Joyeux Noël 2015 !
Voilà, c’est Noël ! Je ne sais pas, vous, mais je ne le vis pas trop bien, cette année, avec tous les événements qui l’ont endeuillée. Il est difficile de regarder les yeux brillants des enfants au pied du sapin, sans que les miens se mouillent. Réaction sans doute culpabilisatrice : profitez-en, il y a tant de cadeaux empoisonnés que l’on vous offrira plus tard. Déjà, une nouvelle épidémie de grippe aviaire décime quelques élevages de volailles grasses du Sud-Ouest que je viens de rejoindre.
De là à clamer haut et fort que le Père Noël n’existe pas comme l’a fait, il y a quelques jours, l’ancienne ministre Roselyne Bachelot, fière de sa sortie, sur un plateau de télévision à une heure de grande écoute … Il semblerait que quelques bambins plantés devant le petit écran, fondirent en larmes.
Je n’ouvrirai pas ici le débat sur la question de l’existence de l’homme à la barbe blanche dans l’esprit des tout jeunes enfants. De toute manière, ils subodorent de plus en plus vite la supercherie montée par les adultes. Nul besoin d’un camarade de classe qui se croit, comme la Roselyne, plus malin que les autres, mais avec tous les Pères Noël que l’on croise maintenant dans les rues et les centres commerciaux, sans compter Jean-Pierre Pernaud qui, au journal de 13 heures, nous propose le sempiternel reportage du départ de l’homme à la houppelande rouge dans son village de Laponie, les enfants gobent de moins en moins la légende. Et puis, on a installé des inserts dans les cheminées des vieilles maisons et, plutôt que dans la hotte, les colis sont acheminés par Amazon …
Alors, finalement, un peu de merveilleux, ce n’est pas si mal. Et puis, entre adultes, dit-on, la vérité, toute la vérité sur comment va le monde ? J’ai la légitime conviction qu’on nous a menti et laissé volontairement beaucoup de zones d’ombre sur les événements de novembre qu’il s’agisse de la vague d’attentats ou de la Cop21.
Bon, je cesse mon mauvais esprit, je ne voudrais pas que la bûche de Noël vous reste sur l’estomac. À propos, celle préparée dans la famille est toujours succulente (voir billet du 29 décembre 2008).
dessin de Riss (Charlie-Hebdo du 23 décembre 2015)
Cette année, je n’avais pas trop d’idées pour nourrir ce billet de Noël, alors, je revisite la coutume d’antan des conteurs. J’ai eu déjà l’occasion de l’évoquer dans un article sur l’écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol, j’avais plaisir dans ma jeunesse à regarder sur la seule chaîne de télévision en noir et blanc, à l’époque, l’émission Les Conteurs (vous en trouverez de nombreux extraits sur le site de l’INA).
J’étais toute ouïe devant ces aïeux qui racontaient leurs savoureuses histoires à la veillée. L’air de rien, c’est un peu ce que je mets en scène quand je filme les anciens de mon village ariégeois d’adoption (voir billets des 17 décembre 2012, 25 août 2013 et 3 septembre 2015).
Je vous ai donc choisi un sacré conte de Noël, un peu irrévérencieux comme l’était son auteur François Cavanna, écrivain et fondateur des journaux satiriques Hara-Kiri et Charlie Hebdo, au beau visage de patriarche.
« C’est un conte de Noël, mais il peut aussi servir pour d’autres circonstances.
– Au fait, dit le roi Gaspard, pourquoi marchez-vous toujours en tête ?
– Qu’insinuez-vous ? dit le roi Melchior.
– Je n’insinue pas, je constate, et, ayant constaté, je pose une question afin de connaître le pourquoi des choses.
– C’est vrai ça, dit le roi Balthazar, pourquoi il est toujours devant, celui-là ?
– Je pourrais aussi vous demander pourquoi vous êtes toujours derrière ? dit le roi Melchior, assez satisfait de sa réplique.
– Je suis toujours derrière, moi ? s’exclama le roi Balthazar. Tiens, c’est vrai, je suis derrière, constata-t-il aussitôt. Ça alors, je n’y avais pas pris garde.
– Vous n’avez pas répondu à ma question, dit le roi Gaspard.
– Puisque vous y tenez, dit le roi Melchior, c’est par la force des choses et la hiérarchie des dons. Il est convenu de dire : Melchior, Gaspard et Balthazar. Dire Balthazar, Melchior et Gaspard, par exemple, serait incongru.
– Je ne trouve pas ça incongru, moi, dit le roi Balthazar.
– Je vais vous faire comprendre, dit le roi Melchior. Savez-vous ce que je porte dans ce coffret très précieux que je tiens devant moi, de mes deux mains, à hauteur de poitrine ?
Le roi Gaspard et le roi Balthazar aimaient bien les devinettes. Ils se mirent à chercher très fort.
– Une poupée qui crie maman quand on lui marche sur le ventre, dit le roi Gaspard.
– Un p’tit chat à écorcher vivant, dit le roi Balthazar.
– Perdu ! dit le roi Melchior.
– Mais qu’est-ce que c’est alors ? dirent ensemble les deux rois, assez déçus il faut le dire.
– De l’or, dit le roi Melchior, en ouvrant le coffret.
L’or brillait comme seul l’or sait briller, c’est-à-dire comme une vulgaire lampe jaune.
– Celui qui porte l’or marche le premier, dit le roi Melchior, qui ne savait pas s’arrêter.
– Mon présent à moi est peut-être encore plus beau, dit le roi Gaspard, en ouvrant un modeste coffret de bois de cèdre qu’il tenait à deux mains devant lui. C’est ma femme la reine, qui l’a préparé. Vous ne savez pas ce que ça peut bien être.
Ce n’était pas de l’or, ça n’avait pas l’air très précieux à première vue.
– C’est de l’encens dit le roi Melchior. Ça sent bon, ça sent le bon dieu. C’est toujours utile dans un ménage, ajouta-t-il pour consoler le roi Gaspard, car il avait un bon fond, l’un dans l’autre.
– Et vous ? Vous n’offrez pas votre coffret ? demandèrent les deux rois au roi Balthazar ?
– Si j’ai bien compris, dit le roi Balthazar, ça marche en descendant de gauche à droite, cette affaire. D’abord l’or, puis l’encens, moi je vais découvrir que j’apporte de la merde. J’ai tout mon temps.
Tandis que les trois rois mages tiraient la jambe sur les derniers kilomètres, dans la crèche on attendait que se réalisent les prophéties des prophètes.
Marie ne pouvait pas s’empêcher d’être un peu inquiète. L’ange ne lui avait pas expliqué comment allait sortir ce beau garçon qui se trouvait là sans y être entré. Elle allait certainement avoir un peu mal. Joseph arpentait la crèche de long en large mais on voyait bien qu’il n’arrivait pas à avoir l’air vraiment tourmenté. La voix du sang n’avait pas parlé.
Soudain, dans un silence immense de la grande nuit sacrée, retentirent trois coups solennels, solennels mais donnés sur le bois de la porte. Joseph alla ouvrir en se grattant le ventre. Il y avait là un hère d’entre les hères se grattant, lui, la tête et consultant un petit papyrus.
– Jé-sus de … de… Na-za-resse, c’est bien ici ? demanda ce hère.
Lui ayant été répondu par l’affirmative, il empoigna un objet volumineux qu’il entreprit de faire passer par la porte.
Joseph examina l’objet.
– Il y a erreur, dit-il.
– Erreur ? s’inquiéta le hère.
– Aujourd’hui, c’est Noël, expliqua patiemment Joseph. Noël ! La naissance ! Vous comprenez ? La croix, c’est à Pâques.
– Merde, jura ce hère grossier. Je me serai trompé de fête ?
– Repassez dans quatre mois ! dit Joseph. »
Il est un peu « bête et méchant » ce conte, mais n’était-ce pas le sous-titre de l’hebdomadaire satirique, tellement moins cependant que la révélation de Roselyne.
Pour rétablir quelque peu la vérité de cet épisode de la crèche rapporté dans l’Évangile selon Saint Matthieu, l’urne portée par Balthazar contenait de la myrrhe. Encore que plein de questions soient sujettes à caution : n’y avait-il que trois mages, s’appelaient-ils ainsi, étaient-ils rois, seulement ?
Ce serait un certain Tertullien, théologien de langue latine né à Carthage en l’an 150 après la naissance de Jésus, qui adouba Melchior roi des Perses, Gaspard roi d’Asie et Balthazar roi d’Afrique.
C’est ainsi, aussi, que dans sa Légende dorée, le chroniqueur italien du Moyen-Âge Jacques de Voragine décrivait le mage Balthazar, eu égard à ses origines, avec un visage noir et portant toute sa barbe. C’est comme cela que dans une immense majorité des crèches, l’un des trois mages est de couleur noire.
Sauf à Hayange, commune de Lorraine, région chère à Nadine Morano, et dont le maire est membre du Front National ! En effet, les habitants de la petite ville de Moselle ont eu la surprise de découvrir, cette année, que dans la crèche géante installée sur la place, le mage Balthazar était blanc.
Acte politique ou manipulation médiatique ? Pour être objectif (même si cela me coûte beaucoup en la circonstance), je suis allé contrôler sur le site de la société du Loiret commercialisant la dite crèche et, dans le kit des neuf santons grandeur nature, les trois mages sont effectivement blancs !
Un savoureux mécompte de Noël qui a vite fait le tour des chaînes info et des réseaux sociaux ravis de soulever le lièvre.
Pour en avoir le cœur net, j’ai vérifié, ces jours-ci, dans les scènes de la Nativité représentées dans la modeste chapelle Saint Roch du petit village ariégeois de Lacave ainsi qu’à la cathédrale de Saint-Lizier : le mage Balthazar est bien noir.
Cependant, la paroisse de Saint-Lizier a eu droit aussi à son propre « mécompte » de Noël : l’ancien curé (qui avait baptisé une petite nièce et à qui on aurait donné le bon dieu sans confession !), parti récemment à la retraite, a avoué avoir détourné 700 000 euros du denier du culte et de la vente des bougies votives.
Ces lièvres levés, je vous offre un autre conte de Noël.
Autrefois, dans ma Normandie natale (mais pas seulement), les curés d’cheu nous étaient souvent de bons vivants et parfois d’excellents conteurs.
Ainsi, dans ma jeunesse, l’un d’eux, l’abbé Alexandre, curé de Vattetot-sous-Beaumont, en Pays de Caux, connut quelques heures de gloire à la télévision avec l’émission Les Conteurs, évoquée plus haut, mais aussi avec son truculent livre Le Horsain paru chez Plon (collection Terre humaine) qui fut un véritable best-seller national en 1980.
Le horsain, en patois normand, c’est celui qui est hors sol, étranger à la Normandie, voire même celui qui n’est pas du même coin de Normandie. On le regardait souvent de travers, du moins avec beaucoup de méfiance, dans les masures cauchoises. Maupassant se serait inspiré du mot pour sa nouvelle fantastique Le Horla.
Á quelque échelle géographique que ce soit, il n’est jamais confortable d’être étranger !
Le sabot est tiré des Contes normands pour les jours de fêtes écrits par un autre homme en soutane, l’abbé Henri Bourgeois, en 1911 :
« L’angélus tintait au loin, mouillé par la bruine.
A l’orée des bois, la silhouette épaisse d’un prêtre disparaissait entre les fûts serrés des bouleaux et des hêtres.
La tribu des sabotiers s’asseyait dans les feuilles, pour diner, autour d’un chaudron fumant. On entendait le piaillement des femmes, qui appelaient les moutards.
« C’est tout de même un malin, çu curé-là », grogna un ancêtre
Personne ne répondit. Les bouches se mirent à moudre, et les langues à laper.
L’appréciation n’était pourtant pas tombée, sur des sourds. La première faim calmée : « T’as raison, grand-père », fit quelqu’un.
– J’sais b’en qu’j’ai raison : c’est un malin … J’crais b’en qu’j’irai dans s’n’église …
– Ah !
– … avec les p’tits ga’s.
– J’avons jamais fait ça.
– Et ! Ben je l’f’rai : c’est un malin.
Le silence était retombé, presque profond. On réfléchissait, on ruminait.
Depuis les quelques semaines, en effet, qu’ils s’étaient installés sur son territoire, l’abbé Champeaux les avait traités en paroissiens. Il venait les voir, distribuait des poignées de main et de bonnes paroles, tâchait de faire pénétrer un peu de religion, dans ce milieu d’une moralité par trop sommaire. Et il agissait ainsi, avec eux, chaque fois que le hasard des coupes de bois les ramenait sous sa juridiction.
Sans se l’avouer, ils étaient sensibles à ces attentions. Très pauvres gens, très mal élevés, très mal vus partout où ils passaient, cette sympathie les dédurcissait, les faisait fondre par un coin du cœur. Ils avaient beau, après chaque entrevue, « blaguer le calotin », faire à son sujet les pires réflexions (les hommes ensemble sont souvent bêtes) ; il n’en était pas moins vrai qu’ils aimaient cet abord simple et franc, cette bonne tête d’ange gardien aux joues rouges et aux cheveux d’or, qui se penchait sur leurs misères, ce zèle inlassable et discret qui s’efforçait à faire pénétrer un peu de lumière, dans la nuit de leurs huttes et de leurs âmes. Que l’un d’entre eux eût la force de briser le mauvais charme, qui les unissait dans leur bouderie anticléricale, et tous ces sauvages désarmaient à la fois, rendraient au curé, dans son église, les nombreuses visites qu’il leur avait faites.
La réflexion du vieux était tombée, dans un milieu bien préparé. Tout se déclencha.
« Eh ! ben, oui, j’irons d’main, dans s’n’église », dit un grand gars à la face de brigand.
C’était l’habituel meneur. « J’irons », dirent les autres.
Le même ajouta : « Faudra pas qu’on nous r’garde sous l’nez ; ou b’en, gare ! »
La menace était à l’adresse des gens du pays. Tous serrèrent les poings, agressifs, presque heureux de corriger un bon sentiment par un mauvais.
– « C’est pas d’main, qu’il a dit, l’curé ; c’est c’te nuit, à cause de Noël.
– Oui. Même qu’il a essayé d’nous entortiller, en nous racontant que Noël c’est la fête des sabotiers, pa’ce que c’est la fête des sabots.
– Oh ! Il est malin …
– Qui qu’on va y faire, dans s’n’église ?
– Oui, qui qu’on va y faire ? … On n’sait r’en, nous autres ; on aura l’air d’imbéciles ; on s’ficgera d’nous.
– Pardi, on portera des sabots : on les vendra ou b’en on fera la quête avec. »
La plaisanterie ne trouva pas d’écho.
« Mé, dit le vieux, j’frais un sabot, un sabot b’en conséquent, b’en tourné. J’mettrais qué’que chose dedans, qué’que chose de bon. Et p’is je l’porterions tertous au curé. ça les f’rait loucher. »
L’idée plut immédiatement. Chacun voulut s’y mettre. Les gosses eux-mêmes s’éparpillèrent, d’un élan, dans toutes les directions, à la chasse des dernières fleurs de la saison : perles blanches du gui, baies incarnat des houx luisants, roses de Noël. Un vent de fête soufflait dans les branches, chassait la brume, envoyait, sur l’activité de ces pauvres gens, la joie rare d’un rayon de soleil.
Au village (un Mesnil quelconque, en Basse-Normandie), à l’église, on faisait aussi des préparatifs. C’était le nettoyage des grands samedis, les soucis du réveillon, l’époussetage trimestriel du confessionnal, les dernières guirlandes, les derniers enfarinements de la crèche.
Le curé allait et venait, très affairé. Très préoccupé aussi, parce que ses gens lui en voulaient de fréquenter « cette racaille de sabotiers », et que, tout à l’heure encore, ils avaient jeté les hauts cris, à la simple annonce qu’il comptait un peu, sur leur venue à la messe de minuit. On avait même employé les grands mots :« J’avons pas besoin d’ces manants-là, dans not’église ; après tout, c’est pas eux qui payent. »
Le curé avait les longues patiences et la force d’inertie, qui conviennent, en Normandie, au dénouement des plus inextricables situations. Mais, ces puissances incoercibles demandent l’appoint du temps. Or, l’événement, s’il se produisait, surviendrait dans quelques heures … il voulait ses gens au complet dans leur église : il serait navré qu’il en manquât un seul au rendez-vous ; il avait invité, sollicité les sabotiers, pour cette nuit de Noël : il lui était impossible de les consigner à la porte, et de les repousser au fond de leurs bois … Après tout, peut-être ceux-ci ne viendraient-ils pas ? Mais alors, quel échec à son zèle ! quelle souffrance à ne pouvoir tenir la promesse, qu’il avait faite au Maître, de lui amener, cette nuit là, les brebis perdues de la maison d’Israël !
A dix heures, l’office commença. L’office ! plutôt un défilé de mots incompréhensibles et incompris, avec tuilage des versets les uns sur les autres, emmêlage et désarticulation des cadences. Bien accoudés sur leurs stalles, têtus malgré les accidents, les chantres ne se laissaient pas désarçonner. Ils allaient inlassablement avec un peu de dédain dans le renforcement de la voix, quand un de leurs camarades se prenait les pieds, dans quelques phrases malencontreuses, et chutait lourdement hors de la mélodie.
Le curé se gardait bien de leur faire la moindre observation. — Un jour qu’il se l’était permis, le premier chantre ne lui avait-il pas répondu naguère : « Je n’dis point qu’vous avez tort ; mais vous n’avez point not’expérience. »
Les sabotiers d’ailleurs accaparaient toute son attention. Sous prétexte de soutenir le chant, dans la nef, il descendait sans cesse jusqu’à la grand ’porte, attentif à chaque entrebâillement, espérant se trouver juste à point, pour ménager les transitions.
Les paroissiens étaient déjà très nombreux. Il en entrait toujours. Avant que le battant ne retombât, l’abbé jetait un regard anxieux : mais rien, que la nuit et les étoiles.
Pourtant, à un moment, la nuit lui parut moins épaisse, et les étoiles plus près de la terre. Même, on eût cru qu’elles marchaient. Elles venaient du bois : une constellation qui se balançait toute à la fois, en deux temps.
Il attendit un nouvel entrebâillement. Plus de doute : un groupe s’avançait, éclairé par des torches. Gare !
Il préféra aller au devant du danger, et sortit de quelques pas. Mais là, il se figea, stupéfait. Il attendait une bande loqueteux ; et voilà que drapé dans l’ombre et la lumière, un véritable cortège s’avançait : enfants avec des bouquets de fleurs sauvages, civière où se devinait une offrande somptueuse, ramures vertes brandies au bout des bras. Les visages riaient, les mains se tendaient, les bouches chantaient, mal assurées, un bout de « Noël » retrouvé dans une vieille mémoire :
L’enfantelet à des sabots
Si beaux, si beaux,
Qu’il s’en ira, pour la Noël
Au ciel, au ciel.
« Ah : C’est vous, c’est vous !
– C’est nous.
— Bons amis, que je suis heureux de vous voir ! … Mais où vais-je vous mettre, où vais-je vous mettre ?— Pas à la porte, hein ?
– Pour sûr, non … Mais qu’est-ce que vous portez là ?
— Que’chose pour vous.
– Mais alors il faut entrer. Restez-là, je vais ouvrir ».
Il se précipita à l’intérieur, en monologuant à mi-voix, pour se donner de l’assurance : « Evidemment, mes gens diront que je ne peux pas mettre les sabotiers à la porte, du moment qu’ils apportent quelque chose. En Normandie, on comprend toujours ces choses là ».
Il ouvrit courageusement les deux battants. Et s’avançant rapidement dans la nef, les yeux mi-clos et les doigts aux lèvres, onctueux et mystérieux, il lança à gauche et à droite : « Une surprise ! Ne bougez pas, une surprise ! Chantez toujours ; une surprise ! Chut ! Chut ! »
Les têtes regardèrent du coin de l’œil, les visages se renfrognèrent, un chuchotement se propagea par les bancs, mais on resta, bien décidés à ne point céder le plus petit bout de place. Seule, la belle madame Beaucantin offusquée, sortit à grand tapage. Les chantres affectèrent de ne rien voir, et redoublèrent de vigueur, pour « épater les philistins ».
Le curé n’hésita plus. D’un mot, il vida les petits bancs du haut de la nef ; les mioches qui les occupaient furent envoyés dans le chœur, entre les strapontins des clergeots. Et son geste élargi appela le pittoresque cortège, qui stationnait sous les cloches.
La demi-obscurité, qui régnait dans l’église, garda presque aux pauvres diables le flou nécessaire dont, jusqu’à la porte, les avait revêtus la flamme des torches.
La civière d’ailleurs accaparait les regards : un chef-d’œuvre de grâce rustique, réalisé par de petits moyens, avec de grandes bonnes volontés. Au milieu de ses verdures discrètement fleuries, un grand sabot bien taillé, bien cambré, somnolait dans une paix glorieuse. Le nez retroussé avait des airs narquois. On le devinait lourdement chargé : les yeux ne pouvaient pénétrer par l’hiatus, cependant largement ouvert : ils s’arrêtaient presque aussitôt sur des reflets fauves et des apparences soyeuses.
Le tout fut posé sur les deux tréteaux, qui servaient aux inhumations. Ainsi, le sabot se trouva trop exhaussé pour l’indiscrétion des regards. Le curé voulut honorer l’offrande, qu’il n’avait d’ailleurs que très imparfaitement considéré. Il alla chercher deux petits candélabres, pour mettre de chaque côté.
Mais il s’était à peine approché de la civière qu’il recula brusquement, en aspergeant de bougies quelques assistants ; une épouvante presque le secoua : là, couché sur le dos, dans le creux du sabot, le menton sur la poitrine blanche, les oreilles droites, un grand lièvre rouge semblait méditer … Un lièvre ! Un lièvre apporté dans son église ! Un lièvre qu’il venait d’accueillir avec solennité, qu’il avait mis à la place d’honneur, qu’il se proposait d’illuminer, qu’il allait bénir ! … Candeur et dérision ! Ces gens-là se moquaient de lui. Ses paroissiens se moqueraient de lui. Et aussi les « Cantonniers », à la prochaine conférence ; et tout le diocèse avec eux. Ses vieux amis, les premiers (le curé des Ventes, le gros abbé Sédille) s’esclaffaient déjà. Il les entendait : « Champeaux, Champeaux, ah ! Champeaux ! … » Fichus sabotiers. Ils allaient lui payer ça !
Il se retourna du coup, vers le groupe qui s’était tranquillement assis. L’onction avait disparu, pour faire place à la plus sainte des colères … Pauvres braves gens qui ne pensaient pas à mal, et qui se sentait si à l’aise dans une maison bien close !…
La vague creva avant d’avoir atteint la jetée ; leur attitude parlait pour eux ; ils ne savaient pas, mais leur intention était droite. Pourquoi faire éclater un scandale, que personne, même du côté des fidèles, n’avait encore soupçonné ?…
L’abbé eut la force de se contenir. Sa bonté remonta à l’épiderme. En même temps, une inspiration lui vint : il alla prendre l’Enfant-Jésus dans la crèche, et le coucha, sans plus de façons, sur le lièvre malencontreux. Quelques brins de paille bien étalés achevèrent de tout recouvrir. Après avoir conjugué le péril, il put achever l’illumination de la civière.
L’office continua, à la grande joie des sabotiers. Après l’évangile, quoique ce ne fût pas l’usage, quelques paroles heureuses pacifièrent les autres : ils comprirent qu’ils devaient être des hommes de bonne volonté.
Seulement, avant qu’on eût quitté l’église, le curé trouva moyen de dire aux sabotiers : « Surtout, pas un mot du lièvre … à cause du garde-champêtre. Merci. » …
Et lui-même tout seul, lumières éteintes et portes fermées, procéda à la levée du corps. »
Souvent amateurs de bonne chère hors de leur chaire, qui sait si ce curé-là ne se réserva pas le lièvre pour cuisiner un bon civet.
Pour conclure, après ces deux contes, je vous suggère comme cadeau de Noël, une autre histoire de lièvre, le savoureux livre de mon ami Per Sorensen, Soungoula le roi des piments (édition Lharmattan). Excusez mon manque d’originalité, je vous l’avais déjà recommandé l’an dernier, mais quand on aime … et puis, Per, qui se définit danois par ses parents, mauricien par sa regrettée femme et français par ses enfants, nous y cuisine un jubilant métissage, à la croisée des contes de son compatriote Andersen et de ceux, ancestraux, narrés lors des veillées dans l’Océan Indien.
Son tour de plume pour épicer les aventures de son héros Soungoula (lièvre en langue swahili) de tant de critique sociale et d’humour donne à son conte une forte modernité salutaire en notre époque trouble.
Joyeux Noël à vous chers lecteurs !