peinture, ce sont Scarlett et Jerry, deux People* dont JDR et son acolyte poète Per Sørensen nous contèrent la folle complainte dans leur beau-livre.
Il y a quelque chose de magique de voir ces « encombrants » de la société de consommation, ternes, usés, élimés, écornés, cabossés, fêlés, brisés, retrouver grâce, élégance, éclat, fantaisie, esprit même une fois élus par l’artiste pour ses chorégraphies photographiques.

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En cheminant entre les panneaux selon notre humeur, l’on découvre le poétique carnet de voyages organisés par JDR. Les thèmes très variés sont souvent agencés selon des associations de quatre photographies.
À l’entrée, véritable marchand de quatre saisons, toujours amoureux des mots qu’il insère désormais au sein même de ses photographies, Jean-Denis nous offre de savoureux amuse-gueules (d’atmosphère ?) : faim de printemps, pépie d’été, soif d’automne, fringale d’hiver.

Quatre saisons blog

À quelques pas de là, il nous invite à une plongée dans la Couleur. Au milieu de brisures d’écorce d’orange séchées sur une page de journal, un des deux canards en manchette de l’hebdomadaire satirique du mercredi nous lance discrètement un clin d’œil complice. Oui, ce canard à l’orange cuisiné par l’artiste est un régal.

expo JDR passacaille blog 19J'aurai ta peau

Variations autour de l’écorce d’orange : ailleurs, dans un grand format, on débusque deux individus s’invectivant : « J’aurai ta peau ! »
Je passe maintenant devant un rayon de photos classées X : n’imaginez rien de libidineux, JDR nous fait simplement réviser quelques éléments de code de bonne conduite.

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Attention bêtes à cornes ! Le photographe fabuliste nous prévient d’une éventuelle circulation de bovins et de … gastéropodes. Il y a là quelque chose de Robert Desnos, rappelez-vous sa fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas, et pourquoi pas … avec les surréalistes. Jean-Denis s’y réfère dans son texte de présentation : « Merci aux surréalistes qui ont bouleversé nos consciences en nous montrant les chemins de tant de pratiques poétiques et picturales ».
Justement, dans son traitement de réhabilitation d’objets reclus, aussi réjouissant qu’il soit, JDR sait aussi interpeller avec gravité le visiteur.

Manhattan blogKaboul blog

La vision en surplomb de fragments d’ébénisterie mise en perspective d’un rébus, voilà réunis Manhattan et Kaboul, comme dans la chanson à succès de Renaud. Son auteur mettait en scène deux victimes des attentats de 2001 à New York : un jeune Portoricain qui travaillait dans les tours du World Trade Center et une petite fille afghane tuée pendant l’attaque de son pays par la coalition menée par les États-Unis.
Ces jours-ci, les deux photographies trouvent un écho supplémentaire avec la résurrection ou disons même la récupération artistique de Renaud, un sujet chantant qu’on ne parvenait plus à identifier. Je ne résiste pas à vous citer quelques vers de sa belle nouvelle chanson Les mots :

« Écrire et faire vivre les mots, sur la feuille et son blanc manteau
Ça vous rend libre comme l’oiseau, ça vous libère de tout les mots,
Ça vous libère de tout les maux …
Poèmes, chansons, brûlots, vous ouvrent des mondes plus beaux
Des horizons toujours nouveaux, qui vous éloignent des troupeaux
Et il suffit de quelques mots, pour toucher le cœur des marmots … »

Poèmes, chansons, brûlots, mais aussi photos, vous ouvrent des mondes plus beaux !
Trois jeunes feuilles de rhubarbe et la religion se plante au mont des oliviers. C’est là que Jésus se rendit le jeudi soir de la dernière Cène et avant son arrestation.

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Une même photographie recto verso masque la perspective d’une ouverture style baroque du lieu. Double clic ou l’envers du miroir … ou de l’autre côté du trottoir !

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C’est fou comme une photographie peut stimuler l’imaginaire. Ces coureurs cyclistes miniatures me renvoient au vaste grenier de ma maison école, refuge de mon enfance secrète et des oiseaux égarés. Ils avaient l’odeur des vacances. Je les engageais entre mes doigts dans des ascensions redoutables, des descentes vertigineuses ou des sprints homériques. Pour établir le classement de mon étape, je les retournais pour noter le nom que j’avais inscrit sous le socle.

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Détalant en sépia, ne serait-ce pas le jeune Voleur de bicyclette cher à Vittorio De Sica qui vient de dérober l’engin du colleur d’affiches ? Je pense aussi à François, l’inénarrable facteur de Jour de fête perdu lors de sa tournée à l’américaine au milieu du peloton d’une course cycliste.
On ne visite pas idiot en compagnie de Jean-Denis. Il n’est pas surprenant que l’exposition soit prétexte à des ateliers créatifs ouverts aux enfants de 7 à 107 ans !
C’est encore une autre forme de voyage auquel il nous invite en délestant ses poches de quelques menues monnaies.

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Nous étions jeunes et larges d’épaules, bandits joyeux, insolents et drôles, on the road again, again, de l’Inde au Maghreb en passant par Dublin, Varsovie et Budapest. C’est le money time !

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Dans la troisième salle en enfilade, Jean-Denis nous propose une brève révision de notre alphabet. J’eus l’occasion de vous entretenir longuement de son abécédaire: http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/15/quand-le-photographe-jeandenis-robert-nous-alphabetise/

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Je me cite :
« Au gré de ses glanes, Jean-Denis met en scène un petit théâtre de mots avec humour, fantaisie, dérision, jubilation, poésie, magie aussi. Il joue avec les lettres et les mots, se joue des mots, crée des mots images, invente des images mots.
Il me renvoie à mon enfance lorsque, dans le grenier familial (encore), je feuilletais les vieux albums d’avant-guerre de Benjamin Rabier ou, quand, peu inspiré par la leçon du maître, mon regard s’évadait vers les tableaux didactiques suspendus aux murs. »

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Jean-Denis a choisi la pièce style néo-XIIIe siècle pour « passacailler » sa collection de VRKC (verres cassés). Sont-ce les reliquats d’un repas, ils parsèment la salle. J’ai bien un début d’explication en admirant le verre de Rabelais, objet indispensable au géant dans sa quête de la Dive Bouteille. Il me semble que la plume bleue, à la fois outil de l’écrivain agité et agitateur du cocktail de ses délires verbaux, apparaissait déjà dans l’abécédaire de JDR à la lettre G … comme Gargantua. Santé à messieurs Alcofribas Nasier et Jean-Denis Robert, chacun à sa manière, abstracteurs de la quinte essence!

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 On est dans la démesure : « À boire, à boire, à boire » éructait Gargantua en arrivant au monde. Près de la cheminée, quelque moine (Frère Jean des Entommeures ?), le Quart Livre dans les bras, constate les dégâts de la joyeuse ripaille.

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L’ivresse m’étreint. Je pense aux bergers gardant les vignes du pays de Gargantua pour empêcher les étourneaux de manger les raisins, et croisant au grand carrefour les ceusses de Lerné en route pour vendre leurs fouaces à la ville.
« C’est un régal céleste, sachez-le, que de manger au déjeuner des raisins avec de la fouace fraîche, surtout des pineaux, des sauvignons, des muscadets, de la bicane ou des foireux pour ceux qui sont constipés, car ils les font aller long comme une pique, et souvent, pensant péter, ils se conchient : on les appelle, pour cette raison, les penseurs des vendanges. »
Est-ce nécessaire de vous conter la suite ? Non seulement, les fouaciers de Lerné ne consentirent point à céder quelques morceaux de leur marchandise mais outragèrent les bergers en les traitant de « mauvaise graine, de brèche-dents, de jolis rouquins, de coquins, de chie-en-lit, de vilains drôles, de faux-jetons, de fainéants, de goinfres, de ventrus, de vantards, de vauriens, de rustres, de cassepieds, de pique-assiette, de matamores, de fines braguettes, de copieurs, de tire-flemme, de malotrus, de lourdauds, de nigauds, de marauds, de corniauds, de farceurs, de farauds, de bouviers d’étrons, de bergers de merde, et autres épithètes diffamatoires de même farine. » Ce fut l’origine dérisoire de la guerre picrocholine !
Comprenez que je me délecte, je fus autrefois justement reporter de guerre sur ces champs de bataille voisins de l’abbaye de Seuilly en Touraine. Non je n’ai pas abusé du divin nectar, en effet, j’y ai réalisé, il y a une dizaine d’années, un film dans le cadre d’une classe d’initiation artistique (littéraire en l’occurrence) avec des lycéens de seconde.

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À chacun ses émotions, Jean-Denis me confie celle d’un ami devant sa photographie Rouge : souvenirs de fêtes de l’Huma, « du journal que l’on vend le matin d’un dimanche à l’affiche qu’on colle au mur du lendemain » comme le chantait Ferrat dans Ma France! Beaucoup de beaux moments solidaires, de désillusions aussi sans doute !
Moi aussi je pense à Jean d’Antraigues et aux marins du Potemkine, à la scène de l’escalier monumental d’Odessa dans le chef-d’œuvre éponyme du réalisateur Eisenstein.
Les rayons parcimonieux du soleil dansent aussi une passacaille à travers les vitraux de la salle.
C’est une belle manière d’achever mon errance que de méditer quelques instants devant l’esthétisant Entre chien et loup.

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Atmosphère, atmosphère ! Comme à l’issue de chacune des expositions de Jean-Denis Robert, on sort enrichi, réjoui, apaisé, revivifié, optimiste de son œuvre de réhabilitation d’objets de récup’.
La culture ouvre à tous les possibles, aussi j’ose la référence à une pesante actualité : visitez vite les appartements conspiratifs du château de Nogent-le-Roi où le photographe Jean-Denis Robert exp(l)ose sa verve surréaliste.
Mieux encore, l’artiste vous suggère de ne plus rien jeter : « Apportez vos verres cassés, vos poupées malades, vos jouets tordus … Boîtes, parapluies, chapeaux, boutons … Tout objet usé, « KC » est bien venu ! ». Certains jours, en votre compagnie, il vous emmènera sur les pistes de la création.

JEANDENIS ROBERT
Du 7 avril au 1er mai 2016
Rondeau & Passacaille d’objets KC au château de Nogent-le-Roi
Ouverture mercredi, samedi, dimanche de 14h à 18h

Pour en savoir plus sur le travail de Jean-Denis Robert :
http://encreviolette.unblog.fr/2011/09/27/martin-lartigue-et-jean-denis-robert-exposent-au-chateau-ou-les-beaux-dommages-collateraux-de-la-guerre-des-boutons-dyves-robert/

http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/les-people-de-jeandenis-robert-et-per-sorensen-sont-entres-dans-paris/

http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/08/jeandenis-robert-clemence-veilhan-et-david-meignan-ramenent-des-objets-reclus-au-chateau-de-nogent-le-roi/

*PEOPLE de J.D Robert et P. Sørensen, beau-livre, 68 pages 30×30 cm, 35  € (il est souvent en promotion à 30 €).
Pour le commander directement auprès de JD. Robert, cliquer sur le lien http://www.jeandenisrobert.com

 

Panama vu de Paname !

Depuis quelques jours, les medias ne cessent de nous rebattre les oreilles avec l’affaire dite des Panama papers, une fuite de documents coordonnée par de minutieux journalistes d’investigation qui révèle les pratiques frauduleuses, douteuses, suspectes, illégales (mais pas toujours paraît-il) de dizaines de responsables politiques, de stars du sport et de célébrités réfugiant leurs avoirs dans des paradis fiscaux grâce à l’utilisation de prête-noms et la mise en place de sociétés offshores. C’est vrai que le quidam téléspectateur aime savoir qui a touché (du fric) avec qui !

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Il semblerait qu’au pays des geysers et des volcans, le peuple islandais soit en éruption. Chez nous, nos gouvernants font des gros yeux révulsés mais comme certains de leurs amis, collègues, décideurs font partie des gros poissons nageant dans ces eaux troubles, le quidam que je suis imagine que l’affaire sera doucement étouffée au nom de raisons dites d’état.
J’avoue humblement que je ne parviens pas à m’intéresser, ni presque même à me révolter (un peu quand même intérieurement !) ayant depuis longtemps compris les turpitudes de notre civilisation.
D’ailleurs, il n’y a finalement rien de nouveau sous le soleil des Caraïbes : un scandale de Panama peut en cacher un autre. Ainsi, surgissent de mes souvenirs de collégien, un cours d’Histoire de mon professeur de père (était-ce en quatrième ou en troisième ?) nous enseignant un des plus retentissants scandales de la IIIe République, une affaire de corruption liée au percement du canal de Panama. Élégamment, je devrais dire civiquement, ce valeureux hussard noir de la République cherchait à nous expliquer avec pédagogie qu’il existait des collusions et des magouilles entre des hommes politiques et des industriels, en l’occurrence français. Mon pauvre père, je ne suis pas persuadé que tu interpellas alors notre jeune insouciance prête à dévorer la vie !
Après le succès de l’ouverture du canal de Suez en 1869 par Ferdinand de Lesseps, le Congrès international d’études du canal interocéanique confia à celui-ci la direction de la concession et le lancement du percement du canal de Panama : 75 kilomètres dans l’isthme de Panama assurant la jonction entre le golfe de Panama dans l’océan Pacifique et la mer des Caraïbes et l’Atlantique.
Ce projet d’une importance considérable au plan du commerce maritime, les navires n’auraient ainsi plus besoin de faire route par le cap Horn et le passage de Drake, supposait la mobilisation d’énormes capitaux. Aussi, Ferdinand de Lesseps créa en 1880 une société anonyme en vue de collecter les fonds, la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, qui regroupa bientôt plus de cent mille actionnaires se partageant un capital de 300 millions de francs.
Les travaux débutèrent en 1881 mais rencontrèrent rapidement de grosses difficultés : glissements de terrain liés à la cordillère montagneuse traversant l’isthme, enlisement de machines, épidémies de fièvre jaune faisant 20 000 victimes parmi les ouvriers et les Noirs de la Jamaïque recrutés, mais aussi les ingénieurs sur le chantier. Les capitaux s’épuisèrent, les banques reculant devant la tournure des événements.
Ferdinand de Lesseps eut alors la « riche » idée de lancer plusieurs souscriptions auprès du public français et d’émettre des obligations à lots afin d’intéresser les petits épargnants, les quidams en quelque sorte. Pour ce faire, il était nécessaire d’apporter quelques modifications à la loi régissant les emprunts.

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Mine de rien, la communication (pas celle via le canal mais celle des médias) était déjà de mise à l’époque, et Lesseps utilisa les premiers fonds pour « arroser » la presse, ainsi La Justice le journal de Clémenceau, afin qu’elle cachât le gouffre calamiteux qui se dessinait. Puis il corrompit des ministres et parlementaires surnommés par la suite les « chéquards » afin d’influer sur la modification de la loi. Il fit par exemple appel au baron, à la particule abusive, Jacques de Reinach, ainsi qu’à un affairiste d’origine juive, Cornelius Herz, très lié à un certain Charles de Freycinet, chef de file des « républicains opportunistes » (a priori, historiquement, il n’y a aucun rapport avec ceux d’un parti actuel … quoique !), membre de la famille du président de la République Jules Grévy et accessoirement à l’origine de la norme de taille des écluses dite « gabarit Freycinet ».

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Je ne vais pas vous lasser en vous décrivant par le détail ce marigot nauséabond d’affairistes, hommes parlementaires, industriels, journalistes peu scrupuleux. Là où il y a du pognon … !
Dès 1886, L’Économiste français tirait la sonnette d’alarme : « En dehors des crédules « petites gens » qui ont dans le nom magique de M. de Lesseps une foi aveugle, personne n’ignore que la Compagnie de Panama est presque à bout de ressources, qu’elle a épuisé, et même au-delà, le montant des obligations dont l’assemblée des actionnaires avait autorisé l’émission. »
Au milieu de ces magouilles, Lesseps tenta alors de surnager, au moins dans le domaine technique, en faisant appel à l’ingénieur Gustave Eiffel extrêmement populaire en raison de sa Tour qu’il vient de dresser en vue de la prochaine Exposition universelle de 1889. C’est ainsi que le projet de canal à niveau fut abandonné au profit du futur canal avec trois écluses.
Le calme revint un peu dans les esprits. C’est en 1892, à la veille d’une échéance électorale que l’affaire rebondit avec la publication fort opportuniste de la liste des « panamistes ».
Édouard Drumont, auteur du pamphlet antisémite La France juive (1886), dénonce le krach de Panama dans son journal, La libre parole, en soulignant l’implication de plusieurs financiers israélites. La célèbre affaire Dreyfus éclatera trois ans plus tard.
Accusations et invectives fusèrent dans les travées de la chambre des Députés. Le nationaliste Paul Déroulède (l’auteur du fameux L’air est pur, la route est large, le Clairon sonne la charge …) et Georges Clémenceau se battirent même en duel au pistolet (sans aucune effusion de sang malgré six coups de feu !).
Le baron de Reinach fut retrouvé mort. Clémenceau perdit aux élections son siège de député du Var.

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Ferdinand de Lesseps et ses associés furent condamnés à cinq ans de prison ferme pour escroquerie et abus de confiance … à laquelle ils échappèrent grâce à un vice de forme dans la procédure judiciaire. Gustave Eiffel, au départ concerné par le jugement, fut finalement réhabilité suite à une enquête concluant à sa non implication dans les malversations.
La construction du canal fut finalement reprise par les États-Unis qui rachetèrent la concession, les actions et les avoirs de la Compagnie nouvelle du canal de Panama par le traité Hay-Bunau-Varilla de novembre 1903. Les travaux engagés en 1904 aboutirent à l’inauguration du canal le 3 août 1914.

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Au final, ce scandale, s’il fit grand bruit, s’acheva par pas grand-chose comme souvent dans ce type d’affaires. Il reste cependant qu’il annonçait l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme et l’antiparlementarisme.
Les quidams souscripteurs ruinés trinquèrent, eux
Quidam : « personne dont on ignore le nom, quelqu’un qu’on est incapable de nommer ». Si j’ai cité sciemment, à plusieurs reprises, ce type d’individu, c’est que ces nauséabondes histoires de Panama me renvoient à un grand monsieur de la chanson, lui, qui nous conta « l’histoire à coup sûr obscure d’un pauvre quidam et de ses tourments, son père était quidam, son frère était quidam et lui était quidam aussi ». Il s’agit, vous l’avez deviné peut-être (du moins mes lecteurs les plus anciens), de Guy Béart disparu à l’automne 2015.
Élève en classes préparatoires, math sup et math spé, au lycée Henri IV, sorti ingénieur de l’École nationale des Ponts et Chaussées, spécialiste de la fissuration du béton, ce chanteur poète en connaissait donc un rayon sur la construction de ponts et le creusement de canaux. Ainsi, peut-être faut-il trouver là une explication à ce qu’après nous avoir chanté les anciens comptoirs de l’Inde (Pondichéry, Chandernagor, Yanaon, Karikal, Mahé) fleurons de l’école laïque et républicaine de nos grands-parents, à travers le portrait d’une sculpturale jeune femme, il ait imaginé une délicieuse parabole autour de Suez et Panama ? Suppose qu’on ait de l’argent

https://www.dailymotion.com/video/x1qwnhw

C’est l’occasion de revoir aussi son ami, le fantaisiste Raymond Devos avec qui il débuta au cabaret des Trois Baudets. « Chapeau » conclut Devos … !
En tout cas, voici une bien malicieuse chanson qui derrière son bref titre dénonce les mystifications et les turpitudes liées à la soif d’argent.
Guy Béart souhaitait être un anonyme de la chanson: « “Je voudrais que mes chansons soient connues, mais qu’on ne sache pas qui les a faites, comme les vraies grandes chansons, dont on est obligé de chercher l’origine pour en connaître l’auteur ». Un quidam en quelque sorte ? Il y est parfois parvenu tant certaines chansons de sa composition semblent appartenir au folklore français, ainsi le nostalgique Bal chez Temporel :

« Si tu reviens jamais danser chez Temporel
Un jour ou l’autre
Pense à ceux qui tous ont laissé leurs noms gravés
Auprès du nôtre … »

Lors d’une de ses visites chez son ami Brassens dans son moulin de Crespières, près de chez moi (http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/29/georges-brassens-a-crespieres/), Georges lui aurait confié : « Il y a deux grands auteurs-compositeurs-interprètes au XXe siècle, le premier, moi, le second, Brassens ! À part ça, il y a Guy Béart ». Il faudra que je consacre, un jour, un billet à Guy Béart !
Les magouilles de Panama me permettent, après Guy Béart, d’évoquer Blaise Cendrars, un autre poète, dit « de la main gauche » celui-là, après son amputation suite à une blessure lors de la Première Guerre mondiale.
Cendrars écrivit un poème sinon canal (!) du moins fleuve : Le Panama ou les Aventures de mes sept oncles.

Cendrars Panama blog

la couverture est du peintre Raoul Dufy

 » Des livres
Il y a des livres qui parlent du canal de Panama
Je ne sais pas ce que disent les catalogues des bibliothèques
Et je n’écoute pas les journaux financiers
Quoique les bulletins de la Bourse soient notre prière quotidienne

Le canal de Panama est intiment lié à mon enfance…
Je jouais sous la table
Je disséquais les mouches
Ma mère me racontait les aventures de ses sept frères
De mes sept oncles
Et quand elle recevait des lettres
Éblouissement!
Ces lettres avec les beaux timbres exotiques qui portent les vers de Rimbaud en exergue
Elle ne me racontait rien ce jour-là
Et je restais triste sous ma table

C’est aussi vers cette époque que j’ai lu l’histoire du tremblement de terre de Lisbonne
Mais je crois bien
Que le crach du Panama est d’une importance plus universelle
Car il a bouleversé mon enfance.
J’avais un beau livre d’images
Et je voyais pour la première fois
La baleine
Le gros nuage
Le morse
Le soleil
Le grand morse
L’ours le lion le chimpanzé le serpent à sonnette et la mouche
La mouche
La terrible mouche … »

Le poème en vers libres de Cendrars qui brosse un panorama de l’époque, s’ouvre donc avec le scandale de Panama qui précipita de nombreux financiers et spéculateurs à la ruine. Les parents de Cendrars, le père est actionnaire, semblent faire partie partie des victimes et sont réduits à emménager dans un logement plus petit. Les références familiales dans le poème concernent uniquement sa mère et les oncles qui, au nombre de sept, acquièrent une dimension légendaire.
Pour être parfaitement exact, il semblerait que Cendrars pratique la licence poétique et, par quelques arrangements avec la vérité (il ne doit cependant pas être exécuté !), s’invente une ascendance aventureuse et héroïque. Le jour où il est devenu poète coïncide avec celui du krach de Panama.

« … C’est le crach du Panama qui fit de moi un poète
C’est épatant
Tous ceux de ma génération sont ainsi
Jeunes gens
Qui ont subi des ricochets étranges
On ne joue plus avec des meubles
On ne joue plus avec des vieilleries
On casse toujours et partout la vaisselle
On s’embarque
On chasse les baleines
On tue les morses
On a toujours peur de la mouche tsé-tsé
Car nous n’aimons pas dormir … »

Pour Cendrars, le livre, outre le fait d’être un objet diffusant son travail littéraire, se devait aussi d’être un objet artistique. Ainsi, Panama ou les aventures de mes sept oncles est un poème aux vers de longueur très variable, illustré de vingt-cinq reproductions de tracés de chemins de fer américains (traversant le pays de la mythique conquête de l’Ouest) chargées d’insuffler un vent de voyage et un effet de vitesse dans l’œuvre. Il est même, dans son édition originale, plié en deux à la manière d’un guide touristique.

Cendrars Panama blog

Lors de sa première publication en 1918, l’éditeur fut arrêté à la frontière suisse pour espionnage parce qu’il portait sur lui un exemplaire de ce curieux objet à l’aspect inquiétant d’un document révolutionnaire (on dirait conspiratif aujourd’hui !).
Comme disait Raymond Devos, chapeau Béart, chapeau Cendrars, évidemment chapeau panama !

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Malgré son nom, ce chapeau de paille provient exclusivement de l’Équateur. L’histoire veut que les premiers conquistadores espagnols l’aient découvert lors de la colonisation de ce pays.
Il était constitué de fibres de jeunes pousses de palmier et tissé à la main. Faisant partie de la tenue traditionnelle de nombreuses tribus du sud de l’Équateur, il résulte de trois techniques de tissage particulières : la brisa, la cuenca et le montecristi correspondant aux régions où il est fabriqué.
Au XIXe siècle, les ingénieurs et cadres en charge de la construction du canal de Panama, pour se protéger du soleil brûlant, vont adopter ce couvre-chef appelé communément, encore aujourd’hui, en Équateur, sombrero fino de paja toquilla.
Des photos parues dans le New York Times, du président Théodore Roosevelt arborant ce chapeau, lors de sa visite, en 1906, du chantier du canal (désormais sous concession américaine), vont faire le tour du monde et donner ses lettres de noblesse au « Panama hat ».
La légende était lancée, bientôt accrue par l’ouverture du canal lui-même qui développa les relations commerciales avec l’Europe. Le chapeau usurpateur devint produit de luxe pour la haute société. Il fut adopté par des personnalités de la politique, Nikita Kroutchev, Winston Churchill, le roi de Suède Gustave V, et du cinéma, Jean Gabin, Philippe Noiret, Marcello Mastroianni. Al Capone, le célèbre parrain de la mafia italienne, le portait aussi, ce qui participa aux prémices de la représentation cinématographique du gangster, notamment avec la sortie, dans les années 1930, du film noir d’Howard Hawks Scarface.
Du panama en paille au feutre en poils de lapin, le chapeau mou franchit allègrement un pas grâce à Guiseppe Borsalino, un chapelier italien né à Alessandria au milieu du dix-neuvième siècle. Il fut popularisé en France, en 1970, par le succès du film Borsalino mettant en scène deux gangsters des années trente incarnés par Alain Delon et Jean-Paul Belmondo.

jean-paul-belmondo-et-alain-delon-borsalino blog

Entre fiction et réalité, je n’irai pas jusqu’à conclure péremptoirement que le panama est le chapeau des ripoux ! Derrière ce couvre-chef, il y a aussi la fierté d’une terre, l’Équateur, et le savoir-faire d’artisans courageux.

statue Lesseps Versailles

Cent trente ans après l’entreprenant Ferdinand de Lesseps, un vicomte que j’ai croisé quotidiennement durant une vingtaine d’années, du moins sa statue, lorsque j’officiais à l’École Normale de Versailles, sa ville natale, les canaux de Suez et de Panama attisent toujours les convoitises. Ainsi, des travaux pharaoniques sont engagés pour adapter leur capacité à un commerce maritime dont le volume ne cesse d’augmenter.
Pire encore, le Nicaragua, avec l’appui de magnats chinois, vient de se lancer dans le titanesque creusement d’un nouveau canal plus large et plus profond que son voisin panaméen. À qui profitera le bras de fer : au développement de l’Amérique centrale ou aux intérêts sino-états-uniens ? On peut imaginer, sans trop médire, que les enjeux géopolitiques, commerciaux et écologiques de cette gageure transcontinentale attireront certaines compromissions et corruptions. Il y a des requins et des crocodiles pas loin, aux îles Caïmans par exemple !
Rien de nouveau donc sous le soleil de Panama, veuillez m’excuser si je travaille un peu du chapeau !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 14 avril, 2016 |Pas de commentaires »

Amont et merveilles

Traditionnellement, le 1er avril est le jour des farces et de la bonne humeur.
Il y a deux ans, j’avais rendu un modeste hommage posthume à Roger Riffard, un chanteur un peu méconnu né en ce jour particulier, qui me faisait bien rire dans ma jeunesse (http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/).
Moi j’aime le music-hall comme Charles Trenet ! Cette fois, je souhaite évoquer un grand monsieur de la chanson qui égaya mon enfance. Qui plus est, il a toujours bon pied bon œil malgré les … 87 printemps qu’il fête ce 1er avril. Oui, le temps passe !
Les plus anciens d’entre vous se souviendront évidemment de lui, les plus jeunes j’en doute. Et pourtant, Marcel Jean-Pierre Balthazar Miramon dit Marcel Amont de son pseudonyme d’artiste, fut une immense vedette dans les années 1950-60-70, je n’exagère absolument pas en affirmant cela.
En guise de présentation, je ne trouve rien de plus démonstratif que de vous proposer le clip Moi, le clown extrait d’une ancienne émission de variétés très populaire. Retombons un instant dans la magie du cirque et de l’enfance.

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Cette chanson met en évidence toutes les qualités de l’artiste : sa gaieté communicative, sa fantaisie, sa tendresse, sa jolie voix, la justesse de sa gestuelle, bref son talent de showman qui en faisait une vraie bête de scène digne des Brel, Bécaud et Montand de l’époque.
Pour écrire ce billet, j’ai fouillé dans mes cartons remplis de disques vinyles, des vieilleries (dont je ne suis plus toujours fier ! mais j’assume), des oldies comme on dit pour faire branché. Malgré mes printemps qui s’empilent aussi, j’avais un souvenir précis de ce que je cherchais, un des quatre premiers 33 tours microsillons qui inaugurèrent ma discothèque personnelle. Petits curieux, vous insistez pour connaître les autres ? Il me semble qu’il y avait Bécaud et ses marchés de Provence, Guy Béart et L’eau vive, Les Frères Jacques. Honorable non à dix ans ?

couverture Escamillo blog

La pochette révèle l’éclosion d’un nouveau fleuron de la chanson française au clin d’œil malicieux. Au verso, un texte manuscrit fait office d’accueil :
« Bonjour Marcel Amont ! Soyez le bienvenu dans cette ronde des chansons heureuses qui a commencé avec la France et qui tournera, tournera toujours à travers les siècles pour faire oublier aux Français leurs soucis.
Je me suis amusé en constatant qu’avec les lettres de votre nom : MARCEL AMONT, on pouvait écrire aussi : CLEMENT MAROT ! La charmante coïncidence … Du Roman de la Rose au Pigeon voyageur … Du plus clair des poètes au plus clair des chanteurs !…
Bravo Marcel Amont ! Vous en avez de la chance ! Et nous aussi, nous tous qui aimons la jeunesse, les sourires, les petits clins d’œil, la bonne humeur et le mouvement. On est contents pour vous et rassurés pour la chanson. »
C’est signé « Votre ami, Jean Nohain », fils de l’écrivain poète Franc-Nohain et animateur de la très populaire émission de variétés 36 chandelles diffusée sur l’unique chaîne de télévision de l’époque.
Sur le court extrait ci-après, Jean Nohain souhaite un joyeux Noël aux téléspectateurs, en compagnie des parents d’Antoine de Caunes, son père Georges journaliste sportif et sa mère Jacqueline Joubert speakerine, présentatrice puis productrice.

http://www.ina.fr/video/I00016069

Jean Nohain ne possède certes pas le physique glamour des animateurs de maintenant : une balle lui avait traversé la joue lors de la libération de Strasbourg à bord d’un char de la Division Leclerc, entraînant une paralysie partielle du visage.
Par contre, à son avantage, il a une excellente connaissance du milieu du music-hall. Parolier de talent, il créa avec son amie Mireille, l’âme du « Petit conservatoire de la chanson », quelques petits bijoux qui devinrent de grands succès tels Couchés dans le foin avec le soleil pour témoin, Ce petit chemin qui sent la noisette, Puisque vous partez en voyage, Une demoiselle sur une balançoire ou encore Quand un vicomte rencontre un autre vicomte, qu’est-ce qu’ils s’racontent … Quel palmarès !
C’est lui aussi qui lance la carrière de Fernand Raynaud, un artiste comique formidablement populaire, invité quasi permanent de « 36 chandelles ». Pourquoi toussez-vous ?
C’est Jean Nohain encore qui prend sous sa coupe Marcel Amont, un jeune homme (malgré quelques premiers cheveux gris)) « bien de chez nous ». L’expression cocardière que l’animateur emploie à tout bout de champ n’est pas usurpée : Marcel, né à Bordeaux, est le fils de Modeste Miramon employé des chemins de fer et Romélie Lamazou infirmière dont les aïeux sont des bergers de la haute vallée d’Aspe au cœur des Pyrénées béarnaises. Au-delà du col du Somport, c’est l’Espagne et le pays da-ga d’Aragon où une fille vend des glaces au citron … mais ça, c’est une autre histoire chantée par Boby Lapointe.
Il n’est pas né un 1er avril pour rien : les téléspectateurs le découvrent farceur la tête en bas, les pieds en l’air chantant … Couché dans le foin de Jean Nohain
Le public, conquis par ses passages fréquents sur le petit écran, adopte très vite Marcel, moi le premier.
Nous sommes, je crois, en 1956 et c’est une espagnolade qui transporte de joie le gamin que j’étais : entre paso doble et flamenco, le portrait hilarant du toréador Escamillo qui n’a rien à voir avec celui de Bizet invitant Carmen dans les arènes de Séville, une chanson évidemment olé olé quand sur la fin, les belles madrilènes demandent au taureau qui poursuit le torero de lui arracher son pantalon !

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C’était une époque où la chansonnette dénichait un parfum d’exotisme au-delà des Pyrénées : Roger Riffard parlait de son Copain d’Espagne, Henri Genès de sa Tantina de Burgos.
Et moi, je sortais de plusieurs voyages successifs avec mes parents dans la péninsule ibérique. Au risque de scandaliser les membres des collectifs anti-corridas, j’ai déjà eu l’occasion de raconter ma fascination enfantine pour les jeux de l’arène. Aux heures chaudes de l’été normand (!), dans la cour de ma maison école, « je combattais de furieux taureaux virtuels que je faisais sortir du toril en déverrouillant la porte en bois de ces W.C qu’on trouvait alors dans toutes les cours de récréation. Avec l’épée en bois argentée que m’avait fabriquée mon père, et un morceau d’étoffe écarlate en guise en guise en guiiiiiiiise (non, ça c’est plus tard dans la discographie de Marcel !) de muleta, je décrivais autour du fauve les plus talentueuses et audacieuses véroniques que la Normandie taurine ait connues ».
Lors d’un carnaval, on me travestit même en « ballerine ridicule » comme chante Cabrel.

JM torero blog

Cela contribua-t-il à mon addiction pour Escamillo et Marcel Amont ? Sur mon électrophone, ils combattaient en boucle une bonne dizaine de taureaux consécutivement ! Á la télévision, je ne manquais pas une prestation de Marcel aux prises avec le taureau et … une mouche. Quel pitre ! J’étais plié de rire devant les facéties scéniques de l’artiste, Marcel pas Escamillo ! Suivant la réceptivité du public, le toréador prolongeait le cabotinage de la mouche et la chanson.
Je souriais aussi et m’étonnais devant son interprétation de L’amour en mer : pieds rivés au plancher, il tanguait et penchait à plus de 45 degrés. Á attraper soi-même le mal de mer ! Longtemps avant Michael Jackson, il avait découvert l’effet spécial défiant les lois de la gravité énoncées par Newton.
En quelques mois voire quelques semaines, Marcel Amont devient extrêmement populaire. Il passe en première partie d’Édith Piaf à l’Olympia, d’abord comme supplément au programme, avant de finir comme vedette anglaise onze semaines plus tard. La même année, il est aussi à l’affiche à Bobino et l’Alhambra, les deux autres grandes salles de music-hall de la capitale.
Il signe un contrat d’exclusivité avec la maison de disques Polydor pour l’enregistrement de ses succès.
L’année suivante, il passe encore à l’Olympia en vedette américaine du célèbre groupe Les Platters (Only you, vous avez dansé sur ce slow), est récompensé par l’académie Charles Cros avec un autre débutant, un certain Serge Gainsbourg. Il tient dans ses bras Brigitte Bardot dans le film La mariée est trop belle.
Marcel avait connu auparavant sept ans de vache enragée avant qu’un « taureau de Cerdagne doux comme un agneau » le hisse à une consécration largement méritée.

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Soyez indulgent sur l’exactitude des dates, je sors maintenant du carton un microsillon 33 tours 25 cm (mes plus jeunes lecteurs doivent se demander quesaco ?) truffé de tubes de l’époque.

pochette Bleuets d'azur blog

Ils sont toujours présents dans ma tête et avec un brin d’émotion, je me surprends à les fredonner : des chansons sans prétention mais intelligentes, des airs d’été pleins de charme et de tendresse que les quelques stations radiophoniques de l’époque diffusaient plusieurs fois par jour. C’était déjà mon adolescence, le temps de l’insouciance où il faisait si bon vivre.

« Les bleuets d’azur
Dans les grands blés mûrs
Nous font des clins d’œil … »

J’ai déjà eu l’occasion de vous confier mon goût pour les coquelicots et les bleuets, ces fleurs du mal pour le paysan que les pesticides intensifs n’avaient pas encore exterminées.


« Tout doux, tout doucement
Comme un enchantement
Et là près de l’étang
Mon cœur battait, battait … »

C’est étrange, ressuscitent des images, ressurgissent des moments précis de cet été là. C’était bien, merci Marcel.
Le tube absolu fut Bleu blanc blond qui envahit les ondes comme, quelques années plus tard, Michel Fugain avec « C’est un beau roman, c’est une belle histoire ».

« Quand j’ai besoin de vacances
Je m’embarque dans tes yeux
Bleus, bleus comme un ciel immense
Et nous partons tous les deux … »

Marcel bat alors des records de vente de disques. Anticipons les vacances d’été, partons avec lui sous le ciel bleu de Provence …

Ces refrains peuvent paraître mièvres voire ringards aux jeunes générations. Non porteurs de messages sinon de tendresse, ils étaient le reflet d’une époque d’après-guerre où nous avions une capacité de rêver avec des choses simples. Quand Marcel chantait les pâquerettes, il n’était jamais à ras !

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Et puis, ces chansons douces avaient aussi pour vertu de permettre à Marcel de reprendre son souffle dans ses épuisants récitals. J’eus le bonheur d’assister à l’un d’eux en mai 1962 comme l’indique l’encart ci-après (pardon pour la coquille).

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Je viens d’avoir quinze ans et, succédant à Petula Clark, les Compagnons de la chanson et Fernand Raynaud, Marcel Amont est la vedette du gala en plein air clôturant la grande cavalcade organisée chaque année dans mon bourg natal. Il est alors au sommet de sa popularité et de sa gloire, d’autant que son nouveau tube passe à longueur de journée sur les ondes et dans les émissions de variétés à la télévision. L’hystérie gagne le public qui a envahi les pelouses du parc de l’hôtel de ville lorsque Marcel, peut-être accablé par le cuisant soleil normand (!), entame Le Mexicain, poncho sur les épaules et un sombrero sur le nez en guise, en guise, en guise … de parasol.

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Avec cette chanson écrite par Charles Aznavour, plus que sa gestuelle scénique, et pour cause, il l’interprète vautré par terre, Marcel fait étalage de sa grande virtuosité vocale avec une voix de tête rappelant le grito des vrais mariachis. Comme précédemment avec Escamillo, suivant la complicité de son public, Marcel le régale en allongeant et improvisant les effets comiques. Ainsi, certains jours, ce morceau de quatre minutes pouvait durer deux fois plus longtemps.
Son immense talent d’artiste de scène lui permettait de passer de la fantaisie débridée à la chanson de charme en touchant même au répertoire classique, ainsi dans une désopilante parodie du Barbier de Séville. Doté d’une grande souplesse, il possédait des dons multiples d’équilibriste, acrobate, danseur, mime.
Quitte à me discréditer aux yeux de quelques lecteurs, j’affirme encore aujourd’hui que ce concert fait partie de mes plus belles émotions musicales.
Á cette époque, cet exceptionnel showman faisait accourir les foules partout en France et dans les pays francophones comme la Belgique et la Suisse. D’octobre à décembre 1962, il se produisit durant 3 mois, à guichets fermés, à Bobino le grand music-hall de la rive gauche comme on l’appelait. Bien avant Clo-Clo, il fut le premier artiste français à s’accompagner de danseuses sur scène.
Je sors maintenant du carton, un microsillon grand format 30 cm.

pochette chansons de leurs 20 ans blog

Craignait-il que je le range définitivement dans la ringardise, mon cher oncle, dont j’ai déjà évoqué le souvenir (billet du 19 mai 2009), m’avait offert ce disque dans lequel Marcel reprenait des grandes chansons de mes aïeux en les dépoussiérant quelque peu. Parmi celles-ci, je vous propose Marinella, inoubliable succès de Tino Rossi, façon Eddy Mitchell et les Chaussettes noires. Nul doute que si les opérettes avaient été encore à la mode, il en eût été une tête d’affiche.

Même si la génération des yéyés pointe son nez, Marcel est encore très populaire, j’en veux pour preuve qu’un show Amont Tour, mis en images par Jean-Christophe Averty, constitue le clou du programme du 1er octobre 1967 pour le passage à la couleur de la télévision française.
Quelques années plus tard, son succès « pharaonique » lui vaudra d’animer durant une saison à la télévision un show dominical Toutankhamont !

disque vallée d'Aspe blog

J’extirpe maintenant une rareté, un disque 45 tours (oui, les disques tournaient à des vitesses différentes selon leur format !) dans lequel Marcel, bon sang de béarnais ne saurait mentir, reprend quatre chants traditionnels de la terre de ses ancêtres. Écoutez-le chanter Bèth Cèu de Pau, pas sûr que le ciel de la cité d’Henri IV soit encore aussi beau avec le gaz de Lacq tout proche.

Marcel reste très attaché aujourd’hui aux paysages grandioses de la vallée d’Aspe. Il y a restauré une vieille grange de ses aïeux, s’y est marié religieusement, et envisage un jour … d’y reposer pour l’éternité.
J’ai lu que ses parents, élèves issus de la valeureuse école républicaine, parlaient malgré tout entre eux en patois, bien qu’ils écrivissent (à l’armoricaine !) dans un français excellent sans faute d’orthographe. Á l’approche de la cinquantaine, vint à Marcel l’envie d’apprendre plus méthodiquement l’occitan pour ressusciter une poésie traditionnelle.
Au dos de la pochette de ce disque, Marcel avait rédigé ces quelques lignes :
« Comme chez tous les montagnards, c’est une tradition et un besoin de chanter, en toute occasion, sous tous les prétextes : vieilles chansons françaises, chants pyrénéens, béarnais et, bien sûr chansons de Despourrins, le poète aspois. Toutes ces mélodies simplettes et pures ont bercé mon enfance ; je serais très heureux si j’arrivais à vous en communiquer la douceur et la fraîcheur. »
En ce qui me concerne, il y est parvenu. Y est-il pour quelque chose, même inconsciemment, longtemps après, j’ai trouvé l’âme sœur dans un coin des Pyrénées un peu plus à l’est. Et pour sauvegarder la mémoire d’un modeste village d’Ariège, j’ai réalisé un film en hommage à un valeureux paysan qui, en langue gasconne, affirme notamment que dans sa jeunesse rude, on chantait beaucoup (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2013/08/25/la-haut-amedee-soucasse/).
Dans les années 1980, Marcel Amont joua même dans Le montreur d’ours (titre original L’Orsalhèr), un film qui raconte la vie de gens de la vallée ariégeoise du Haut-Salat et, plus particulièrement l’histoire d’un jeune adolescent sacrifiant sa fiancée, sa famille et même son pays pour élever et éduquer un ourson. Je vous rassure, ni Marcel ni moi, nous fûmes poussés à cette extrémité !
Autre coïncidence, je pris, au début des années 1970, la décision d’aller enseigner au lycée français de Mexico en guise, en guise, en guiiiiiiiiiise de coopérant !
La vague yéyé déferlante emporta peu à peu inexorablement Marcel Amont. De mon côté, qu’il m’en excuse, maturité aidant, Brel, Ferrat, Brassens, Ferré, Nougaro, Escudero composèrent l’essentiel de ma discothèque.
S’il disparut presque complètement des radars musicaux hexagonaux, Marcel continua à tourner dans des salles de capacité plus modeste, et surtout à l’étranger, Japon et Italie notamment, où son jeu scénique était très apprécié.
Dans les années 1980, alors que je traversais fréquemment le parc de Saint-Cloud, j’aperçus, deux ou trois fois, Marcel en short, toujours aussi svelte, qui entretenait sa forme physique.
C’était l’occasion que resurgissent un instant de belles émotions artistiques de jeunesse, indélébiles, gravées au fond de mon cœur.
Même si certains peuvent classer son répertoire au rang de chansonnettes mineures – c’est négliger trop hâtivement et injustement la « bête de scène » – j’ai toujours eu beaucoup de respect et de sympathie pour l’artiste. D’ailleurs, n’est pas l’ami de Brassens qui veut ! Depuis le début des années 50, Georges tenait en haute estime Marcel même s’il considérait qu’il méritait beaucoup mieux que son répertoire. Il lui prouva avec pudeur et discrétion en lui offrant un élégant bijou qu’il s’apprêtait à inclure dans son nouveau disque. Écoutez-le, tonton Georges, bouffarde au bec, l’accompagne à la guitare, Pierre Nicolas à la contrebasse, et aussi Maxime Le Forestier, Pierre Louki, Jean-Marc Thibault, des amis non choisis par Montaigne et La Boétie mais des copains d’abord.

http://www.ina.fr/video/I04078341

Dans ma jeunesse, j’avais encore une autre raison très personnelle d’apprécier Marcel : il était ami et admirateur de « mon champion » Jacques Anquetil.
Lui était-il dédié, le cycliste normand le portait si souvent, Marcel chanta un été un refrain facile « Il a le maillot, le maillot jaune ».

Il a le maillot jaune blog

Assez récemment, dans un livre constitué de lettres à des amis, il en consacrait une à « Jacques Anquetil, homme vélo » :
« Pendant quelques années, nous avons passé un bout de vacances d’hiver ensemble.
Ce ne sont pas mes talents de skieur, encore moins de cycliste, qui t’épataient, mais plutôt ton attirance et ta curiosité envers ceux qui comme toi gagnaient – immodestie à part, j’étais alors en haut de l’affiche – et te voir m’applaudir au premier rang de l’Olympia avec ta Jeannine me donnait des ailes pour sprinter, rouler et grimper – dans ma catégorie, la scène ! Moi j’aimais bien ton humour en demi-teinte et ta gentillesse, mais c’est vrai aussi que tes exploits me fascinaient et me rappelaient ceux des preux de mon enfance, les Pélissier, Lapébie, Antonin Magne, Vietto…
Moi, j’y vais de ma petite anecdote : Megève organisait chaque hiver un Grand prix des personnalités où sportifs et artistes disputaient un slalom géant, dans une ambiance bon enfant ; rater une porte était sanctionné par les lazzis et les volées de boules de neige des spectateurs et des copains ; le vainqueur recevait un cadeau royal : la bise des hôtesses du syndicat d’initiative.
Tu es sur la ligne de départ, concentré. Je m’approche et, prenant mon air grave de toubib pour rire, je prends ton poignet : « Voyons un peu ce pouls » … »

Anquetil à Saint-Gervais

Dans son domaine, Marcel Amont était également un champion, un athlète. D’ailleurs, dans sa jeunesse, le bac en poche, on le destinait au professorat d’éducation physique mais il avait déjà en tête de brûler les planches. Bien lui en a pris.
Les amis de mes amis sont mes amis si j’en crois la sentence. Marcel chantant « un autre » Amont » mit en musique et interpréta aussi des textes de Gébé et Cavanna, iconoclastes journalistes dessinateurs de la grande époque de Charlie Hebdo. Je ne résiste pas à vous offrir ce Paris rombière, énorme coup de gueule d’un vieux Paris qui disparait.

J’espère que mon petit billet aura ravivé de joyeux souvenirs chez mes lecteurs les plus anciens et permis aux jeunes générations d’un peu mieux connaître ce grand monsieur de la chanson française.
Merci beaucoup cher Marcel Amont ! Charles Trenet, s’il était encore parmi nous, chanterait :

« Moi, j’aime le music-hall
C’est le refuge des chanteurs poètes
Ceux qui se montent pas du col
Et qui restent pour ça de grandes gentilles vedettes
Moi j’aime Juliette Gréco
Mouloudji, Ulmer, les Frères Jacques
J’aime à tous les échos
Charles Aznavour, Gilbert Bécaud
J’aime les boulevards de Paris
Quand Yves Montand qui sourit
Les chante et ça m’enchante
J’adore aussi ces grands garçons
De la chanson
Les Compagnons
Ding, ding, dong
On dira tout c’qu’on peut en dire
Mais ça restera toujours l’école
Où l’on apprend à mieux voir,
Entendre, applaudir, à s’émouvoir
En s’fendant de larmes ou de rires
Voilà pourquoi la, do, mi, sol,
J’aim’rai toujours le music-hall,
J’aim’rai toujours, toujours, toujours… »
Marcel Amont !

Publié dans:Coups de coeur |on 1 avril, 2016 |3 Commentaires »

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