Bonne et heureuse année 2016
Charlie-Hebdo du 30 décembre 2015
Les années se suivent et … !
Il y a trois-cent-soixante-cinq jours, je vous avais souhaité, ici même, une heureuse année « à tout berzingue » !
J’avais reçu alors un mail de mon frère qui, outre la virtuosité du photographe, mentionnait à quelle occasion, ce vieux cliché tiré d’archives vélocipédiques avait été réalisé.
Curieusement, six semaines plus tard, il assistait à côté de moi, sur les gradins du vélodrome nouvellement construit à proximité de mon domicile, aux championnats du monde de cyclisme sur piste, sans que nous puissions cependant, heureusement pour les surnommés « aristocrates du sprint », figer pour l’éternité pareille cabriole. Deux semaines passèrent encore avant qu’il prît connaissance du mal qui allait l’emporter à l’automne.
« … Et tant pis si ça casse » ! J’ignorais que mon encouragement à croquer la vie à pleines dents possèderait cette signification aussi affreusement prémonitoire.
Au-delà de cette douloureuse épreuve personnelle à laquelle beaucoup d’entre nous, d’une manière ou d’une autre, sommes confrontés au cours de notre existence, l’année écoulée fut émaillée d’effroyables tragédies qui ont ébranlé notre douce France.
Il n’y avait pas une semaine que l’on s’était embrassé sous le gui, deux barbares assassinèrent, au nom d’un soi-disant prophète blasphémé, la liberté d’expression et la majorité de l’équipe de journalistes et dessinateurs de Charlie-Hebdo. Je perdis en la circonstance quelques compagnons d’esprit (voir billet du 23 décembre 2010) de longue date. Deux jours plus tard, une autre attaque terroriste visant une supérette Hyper Cacher de la porte de Vincennes faisait quatre morts.
Dans un immense élan de compassion, trop unanime pour être complètement sincère et véritablement durable, chacun se découvrit Charlie. Au fil des mois, l’embellie solidaire se dissipa, même au sein du journal satirique démantelé, des fêlures apparurent. Beaucoup des belles promesses et déclarations, pour faire que pareille tragédie ne se renouvelle pas, s’envolèrent avant les vacances estivales. Si nous savons faire naître dans l’instant de poignantes et revigorantes manifestations d’émotion, nous possédons aussi une dérangeante capacité à digérer ces dramatiques événements et à les ranger sinon dans les oubliettes, du moins dans les archives des actualités.
Le 13 novembre, d’autres barbares de la même engeance ont profité de nouveau de nos insouciances et de nos insuffisances (du moins celles de nos gouvernants) pour frapper encore plus ignominieusement en dirigeant, cette fois, leurs balles, vers des cibles anonymes rassemblées pour écouter un concert de rock ou tout simplement boire un verre à la terrasse d’un café. Dans notre désir de vouloir absolument conceptualiser, on affirme qu’ils attaquaient notre art de vivre ; c’est leur accorder un soupçon d’intelligence et d’humanité qu’ils ne possèdent pas.
Après avoir été Charlie, chacun devint Paris … !
Dans l’actualité que relayèrent tristement les médias, il y a eu également l’exode massif des migrants et réfugiés vers l’Europe, le flux migratoire le plus élevé depuis la Seconde guerre mondiale. Des centaines de milliers sont arrivés par la Méditerranée dans des conditions dramatiques. Près de 4 000 ont péri lors des traversées. La photographie d’un bambin syrien mort sur une plage de Turquie a ému et révolté le monde entier. « L’Humanité échouée ! »
Dans le zapping convulsif de l’actualité, se souvient-on encore du terrible crash de l’Airbus de la compagnie Germanwings dans les Alpes de Haute-Provence provoqué par un copilote déséquilibré qui avait choisi pour se suicider un scénario de film d’horreur qui sera, sans doute, adapté au cinéma dans quelques années ?
On se rappelle mieux, phénomène people oblige, l’accident d’hélicoptère, lors d’un tournage d’une émission de téléréalité en Argentine, qui coûta la vie, notamment, à Florence Arthaud, la « petite fiancée de l’Atlantique ».
J’ai envie d’ajouter à ce sombre tableau, bien que cela relève d’une rubrique nécrologique plus classique, les disparitions de deux poètes Guy Béart et Leny Escudero. L’eau vive s’est tarie, l’amourette s’est envolée. Ces deux énormes succès fétiches, ancrés à jamais dans la mémoire collective, font de l’ombre aux nombreuses chansons poétiques ou engagées de leurs auteurs. Permettez que je leur préfère « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté » clamé par Guy, et la chanson de Leny à son père, « Vivre pour des idées » (voir billet du 14 mars 2012) :
« Il m’a serré contre lui
« J’ai honte tu sais mon petit
Je me demandais cette guerre
Pour quelle raison j’irais la faire ?
Mais maintenant je puis le dire
Pour que tu saches lire et écrire »
J’aurais voulu le retenir
Alors mon père m’a dit : « Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident. »
Je sais lire et écrire
Et mon père est vivant. »
Je fus aussi peiné par le décès du cinéaste combattant René Vautier dont le film le plus connu Avoir vingt ans dans les Aurès obtint le prix international de la critique du festival de Cannes 1972. On sait moins que ce militant du Parti Communiste Français réalisa en 1950, Afrique 50, un film de commande de la Ligue de l’enseignement destiné à mettre en valeur la mission éducative de la France dans ses colonies. Une fois sur place, il préféra témoigner d’une réalité non commandée ; de ce fait, ce qui devint le premier film anticolonialiste français sera interdit pendant plus de quarante ans.
Je retiendrai encore Á propos de … l’autre détail (1984), son documentaire monté à partir de témoignages de personnes ayant vécu la torture comme l’historien Pierre Vidal-Naquet, la déportée Germaine Tillon et l’Algérien Hadj Boukhalfa torturé par l’officier parachutiste père d’une certaine Marine.
Je vous promettais une année 2015 « du feu de dieu », mes vœux apparaissent aujourd’hui dérisoires et vains, encore que l’expression soit ambivalente et puisse signifier l’agrément de Dieu comme la colère divine.
Dans notre époque de communication formatée, les politiciens bavards et maladroits ne cessent d’être surpris les doigts englués dans la confiture sémantique sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux.
Je chasse mes noires pensées, le temps de partager avec vous un verre de vin rosé gouleyant et trinquer à l’année nouvelle.
L’idée m’est venue comme ça, futilement, dans un rayon d’une supérette, en observant d’un peu plus près l’étiquette d’une bouteille.
Explication de texte : l’esquisse du petit village blotti dans les vignes symbolise notre Douce France, meurtrie cette année, telle que la fredonnait Charles Trenet à l’aube d’autres heures très sombres :
« Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t´ai gardée dans mon cœur!
Mon village au clocher aux maisons sages
Où les enfants de mon âge
Ont partagé mon bonheur
Oui je t´aime … »
Il reprit le même thème dans Que reste-t-il de nos amours ?, une chanson qui ne cesse de m’émouvoir quand je l’entends :
« Un petit village, un vieux clocher
Un paysage si bien caché
Et dans un nuage le cher visage
De mon passé … »
Le vin du pays d’Oc s’accorde aux refrains d’un troubadour de Narbonne. Au fait, vous êtes-vous rendu compte que la toute nouvelle région d’Occitanie de Toulouse à Montpellier rassemble désormais trois hôtes éminents du panthéon de la chanson française : Georges Brassens, Charles Trenet et Claude Nougaro ?
Je tente de me satisfaire comme je peux d’un découpage arbitraire à des fins électoralistes que la journaliste Natacha Polony pourfend joliment dans son récent livre Nous sommes la France :
« Dans le « legs de souvenirs » de tout Français, il y a la beauté des paysages, et l’histoire qui les a façonnés. Voilà bien pourquoi une réforme territoriale intelligente eût pris en compte la mémoire des anciennes provinces pour donner un sens à ce découpage. Parce qu’il y a dans ce pays des frontières invisibles, perceptibles par celui qui comprend ce qui l’entoure : entre la tuile plate et la tuile ronde, entre la langue d’oïl et la langue d’oc, entre le beurre et l’huile d’olive, entre le granit breton, le blanc tuffeau de la Loire, les pierres volcaniques d’Auvergne et la brique rouge du Nord. Et puis, il y a les marques de la rébellion cathare, le souvenir des siècles d’occupation anglaise en Aquitaine, les restes d’Italie dans les rues niçoises. » J’adhère à cette France.
J’ai donc trouvé à ce village quelque vertu emblématique comme la petite commune morvandelle de Sermages qui figurait en toile de fond d’une affiche électorale historique au temps de la force tranquille promise par François Mitterrand. Pour la petite histoire, et pour vous faire sourire un peu, Sermages, peu sensible à la communication de Jacques Séguéla ((à cause duquel j’ai raté ma vie, pour n’avoir pas possédé de montre Rolex à 50 ans, je n’en ai toujours pas d’ailleurs !), vota majoritairement Chirac et Sarkozy face à Jospin et Ségolène Royal aux élections présidentielles ultérieures !
À partir de là, il me suffisait d’apporter deux très légères corrections orthographiques à ce vin de terroir pour lui donner une autre résonance : L’héritage du Carillon, du nom du paisible bistrot, non loin du canal Saint-Martin, effroyablement visé le soir du 13 novembre (voir billet du 17 décembre 2015).
Bien évidemment, au-delà du seul bar du Carillon, c’est ma manière de rendre encore hommage et de penser à toutes les victimes décédées et blessées lors des attentats perpétrés en divers lieux de la capitale.
L’héritage, pour ne pas oublier d’abord, pour ne pas honteusement le dilapider ensuite et donner un sens à une mort qu’elles n’imaginaient pas, c’est, au-delà d’une laïcité à géométrie variable, de déchéances de nationalité, de « rafales » bombardiers, de services de renseignements parfois défaillants, enclencher le processus d’une réhabilitation et même d’une reconstruction d’une vraie école de la République. Condorcet misait sur l’intelligence pour élever les esprits. On en revient toujours au siècle des Lumières. Un exaltant, mais certes long, combat à mener, ne trouvez vous pas ?
Que mon cru occitan soit issu d’une agriculture biologique m’autorise quelques considérations sur la récente Cop21. Notre président tombant dans les bras de Laurent Fabius, ce même ministre ému jusqu’aux larmes, dois-je me réjouir aussi pleinement de l’accord soi-disant historique limitant l’augmentation des températures sous 1,5°C ? En sentirai-je quelque effet avant que je ne quitte notre planète en danger ? Quand je vois le lobby pétrolier parvenir à faire gommer dans le texte toute allusion à l’abandon des énergies fossiles … Au-delà d’un consensus international de façade, j’attendrai une mesure éminemment spectaculaire, même si elle doit restreindre sacrément nos habitudes de consommation, pour taire mes réflexes de rabat-joie.
Par exemple, il n’y a pas que BlaBlaCar pour nous détourner de notre dévotion aveugle à la Sainte Automobile. À l’horizon de l’Exposition universelle de Paris de 1900, le projet de Fulgence Bienvenue et Edmond Huet donna naissance à un réseau de chemin de fer métropolitain qui constitue encore le moyen de transport privilégié des Parisiens (hors les grèves !). Ne peut-on enfin envisager une politique de transport en commun cohérente et efficace, digne des technologies du vingt-unième siècle, qui viderait un peu les axes routiers ?
J’ai le droit de rêver en ce premier jour de 2016, non ?
Avant de me plonger dans l’année naissante, je me remémore un instant les réveillons de la saint Sylvestre de ma prime enfance. Rituellement, nous les fêtions à Rouen chez mon oncle que j’eus l’occasion d’évoquer dans le billet Mon Oncle … et mon oncle ! du 19 mai 2009. Il était l’adorable mari d’une sœur de ma maman, qu’une paralysie précoce clouait dans un fauteuil. Je garde le souvenir qu’aux douze coups de minuit d’un carillon cristallin (que je possède aujourd’hui), nous ouvrions les fenêtres pour entendre les cornes de brume des bateaux amarrés dans le port, avant de nous embrasser et nous souhaiter l’an neuf. Cela avait aussi pour conséquence de mettre un terme aux conversations politiciennes qui animaient souvent le repas. En une circonstance, j’avais réjoui l’assistance en déclamant de manière péremptoire, du haut de mes sept ou huit ans, un slogan que j’avais remarqué sur un panneau électoral : « Voter Lecanuet, c’est voter Bidault »!
Jean Lecanuet était alors député d’une Seine encore Inférieure (!). Il devint par la suite maire de Rouen et Garde des Sceaux sous la présidence de Giscard d’Estaing. Georges Bidault fut un homme politique important. Il succéda à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance, fut président du Gouvernement provisoire de la République, ainsi que ministre et président du Conseil sous la IVe République. Par la suite, de manière moins heureuse, durant la guerre d’Algérie, constatant que le général de Gaulle s’orientait vers le retrait de la France, il s’en éloigna, se rallia aux extrémistes de l’OAS et constitua le comité exécutif, curieusement nommé, Conseil national de la Résistance, visant à défendre l’Algérie française.
Mon Dieu, que se passe-t-il parfois dans la tête des enfants ? Cela dit, les vieux relents de la colonisation sont toujours d’actualité.
Allez, pour vous chers lecteurs, je m’engage à vous distraire encore avec mes modestes billets à l’encre violette. Le compteur a franchi allègrement le cap du million de visites mais, plus que cette statistique, ce sont vos commentaires gratifiants, parfois des correspondances ou rencontres enrichissantes, qui m’encouragent à poursuivre. J’ai plaisir aussi à constater que les billets anciens sont encore régulièrement consultés.
Que joie, bonheur et santé soient, cette fois, au rendez-vous de l’année 2016 !

Vous pouvez laisser une réponse.
Nous l’attendions tous, ce premier billet de l’année, bien sûr aussi émouvant et revigorant à la fois que les précédents, avec ces souvenirs, communs ou personnels, des épreuves que ne nous a pas épargnées l’an passé. Vive l’encre violette qui nous écrit de si belles choses, bien plus intéressantes et variées que ce que pond à intervalles de plus en plus rapprochés notre académicien de service.
MERCI!