Archive pour décembre, 2015

Joyeux Noël 2015 !

Voilà, c’est Noël ! Je ne sais pas, vous, mais je ne le vis pas trop bien, cette année, avec tous les événements qui l’ont endeuillée. Il est difficile de regarder les yeux brillants des enfants au pied du sapin, sans que les miens se mouillent. Réaction sans doute culpabilisatrice : profitez-en, il y a tant de cadeaux empoisonnés que l’on vous offrira plus tard. Déjà, une nouvelle épidémie de grippe aviaire décime quelques élevages de volailles grasses du Sud-Ouest que je viens de rejoindre.

Charlie Hebdo Noel blog 2

De là à clamer haut et fort que le Père Noël n’existe pas comme l’a fait, il y a quelques jours, l’ancienne ministre Roselyne Bachelot, fière de sa sortie, sur un plateau de télévision à une heure de grande écoute … Il semblerait que quelques bambins plantés devant le petit écran, fondirent en larmes.
Je n’ouvrirai pas ici le débat sur la question de l’existence de l’homme à la barbe blanche dans l’esprit des tout jeunes enfants. De toute manière, ils subodorent de plus en plus vite la supercherie montée par les adultes. Nul besoin d’un camarade de classe qui se croit, comme la Roselyne, plus malin que les autres, mais avec tous les Pères Noël que l’on croise maintenant dans les rues et les centres commerciaux, sans compter Jean-Pierre Pernaud qui, au journal de 13 heures, nous propose le sempiternel reportage du départ de l’homme à la houppelande rouge dans son village de Laponie, les enfants gobent de moins en moins la légende. Et puis, on a installé des inserts dans les cheminées des vieilles maisons et, plutôt que dans la hotte, les colis sont acheminés par Amazon …
Alors, finalement, un peu de merveilleux, ce n’est pas si mal. Et puis, entre adultes, dit-on, la vérité, toute la vérité sur comment va le monde ? J’ai la légitime conviction qu’on nous a menti et laissé volontairement beaucoup de zones d’ombre sur les événements de novembre qu’il s’agisse de la vague d’attentats ou de la Cop21.
Bon, je cesse mon mauvais esprit, je ne voudrais pas que la bûche de Noël vous reste sur l’estomac. À propos, celle préparée dans la famille est toujours succulente (voir billet du 29 décembre 2008).

Charlie Hebdo Noel blog1

dessin de Riss (Charlie-Hebdo du 23 décembre 2015)

Cette année, je n’avais pas trop d’idées pour nourrir ce billet de Noël, alors, je revisite la coutume d’antan des conteurs. J’ai eu déjà l’occasion de l’évoquer dans un article sur l’écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol, j’avais plaisir dans ma jeunesse à regarder sur la seule chaîne de télévision en noir et blanc, à l’époque, l’émission Les Conteurs (vous en trouverez de nombreux extraits sur le site de l’INA).
J’étais toute ouïe devant ces aïeux qui racontaient leurs savoureuses histoires à la veillée. L’air de rien, c’est un peu ce que je mets en scène quand je filme les anciens de mon village ariégeois d’adoption (voir billets des 17 décembre 2012, 25 août 2013 et 3 septembre 2015).
Je vous ai donc choisi un sacré conte de Noël, un peu irrévérencieux comme l’était son auteur François Cavanna, écrivain et fondateur des journaux satiriques Hara-Kiri et Charlie Hebdo, au beau visage de patriarche.

Cavanna Noel 2015 blog

« C’est un conte de Noël, mais il peut aussi servir pour d’autres circonstances.
– Au fait, dit le roi Gaspard, pourquoi marchez-vous toujours en tête ?
– Qu’insinuez-vous ? dit le roi Melchior.
– Je n’insinue pas, je constate, et, ayant constaté, je pose une question afin de connaître le pourquoi des choses.
– C’est vrai ça, dit le roi Balthazar, pourquoi il est toujours devant, celui-là ?
– Je pourrais aussi vous demander pourquoi vous êtes toujours derrière ? dit le roi Melchior, assez satisfait de sa réplique.
– Je suis toujours derrière, moi ? s’exclama le roi Balthazar. Tiens, c’est vrai, je suis derrière, constata-t-il aussitôt. Ça alors, je n’y avais pas pris garde.
– Vous n’avez pas répondu à ma question, dit le roi Gaspard.
– Puisque vous y tenez, dit le roi Melchior, c’est par la force des choses et la hiérarchie des dons. Il est convenu de dire : Melchior, Gaspard et Balthazar. Dire Balthazar, Melchior et Gaspard, par exemple, serait incongru.
– Je ne trouve pas ça incongru, moi, dit le roi Balthazar.
– Je vais vous faire comprendre, dit le roi Melchior. Savez-vous ce que je porte dans ce coffret très précieux que je tiens devant moi, de mes deux mains, à hauteur de poitrine ?
Le roi Gaspard et le roi Balthazar aimaient bien les devinettes. Ils se mirent à chercher très fort.
– Une poupée qui crie maman quand on lui marche sur le ventre, dit le roi Gaspard.
– Un p’tit chat à écorcher vivant, dit le roi Balthazar.
– Perdu ! dit le roi Melchior.
– Mais qu’est-ce que c’est alors ? dirent ensemble les deux rois, assez déçus il faut le dire.
– De l’or, dit le roi Melchior, en ouvrant le coffret.
L’or brillait comme seul l’or sait briller, c’est-à-dire comme une vulgaire lampe jaune.
– Celui qui porte l’or marche le premier, dit le roi Melchior, qui ne savait pas s’arrêter.
– Mon présent à moi est peut-être encore plus beau, dit le roi Gaspard, en ouvrant un modeste coffret de bois de cèdre qu’il tenait à deux mains devant lui. C’est ma femme la reine, qui l’a préparé. Vous ne savez pas ce que ça peut bien être.
Ce n’était pas de l’or, ça n’avait pas l’air très précieux à première vue.
– C’est de l’encens dit le roi Melchior. Ça sent bon, ça sent le bon dieu. C’est toujours utile dans un ménage, ajouta-t-il pour consoler le roi Gaspard, car il avait un bon fond, l’un dans l’autre.
– Et vous ? Vous n’offrez pas votre coffret ? demandèrent les deux rois au roi Balthazar ?
– Si j’ai bien compris, dit le roi Balthazar, ça marche en descendant de gauche à droite, cette affaire. D’abord l’or, puis l’encens, moi je vais découvrir que j’apporte de la merde. J’ai tout mon temps.
Tandis que les trois rois mages tiraient la jambe sur les derniers kilomètres, dans la crèche on attendait que se réalisent les prophéties des prophètes.
Marie ne pouvait pas s’empêcher d’être un peu inquiète. L’ange ne lui avait pas expliqué comment allait sortir ce beau garçon qui se trouvait là sans y être entré. Elle allait certainement avoir un peu mal. Joseph arpentait la crèche de long en large mais on voyait bien qu’il n’arrivait pas à avoir l’air vraiment tourmenté. La voix du sang n’avait pas parlé.
Soudain, dans un silence immense de la grande nuit sacrée, retentirent trois coups solennels, solennels mais donnés sur le bois de la porte. Joseph alla ouvrir en se grattant le ventre. Il y avait là un hère d’entre les hères se grattant, lui, la tête et consultant un petit papyrus.
– Jé-sus de … de… Na-za-resse, c’est bien ici ? demanda ce hère.
Lui ayant été répondu par l’affirmative, il empoigna un objet volumineux qu’il entreprit de faire passer par la porte.
Joseph examina l’objet.
– Il y a erreur, dit-il.
– Erreur ? s’inquiéta le hère.
– Aujourd’hui, c’est Noël, expliqua patiemment Joseph. Noël ! La naissance ! Vous comprenez ? La croix, c’est à Pâques.
– Merde, jura ce hère grossier. Je me serai trompé de fête ?
– Repassez dans quatre mois ! dit Joseph. »

Il est un peu « bête et méchant » ce conte, mais n’était-ce pas le sous-titre de l’hebdomadaire satirique, tellement moins cependant que la révélation de Roselyne.
Pour rétablir quelque peu la vérité de cet épisode de la crèche rapporté dans l’Évangile selon Saint Matthieu, l’urne portée par Balthazar contenait de la myrrhe. Encore que plein de questions soient sujettes à caution : n’y avait-il que trois mages, s’appelaient-ils ainsi, étaient-ils rois, seulement ?
Ce serait un certain Tertullien, théologien de langue latine né à Carthage en l’an 150 après la naissance de Jésus, qui adouba Melchior roi des Perses, Gaspard roi d’Asie et Balthazar roi d’Afrique.
C’est ainsi, aussi, que dans sa Légende dorée, le chroniqueur italien du Moyen-Âge Jacques de Voragine décrivait le mage Balthazar, eu égard à ses origines, avec un visage noir et portant toute sa barbe. C’est comme cela que dans une immense majorité des crèches, l’un des trois mages est de couleur noire.
Sauf à Hayange, commune de Lorraine, région chère à Nadine Morano, et dont le maire est membre du Front National ! En effet, les habitants de la petite ville de Moselle ont eu la surprise de découvrir, cette année, que dans la crèche géante installée sur la place, le mage Balthazar était blanc.
Acte politique ou manipulation médiatique ? Pour être objectif (même si cela me coûte beaucoup en la circonstance), je suis allé contrôler sur le site de la société du Loiret commercialisant la dite crèche et, dans le kit des neuf santons grandeur nature, les trois mages sont effectivement blancs !
Un savoureux mécompte de Noël qui a vite fait le tour des chaînes info et des réseaux sociaux ravis de soulever le lièvre.
Pour en avoir le cœur net, j’ai vérifié, ces jours-ci, dans les scènes de la Nativité représentées dans la modeste chapelle Saint Roch du petit village ariégeois de Lacave ainsi qu’à la cathédrale de Saint-Lizier : le mage Balthazar est bien noir.

 

Crèche Lacave blog1Crèche Lacave blog4Crèche Lacave blog3Crèche Lacave blog2Crèche St-Lizier blog1Crèche St-Lizier blog2

Cependant, la paroisse de Saint-Lizier a eu droit aussi à son propre « mécompte » de Noël : l’ancien curé (qui avait baptisé une petite nièce et à qui on aurait donné le bon dieu sans confession !), parti récemment à la retraite, a avoué avoir détourné 700 000 euros du denier du culte et de la vente des bougies votives.
Ces lièvres levés, je vous offre un autre conte de Noël.
Autrefois, dans ma Normandie natale (mais pas seulement), les curés d’cheu nous étaient souvent de bons vivants et parfois d’excellents conteurs.
Ainsi, dans ma jeunesse, l’un d’eux, l’abbé Alexandre, curé de Vattetot-sous-Beaumont, en Pays de Caux, connut quelques heures de gloire à la télévision avec l’émission Les Conteurs, évoquée plus haut, mais aussi avec son truculent livre Le Horsain paru chez Plon (collection Terre humaine) qui fut un véritable best-seller national en 1980.
Le horsain, en patois normand, c’est celui qui est hors sol, étranger à la Normandie, voire même celui qui n’est pas du même coin de Normandie. On le regardait souvent de travers, du moins avec beaucoup de méfiance, dans les masures cauchoises. Maupassant se serait inspiré du mot pour sa nouvelle fantastique Le Horla.
Á quelque échelle géographique que ce soit, il n’est jamais confortable d’être étranger !
Le sabot est tiré des Contes normands pour les jours de fêtes écrits par un autre homme en soutane, l’abbé Henri Bourgeois, en 1911 :
« L’angélus tintait au loin, mouillé par la bruine.
A l’orée des bois, la silhouette épaisse d’un prêtre disparaissait entre les fûts serrés des bouleaux et des hêtres.
La tribu des sabotiers s’asseyait dans les feuilles, pour diner, autour d’un chaudron fumant. On entendait le piaillement des femmes, qui appelaient les moutards.
« C’est tout de même un malin, çu curé-là », grogna un ancêtre
Personne ne répondit. Les bouches se mirent à moudre, et les langues à laper.
L’appréciation n’était pourtant pas tombée, sur des sourds. La première faim calmée : « T’as raison, grand-père », fit quelqu’un.
– J’sais b’en qu’j’ai raison : c’est un malin … J’crais b’en qu’j’irai dans s’n’église …
– Ah !
– … avec les p’tits ga’s.
– J’avons jamais fait ça.
– Et ! Ben je l’f’rai : c’est un malin.
Le silence était retombé, presque profond. On réfléchissait, on ruminait.
Depuis les quelques semaines, en effet, qu’ils s’étaient installés sur son territoire, l’abbé Champeaux les avait traités en paroissiens. Il venait les voir, distribuait des poignées de main et de bonnes paroles, tâchait de faire pénétrer un peu de religion, dans ce milieu d’une moralité par trop sommaire. Et il agissait ainsi, avec eux, chaque fois que le hasard des coupes de bois les ramenait sous sa juridiction.
Sans se l’avouer, ils étaient sensibles à ces attentions. Très pauvres gens, très mal élevés, très mal vus partout où ils passaient, cette sympathie les dédurcissait, les faisait fondre par un coin du cœur. Ils avaient beau, après chaque entrevue, « blaguer le calotin », faire à son sujet les pires réflexions (les hommes ensemble sont souvent bêtes) ; il n’en était pas moins vrai qu’ils aimaient cet abord simple et franc, cette bonne tête d’ange gardien aux joues rouges et aux cheveux d’or, qui se penchait sur leurs misères, ce zèle inlassable et discret qui s’efforçait à faire pénétrer un peu de lumière, dans la nuit de leurs huttes et de leurs âmes. Que l’un d’entre eux eût la force de briser le mauvais charme, qui les unissait dans leur bouderie anticléricale, et tous ces sauvages désarmaient à la fois, rendraient au curé, dans son église, les nombreuses visites qu’il leur avait faites.
La réflexion du vieux était tombée, dans un milieu bien préparé. Tout se déclencha.
« Eh ! ben, oui, j’irons d’main, dans s’n’église », dit un grand gars à la face de brigand.
C’était l’habituel meneur. « J’irons », dirent les autres.
Le même ajouta : « Faudra pas qu’on nous r’garde sous l’nez ; ou b’en, gare ! »
La menace était à l’adresse des gens du pays. Tous serrèrent les poings, agressifs, presque heureux de corriger un bon sentiment par un mauvais.
– « C’est pas d’main, qu’il a dit, l’curé ; c’est c’te nuit, à cause de Noël.
– Oui. Même qu’il a essayé d’nous entortiller, en nous racontant que Noël c’est la fête des sabotiers, pa’ce que c’est la fête des sabots.
– Oh ! Il est malin …
– Qui qu’on va y faire, dans s’n’église ?
– Oui, qui qu’on va y faire ? … On n’sait r’en, nous autres ; on aura l’air d’imbéciles ; on s’ficgera d’nous.
– Pardi, on portera des sabots : on les vendra ou b’en on fera la quête avec. »
La plaisanterie ne trouva pas d’écho.
« Mé, dit le vieux, j’frais un sabot, un sabot b’en conséquent, b’en tourné. J’mettrais qué’que chose dedans, qué’que chose de bon. Et p’is je l’porterions tertous au curé. ça les f’rait loucher. »
L’idée plut immédiatement. Chacun voulut s’y mettre. Les gosses eux-mêmes s’éparpillèrent, d’un élan, dans toutes les directions, à la chasse des dernières fleurs de la saison : perles blanches du gui, baies incarnat des houx luisants, roses de Noël. Un vent de fête soufflait dans les branches, chassait la brume, envoyait, sur l’activité de ces pauvres gens, la joie rare d’un rayon de soleil.
Au village (un Mesnil quelconque, en Basse-Normandie), à l’église, on faisait aussi des préparatifs. C’était le nettoyage des grands samedis, les soucis du réveillon, l’époussetage trimestriel du confessionnal, les dernières guirlandes, les derniers enfarinements de la crèche.
Le curé allait et venait, très affairé. Très préoccupé aussi, parce que ses gens lui en voulaient de fréquenter « cette racaille de sabotiers », et que, tout à l’heure encore, ils avaient jeté les hauts cris, à la simple annonce qu’il comptait un peu, sur leur venue à la messe de minuit. On avait même employé les grands mots :« J’avons pas besoin d’ces manants-là, dans not’église ; après tout, c’est pas eux qui payent. »
Le curé avait les longues patiences et la force d’inertie, qui conviennent, en Normandie, au dénouement des plus inextricables situations. Mais, ces puissances incoercibles demandent l’appoint du temps. Or, l’événement, s’il se produisait, surviendrait dans quelques heures … il voulait ses gens au complet dans leur église : il serait navré qu’il en manquât un seul au rendez-vous ; il avait invité, sollicité les sabotiers, pour cette nuit de Noël : il lui était impossible de les consigner à la porte, et de les repousser au fond de leurs bois … Après tout, peut-être ceux-ci ne viendraient-ils pas ? Mais alors, quel échec à son zèle ! quelle souffrance à ne pouvoir tenir la promesse, qu’il avait faite au Maître, de lui amener, cette nuit là, les brebis perdues de la maison d’Israël !
A dix heures, l’office commença. L’office ! plutôt un défilé de mots incompréhensibles et incompris, avec tuilage des versets les uns sur les autres, emmêlage et désarticulation des cadences. Bien accoudés sur leurs stalles, têtus malgré les accidents, les chantres ne se laissaient pas désarçonner. Ils allaient inlassablement avec un peu de dédain dans le renforcement de la voix, quand un de leurs camarades se prenait les pieds, dans quelques phrases malencontreuses, et chutait lourdement hors de la mélodie.
Le curé se gardait bien de leur faire la moindre observation. — Un jour qu’il se l’était permis, le premier chantre ne lui avait-il pas répondu naguère : « Je n’dis point qu’vous avez tort ; mais vous n’avez point not’expérience. »
Les sabotiers d’ailleurs accaparaient toute son attention. Sous prétexte de soutenir le chant, dans la nef, il descendait sans cesse jusqu’à la grand ’porte, attentif à chaque entrebâillement, espérant se trouver juste à point, pour ménager les transitions.
Les paroissiens étaient déjà très nombreux. Il en entrait toujours. Avant que le battant ne retombât, l’abbé jetait un regard anxieux : mais rien, que la nuit et les étoiles.
Pourtant, à un moment, la nuit lui parut moins épaisse, et les étoiles plus près de la terre. Même, on eût cru qu’elles marchaient. Elles venaient du bois : une constellation qui se balançait toute à la fois, en deux temps.
Il attendit un nouvel entrebâillement. Plus de doute : un groupe s’avançait, éclairé par des torches. Gare !
Il préféra aller au devant du danger, et sortit de quelques pas. Mais là, il se figea, stupéfait. Il attendait une bande loqueteux ; et voilà que drapé dans l’ombre et la lumière, un véritable cortège s’avançait : enfants avec des bouquets de fleurs sauvages, civière où se devinait une offrande somptueuse, ramures vertes brandies au bout des bras. Les visages riaient, les mains se tendaient, les bouches chantaient, mal assurées, un bout de « Noël » retrouvé dans une vieille mémoire :

L’enfantelet à des sabots
Si beaux, si beaux,
Qu’il s’en ira, pour la Noël
Au ciel, au ciel.

« Ah : C’est vous, c’est vous !
– C’est nous.
— Bons amis, que je suis heureux de vous voir ! … Mais où vais-je vous mettre, où vais-je vous mettre ?— Pas à la porte, hein ?
– Pour sûr, non … Mais qu’est-ce que vous portez là ?
— Que’chose pour vous.
– Mais alors il faut entrer. Restez-là, je vais ouvrir ».
Il se précipita à l’intérieur, en monologuant à mi-voix, pour se donner de l’assurance : « Evidemment, mes gens diront que je ne peux pas mettre les sabotiers à la porte, du moment qu’ils apportent quelque chose. En Normandie, on comprend toujours ces choses là ».
Il ouvrit courageusement les deux battants. Et s’avançant rapidement dans la nef, les yeux mi-clos et les doigts aux lèvres, onctueux et mystérieux, il lança à gauche et à droite : « Une surprise ! Ne bougez pas, une surprise ! Chantez toujours ; une surprise ! Chut ! Chut ! »
Les têtes regardèrent du coin de l’œil, les visages se renfrognèrent, un chuchotement se propagea par les bancs, mais on resta, bien décidés à ne point céder le plus petit bout de place. Seule, la belle madame Beaucantin offusquée, sortit à grand tapage. Les chantres affectèrent de ne rien voir, et redoublèrent de vigueur, pour « épater les philistins ».
Le curé n’hésita plus. D’un mot, il vida les petits bancs du haut de la nef ; les mioches qui les occupaient furent envoyés dans le chœur, entre les strapontins des clergeots. Et son geste élargi appela le pittoresque cortège, qui stationnait sous les cloches.
La demi-obscurité, qui régnait dans l’église, garda presque aux pauvres diables le flou nécessaire dont, jusqu’à la porte, les avait revêtus la flamme des torches.
La civière d’ailleurs accaparait les regards : un chef-d’œuvre de grâce rustique, réalisé par de petits moyens, avec de grandes bonnes volontés. Au milieu de ses verdures discrètement fleuries, un grand sabot bien taillé, bien cambré, somnolait dans une paix glorieuse. Le nez retroussé avait des airs narquois. On le devinait lourdement chargé : les yeux ne pouvaient pénétrer par l’hiatus, cependant largement ouvert : ils s’arrêtaient presque aussitôt sur des reflets fauves et des apparences soyeuses.
Le tout fut posé sur les deux tréteaux, qui servaient aux inhumations. Ainsi, le sabot se trouva trop exhaussé pour l’indiscrétion des regards. Le curé voulut honorer l’offrande, qu’il n’avait d’ailleurs que très imparfaitement considéré. Il alla chercher deux petits candélabres, pour mettre de chaque côté.
Mais il s’était à peine approché de la civière qu’il recula brusquement, en aspergeant de bougies quelques assistants ; une épouvante presque le secoua : là, couché sur le dos, dans le creux du sabot, le menton sur la poitrine blanche, les oreilles droites, un grand lièvre rouge semblait méditer … Un lièvre ! Un lièvre apporté dans son église ! Un lièvre qu’il venait d’accueillir avec solennité, qu’il avait mis à la place d’honneur, qu’il se proposait d’illuminer, qu’il allait bénir ! … Candeur et dérision ! Ces gens-là se moquaient de lui. Ses paroissiens se moqueraient de lui. Et aussi les « Cantonniers », à la prochaine conférence ; et tout le diocèse avec eux. Ses vieux amis, les premiers (le curé des Ventes, le gros abbé Sédille) s’esclaffaient déjà. Il les entendait : « Champeaux, Champeaux, ah ! Champeaux ! … » Fichus sabotiers. Ils allaient lui payer ça !
Il se retourna du coup, vers le groupe qui s’était tranquillement assis. L’onction avait disparu, pour faire place à la plus sainte des colères … Pauvres braves gens qui ne pensaient pas à mal, et qui se sentait si à l’aise dans une maison bien close !…
La vague creva avant d’avoir atteint la jetée ; leur attitude parlait pour eux ; ils ne savaient pas, mais leur intention était droite. Pourquoi faire éclater un scandale, que personne, même du côté des fidèles, n’avait encore soupçonné ?…
L’abbé eut la force de se contenir. Sa bonté remonta à l’épiderme. En même temps, une inspiration lui vint : il alla prendre l’Enfant-Jésus dans la crèche, et le coucha, sans plus de façons, sur le lièvre malencontreux. Quelques brins de paille bien étalés achevèrent de tout recouvrir. Après avoir conjugué le péril, il put achever l’illumination de la civière.
L’office continua, à la grande joie des sabotiers. Après l’évangile, quoique ce ne fût pas l’usage, quelques paroles heureuses pacifièrent les autres : ils comprirent qu’ils devaient être des hommes de bonne volonté.
Seulement, avant qu’on eût quitté l’église, le curé trouva moyen de dire aux sabotiers : « Surtout, pas un mot du lièvre … à cause du garde-champêtre. Merci. » …
Et lui-même tout seul, lumières éteintes et portes fermées, procéda à la levée du corps. »
Souvent amateurs de bonne chère hors de leur chaire, qui sait si ce curé-là ne se réserva pas le lièvre pour cuisiner un bon civet.
Pour conclure, après ces deux contes, je vous suggère comme cadeau de Noël, une autre histoire de lièvre, le savoureux livre de mon ami Per Sorensen, Soungoula le roi des piments (édition Lharmattan). Excusez mon manque d’originalité, je vous l’avais déjà recommandé l’an dernier, mais quand on aime … et puis, Per, qui se définit danois par ses parents, mauricien par sa regrettée femme et français par ses enfants, nous y cuisine un jubilant métissage, à la croisée des contes de son compatriote Andersen et de ceux, ancestraux, narrés lors des veillées dans l’Océan Indien.
Son tour de plume pour épicer les aventures de son héros Soungoula (lièvre en langue swahili) de tant de critique sociale et d’humour donne à son conte une forte modernité salutaire en notre époque trouble.

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Joyeux Noël à vous chers lecteurs !

Publié dans:Almanach |on 24 décembre, 2015 |Pas de commentaires »

Et vous, comment ça va depuis le 13 novembre ?

Le choix de l’encre noire est volontaire.
Dans un billet en date du 17 janvier 2015, j’avais évoqué ma marche républicaine suite aux attentats perpétrés contre les journalistes de Charlie Hebdo et « l’hyper cacher » de la porte de Vincennes. Voici comment je l’achevais :
« Dans mon long retour en métro, je tente d’organiser mes émotions de la journée. Cette manif mémorable, je l’ai vécue un peu comme un zombie, le déchirement d’un hommage à des compagnons spirituels d’une vie, la révolte devant la barbarie, l’échec d’une société qui a perdu ses repères, mon bonheur mais aussi mon scepticisme devant cet immense élan national. Mille choses ont traversé mon esprit, éditoriaux et articles de presse, l’actualité disséquée en boucle sur les chaînes d’info, participant à mon vertige et mon effroi. Ce n’est pas encore la Dolce Vita, d’ailleurs, Anita Ekberg, célèbre pour son bain dans la fontaine de Trevi, nous a quittés ce dimanche-là. Nous sommes tous des Charlie … Prouvons-le ! »
En travaux depuis seize mois, la célèbre fontaine romaine a retrouvé, il y a quelques jours, ses habits de cinéma et sa coutume d’y jeter, en lui tournant le dos, une pièce de monnaie, assurant à l’auteur de ce geste de revenir un jour dans la ville éternelle.
Superstition dérisoire devant l’Histoire horrible qui s’est répétée dans la nuit du 13 novembre.
Au-delà de mon hommage publié quatre jours plus tard dont la gravité n’avait d’égale que sa simplicité, je me suis demandé ce que je pouvais partager avec vous dans mon espace numérique.
Abasourdi, sonné, pendant deux semaines, pour tenter de comprendre l’ampleur vertigineuse de la tragédie qui nous accable et du mal qui nous ronge, je n’ai fait qu’écouter, voir, lire aussi beaucoup, ce que les médias déversaient à longueur de journée, sur les écrans et dans les journaux, m’aérer l’esprit parfois également.
Ce vendredi noir, je suis à huit cents kilomètres de Paris, en Ariège précisément, essayant notamment de trouver un peu de paix intérieure après un éprouvant deuil fraternel.
Dans ma chambre, avant d’achever ma lecture d’Un vieux prix Goncourt (voir billet du 15 novembre 2015), je consulte sur ma tablette le résultat d’une rencontre amicale de football. Oui, je sais bien, nul n’est parfait !
La France est en train de battre la grande équipe d’Allemagne, vainqueur l’été précédent de la Coupe du monde, et cela, malgré les absences de Valbuena et Benzema impliqués dans une minable affaire de chantage présumé à la sextape dont les chaînes infos nous rebattent les oreilles à longueur de journée. Consternant !

France-Allemagne

Un entrefilet informe de l’exfiltration du président Hollande suite à des explosions aux abords du stade de France. Désirant en savoir un peu plus, je surfe vers les pages d’actualités de Google qui déversent un flot de dépêches faisant déjà état de fusillades mortelles à divers endroits de la capitale. Ni une ni deux, je redescends au salon pour entamer un effrayant zapping entre BFM et I-Télé qui va se prolonger très tard dans la nuit.
Ce que nous proposent les chaînes thématiques, c’est du déjà vu et malheureusement presque revu, d’autant plus qu’il n’y a rien à voir si ce n’est toujours les mêmes plans fixes lointains avec les gyrophares des véhicules du SAMU, ambulances et fourgons policiers zébrant la nuit.
Tout est fait cependant pour que l’on soit captivé, c’est d’autant plus facile que l’horreur s’est invitée en divers points et qu’ainsi s’engage un multiplex permanent entre les envoyés spéciaux dépêchés sur les différents lieux et le studio.
Tout est fait pour que l’on ne décroche pas, que l’on ne zappe pas sur une autre chaîne : logos « en direct », et « alertes info », bandeaux se bousculant sur l’écran. La machine est bien huilée. Et les premiers « experts » commencent à se succéder sur le plateau !
Si avoir enseigné autrefois le traitement de l’information par l’image me permet un certain recul devant ce thriller du réel, je ne peux nier cependant que, sinon une addiction, du moins une forme d’effarement et d’hébétement va me laisser scotcher devant la télé jusque vers 2 heures du matin après l’assaut de la salle du Bataclan par les forces de l’ordre.
L’indicible effroi se nourrit du bilan des victimes qui ne cesse de s’alourdir, de minute en minute, sur le bandeau en bas de l’écran.
Il me semble revivre la tragédie de la matinée du 7 janvier lorsque, en larmes, je voyais s’allonger la liste des journalistes dessinateurs de Charlie Hebdo assassinés. Sauf que, cette fois, les barbares ont pris des anonymes pour cibles. Désormais, nous sommes tous potentiellement visés.
L’état d’urgence est décrété par le chef de l’État, notamment les établissements scolaires seront fermés ce samedi matin. Il nous faut envoyer un sms à notre chère petite fille pour la prévenir, laissons-la dormir pour l’instant (car tout de même, il n’y a aucune raison qu’elle soit sortie un vendredi soir à Paris), en fait, elle ne dormira guère, envahie de messages sur son compte Facebook.
Moi aussi, je ne trouverai pas le sommeil cette nuit-là ; j’imagine ce que vivent les familles, les proches, les amis, les collègues, les connaissances en attente de nouvelles, soulagés parfois, effondrés trop souvent. En quelques minutes, des destins basculent, des vies et des avenirs se brisent Affreux !
À l’encontre de mes habitudes de téléspectateur, je me colle devant le petit écran dès le petit déjeuner pour me repaître de ce qui n’est globalement que la répétition en boucle de ce qui est arrivé la veille au soir, avec, livrés progressivement dans un savant dosage, des éléments de description plus précise de la façon dont les faits se sont déroulés. Efficace sans nul doute … puisque je ne décroche pas, quoiqu’il s’agisse plutôt sans doute d’une forme de prostration, un sentiment qu’il va toujours se passer quelque chose, une incapacité à m’échapper devant l’ampleur de la tragédie, et toutes les interrogations qu’elle suscite.
Ce ne sont sûrement pas les « avis autorisés » des fameux experts en lutte antiterroriste défilant en plateau qui vont m’éclairer, au contraire, ils me plongent dans une profonde perplexité. Les faits démentent, l’instant d’après, leurs sempiternels « à ce qu’il paraît », les leçons du passé semblent n’être jamais retenues.
Tellement plus poignants, bouleversants, effrayants sont les premiers témoignages de survivants ! Mourir parce qu’on boit un mojito ou déguste quelques tapas en terrasse, parce qu’on assiste à un chouette (semble-t-il) concert … J’essaie d’imaginer le carnage, bien en deçà de la réalité probablement, en transposant et me remémorant des concerts de Bruce Springsteen au stade de France, ou de la Mano Negra à la Cigale, une salle comparable au Bataclan, et ce que j’aurais pu éventuellement « vivre » si … Glaçant !
Ce vendredi noir, un bon millier de jeunes (et de moins jeunes) se déhanchaient sur le rock’n’ roll déjanté du groupe Eagles of Death Metal, traduisez les Aigles de la Mort. Pire encore, sinistre prémonition, il semble que lorsque les terroristes firent irruption dans la salle, le groupe venait d’entamer un morceau intitulé Kiss the Devil, Le baiser du Diable : « Qui aimera le diable ? Qui aimera sa chanson ? » Personne n’entendra la conclusion : « J’aimerai le diable et sa chanson ».
Je lirai plus tard dans l’hebdomadaire Télérama que le leader du groupe est un amateur d’armes à feu et membre actif de la National Rifle Association, lobby des armes aux Etats-Unis … Quelle complexity ! Comme le titre de la chanson que je vous donne à écouter :

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Des copains d’un ami, billets en poche, ont raté leur train en gare de Rennes … voici comment on échappe à l’enfer.
J’ai la nausée d’entendre le récit horrible de quelques survivants du Bataclan : pour s’en sortir, ils ont parfois dû patauger dans le sang, piétiner des cadavres voire ramper dessus, l’instinct de survie.
Quelques larmes ourlent mes paupières quand l’un d’eux évoque le requiem des téléphones portables qui ne cessaient de sonner dans le vide sur les morts, avec s’affichant sur les écrans, les noms de ceux qui appelaient : « maman », « papa », « mon cœur », « amour »…
Quarante-huit heures après, le bilan de la boucherie s’alourdit, trois personnes admises en soins intensifs ont succombé à leurs blessures dans la journée.
J’envoie un mail à la fille d’un de mes meilleurs amis, je sais qu’elle habite tout près des terrasses dévastées par les balles, de plus, je relève le même prénom qu’elle dans la liste des victimes…
Tout au long de la journée, on commence à nous narrer une bien mauvaise blague belge : les terroristes kamikazes identifiés sont originaires ou demeuraient, outre-Quiévrain, à Molenbeek, une commune de la banlieue bruxelloise que l’on découvre être une plaque tournante du terrorisme islamiste. Ce n’est pas la moindre incongruité, leur quartier général semble avoir été un bistrot, le café des Béguines du nom de ces femmes membres de communautés religieuses laïques sous règle non cloîtrée.
Pour nous tenir en haleine, on nous rabâche que le « cerveau » de l’opération est activement recherché, comment peut-on qualifier ainsi un petit délinquant minable décérébré ? Je détourne même mon regard de l’écran quand il apparaît paradant dans des images d’archives. Abject !
Une belle émotion, un éclair de lumière, en ce dimanche, à l’antenne de Canal + avec l’interview d’un papa venu avec Brandon, son fils de cinq ans, se recueillir place de la République :

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« C’est pour nous protéger, les fleurs et les bougies ? » À voir comment Brandon dévisage son père, je ne suis pas certain qu’il soit vraiment persuadé de ses douces explications ! Je craque devant cet adorable bout d’chou qui n’est pas sans rappeler le p’tit Gibus d’une guerre bien plus pacifique, celle des boutons. La République des enfants !
Lundi, c’est le jour de mon retour en région parisienne. À observer l’aïeule, une des Bastidiennes que j’ai filmées cet été (voir billet du 3 septembre 2015), je décèle pas mal d’inquiétude : « Mes pauvres enfants, qu’allez-vous faire là-haut ? » !
En d’autres circonstances semblables, j’ai souvent été étonné de la perception de la capitale que pouvait avoir la population d’une province profonde, celle que les chaînes infos créent volontairement ou pas. Depuis trois jours, on entend tellement ici et là que nous sommes en guerre ! Et pourtant, je vous assure qu’on y vit bien aussi … en temps de paix ! Et puis, c’est la meilleure, voilà qu’on révèle l’existence d’une filière djihadiste dans un village d’Ariège avec un « émir blanc » à sa tête!
À 12 heures précises, j’interromps mon repas dans une brasserie Flunch de Limoges pour observer une minute de silence comme il a été recommandé de le faire partout en France. À une table voisine, deux femmes restent assises et continuent de manger, certainement par ignorance …
Il est vrai qu’aujourd’hui, en traversant ma douce France, bien que je doive être attentif à ma conduite, beaucoup d’idées se bousculent confusément dans mon esprit. Vous allez sans doute sourire, je pense même à des images d’exode que vécurent nos parents ou grands-parents. Rien de tout cela heureusement, les paysages du Berry et de la Sologne m’apparaissent paisibles. Aucun tank à l’horizon, ni même de radars mobiles prêts à sanctionner quelque excès de vitesse.
Il n’est pas 16 heures et je suis aux abords de Versailles avant même notre président de la République qui, dans quelques minutes, effectue une déclaration devant le Congrès du Parlement, réunion des deux chambres, Assemblée nationale et Sénat, au château de Versailles. Cette tradition est née après l’armistice franco-allemand de 1871, l’Assemblée nationale élue le 8 février de la même année se réunit d’abord dans le Grand Théâtre de Bordeaux puis vota son transfert à Versailles le 10 mars, les députés ne pouvant siéger à Paris, à cause des troubles de la Commune.
Avec les lois constitutionnelles de 1875 instaurant la Troisième République, les institutions françaises furent dotées de deux chambres parlementaires : le Sénat, installé à l’opéra royal du château de Versailles, dans l’aile du Nord, et la Chambre des députés installée dans une salle construite à cette occasion, dans l’aile du Midi. Le 3 novembre 1879, les chambres parlementaires furent transférées à Paris (Palais Bourbon et Palais du Luxembourg), mais la réunion des deux chambres, alors nommée « Assemblée nationale », pour les révisions constitutionnelles et l’élection du président de la République (avant qu’elle ne s’effectue au suffrage universel) continua de se tenir à Versailles.
Ce lundi après-midi, nos gouvernants à l’image du pays entier sont encore dans l’émotion collective : au discours présidentiel, succède une Marseillaise à l’unisson et des applaudissements quasi unanimes …
Ce soir-là, je « reste » dans l’ancienne demeure du roi Soleil, enfin presque : pour me vider un peu l’esprit, je regarde sur Canal + les deux premiers épisodes de la série historique Versailles, une grosse coproduction internationale. L’action se situe au milieu des années 1660, Louis XIV est encore loin d’être le souverain qui s’est imposé dans les livres d’histoire. Traumatisé par la Fronde et la rébellion des nobles, il projette de s’éloigner de Paris et de construire son futur palais à Versailles qui n’est alors encore qu’un pavillon de chasse, « un roi sans château n’a rien d’un vrai roi » !

série versailles

Ce soir, scandale à la cour (bien que ni Closer ni Gala n’existassent à l’époque), la reine Marie-Thérèse vient d’accoucher d’une enfant métisse. Les soupçons se portent sur le nain Nabo, son domestique africain. Il s’agit de la célèbre énigme connue sous le nom de « Mauresse de Moret ».
Malgré certaines largesses prises avec la réalité historique, je prends du plaisir avec le parti-pris décalé, voire déluré, servi par un esthétisme résolument moderne et une musique style pop et soap opéra. C’est à cent lieues, c’est certain, du Si Versailles m’était conté de Sacha Guitry que mes parents m’emmenèrent voir dans mon enfance.
Mardi, j’ai des nouvelles de H. qui répond à mon mail :
« Merci de prendre des nouvelles, nous sommes meurtris par tant de déchainements haineux.
La soirée de vendredi a été apocalyptique, suivre toute la nuit ces événements à la télé avec le fond sonore du quartier en live. Tout de suite, tous les amis se sont téléphonés pour savoir ou ils étaient.
C’était horrible et incroyable, J’ai tout de suite téléphoné à ma sœur pour la prévenir que j’étais à la maison.
Ce sont toutes nos rues où habitent nos amis et nos connaissances qui ont été attaquées. En plus tous les endroits où nous passons tous les jours, en bus ou en métro, à pied car il n’y a pas que des bars, c’est le vieux Paris tolérant, chaleureux et agréable, un peu bobo certes mais populaire. C’est le quartier parisien qui a le plus de population de nationalités différentes et où de ce fait il y a une ambiance toujours familiale, variée, mélangée et où il y a une idée de village. Vraiment pour cela, que c’est mon quartier choisi il y a 7 ans.
Des étudiants, des familles, des papys et mamies, des chinois, des boutiques, des écoles, des marchés, de la tolérance : les synagogues, le Nouvel an chinois, notre Noël.
Dimanche presque a été pire lorsque j’ai su que des amis en commun avec mon frère étaient au concert ; ils ont vécu une horreur indicible et ont réussi à sortir.
Nous avions aussi la petite sœur de V. qui était au stade de France, grande sportive trop contente de voir son premier grand match de foot….Tout le monde avait alors, une vie normale….
Nous avons donc repris le chemin du travail ce lundi en métro.
Tu sais en bas de chez moi, il y a « le café du coin » et bien ce lundi matin, il n’était pas ouvert, il y avait un petit mot car leur garçon était Bd Voltaire et il est décédé. Il y avait des fleurs et des bougies.
Voici le monde affreux dans lequel nous devons vivre maintenant mais la semaine prochaine, nous irons en terrasse pour diner.
Papa samedi matin était sidéré sans voix, suite à mon appel. Nos parents ont vécu la guerre, je pensais qu’en ce début d’année nous avions touché le fond et que la grande manifestation (la première de ma vie où je suis allée) pouvait changer les choses. Mais je me suis trompée.
C’est dommage que tu ne prennes pas Facebook car tu aurais vu qu’il y a une grande unité, un recueillement, des relais chaleureux, humains voire humanistes.
Désolée pour cette grande missive un peu disloquée mais nous sommes meurtris.
Je te remercie de ta bienveillance et gentillesse, mais notre cas (ceux qui étaient par chance calmement chez eux) n’est rien par rapport à ceux qui ont vécu cette délirante nuit qui a brisé leur vie. »
Ça conspire beaucoup à Versailles façon Game of Thrones, l’intrigue n’est faite que de jeux de pouvoir, de trahisons, des états d’âme du roi ainsi que de sa relation avec son frère, le « mignon » duc d’Orléans.
Ça conspire beaucoup, ce mercredi, dans l’hémicycle du Palais Bourbon : à la grande émotion collective de l’avant-veille, a déjà succédé la pitoyable cacophonie entre parlementaires. Non mais … chassez le naturel, il revient au galop !
Ça conspire aussi à Saint-Denis, à quelques pas de la basilique nécropole des rois de France. Le procureur de la République fait état à plusieurs reprises d’un « appartement conspiratif » où seraient retranchés quelques uns des auteurs présumés de la série d’attentats.
Le thriller trouve un nouveau souffle sur les chaînes d’infos au petit matin : plans interminablement fixes d’une rue banale encombrée d’hommes du raid, de véhicules de police et de services de secours. Ce n’est même pas là que ça se passe, l’appartement dit conspiratif se situe dans une rue adjacente hors des regards … enfin, pas tout à fait. En effet, sur la place de la mairie où sont regroupées toutes les unités de chaînes de télévision du monde entier, un ignominieux marché parallèle de « terrorist tapes » remplace les deals ordinaires de la drogue. Les journalistes, du moins une de la BBC, font leurs emplettes de petits bouts de vidéo tournés au moment de l’assaut par quelques jeunes avec leurs portables. Business écœurant d’images « exclusives » qui se négocient à 200 ou 300 euros !
À défaut d’images accrocheuses, les chaînes infos nous racontent ce qui se passe : « ce matin, on est en plein dans l’action », « on est juste à côté d’une école élémentaire », « une femme kamikaze s’est faite exploser », « un chien policier est mort frappé par une munition de sanglier qui a fait un trou gros comme le poing, il est venu mourir au pied de son maître », « il reste des corps potentiels dans les décombres ».
La fausse naïveté du logeur des terroristes, qui « évidemment » ignorait tout de l’identité de ses locataires (!), fait le buzz ; l’interview qu’il accorde aux médias avant son arrestation est pastichée sur les réseaux sociaux …
C’est à gerber tout cela.
Je préfère plutôt penser aux victimes de Charonne qui désormais en cachent d’autres.
8 février 1962 : l’état d’urgence (déjà) avait été décrété après le putsch d’Alger. Une manifestation, initiée par le Parti Communiste Français et d’autres organisations de gauche, contre le terrorisme des ultras de l’Algérie française (OAS), est violemment réprimée par des flics déchaînés sur ordre du préfet de police Papon avec l’accord du ministre de l’intérieur Roger Frey et du président de la République De Gaulle. Parmi les manifestants qui essaient d’échapper à la furie policière en se réfugiant dans la bouche de la station de métro Charonne, huit meurent étouffés ou de fractures du crâne, un neuvième décède à l’hôpital : ils luttaient contre le colonialisme et pour l’émancipation des Algériens.
Quelques années plus tard, Leny Escudero évoqua cet épisode tragique dans une jolie chanson.

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Plutôt que relater ce fait sanglant de manière réaliste, le poète engagé choisit d’écrire une chanson d’amour.
13 novembre 2015 : 19 personnes attablées paisiblement à la terrasse du restaurant La Belle Équipe (le titre d’un bon film de Julien Duvivier avec Jean Gabin et Charles Vanel) de la rue de Charonne tombent sous les rafales des kalachnikovs de terroristes djihadistes. Le patron est juif, son épouse musulmane est parmi les victimes innocentes …
Leny Escudero nous a quittés il y a quelques semaines. Qui sait s’il ne nous aurait pas troussé une nouvelle chanson d’amour pour Kevin-Lucas, un adorable bambin de dix-huit mois, orphelin désormais de ses parents abattus dans la fusillade.
La secrétaire d’état en charge de l’enfance reparle du statut vieillot de pupille de la Nation, un héritage de la première guerre mondiale, permettant d’accompagner les enfants dont la vie de famille a été brisée.
Ce soir-là, j’essaie encore de me changer les idées en regardant en différé l’émission diffusée l’avant-veille sur Arte, Charles Trenet, quand notre cœur fait boum ! J’aime beaucoup le fou chantant, ce cher Cabu l’adorait aussi, Brassens prétendait connaître toutes ses chansons par cœur. J’apprécie l’artiste père de la chanson moderne, moins l’homme. J’écoute souvent ses indémodables refrains écrits à la veille ou pendant la seconde guerre mondiale, Je chante, Y’a d’la joie, La route enchantée, Douce France, Boum ! tous ces airs qui ont précédé mon enfance. Est-ce le hasard ou l’inspiration prémonitoire du poète qui fait que ses couplets optimistes, personnels trouvent une étonnante résonance dans le contexte de l’époque, ainsi : « La pendule fait tic tac … mais Boum, Quand notre cœur fait boum … » dernière explosion de joie avant la seconde guerre mondiale. Écoutez cet autre fou chantant de Jacques Higelin enchanter Trenet !

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Onze mois après avoir été Charlie, tout le monde est Paris ! Cette fois, après le Traité sur la tolérance de Voltaire, le nouveau livre symbole de l’après attentats, déjà en rupture de stock, est Paris est une fête d’Ernest Hemingway. Je ne l’ai pas lu mais je connais depuis longtemps la plaque apposée sur l’immeuble de la rue Descartes où le romancier passa avec sa première femme, deux des plus belles années de sa vie : « Tel était le Paris de notre jeunesse / au temps où nous étions très pauvres et très heureux. »
Brandir un livre, déposer fleurs et bougies au pied de la statue de la République, « tricoloriser » la Tour Eiffel et divers monuments emblématiques à travers le monde, observer des minutes de silence toutes aussi poignantes les unes que les autres, pavoiser balcons et fenêtres, tous ces gestes se multiplient les jours suivants tels des armes contre la terreur que certains veulent répandre.
Sur les ondes, le feuilleton continue : identification des terroristes qui se sont explosés, traque de celui qui devient l’ennemi public numéro un, et de quelques complices, défilé des experts de tous poils en terrorisme et en géopolitique moyen-orientale. J’avoue que je suis plus attentif quand il s’agit du magistrat sans langue de bois Marc Trévidic, ancien juge d’instruction au pôle antiterroriste de Paris, au surnom hitchcockien de « l’homme qui en sait trop » : « Le pire est devant nous » !
C’est de bonne guerre, si l’on peut dire, cela devient aussi une tribune pour les revendications des différents syndicats des corporations (police, santé, pompiers) mises à rude épreuve en cette période. Il est même les services de voirie de la ville de Paris qui se plaignent d’être les oubliés et pourtant, à juste titre … c’est vrai même si c’est gore, ils ont la macabre tâche de nettoyer les trottoirs et chaussées maculés de sang et de déchets humains.
Vendredi 27 novembre : cela fait deux semaines que je reste cloîtré chez moi ; je regarde ce matin le poignant hommage national rendu, en l’hôtel des Invalides, aux victimes des attentats, « ces hommes, ces femmes incarnaient le bonheur de vivre. C’est parce qu’ils étaient là qu’ils ont été tués … Ces hommes, ces femmes étaient la jeunesse de France, la jeunesse d’un peuple libre qui chérit la culture … »
À plusieurs moments, l’émotion m’a envahi, ainsi durant l’interminable litanie funèbre des noms et âges des victimes égrenés par deux voix monocordes, ainsi aussi pendant l’exécution de la sarabande de la deuxième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach par Edgar Moreau, au visage de jeune homme romantique, cheveux au vent.

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Ainsi encore lorsque la cantatrice Nathalie Dessay chanta Barbara avec beaucoup de ferveur :

« Pour qui, comment quand et pourquoi ?
Contre qui ? Comment ? Contre quoi ?
C’en est assez de vos violences.
D’où venez-vous ?
Où allez-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui priez-vous ?
Je vous prie de faire silence…

Mais laisser vivre les fleurs sauvages
Et faire jouer la transparence
Au fond d’une cour aux murs gris
Où l’aube aurait enfin sa chance,
Vivre,
Vivre
Avec tendresse,
Vivre
Et donner
Avec ivresse ! »

Je fus moins touché, mais cela n’a aucune importance en cette funèbre circonstance, par l’interprétation de Quand on n’a que l’amour, il est vrai que reste gravée à jamais dans ma mémoire la version acoustique magistrale de Brel avec sa guitare que j’eus le bonheur d’entendre en concert dans mes jeunes années.

« Quand on n’a que l’amour
A offrir à ceux-là
Dont l’unique combat
Est de chercher le jour
Quand on n’a que l’amour
Pour tracer un chemin
Et forcer le destin
A chaque carrefour
Quand on n’a que l’amour
Pour parler aux canons
Et rien qu’une chanson
Pour convaincre un tambour
Alors sans avoir rien
Que la force d’aimer
Nous aurons dans nos mains,
Amis le monde entier »

Sauf que, nous n’avons apparemment pas que l’amour pour parler aux canons, nous possédons aussi les avions Rafales et leurs missions de bombardement ! Paradoxe, la France s’enorgueillit d’être le deuxième exportateur mondial d’armement en 2015, « performances » qui auraient des retombées positives sur l’économie nationale et génèreraient de l’emploi !
Qu’en aurait pensé le grand Jacques natif de Schaerbeeck, commune de la banlieue bruxelloise où semblent se planquer aussi quelques individus « fichés S » ?
Pour me sortir de ma léthargie destructrice et puiser des forces dans le vivre ensemble, je décide, le lendemain, d’aller me recueillir sur les lieux des attentats.
Ce samedi matin-là, le métro est quasi désert et, entre Hôtel de ville et République, je ne croise aucun, mais vraiment aucun, policier er militaire… Sont-ils déjà réquisitionnés pour la Cop 21 qui débute ?

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Même pas peur, ces mots inscrits à la hâte sur une banderole au pied de la statue de la République surgissent de l’amoncellement de fleurs, bougies et messages. Ai-je peur ? Accablé oui, désemparé et impuissant devant l’horrible réalité oui, mais peur, je ne crois pas.
En fait, il me semble qu’en ce mois de novembre, j’ai perdu à jamais mon insouciance de babyboomer, le bonheur de mes jeunes années des Trente Glorieuses dans une France heureuse de revivre après les heures sombres de l’Occupation que vécurent mes parents. Il m’aura donc fallu attendre six décennies avant que l’innommable vienne frapper à ma porte et s’invite peut-être jusqu’à la fin de mes jours.
Près de la bouche de métro, quelques gamins des rues (les mêmes qui lavent votre pare-brise aux feux rouges ?) bricolent sommairement des drapeaux tricolores de fortune, le dernier atour à la mode.
J’entame ma marche solitaire de recueillement, à travers les rues du quartier maudit, qui emprunte peu ou prou une partie du parcours de la grande manifestation du 11 janvier dernier ; de nombreux parisiens et touristes ont opté pour la même dé-marche en cette fin de matinée.

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Il ne me faut pas longtemps pour parvenir à l’historique salle de concert du Bataclan. Bâtie il y a cent cinquante ans, elle doit son nom à une opérette éponyme de Jacques Offenbach.
De la façade cachée pour les besoins de l’enquête, on aperçoit uniquement les étages supérieurs de style rococo chinois avec ses couleurs d’origine, rouge margot, orange cédrat, vert oliveraie et jaune nattier. Au-dessus de l’entrée, figure encore le nom du groupe désormais légendaire qui jouait le soir du drame.
Ici donc, plus de quatre-vingts personnes de 17 à 68 ans, de diverses nationalités, confessions, classes sociales, ont été victimes de la barbarie djihadiste à cause de leur amour du rock. Les qualifier de génération Bataclan est un concept médiatique sans signification.
Dans la ruelle voisine, les issues de secours sont sous scellés, de nombreux impacts de balles visibles sur les murs témoignent de la violence de l’attaque.
Mais au-delà de ces stigmates, on est immédiatement ébranlé par l’immense parterre de fleurs coupées déposées devant la façade et, surtout, sur une centaine de mètres en bordure du square de l’autre côté de la chaussée. Fleurs (nées) du mal au sens baudelairien de l’expression !
De ces bouquets, surgit une multitude de messages d’amour, lettres, poèmes, dessins d’enfants, de photographies, peluches, objets hétéroclites dont la vision me submerge d’émotion. Ils racontent tellement d’histoires heureuses, joyeuses qui ont basculé dans le drame en quelques secondes sous la haine imbécile et aveugle. J’ai envie de tout lire. Mon regard fixe leurs visages encore radieux. Certains selfies ont été envoyés par les victimes à leurs proches quelques minutes avant l’attentat, tout allait bien alors. Insoutenable ! Révoltant !

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J’arpente maintenant le boulevard Richard Lenoir pour d’autres hommages. Devant la trattoria branchée Ober Mamma, un attroupement joyeux et bruyant trouble l’inhabituelle quiétude du quartier. En cette heure apéritive, une bande de jeunes exorcise la terreur en faisant la fête en terrasse. De toute manière, les djihadistes ont toujours une idée effrayante d’avance sur les gens libres. La prochaine fois, ce sera un autre scenario.
L’ambiance est beaucoup plus pesante à deux cents mètres de là, à l’angle des rues de la Fontaine au Roi et du Faubourg du Temple. La boutique du fleuriste ne désemplit pas. Chacun y achète sa rose ou son bouquet avant de les déposer de l’autre côté de la chaussée devant le café Bonne bière et la pizzeria Casa Nostra, autres cibles des terroristes.

Casa Nostra blog

La réalité écrase la fiction. C’est vraiment le Boulevard du crime, surnom attribué non loin de là, au XIXe siècle, au boulevard du Temple le long duquel se trouvaient de nombreux théâtres mélodramatiques où étaient mis en scène des crimes.
Sur le rond-point, à une vingtaine de pas, se dresse le buste de Frédérick Lemaître, célèbre acteur de l’époque qui joua souvent dans ces théâtres et qui interpréta même son propre rôle dans Les Enfants du paradis, le merveilleux film de Marcel Carné dont l’intrigue se déroule justement sur le boulevard du crime.
Le 28 juillet 1835, au numéro 50 de ce boulevard, Louis-Philippe fut la cible d’un attentat par le conspirateur anarchiste corse Fieschi, qui causa la mort de dizaines de personnes (parmi lesquelles le maréchal Mortier), mais épargna le roi et ses fils.

Attentat hôtel du Nord

Atmosphère, atmosphère … l’atmosphère est bien lourde ce matin au bord du canal Saint-Martin, à quelques dizaines de mètres de la passerelle où Louis Jouvet et Arletty jouèrent l’inoubliable scène d’Hôtel du Nord, autre chef-d’œuvre de Marcel Carné (pour être exact, le décor fut reconstitué en studio par Alexandre Trauner).
En effet, en retrait du canal, à l’intersection de deux rues paisibles, c’est là qu’a débuté la mortelle randonnée des barbares (hors l’épisode isolé du stade de France), devant les terrasses vis-à-vis du bistrot Le Carillon et du restaurant asiatique Le Petit Cambodge.

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Comment imaginer qu’à ce coin de rue modeste, on puisse mourir comme ça ? Et pourquoi pas, en face, devant le restaurant portugais ? On appelle cela le destin.
En ce début de soirée tragique, la jeunesse joyeuse et insouciante, installée en terrasse, n’avait guère d’autre projet que se laisser submerger par Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d’habiter sur terre chères à l’écrivain Philippe Delerm :
« On fête la convivialité de se retrouver en terrasse, de parler sans restriction. Prendre un cocktail, c’est chaud. Il y a souvent des couleurs d’îles, des rouges tropicaux, des saveurs de noix de coco, un petit côté soleil Club Med à boire au deuxième degré, en se moquant de sa propre soif, d’une gourmandise enfantine que le rhum va créoliser.
Et puis il y a le mojito … Avec le mojito, on ne domine rien. La dégustation devient fascination, et c’est lui qui commande. Le plus étonnant est cette persistance du sucré dans une mangrove aux tons si vénéneux. On se laisse pénétrer par une fièvre froide, on s’abandonne. Au bout de cette errance glauque on sait que vont venir une chaleur, une euphorie. Mais il faut dériver dans la forêt feuilles de menthe, ne pas craindre de s’engloutir, abandonner l’espoir de la lumière. Nager toutes les transgressions, se perdre, s’abîmer, chercher infiniment, descendre. Alors montera le plaisir » … sauf qu’au Carillon, leur dernière heure a sonné.

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De l’autre côté du canal, je me glisse dans la rue Dieu, la mal nommée en ce jour, quoiqu’elle désigne en fait un général mort de ses blessures à la bataille de Solferino (1859).
L’étroite terrasse de la Barrique, un bistrot populaire à deux pas de la place de la République, est déjà pleine. Qu’à cela ne tienne, le charme vieillot de la salle me convient, de plus ce midi, mon esprit ne se nourrit pas, comme à l’accoutumée, des plaisirs minuscules de l’assiette.
Mes pensées vont aux victimes, aux blessés aussi, certains succomberont malheureusement, d’autres, on n’en parle guère, seront handicapés à vie et devront vivre marqués à jamais dans leur chair et leur esprit par cet effroyable cauchemar. On estime à quatre millions le nombre de personnes frappées de plus ou moins près par la tragédie du 13 novembre 2015.
Je relis sur une de mes photographies un texte de Jean Vautrin repéré parmi les fleurs des mémoriaux improvisés :

Vautrin blog

Instruction, éducation et culture constituent un parcours possiblement gagnant pour éviter l’impasse destructrice exclusion, prison et radicalisation. Le chantier est pharaonique. Au boulot et vite !
Cela n’engage que moi.
Ce week-end là, l’actualité change de cap sur les chaînes info. Des soi-disant manifestants « anticop21 » profanateurs canardent les forces de police avec les bougies au pied de la statue de la République. L’affaire de la sextape Benzema Valbuena revient sur le devant de la scène ; consternant, les protagonistes « s’expriment même dans le journal Le Monde, où va-t’on? ! Dans un hangar du Bourget, 195 états ont signé un accord visant à contenir le réchauffement de la planète à 1,5°C (concrètement, comment applique-t-on cela ?). Nos politiciens, soulagés d’avoir neutralisé la montée du Front National aux régionales, s’accordent pour déclarer qu’ils ont entendu le mécontentement des électeurs. Ainsi va la vie … Le petit Brandon de la place de la République avait raison d’être sceptique.
Ne sombrons pas dans le pessimisme !

Fluctuat blog 1

Avant de tremper à nouveau ma plume dans l’encre violette pour mon prochain billet, je vous abandonne en musique avec Étienne Daho. Sa chanson Le premier jour du reste de ta vie a trouvé une résonance inattendue.

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Publié dans:Ma Douce France |on 17 décembre, 2015 |1 Commentaire »

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