Rondeau et Passacaille d’objets KC avec JeanDenis Robert
Pour exposer ses dernières œuvres, le photographe Jean-Denis Robert nous accueille dans un de ses lieux de prédilection.
C’est en effet la troisième fois que Dominique Chanfreau, la dynamique adjointe aux actions culturelles de Nogent-le-Roi, l’inscrit dans l’excellent cycle de manifestations artistiques organisées au château de la cité d’Eure-et-Loir.
J’ai déjà eu l’occasion de vous faire largement connaître Jean-Denis Robert, JDR pour les friands d’acronymes. Vous trouverez les références des articles à la fin du billet.
Cet amoureux de la chine, ce fouineur invétéré des brocantes et vide-greniers, a choisi, une fois encore, de redonner une âme à ses objets cassés dans le cadre au charme suranné des salles du château. Un jubilant accident photographique, lui valant au bout d’un doigt une poupée à l’élégance vénitienne, fait office d’affiche.
Rondeau & Passacaille d’objets KC : pour accroche, Jean-Denis conjugue son art avec la danse et la musique, autres passions sources d’indicibles émotions.
Le rondeau est un poème à forme fixe de trois strophes construites sur deux rimes, avec des répétitions obligées et se fermant sur lui-même, ce qui justifie l’origine de son nom.
La passacaille est une danse à trois temps au rythme lent qui développe des variations à partir d’un thème couplé à une basse obstinée.
Me revient en mémoire le refrain de l’héritage (infernal) du marchand de fromages (en) chanté par Charles Trenet :
« La table de son père
La montre de son frère
Le fauteuil de sa mère
La pendule à coucou
Une paire de bretelles
Une bouteille d’Eau de Vittel
Et une coiffe en dentelle
Qu’il se mettait au cou. »
Alors, pourquoi pas aussi une passacaille de François Couperin surgie d’un tableau ? Elle vous accompagnera, si vous le souhaitez, dans votre lecture:
Rien d’étonnant à ce que Jean-Denis, pour justifier sa démarche artistique, emprunte aux codes de la passacaille : « Je prends beaucoup de plaisir aux répétitions obligées, aux variations sans fin … J’aime fouiller les mêmes idées, j’aime m’acharner à torturer les mêmes éléments pour rythmer mes efforts. »
Qui a déjà visité une de ses expositions n’est pas dépaysé. Au premier coup d’œil, son installation d’objets hétéroclites me semble familière.
Je m’étonne, tout de même, en pénétrant dans son cabinet de (nouvelles) curiosités, de la présence dans différents recoins d’objets récupérés que l’artiste met en scène dans ses histoires photographiques.
Il est rare qu’un artiste présente ses modèles en chair et en os ou … en bois et en fer. L’émotion est palpable de voir ces bibelots, jouets, instruments et babioles que Jean-Denis sort de leur condition d’objet dérisoire, promis à un probable rebut, pour les faire accéder à un statut d’objet d’art dans le « petit théâtre carré de son Hasselblad ».
On ne les retrouve pas tous dans les clichés accrochés aux cimaises, certains ont vécu leur époque de gloire dans des expositions antérieures, d’autres n’ont pas encore connu telle consécration. Ils sont là comme dans une formation en alternance pour se préparer à un éventuel avenir artistique, au bon vouloir du maître.
Repérer des correspondances ou des connivences peut constituer un jeu de piste qui apporte une note ludique à la visite : tiens, là sur la cheminée, la tondeuse à rouflaquettes et le grattoir à peinture, ce sont Scarlett et Jerry, deux People* dont JDR et son acolyte poète Per Sørensen nous contèrent la folle complainte dans leur beau-livre.
Il y a quelque chose de magique de voir ces « encombrants » de la société de consommation, ternes, usés, élimés, écornés, cabossés, fêlés, brisés, retrouver grâce, élégance, éclat, fantaisie, esprit même une fois élus par l’artiste pour ses chorégraphies photographiques.
En cheminant entre les panneaux selon notre humeur, l’on découvre le poétique carnet de voyages organisés par JDR. Les thèmes très variés sont souvent agencés selon des associations de quatre photographies.
À l’entrée, véritable marchand de quatre saisons, toujours amoureux des mots qu’il insère désormais au sein même de ses photographies, Jean-Denis nous offre de savoureux amuse-gueules (d’atmosphère ?) : faim de printemps, pépie d’été, soif d’automne, fringale d’hiver.
À quelques pas de là, il nous invite à une plongée dans la Couleur. Au milieu de brisures d’écorce d’orange séchées sur une page de journal, un des deux canards en manchette de l’hebdomadaire satirique du mercredi nous lance discrètement un clin d’œil complice. Oui, ce canard à l’orange cuisiné par l’artiste est un régal.
Variations autour de l’écorce d’orange : ailleurs, dans un grand format, on débusque deux individus s’invectivant : « J’aurai ta peau ! »
Je passe maintenant devant un rayon de photos classées X : n’imaginez rien de libidineux, JDR nous fait simplement réviser quelques éléments de code de bonne conduite.
Attention bêtes à cornes ! Le photographe fabuliste nous prévient d’une éventuelle circulation de bovins et de … gastéropodes. Il y a là quelque chose de Robert Desnos, rappelez-vous sa fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas, et pourquoi pas … avec les surréalistes. Jean-Denis s’y réfère dans son texte de présentation : « Merci aux surréalistes qui ont bouleversé nos consciences en nous montrant les chemins de tant de pratiques poétiques et picturales ».
Justement, dans son traitement de réhabilitation d’objets reclus, aussi réjouissant qu’il soit, JDR sait aussi interpeller avec gravité le visiteur.
La vision en surplomb de fragments d’ébénisterie mise en perspective d’un rébus, voilà réunis Manhattan et Kaboul, comme dans la chanson à succès de Renaud. Son auteur mettait en scène deux victimes des attentats de 2001 à New York : un jeune Portoricain qui travaillait dans les tours du World Trade Center et une petite fille afghane tuée pendant l’attaque de son pays par la coalition menée par les États-Unis.
Ces jours-ci, les deux photographies trouvent un écho supplémentaire avec la résurrection ou disons même la récupération artistique de Renaud, un sujet chantant qu’on ne parvenait plus à identifier. Je ne résiste pas à vous citer quelques vers de sa belle nouvelle chanson Les mots :
« Écrire et faire vivre les mots, sur la feuille et son blanc manteau
Ça vous rend libre comme l’oiseau, ça vous libère de tout les mots,
Ça vous libère de tout les maux …
Poèmes, chansons, brûlots, vous ouvrent des mondes plus beaux
Des horizons toujours nouveaux, qui vous éloignent des troupeaux
Et il suffit de quelques mots, pour toucher le cœur des marmots … »
Poèmes, chansons, brûlots, mais aussi photos, vous ouvrent des mondes plus beaux !
Trois jeunes feuilles de rhubarbe et la religion se plante au mont des oliviers. C’est là que Jésus se rendit le jeudi soir de la dernière Cène et avant son arrestation.
Une même photographie recto verso masque la perspective d’une ouverture style baroque du lieu. Double clic ou l’envers du miroir … ou de l’autre côté du trottoir !
C’est fou comme une photographie peut stimuler l’imaginaire. Ces coureurs cyclistes miniatures me renvoient au vaste grenier de ma maison école, refuge de mon enfance secrète et des oiseaux égarés. Ils avaient l’odeur des vacances. Je les engageais entre mes doigts dans des ascensions redoutables, des descentes vertigineuses ou des sprints homériques. Pour établir le classement de mon étape, je les retournais pour noter le nom que j’avais inscrit sous le socle.
Détalant en sépia, ne serait-ce pas le jeune Voleur de bicyclette cher à Vittorio De Sica qui vient de dérober l’engin du colleur d’affiches ? Je pense aussi à François, l’inénarrable facteur de Jour de fête perdu lors de sa tournée à l’américaine au milieu du peloton d’une course cycliste.
On ne visite pas idiot en compagnie de Jean-Denis. Il n’est pas surprenant que l’exposition soit prétexte à des ateliers créatifs ouverts aux enfants de 7 à 107 ans !
C’est encore une autre forme de voyage auquel il nous invite en délestant ses poches de quelques menues monnaies.
Nous étions jeunes et larges d’épaules, bandits joyeux, insolents et drôles, on the road again, again, de l’Inde au Maghreb en passant par Dublin, Varsovie et Budapest. C’est le money time !
Dans la troisième salle en enfilade, Jean-Denis nous propose une brève révision de notre alphabet. J’eus l’occasion de vous entretenir longuement de son abécédaire: http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/15/quand-le-photographe-jeandenis-robert-nous-alphabetise/
Je me cite :
« Au gré de ses glanes, Jean-Denis met en scène un petit théâtre de mots avec humour, fantaisie, dérision, jubilation, poésie, magie aussi. Il joue avec les lettres et les mots, se joue des mots, crée des mots images, invente des images mots.
Il me renvoie à mon enfance lorsque, dans le grenier familial (encore), je feuilletais les vieux albums d’avant-guerre de Benjamin Rabier ou, quand, peu inspiré par la leçon du maître, mon regard s’évadait vers les tableaux didactiques suspendus aux murs. »
Jean-Denis a choisi la pièce style néo-XIIIe siècle pour « passacailler » sa collection de VRKC (verres cassés). Sont-ce les reliquats d’un repas, ils parsèment la salle. J’ai bien un début d’explication en admirant le verre de Rabelais, objet indispensable au géant dans sa quête de la Dive Bouteille. Il me semble que la plume bleue, à la fois outil de l’écrivain agité et agitateur du cocktail de ses délires verbaux, apparaissait déjà dans l’abécédaire de JDR à la lettre G … comme Gargantua. Santé à messieurs Alcofribas Nasier et Jean-Denis Robert, chacun à sa manière, abstracteurs de la quinte essence!
On est dans la démesure : « À boire, à boire, à boire » éructait Gargantua en arrivant au monde. Près de la cheminée, quelque moine (Frère Jean des Entommeures ?), le Quart Livre dans les bras, constate les dégâts de la joyeuse ripaille.
L’ivresse m’étreint. Je pense aux bergers gardant les vignes du pays de Gargantua pour empêcher les étourneaux de manger les raisins, et croisant au grand carrefour les ceusses de Lerné en route pour vendre leurs fouaces à la ville.
« C’est un régal céleste, sachez-le, que de manger au déjeuner des raisins avec de la fouace fraîche, surtout des pineaux, des sauvignons, des muscadets, de la bicane ou des foireux pour ceux qui sont constipés, car ils les font aller long comme une pique, et souvent, pensant péter, ils se conchient : on les appelle, pour cette raison, les penseurs des vendanges. »
Est-ce nécessaire de vous conter la suite ? Non seulement, les fouaciers de Lerné ne consentirent point à céder quelques morceaux de leur marchandise mais outragèrent les bergers en les traitant de « mauvaise graine, de brèche-dents, de jolis rouquins, de coquins, de chie-en-lit, de vilains drôles, de faux-jetons, de fainéants, de goinfres, de ventrus, de vantards, de vauriens, de rustres, de cassepieds, de pique-assiette, de matamores, de fines braguettes, de copieurs, de tire-flemme, de malotrus, de lourdauds, de nigauds, de marauds, de corniauds, de farceurs, de farauds, de bouviers d’étrons, de bergers de merde, et autres épithètes diffamatoires de même farine. » Ce fut l’origine dérisoire de la guerre picrocholine !
Comprenez que je me délecte, je fus autrefois justement reporter de guerre sur ces champs de bataille voisins de l’abbaye de Seuilly en Touraine. Non je n’ai pas abusé du divin nectar, en effet, j’y ai réalisé, il y a une dizaine d’années, un film dans le cadre d’une classe d’initiation artistique (littéraire en l’occurrence) avec des lycéens de seconde.
À chacun ses émotions, Jean-Denis me confie celle d’un ami devant sa photographie Rouge : souvenirs de fêtes de l’Huma, « du journal que l’on vend le matin d’un dimanche à l’affiche qu’on colle au mur du lendemain » comme le chantait Ferrat dans Ma France! Beaucoup de beaux moments solidaires, de désillusions aussi sans doute !
Moi aussi je pense à Jean d’Antraigues et aux marins du Potemkine, à la scène de l’escalier monumental d’Odessa dans le chef-d’œuvre éponyme du réalisateur Eisenstein.
Les rayons parcimonieux du soleil dansent aussi une passacaille à travers les vitraux de la salle.
C’est une belle manière d’achever mon errance que de méditer quelques instants devant l’esthétisant Entre chien et loup.
Atmosphère, atmosphère ! Comme à l’issue de chacune des expositions de Jean-Denis Robert, on sort enrichi, réjoui, apaisé, revivifié, optimiste de son œuvre de réhabilitation d’objets de récup’.
La culture ouvre à tous les possibles, aussi j’ose la référence à une pesante actualité : visitez vite les appartements conspiratifs du château de Nogent-le-Roi où le photographe Jean-Denis Robert exp(l)ose sa verve surréaliste.
Mieux encore, l’artiste vous suggère de ne plus rien jeter : « Apportez vos verres cassés, vos poupées malades, vos jouets tordus … Boîtes, parapluies, chapeaux, boutons … Tout objet usé, « KC » est bien venu ! ». Certains jours, en votre compagnie, il vous emmènera sur les pistes de la création.
JEANDENIS ROBERT
Du 7 avril au 1er mai 2016
Rondeau & Passacaille d’objets KC au château de Nogent-le-Roi
Ouverture mercredi, samedi, dimanche de 14h à 18h
Pour en savoir plus sur le travail de Jean-Denis Robert :
http://encreviolette.unblog.fr/2011/09/27/martin-lartigue-et-jean-denis-robert-exposent-au-chateau-ou-les-beaux-dommages-collateraux-de-la-guerre-des-boutons-dyves-robert/
*PEOPLE de J.D Robert et P. Sørensen, beau-livre, 68 pages 30×30 cm, 35 € (il est souvent en promotion à 30 €).
Pour le commander directement auprès de JD. Robert, cliquer sur le lien http://www.jeandenisrobert.com