Saint-Béat, un village qui ne laisse pas de marbre
« Après une dernière plantation de jeunes peupliers que la rivière dépasse avec entrain, les deux hautes falaises se resserreront pour former le couloir courbe où la Garonne s’enfonce sans retenue, en creusant la paroi de pierre qui se précipite devant elle. Au fond de ce sillon, un village allongé occupera l’étroit passage forcé entre ces deux parois vertigineuses. Les façades sembleront monter de l’eau lancée au ras de leurs fondations, dressées le long du cours tumultueux qui me pousse à leur pied. Les balcons seront déserts. Les fenêtres fermées. Sur l’autre rive, une place s’élargira en surplomb d’un muret de maçonnerie, sous une Vierge blanche. Aussitôt, une tour carrée se lancera à mi-hauteur, derrière le bouquet d’arbres levés au-dessus des ardoises des toits. Le virage se poursuivra, encerclant les habitations sans découvrir de quai, ni hôtel sur la berge.
Enfin un pont sera jeté sur mon passage. Une arche unique de pierre dure, sans culée où accoster, une voûte large et basse que l’eau en crue comblera jusqu’au sommier, dans le vacarme de son bouillonnement…
… Plus haut dans la nuit, les pentes grises de deux larges rampes de béton inclinées en guise de seuil, un déversoir abrupt et la travée d’une passerelle métallique annonceront un petit canal en contrebas, creusé pour détourner une partie du flot vers une nouvelle installation électrique. À peine habitué à l’ombre qui m’entourera, je me lèverai sans bruit. Je m’avancerai quand la lune, presque pleine, ronde, pâle, se dégagera des nuages. Sa lueur blafarde viendra éclaircir les pentes élevées au-dessus de la trouée fendue par la vallée. Deux immenses saignées blanches s’ouvriront au flanc de la montagne. Deux formes irrégulières et verticales, éclatantes dans la pénombre, se découperont de part et d’autre sur la masse très sombre, à peu près noire, du versant où elles auront été creusées. Elles dessineront deux hautes vagues, immobiles, symétriques. La plus proche, la plus haute aussi, se prolongera jusque derrière le bosquet d’arbres qui vient souligner la berge. Un voile de poussière, un dépôt de poudre fine et opaline, éclaircira leurs feuilles. Je traverserai le fourré pour découvrir, après avoir escaladé le muret qui contient la rivière, au-delà de la route, de grands entrepôts jaune et vert, blanchis de sable aussi, des engins de chantier alignés, des chenilles de fer, des cabanes et des ateliers au centre d’une vaste carrière blanche et lumineuse, ouverte sous le ciel encore nocturne qu’elle parviendra à éclairer. Je marcherai sur un tapis de poudre, une farine, un sable sans grain, scintillant et crissant sous mes pas. Une plage de sable fin, sur le bas-côté de la route qui conduit à la carrière de Saint-Béat. Le portail sera verrouillé, et je devrai me contenter d’imaginer qu’on en extrait un marbre immaculé poli en blocs réguliers pour illuminer la nuit au clair de lune… »
Je tire cette description extrêmement fouillée de La traversée de la France à la nage, l’étonnant livre de Pierre Patrolin (éditions P.O.L). L’auteur eut la curieuse idée de remonter du Sud-Ouest à Paris en se coulant dans les innombrables voies d’eau qui irriguent le corps de notre douce France. Il en résulte sept-cent-vingt pages d’une écriture limpide qu’on pourrait craindre ennuyeuse au départ. « Comme le baigneur entrant dans l’eau froide, vous avancerez un doigt de pied prudent, puis un mollet frileux, avant de vous retrouver immergé, presque sans vous en rendre compte, dans le flot calme de cette écriture majestueuse ».
Pour ce billet, en cette période hivernale, je ne vous demande pas de faire trempette avec lui mais juste de déambuler en ma compagnie dans les rues de Saint-Béat, une petite commune de moins de quatre-cents habitants, située dans le département de la Haute-Garonne, à quelques kilomètres de la frontière espagnole. La Garonne naît eu peu plus haut en amont, dans le Val d’Aran, précisément dans le massif de la Maladeta.
Lové dans un étroit méandre de la vallée encaissée entre les montagnes pyrénéennes, Saint-Béat portait le nom à l’époque romaine (75 avant J.C) de Passus Lupi, un passage juste suffisant pour les loups.
Il semblerait que ce soit au IXe siècle, ayant reçu de Charlemagne les reliques de Saint Béat et Saint Privat, que les habitants optèrent pour le premier. Cela vous laisse plus circonspect que … béat d’admiration
Béat, quésaco ou qu’es aquò (en occitan d’origine) ? Saint Béat serait né en Italie au IIIe siècle de parents nobles et riches. Touché par la grâce, souhaitant vivre dans l’humilité et la pénitence, il quitta la maison paternelle et passa en Gaule en habits de mendiant. Se serait-il dirigé d’abord vers la source de la Garonne, il est plus connu pour son évangélisation du pays carnute, notre Beauce actuelle. Il aurait vécu en ermite à Vendôme où il fabriquait des paniers de joncs pour subsister. En aurait-il été chassé par les Barbares, en tout cas, on trouve sa trace dans la région de Laon où ses fidèles convertis transformèrent sa sépulture en lieu de pèlerinage. On lui attache parfois une légende selon laquelle il eut maille à partir avec un dragon si énorme qu’en buvant, il asséchait le Loir (sans e, un affluent de la Sarthe et donc sous-affluent de la Loire avec e, vous le savez depuis le billet précédent évoquant le Loir-et-Cher si … cher à Michel Delpech !). Béat aurait étranglé le monstre avec son chapelet, exploit qui ne me plonge cependant nullement dans une quelconque béatitude.
Ou autrement dit, me laisse de marbre, une réaction beaucoup plus en phase avec le profil géologique de la petite cité pyrénéenne.
Le marbre est une roche métamorphique dérivant du calcaire, très présente dans cette vallée de la Garonne où l’orogénèse pyrénéenne fut particulièrement active.
Ses carrières furent exploitées dès l’Antiquité. Ainsi le Trophée Augustéen exposé au musée départemental de Saint-Bertrand-de-Comminges (l’antique Lugdunum), non loin de là, est un monumental assemblage de sculptures en ronde-bosse dans le marbre blanc de Saint-Béat. Il fut élevé probablement à la fin du premier siècle avant notre ère à la gloire de l’empereur Auguste après ses victoires sur les Aquitains en Gaule du Sud, ainsi que sur les Cantabres et les Astures en Hispanie.
Le Musée Saint-Raymond de Toulouse conserve aussi un certain nombre de bas-reliefs antiques et d’autels votifs en ce matériau. Dans la crypte de l’abbaye Saint-Victor de Marseille, on peut encore admirer le sarcophage du moine Jean Cassien en marbre de Saint-Béat, datant du Ve siècle.
Sous le règne de Louis XIV, on utilisait majoritairement l’inégalable marbre de Carrare pour la statuaire du château de Versailles, mais suite à la défaite de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, (était-il trop coûteux ou était-ce pour faire la nique à Victor-Amédée II de Savoie, un des belligérants ?) il fut remplacé par le marbre de Saint Béat.
De nos jours, neuf carrières sont exploitées par la société Onyx et Marbres Granulés (OMG). Elles déclinent plusieurs variétés de couleurs telles le blanc de Lez, un blanc bleuté et le turquin, un marbre gris bleuté.
Chaque année, en juillet, un festival de la sculpture et du marbre est organisé à Saint-Béat pour mettre à l’honneur la spécialité locale autour d’expositions, ateliers et stages.
« Il y a dans les blocs de marbre des images somptueuses ou fondamentales si tant est que notre génie soit capable de les en arracher. Tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, le marbre le renferme en son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante à la pensée qui puisse l’en faire éclore. L’effet ici l’emporte sur la cause, et l’art triomphe sur la nature même. Je le sais, moi, parce que la sculpture ne cesse d’être une amie fidèle, tandis que le temps, chaque jour, trompe mes espérances. »
En musardant dans la commune, mais aussi dans les villages voisins, on peut appréhender cette citation de Michel Ange et admirer quelques œuvres monumentales primées lors de précédentes manifestations.
Je ne manque pas de le faire au retour de mes emplettes en alcools (une sangria extra notamment) et tabac (même si je ne fume pas !), à deux lieues de là, au-delà de la frontière espagnole.
« La taille directe est la vraie route de la sculpture mais ça n’est pas le bon chemin pour ceux qui ne savent pas marcher » déclarait le célèbre artiste Brancusi dont l’atelier est reconstitué à l’identique au Centre Pompidou.
Alors marchons ! Mais la promenade n’est pas forcément aisée tant les trottoirs sont parfois étroits le long de la rue principale du village, la Nationale 125, encombrée par le trafic routier intense entre France et Espagne, en attendant l’ouverture prochaine d’un tunnel de déviation. Elle se faufile entre les vieilles maisons de pierre grise et saute d’une rive à l’autre de la Garonne via un pittoresque pont en marbre blanc constitué d’une seule arche sans piles apparentes.
En venant de Montréjeau, il suffit de passer le pont pour découvrir sur la placette jouxtant les anciennes halles, deux sculptures emblématiques du lieu.
Le burin de Miroslav Kopecky, un artiste tchèque installé en Ariège, nous conte La Légende de Pyrène.
Avant de prendre le chemin de l’Andalousie et de s’embarquer sur la barque solaire qui l’emporterait vers le jardin des Hespérides, Héraclès (Hercule) traversa les Pyrénées centrales et atteignit la cité basco-ligure du roi Bébryx. C’est dans ces circonstances qu’il rencontra fortuitement la jolie Pyrène rêvant près d’une source. Ce fut le coup de foudre.
Mais condamné par Héra à l’errance et aux amours éphémères, Hercule se remit rapidement en route. Pyrène s’enfuit alors de la cité et croisa en chemin un terrible ours brun (des Pyrénées bien sûr) qui lui déchira le visage et le corps. Certaines versions parlent d’un lion, moins plausible dans la région ( !) et même de bœufs féroces.
Hercule, alarmé par les cris de Pyrène, pour la première fois, interrompit son destin et rebroussa chemin, défiant l’ordre du temps, de l’espace et des dieux, bouleversant les montagnes, renversant monts et vaux, pour secourir sa bien-aimée.
Trop tard ! Hercule prononça ces quelques mots d’adieu : « Afin que ton nom, ma chère Pyrène, soit conservé à jamais par les hommes qui peupleront cette terre, ces montagnes dans lesquelles tu dors pour l’éternité s’appelleront désormais : Les Pyrénées ! » Ainsi serait le mythe fondateur de nos montagnes du Sud-Ouest, non comptabilisé cependant dans les douze travaux d’Hercule.
À quelques mètres de là, l’artiste Alberto Vall Martinez a imaginé Garona, la Garonne, sous les formes « sculpturales » d’une femme impétueuse se frayant coûte que coûte son passage dans le bloc marmoréen. Elle sera même gironde jusqu’en son estuaire !
Dans un billet du 13 février 2013, m’inspirant d’une chanson d’Allain Leprest, j’avais écrit Gare à la Garonne, dans sa traversée, plus en aval, de Toulouse la ville rose : « Tendrement mais notes à notes, le fleuve nous « nougarote » … »
À Saint-Béat, à peine descendue de sa montagne ibérique, ses sautes d’humeur sont encore plus redoutables, la dernière de sinistre mémoire en date du 18 juin 2013, une crue dévastatrice emportant tout sur son passage, envahissant les maisons et transformant les rues en torrents de boue. Jugez par vous-mêmes (les images à Saint-Béat commencent à 6 min 35 sec) !
Deux ans après, les plaies de la catastrophe sont encore loin d’être complètement pansées. Cela ne fait qu’accentuer le lent déclin économique de la cité qui contraste avec la prospérité du Val d’Aran voisin où les sports d’hiver et les apéritifs anisés attirent euros et devises.
La petite place où se tenait autrefois le marché, est dédiée à Victor Cazes, un enfant du pays. Poète en langue occitane, il rima notamment sur Era Rebolto des Baroussens (La Révolte des Baroussais), un mouvement populaire né en 1848 dans la Barousse, une contrée du Comminges située à quelques kilomètres de Saint-Béat. Profitant de la proclamation de la République, fiers de leurs forêts, ils prirent les armes pour combattre la trop grande rigueur du code forestier.
« Hardix ! genx de Maoulioun, d’Esbarech, de Troubach !
Ech moument ei benguch, Paris s’ei reboultach ;
Qu’an accassach ech Rei dab touto sa famillo,
E qu’an metuch ech houce laguens (1) era Bastillo.
Ech palai de Nully, que l’an tout rabatjach,
Pillages è trezors, toutis n’an proufitach.
Anem, goujax, hillem (2) : Bibo ra Republico !!! …
Saoutem toux as fusils, è gahem era pico,
De noste recebur coupem es countrobents … »
« Hardis ! gens de Mauléon, d’Esbareich, de Troubat !
Le moment est venu, Paris s’est révolté ;
On a chassé le roi avec toute sa famille
Et on a mis le feu à la Bastille.
Le palais de Neuilly, on l’a tout ravagé,
Pillages et trésors, tous en ont profité.
Allons, jeunes gens, crions, vive la République !!!
Sautons tous aux fusils et prenons la hache,
De notre receveur coupons les contrevents ;
Mettons en éclats le bureau, mettons-nous tous dedans.
Faisons brûler ses procès-verbaux, toutes les copies
Qu’Ibos signifia, ces derniers jours.
Si Béziade paraît, il le nous faut noyer.
Avec une corde au cou nous l’y pourrons traîner.
Selle, bride, cheval, tout dans l’Ourse.
Qu’il ne se parle plus d’huissiers dans la Barousse.
Commissaires du vin, percepteurs usuriers
Seront tous chassés. Pourquoi tant de métiers ?
Au pont de Palouman allons livrer bataille
Aux gardes forestiers, à toute la noblaille.
Et toi Gouaous Sarradet, toi vaillant Laflingon,
Mettez-vous tous les deux à la tête du bataillon.
Montons au clocher, sonnons les cloches,
Les villages voisins seront nos compagnons.
Baroussais, marchons tous. Allons nous faire donner
Des bois les papiers, chez Vaqué d’Anla.
– « Ici nous sommes envoyés de toutes les communes
Pour que vous nous donniez toutes les procédures
Que vous avez signifiées au citoyen Luscan,
A Goulard, à Dastor du lieu de Barbazan. »
Cet homme de loi se trouva à la fenêtre,
Habile médecin, pour les affaires bonne tête … »
Au cœur du village, renaît une fragile animation ; quelques commerces rouvrent peu à peu suite aux inondations, pas tous, ainsi le bar du Soleil ne brillera plus.
Une sculpture de Gloria Coronas, artiste native du val d’Aran, rend hommage à la femme pyrénéenne à l’entrée de la voûte Roxane ainsi baptisée parce que le balcon qui la surplombe aurait inspiré à Edmond Rostand sa célèbre scène du dialogue à trois dans laquelle Cyrano de Bergerac souffle discrètement ses répliques à Christian de Neuvillette pour séduire la belle Roxane.
ROXANE, s’accoudant au balcon
Ah ! c’est très bien.
-Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
CYRANO, tirant Christian sous le balcon et se glissant à sa place
Chut ! Cela devient trop difficile !…
ROXANE
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
CYRANO
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçois;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous descendent: ils vont plus vite,
Les miens montent, Madame: il leur faut plus de temps !
ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
CYRANO
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
ROXANE
Je vous parle en effet d’une vraie altitude !
CYRANO
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
ROXANE, avec un mouvement
Je descends !
CYRANO, vivement
Non !
ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon
Grimpez sur le banc, alors, vite !
CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit
Non !
ROXANE
Comment… non ?
CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE
Sans se voir ?
On pourrait douter de l’anecdote tant le balcon semble banal. Ceci dit, il est vrai que Rostand passa une vingtaine d’étés en villégiature à Luchon, la station thermale voisine. C’est même dans le train pour Montréjeau que son père fit la connaissance de Madame Lee et de sa fille Rosemonde qu’Edmond épousera par la suite. Leur fils Jean, académicien, fut connu notamment pour ses travaux sur la biologie des batraciens.
De l’autre côté de la chaussée, jusqu’à il y a encore quelques mois, ce n’était pas le bonheur de Roxane qu’on vantait mais le Petit bonheur d’Eva qu’on vendait ! Clochemerle-sur-Garonne ! En effet, le boulanger du village, furieux que la communauté de communes nourrît le projet de construire l’office de tourisme à moins d’un mètre de chez lui, décida, en représailles, d’ouvrir un sex-shop au rez-de-chaussée de sa maison. Quel boxon, c’est le cas de le dire : l’artisan proposait ses miches en journée et des « godemiches » à la tombée de la nuit. On est plus près de la Roxanne de Sting qui avait été inspirée au chanteur par une affiche de la pièce Cyrano de Bergerac dans sa chambre d’hôtel minable à Paris ainsi que par les prostituées sur le trottoir en bas.
Après les inondations, l’office du tourisme élut domicile durant quelques mois, non loin de là, dans la maison natale du maréchal Gallieni, un autre enfant du pays.
L’un des faits d’armes mentionnés sur la plaque rappelle qu’il fut blessé au seuil même de l’auberge Bourgerie devenue la légendaire Maison (puis musée) de la dernière cartouche, à Bazeilles (Ardennes), alors qu’il participait avec la « division bleue » (troupes de marine) du général de Vassoigne à la marche désastreuse menant à la capitulation de Sedan en 1870.
tableau « Les dernières cartouches » de Alphonse-Marie de Neuville
Dans La débâcle, avant-dernier volume de la série des Rougon-Macquart, Émile Zola évoque quelques épisodes dramatiques de la défense de Bazeilles :
« Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine ; et il n’y avait, pour s’y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu’une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l’église. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l’entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs ; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s’avançaient. C’était de là que partait la fusillade croissante.
– Tiens ! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.
Mais il crut comprendre que d’autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s’abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation.
Puis, comme l’attaque de front s’aggravait, elle s’effaça.
Brusquement, il s’était tourné vers les hauteurs de Floing, qu’on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d’y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes.
Il pouvait être cinq heures.
– Allons, murmura-t-il, la danse va être complète.
Le lieutenant d’infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d’absolue certitude, en disant :
– Oh ! Bazeilles est le point important. C’est ici que le sort de la bataille se décidera.
– Croyez-vous ? s’écria Weiss.
– Il n’y a pas à en douter. C’est à coup sûr l’idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu’au dernier, plutôt que de laisser occuper le village. ».
Saint-Béat fut témoin d’autres batailles beaucoup plus dérisoires et pacifiques, c’est d’ailleurs comme cela que dès mon très jeune âge, je sus que Joseph Gallieni y était né, en écoutant à la TSF les reportages de Georges Briquet sur la route du Tour de France. Le journaliste ne manquait jamais en homme de culture d’y faire référence lorsque les coureurs y passaient.
Bagnères-de-Luchon a accueilli une cinquantaine de fois des arrivées d’étapes de la prestigieuse épreuve cycliste, et donc Saint-Béat, situé au bas du col de Menté et non loin de celui du Portillon, a été maintes fois traversé.
Le lundi 12 juillet 1971 reste gravé dans la mémoire des vieux Saint-Béatais, j’ai déjà évoqué l’épisode dans un ancien billet (voir Les cols buissonniers en Pyrénées du 3 avril 2008). Ce jour-là, les coureurs de la grande boucle reliaient Revel à Luchon avec le franchissement des cols de Portet d’Aspet, de Menté et du Portillon. Le plus français des espagnols Luis Ocaña (expatrié dans les Landes) possédait le maillot jaune avec une confortable avance de plus de sept minutes qui rendait plus que probable son succès final à Paris, mettant fin ainsi à l’hégémonie presque ennuyeuse de l’immense et quasi imbattable Eddy Merckx. C’est alors que quelques centaines de mètres après s’être engagé dans la descente du col de Menté, sous un véritable déluge, le fier castillan rata un virage en épingle à cheveux. Sévèrement touché, il fut contraint à l’abandon. Une plaque rappelle ce haut fait d’armes de la légende des cycles.
Voici comment l’incomparable Antoine Blondin relata l’épisode sans sa chronique du journal L’Équipe :
« Au moment où l’arc-en-ciel s’annonça, Ocaña gisait dans l’ambulance, et les habitants de Saint-Béat applaudissaient, en pleurant, au passage de son convoi terriblement silencieux. Nous plongions alors vers cette frontière montagnarde, amicale et complice, de part et d’autre de laquelle on parle déjà l’espagnol en France, encore le français en Espagne, à l’image de celui qui s’en allait en emportant le maillot jaune avec lui. Quinze kilomètres le séparaient de son pays natal, où l’attendaient des banderoles désormais dérisoires ; trois jours le séparaient de l’apothéose de Mont-de-Marsan, où il ne fait aucun doute qu’il fût entré revêtu de la casaque principale. Un deuil immense, aux arrière-goûts de frustration et de trahison, s’abattit sur la troupe rendue à l’unanimité. »
Orage et désespoir !
Aujourd’hui, le col de Menté permet d’accéder à la station de sports d’hiver du Mourtis. Bien que située sur le territoire de la commune de Boutx, celle-ci favorise certaines retombées touristiques et économiques sur Saint-Béat.
Je franchis maintenant l’autre pont pour revenir sur mes pas en longeant, cette fois, la rive droite du fleuve beaucoup moins urbanisée. C’est un quartier pavillonnaire dont la principale curiosité est le moulin. Fondé probablement au XVIe siècle, seul moulin d’Europe possédant trois puits en marbre blanc local, il accueillit jusque dans les années 1960, les habitants des vallées environnantes qui venaient faire moudre leur blé par le meunier et repartaient avec leurs sacs de farine.
Après son rachat en 2001, la municipalité l’a restauré en un écomusée regroupant plus de quatre cents objets illustrant une quarantaine de métiers d’antan de la région.
Le moulin est aussi une résidence d’artistes et un lieu actif d’expositions.
Je me promène dans la cour pour contempler quelques ébauches de futures sculptures qui trouveront peut-être vie artistique à Saint-Béat même ou dans des villages aux alentours.
Le loup que je croise n’est sans doute pas encore taillé sur mesure par Rob Kirkels, un sculpteur néerlandais installé dans la Creuse. L’une de ses œuvres qui rappelle peut-être les transhumances, créée lorsqu’il était à résidence, a pris place par contre, un peu plus loin, au bord de la Garonne.
Mais, à quelques pas de là, c’est la Vierge à l’enfant de Harutyun Yekmalyan, un artiste géorgien installé dans l’Allier, qui m’émeut à chacun de mes passages, plus encore depuis la terrible crue.
Fluctuat nec mergitur : les pierres ne font pas que rouler, cette vierge stoïque au-milieu des flots déchaînés a symbole de résistance désormais pour les Saint-Béatais.
Le sabre et le goupillon sont voisins. À trois pas de la sculpture religieuse contemporaine épurée, le général Gallieni, très conservateur, préfère lever les yeux vers l’imposante Vierge (en bronze peinte en blanc) qui veille sur le village depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Elle fut érigée, suite à une épidémie dévastatrice de choléra, dans l’enceinte du château avec comme inscription : « On m’éleva comme gardienne tutélaire ».
Élevé à la dignité de maréchal de France à titre posthume, le général Gallieni (pas d’accent sur le e du fait de l’origine italienne de son père), après s’être sorti de l’épisode de Bazeilles avec son régiment d’infanterie de marine, a fait principalement carrière dans les colonies participant à la conquête du Soudan et du Tonkin ainsi qu’à la pacification de Madagascar.
Même s’il figure sur la plaque apposée à sa maison natale, ce mot pacification n’est peut-être pas véritablement adapté. En effet, Gallieni instaura sur l’île le travail forcé, arrêta et fit déporter la reine Ranavalona III, et réprima avec brutalité la résistance malgache à la colonisation française. Il semblerait que cette répression à l’insurrection ait fait plusieurs dizaines de milliers de victimes. Il établit aussi une cartographie des « races » : « C’est l’étude des races qui occupent une région, qui détermine l’organisation politique à lui donner les moyens à employer pour sa pacification. Un officier qui a réussi à dresser une carte ethnographique suffisamment exacte du territoire qu’il commande est bien près d’en avoir obtenu la pacification complète, suivie bientôt de l’organisation qui lui conviendra le mieux. »
Mieux disposé et plus lucide, il écrivit aussi cette note en 1901 sur la situation de l’Algérie qu’il n’eut jamais à administrer : « Voilà soixante-dix ans que la France possède l’Algérie et cependant les quatre millions de musulmans de ce pays n’ont aucun droit politique et ne participent en rien au gouvernement local (…). Les autorités françaises exproprient sans formalité légale et sans indemnité fixées par les tribus. Combien de propriétés arrachées ainsi aux Arabes pour être données à des Français qui, incapables de les cultiver, ont dû les louer à des indigènes devenant ainsi les locataires de leurs propres terres. (…) Les Français croient qu’il faut laisser les musulmans dans l’ignorance et que l’islamisme est un obstacle à la civilisation. Ils cherchent donc à remplacer les Arabes par des Européens et à maintenir dans l’obéissance par la force. » !
Son ultime fait d’armes survint en septembre 1914 lorsque, gouverneur militaire de Paris, il stoppa net l’invasion de la capitale par les allemands en improvisant la contre-offensive de la Marne avec des soldats acheminés dans 630 taxis parisiens qu’il avait réquisitionnés. C’est ainsi que les désormais célèbres taxis de la Marne, partis de l’esplanade des Invalides transportèrent à une vitesse moyenne de 25 km/h plus de 3 000 soldats des 103e et 104e Régiments d’Infanterie jusqu’à Silly-le-Long et Nanteuil-le Haudouin, à une centaine de kilomètres à l’Est de Paris. Si le rôle de ces taxis ne fut pas aussi décisif que le roman national le raconte, ils symbolisent cependant à jamais le sursaut du pays et un certain « génie français » de l’improvisation, le « french flair » comme disaient autrefois les britanniques à propos du style de jeu des rugbymen français.
Avant d’aller là-haut saluer Marie, je laisse Gallieni, les mains dans les poches, pour faire un petit tour, en face, dans l’église dite Saint-Béat et Saint Privat, joyau de l’art roman du XIIe siècle. À l’entrée, sur le tympan, sont sculptés le Christ en Majesté et quatre évangélistes sous la forme d’un aigle pour Jean, d’un taureau pour Luc, d’un lion pour Marc et d’un ange pour Matthieu.
À l’intérieur, on pouvaitt admirer le trésor constitué de statues en bois polychrome et de pièces d’orfèvrerie. Il a trouvé refuge au musée Massey de Tarbes suite aux inondations.
En face du pont, par un étroit escalier, je me faufile entre deux maisons pour me lancer à l’assaut du rocher où se dressent les restes de l’ancien château-fort du XIIe siècle et une chapelle beaucoup plus récente.
La tour à signal fait partie de ces sentinelles préposées à la garde des vallées pyrénéennes dans l’ancien comté de Comminges contre de possibles incursions des Maures.
Pour services rendus lors de différents sièges, Saint-Béat bénéficia de privilèges spéciaux, obtenant notamment un traité de lies et passeries, sorte d’accords conclus de vallée à vallée qui assuraient en premier lieu la paix entre communautés (vivant de part et d’autre de la frontière franco-espagnole) et la jouissance indivise des pâturages d’altitude.
Plus tard, pour son dévouement à la royauté, Saint-Béat fut autorisé à porter comme blason « sur champ de gueules, une clef d’or surmontée d’une fleur de lys ». L’importance stratégique de cette ancienne place forte, commandant la vallée de la Garonne, l’avait fait surnommer la « clef de la France ».
Le château était malheureusement fermé au public le jour où je m’y suis rendu. Je me suis largement satisfait de la magnifique vue plongeante sur le village de Saint-Béat enlacé au cours de la Garonne dans son écrin de montagnes.
« Que j’aime St-Béat, Saint-Béat la Romaine!
Dans la gorge debout comme une châtelaine,
Unissant son ardoise avec son marbre blanc,
La Garonne à regret semble fuir cette rive,
Son onde en s’éloignant, me semble plus plaintive
Sur son lit écumant… »
(poésie de Victor Boussac 1860)
Comme une conclusion à ma promenade, en bas du sentier, je contemple au bord du fleuve l’une des premières sculptures érigées dans la cité. Est-ce la monumentalité du visage, elle me rappelle les fameuses têtes de l’art olmèque que j’eus l’occasion d’admirer dans l’état de Vera Cruz lors de ma « période mexicaine ».
Œuvre de Serge Sallan, elle s’intitule Marbre de Vie : un nom prémonitoire pour un village qui a beaucoup souffert mais qui, courageusement, se relève des inondations et tente d’endiguer le déclin économique.