Dans un ancien billet (http://encreviolette.unblog.fr/2008/09/10/mur-peint-rue-appert-paris-xieme/), j’avais évoqué une intéressante fresque en trompe-l’œil occupant un pignon d’immeuble d’une modeste rue du XIe arrondissement de Paris au nom de l’industriel français inventeur d’un procédé de conservation des aliments par la chaleur (l’appertisation). La rue Nicolas-Appert était alors une courte voie confidentielle cachée dans un îlot de constructions récentes entre les boulevards Richard-Lenoir et Beaumarchais.
Ça, c’était avant … la matinée du 7 janvier 2015 de sinistre mémoire et le terrible attentat perpétré contre la rédaction de l’hebdomadaire Charlie-Hebdo.
Au centre du trompe-l’œil, Victor Hugo médite, les bras croisés, le regard tourné vers l’entrée des locaux où le journal satirique s’était installé quelques mois auparavant.
L’homme à la barbe blanche pense-t-il au discours qu’il prononça à l’Assemblée nationale, le 11 septembre 1848 ? En voici un court passage :
« Quelle était la situation de la presse à l’époque de la terreur?… (Interruption.)
Il faut bien que je vous rappelle des analogies non dans les époques, mais dans la situation de la presse, la presse alors était, comme aujourd’hui, libre de droit, esclave de fait. Alors, pour faire taire la presse, on menaçait de mort les journalistes, aujourd’hui on menace de mort les journaux. {Mouvement.) Le moyen est moins terrible, mais il n’en est pas moins efficace.
Qu’est-ce que c’est que cette situation? C’est la censure. (Agitation.) C’est la censure, c’est la pire, c’est la plus misérable de toutes les censures ; c’est celle qui attaque l’écrivain dans ce qu’il a de plus précieux au monde, dans sa dignité même ; celle qui livre l’écrivain aux tâtonnements sans le mettre à l’abri des coups d’État. (Agitation croissante.) Voilà la situation dans laquelle vous placez la presse aujourd’hui. .. »
Plus d’un siècle et demi après qu’Hugo eût tenu ces propos, le pire est advenu : à ses pieds, on vient de mettre à exécution les menaces en assassinant des journalistes et dessinateurs. Les terroristes hurlent dans la rue : « On a tué Charlie, on a vengé Mahomet ! »
Sur la scène de la Comédie-Bastille, le petit théâtre contigu à la fresque, un des acteurs répétait pour un prochain spectacle un monologue sur l’importance du destin tandis que retentissait la fusillade.
Cette réalité qui dépasse la fiction, cela aurait pu être le point de départ du livre d’Anaïs Ginori, Le kiosquier de Charlie.
Sans le bouche-à-oreille, sans aussi une chronique sur France-Inter, je n’aurais probablement pas lu son ouvrage qui m’a tenu en haleine.
J’avais tellement souffert de la « décapitation spirituelle » d’un journal qui m’accompagnait, en dépit de son évolution et ses crises, depuis près d’un demi-siècle.
Je vous avais conté les raisons de mon attachement dans plusieurs billets, et notamment (http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/), mon inoubliable séjour parmi ces illustres trublions, les regrettés Cavanna, Reiser, Choron, Gébé, ainsi que … Cabu et Wolinski, les derniers survivants de cette grande époque aujourd’hui lâchement exécutés. Willem, autre figure historique, a échappé au massacre, préférant, en ce début d’année, la quiétude de sa maison bretonne, à l’effervescence d’un comité de rédaction. Le destin !
J’en avais assez voire trop entendu, aussi, avec les reportages en boucle, défilés d’experts à l’appui, des chaînes d’info.
L’auteure Anaïs Ginori possède des origines italiennes comme Cavanna et normandes comme moi (!). Son arrière-grand-père René-Gustave Nobécourt était journaliste et historien. Il combattit durant la Première Guerre mondiale et fut même blessé au Chemin des Dames, puis exerça au quotidien régional Le Journal de Rouen ancêtre de Paris-Normandie. Son grand-père Jacques Nobécourt fut aussi un historien et un grand journaliste, rédacteur durant plus de vingt ans au service étranger du Monde avant d’en être le correspondant à Rome et au Vatican, dans les années 1960-1970. Ses chroniques avisées sur les collusions de l’extrême-droite et du pouvoir irritaient les autorités italiennes.
Anaïs, fille d’un couple d’acteurs, connut une jeunesse italienne avant d’effectuer le chemin inverse de son grand-père et devenir journaliste correspondante à Paris du quotidien italien La Repubblica. C’est dire, avec son ascendance, si elle connaît le milieu de la presse écrite et possède l’amour du journal et du papier.
Elle se souvient de l’appartement que ses grands-parents maternels habitaient place Edmond-Rostand en face du jardin du Luxembourg. Dans la cuisine, une affiche prévenait : « Tout est signe et tout signe est message ». C’est cette affirmation linguistique qui porte son livre.
Elle a choisi pour narrer ce fait de société que fut l’épouvantable carnage de Charlie-Hebdo de brosser le portrait de Patrick qui tient le kiosque à journaux de Saint-Germain-des-Prés.
Les touristes connaissent ce mobilier urbain créé par le baron Haussmann, avec sa guérite octogonale et son dôme surplombé d’une flèche. Durant l’âge d’or de la presse écrite, la capitale en comptait près de 400.
Le kiosque de Patrick se situe sur le trottoir du boulevard Saint-Germain entre les deux célèbres cafés Les deux Magots et Le Flore qui jouèrent un rôle important dans la vie culturelle parisienne. Verlaine et Rimbaud y avaient leurs habitudes, Sartre et Simone de Beauvoir, Picasso et Fernand Léger, André Gide, Hemingway, Prévert et Queneau, entre autres, les fréquentaient.
Il masque en partie la vitrine du magasin Louis Vuitton. Le maroquinier de luxe a même tenté de le faire déguerpir mais l’intelligentsia du quartier attachée à son vendeur de journaux a résisté.
Le 7 janvier 2015, Patrick est arrivé vers 4h 30 comme chaque mercredi, un jour de corvée : outre les quotidiens, paraissent les premiers hebdomadaires Le Canard enchaîné, Télérama, L’Express, Pariscope, il faut aussi organiser le retour des invendus.
À la une du Canard, les deux palmipèdes hilares tiennent dans leur bec deux cartouches : « La baisse du prix du pétrole s’accélère. Enfin un peu de douceur … dans un monde de brut ! »
Charlie-Hebdo consacre sa couverture au « mage » Houellebecq prédisant, clin d’œil à son nouveau roman Soumission déjà décrié : « En 2015, je perds mes dents, en 2022, je fais ramadan ! ». Il promeut aussi un hors-série La véritable histoire du petit Jésus selon Riss, et fait toujours appel aux dons. En effet, englué dans ses fréquentes polémiques autour des caricatures, le journal, faute de lecteurs, est exsangue. Charlie va mal ! Signe des temps, Patrick n’en vend plus que quatre ou cinq exemplaires par semaine.
Dans un dessin de Charb, au constat « Toujours pas d’attentats en France », un djihadiste, kalachnikov en bandoulière répond : « Attendez, on a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux ! » Horriblement prémonitoire !
Cabu et Wolinski habitent le quartier de Saint-Germain-des-Prés et sont des clients fidèles de Patrick. Wolinski possède même un compte et règle ses journaux et magazines chaque fin de mois. Ce matin du 7 janvier, il passe au kiosque vérifier si Patrick a bien reçu sa livraison de Charlie. Il prendra le sien à la rédaction qu’il rejoint maintenant en métro.
Cabu, fidèle lecteur du Monde, est plutôt de l’après-midi mais ce matin-là, il vient chercher le Canard enchaîné. Sur un de ses dessins, Éric Zemmour et Houellebecq figurent côte-à-côte : « Pessimistes, pessimistes … Est-ce qu’on a des gueules de pessimistes ? ». Cabu prend un café au Flore en lisant le journal puis se dirige à son tour vers la station de métro. En route pour … la rédaction afin de préparer le Charlie de la semaine suivante !
Il est un peu plus de 11 heures ! En cette journée pauvre en actualité, Anaïs a prévu d’assister à la conférence de presse de Marine Le Pen au siège du Front National à Nanterre. Pour l’instant, elle regarde dans son bureau la chaîne i-Télé braquée sur la présentation des jumeaux du prince Albert de Monaco et son épouse Charlène : un balcon désespérément vide au-dessous duquel soudain défile un bandeau, « Fusillade à Charlie-Hebdo dans le XIe » !
Anaïs n’est pas une lectrice du journal, elle ne l’a acheté que très rarement. C’est en cherchant dans Google qu’elle s’aperçoit que les locaux sont situés à quelques pâtés d’immeubles de son bureau. Effarant, l’adresse soi-disant si discrète du siège se trouve dans les Pages Jaunes. Plus incroyable encore, elle figure dans l’ours du journal, cet encadré mentionnant les noms et adresses de l’éditeur et de l’imprimeur ainsi que les rédacteurs. Vous imaginez bien que je suis allé vérifier dans ma collection et c’est rigoureusement exact.
Quand je pense au bon vieux temps de la rue des Trois Portes, au Quartier Latin, où quasiment quiconque rentrait dans les locaux, ne serait-ce que pour boire un canon du Saint-Émilion de Gérard Descrambe, étiquette dessinée par Reiser ou Wolinski… « On vi(vai)t une époque formidable », on pourrait reprendre, désormais, mais cette fois au tout premier degré, cette phrase de Reiser.
Les journalistes de Charlie se réunissent au second étage d’un immeuble soi-disant secret, au bout d’un long couloir derrière une porte blindée protégée par un digicode.
Et dire que les deux terroristes se sont trompés de numéro d’immeuble à leur arrivée rue Appert …
La suite effroyable, vous la connaissez plus ou moins, avec souvent moult détails révoltants, glaçants, avec son lot de signes du destin, le dessinateur Luz en retard de quelques minutes pour cause d’anniversaire, la psychanalyste Elsa Cayat abattue (malgré les allégations des deux frères terroristes déclarant ne pas tuer les femmes !) alors qu’elle rédigeait sa chronique « Charlie divan » sur la « capacité d’aimer » …
L’auteure Anaïs Ginori ignore tout du carnage, devant son écran (on évoque alors juste une fusillade) et pense avoir le temps d’aller chercher son fils à l’école avant de partir pour Nanterre.
Dans le dédale des ruelles de ce coin du XIe arrondissement, c’est étrangement calme, la zone n’est pas bouclée, quand, soudain, elle sent une légère agitation derrière elle : ce sont le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve et Anne Hidalgo, maire de Paris, entourés de gardes du corps et collaborateurs qui se dirigent vers la rue Nicolas-Appert.
Anaïs choisit de s’immiscer discrètement au milieu du groupe. Elle profitera plusieurs heures durant de cette situation privilégiée, sans signe extérieur de journalisme, donc sans prendre de notes, pour ne pas se faire repérer. Elle restitue avec beaucoup de sensibilité l’agitation devant le siège du journal, les secours, l’effroi des proches et amis des victimes, l’arrivée du président de la République, des témoignages. Une tente de fortune pour les premiers soins et apaisements est installée à la Comédie Bastille en face de la scène de la tragédie, avec entre les deux, la fresque murale en hommage au théâtre. Unités de lieu, de temps et d’action, vous apprîtes cela au lycée.
Patrick le kiosquier quitte son boulot vers 11 heures. Il rejoint en voiture son domicile dans le nord de la capitale. Il écoute Radio Classique sur son autoradio. Ce soir, il va « se faire un petit théâtre », une comédie sans doute, avec son épouse. Pour l’instant, il fait un léger détour par la place du Colonel-Fabien, l’essence à la station y est moins chère. À un feu rouge, il entend des pneus crisser et aperçoit dans son rétroviseur une Citroën noire accélérer à fond la caisse. Quelques instants plus tard, il retrouve la C3 un peu endommagée qui lui barre la route. En descend un individu non cagoulé, kalachnikov en bandoulière, qui s’approche de la portière de Patrick : « Descends, on a besoin de ta voiture ». On, car les braqueurs sont deux, l’autre portant un lance-roquettes dans le dos. Patrick obtempère avec sang-froid. Sa vieille Clio capricieuse cale. Patrick réalise à cet instant qu’il n’était pas seul dans sa voiture et revient récupérer son chien Gabin sur la banquette arrière.
« Si les médias te demandent, dis-leur que nous sommes Al-Qaida Yémen ». Patrick, Gabin dans les bras, voit s’éloigner sa voiture vers le nord de Paris, compose le 17 sur son portable : « Je me suis fait voler ma voiture rue de Meaux dans le XIXe par deux hommes habillés en noir avec des kalachnikovs », puis il entre en face dans la boulangerie. Un écran diffuse BFMTV : « Attentat à Charlie-Hebdo » !
Patrick comprend maintenant qu’il n’a pas été victime d’un simple car-jacking. Il ne savait rien de la tuerie chez Charlie. Ses clients et amis Cabu et Wolinski qu’il avait salués il y a deux heures à peine, ont été assassinés par les deux individus qui viennent de lui « emprunter » sa voiture.
Il est emmené au 36 quai des Orfèvres où il est interrogé pendant plusieurs heures. Il reconnaît l’un des braqueurs sur une photographie, l’autre a abandonné sa carte d’identité dans la C3 … Sa vieille Clio grise devient l’automobile la plus recherchée de France.
C’eût été le scénario d’un film, vous auriez dit qu’il n’est guère plausible. Et pourtant !
Patrick ne veut pas être un héros qu’il n’est d’ailleurs pas. Le jeudi matin, un taxi le dépose devant son kiosque dès potron-minet.
Les quotidiens ont modifié leur Une en urgence et, à l’unisson, dénoncent, au-delà de la personnalité des victimes, le crime contre la liberté d’expression.
Le journal régional le Courrier Picard fait référence à la fameuse couverture Bal tragique à Colombey 1 mort, suite au décès du général de Gaulle, qui signa la censure et la fin de L’Hebdo Hara-kiri en 1970. Charlie-Hebdo naquit la semaine suivante. Que de symboles !
Les hebdomadaires titrent, et pour cause, à côté de la tragique actualité. C’est un mauvais point pour la presse écrite évidemment moins réactive que les journaux numériques susceptibles d’être actualisés dans l’instant. Encore que, ironie du destin, Le Point titre en couverture : « La vraie vie de Mahomet ».
Est-ce le côté voyeur morbide ou la curiosité malsaine des humains devant les faits divers dramatiques, ce jeudi matin, des clients, qui ne l’achetaient jamais, défilent pour acquérir en vain le numéro de Charlie-Hebdo paru la veille. Un journal moribond, et pour cause, il ne possédait plus qu’une poignée d’irréductibles lecteurs, devenu collector ! C’est vrai que, dans un élan trop unanime pour être sincère, tout le monde est désormais Charlie !
Anaïs, avec beaucoup de finesse et délicatesse, fait progresser son récit avec une grande conscience professionnelle, pas de sensationnalisme mais des faits avérés, vérifiés, en mettant en évidence des signes troublants d’un destin qui bascule d’un côté ou d’un autre.
L’action se déplace parallèlement vers Montrouge où une jeune policière martiniquaise, lors d’un constat pour un banal accrochage de deux voitures accidentées, est abattue par un individu qui, le lendemain, prend en otage les clients d’un magasin Hyper Cacher, à la porte de Vincennes. « Le rideau de fer du magasin commence à descendre. Un client demande à entrer. La caissière lui demande de partir. L’homme insiste, il veut acheter son pain de shabbat. Coulibaly le fait passer, puis lui tire dessus. » Le destin ! Il y aura d’autres victimes.
Au petit matin, les terroristes de Charlie-Hebdo, toujours en fuite, considérant la Clio de Patrick sans doute trop poussive, ont intercepté un autre véhicule. De plus en plus cernés, ils se retranchent dans une zone industrielle de Dammartin-en-Goële, une petite commune au nord de la Seine-et-Marne.
Le bâtiment « conspiratif » (comme déclarerait le désormais célèbre procureur de la République de Paris) est … une imprimerie. Sur une pancarte publicitaire à l’entrée, on peut lire : « Nous imprimons vos rêves » ! Ceux, barbares, des frères Kouachi se volatiliseront là.
Tout est signe et tout signe est message ! La cavale des deux terroristes qui hurlaient avoir tué Charlie-Hebdo s’achève en un lieu où, traditionnellement, naît un journal avant sa parution.
Bien évidemment, Anaïs avait écrit, à l’époque, plusieurs articles en tant que correspondante de La Repubblica. Pour son livre, elle a choisi de traiter les attentats sous un autre angle, de dépasser le fait divers, en s’abandonnant, dans une sorte d’allégorie, à une touchante déclaration d’amour à la presse papier, de plus en plus en difficulté avec l’essor du numérique.
Par petites touches, à partir de la petite histoire de Patrick, c’est la grande histoire de la presse papier qu’elle raconte finalement.
Avec, par exemple, ses personnages pittoresques comme les crieurs de journaux, un métier en voie de disparition. Je me souviens dans ma jeunesse d’une course cycliste très populaire des porteurs de journaux dans les rues de la capitale.
Belmondo tournait autour de la délicieuse Jean Seberg, vendeuse du New Herald Tribune, dans À bout de souffle, le film de Jean-Luc Godard.
L’écrivain brosse le portrait d’Ali Akbar (oui, c’est son nom) le populaire vendeur de journaux à la criée de Saint-Germain-des-Prés depuis une quarantaine d’années. Si vous fréquentez le quartier, vous l’avez sans doute croisé un jour aguichant le lecteur avec ses annonces fantaisistes : « Ça y est, le gouvernement a cédé, la retraite à 35 ans a été votée ».
Savez-vous, encore un signe, que cet immigrant pakistanais lorsqu’il débarqua à Paris dans les années 60, sans aucun rudiment de la langue française, commença, pour gagner quelque pitance, par vendre plus ou moins clandestinement … un Harakiri Hebdo souvent censuré et interdit à l’affichage : « Trois verres de vin (le Saint-Emilion du père Descrambe peut-être), et j’oubliais que je proposais des dessins de pénis aux étudiants de Jussieu ». Sans papiers, il présentait aux contrôles d’identité sa « carte de con », l’un des fameux cadeaux insérés dans le journal satirique (je possède toujours la mienne) !
Le mercredi suivant l’attentat de la rue Appert, il a dû être mis à contribution. Des queues surréalistes s’allongent devant les kiosques et maisons de la presse partout en France.
Dans le Canard enchaîné, le Beauf tire son chapeau à son créateur Cabu qui, depuis son paradis, nous envoie un message de lutte.
Le numéro dit des survivants de Charlie-Hebdo est tiré à 7 millions d’exemplaires. La Une dessinée par Luz est une véritable apparition, peut-on dire au sens biblique du terme, son accouchement douloureux est raconté de manière poignante.
Une semaine auparavant, à l’aube, le journal était moribond, ses journalistes allaient mourir quelques heures plus tard ! Les dons affluent, les abonnements explosent. Quelle résurrection ! Les survivants vont devoir gérer cette manne providentielle mais cela est un autre problème.
Je me suis délecté de ce livre généreux, sensible et intelligemment construit. Il est l’œuvre d’une journaliste qui a grandi au milieu de l’imprimé, qui appelait son grand-père Papier parce qu’il était toujours entouré de feuilles de journaux qu’il classait ou découpait, qui fabriquait à dix ans son propre journal avec les nouvelles de la famille.
Le dessinateur Riss, actuel directeur de Charlie-Hebdo, avoue collectionner les numéros du quotidien du soir Le Monde, depuis quarante ans.
Moi aussi, j’ai un sérieux penchant à garder hebdomadaires et mensuels voire des quotidiens pour des circonstances exceptionnelles. Je suis obligé de trier parfois à contrecœur faute de place.
Moi aussi, dans mon enfance, je me fabriquais mes revues sportives en compilant mes comptes rendus détaillés de mes matches de football en solitaire dans la cour de ma maison école. J’ai sans doute acquis là un peu d’aisance et de goût pour l’écriture.
J’aime l’objet journal, son format, sa mise en page, ses illustrations, sa typographie, son papier. Gamin, je lisais déjà, du moins je feuilletais, les journaux qu’achetait régulièrement mon père. Par la suite, j’ai continué à lire cette presse. Même si j’avoue prendre connaissance de l’actualité sur les éditions numériques, il me faut absolument ma ration de presse papier. En voyage en France ou à l’étranger, j’achète quasi systématiquement le quotidien de la région ou du pays que je traverse même si je ne maîtrise pas la langue, une manière de capter l’humeur, de comprendre, de visiter. Je lis, je relis, je découpe.
Grâce à Anaïs, je me suis souvenu de ma chère grand-mère centenaire qui fut la plus ancienne abonnée du Courrier Picard. Elle le lisait si consciencieusement de la première à la dernière page qu’à l’issue de sa lecture, le journal était devenu presque chiffon de tant de manipulations.
Je me suis souvenu de mon oncle Eugène. Sétois d’origine, il évoquait souvent le temps d’avant la seconde guerre mondiale où il travaillait comme typographe dans un grand journal parisien. Comme le kiosquier Patrick, autodidacte, il possédait une forte conscience de la condition ouvrière et du travail d’équipe. Il contait les conflits sociaux avec le syndicat du Livre.
Je me suis souvenu du film La parole du fou sur l’équipe de Charlie-Hebdo auquel je participais avec des collègues enseignants en 1980. Au-delà des portraits des dessinateurs et journalistes, rien ne nous échappa : le comité de rédaction du lundi avec le choix de la Une, la fabrication dans une imprimerie de Saint-Ouen, la distribution (un peu chaotique !) avec l’épouse du professeur Choron et Ali (?), les affres de la censure avec l’avocat maître Barbillon. Notre reportage fut diversement apprécié par notre hiérarchie, un quarteron de terroristes intellectuels si peu dangereux finalement ! Au fait, l’enseignant que je fus a été touché par la gratitude exprimée par AnaÏs envers le directeur de l’école de son fils pour les paroles qu’il prononça aux élèves en ces tragiques circonstances.
Anaïs Ginori achève son livre par cette phrase : «
« Ce geste crucial où soudain on abandonne un texte à son destin, en sachant que le lendemain tout sera à refaire, n’est pas sans panache. Il est le symbole d’une époque révolue : on donnait son bon à tirer comme une sorte de délivrance, l’illusion éphémère d’arrêter le temps. »
Lisez Le kiosquier de Charlie, achetez et lisez des journaux papier ! Premier billet de mars, le printemps pointe son nez, les feuilles de papier éclosent!
Le kiosquier de Charlie, par Anaïs Ginori, éditions Équateurs, janvier 2016