Imagine there’s no heaven, Imagine qu’il n’y a aucun Paradis, It’s easy if you try, C’est facile si tu essaies, No hell below us, Aucun enfer en-dessous de nous, Above us only sky, Au dessus de nous, seulement le ciel, Imagine all the people, Imagine tous les gens, Living for today… Vivant pour aujourd’hui…
Imagine there’s no countries, Imagine qu’il n’y a aucun pays, It isn’t hard to do, Ce n’est pas dur à faire, Nothing to kill or die for, Aucune cause pour laquelle tuer ou mourir, No religion too, Aucune religion non plus, Imagine all the people, Imagine tous les gens, Living life in peace… Vivant leurs vies en paix…
You may say I’m a dreamer, Tu peux dire que je suis un rêveur, But I’m not the only one, Mais je ne suis pas le seul, I hope some day you’ll join us, J’espère qu’un jour tu nous rejoindras And the world will live as one. Et que le monde vivra uni
Imagine no possessions, Imagine aucune possession, I wonder if you can, Je me demande si tu peux, No need for greed or hunger, Aucun besoin d’avidité ou de faim, A brotherhood of man, Une fraternité humaine, Imagine all the people, Imagine tous les gens, Sharing all the world… Partageant tout le monde…
You may say I’m a dreamer, Tu peux dire que je suis un rêveur, But I’m not the only one, Mais je ne suis pas le seul, I hope some day you’ll join us, J’espère qu’un jour tu nous rejoindra, And the world will live as one. Et que le monde vivra uni
(Imagine de John Lennon)
Devise de la ville de Paris au fronton d’une école : la locution latine « Fluctuat nec mergitur » signifie « Il est battu par les flots mais ne sombre pas ».
Les feuilles se ramassent à la pelle. C’est la saison des prix littéraires. Chez les libraires, les livres primés s’exposent en tête de gondoles, promesse d’une certaine explosion de leur vente. C’est le cas du plus prestigieux d’entre eux, le Prix Goncourt. C’est également le plus ancien. Il fut créé par Edmond de Goncourt, lui-même écrivain souvent en collaboration avec son frère Jules : « Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l’année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d’hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, et qui a pour objet la création d’un prix de 5000 F destiné à un ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année, d’une rente annuelle de 6000 francs au profit de chacun des membres de la société. » Aujourd’hui, avec l’inflation, le montant du prix ne possède plus qu’une valeur symbolique de 10 euros que les lauréats ont l’habitude d’encadrer.
Le prix Goncourt récompense des auteurs d’expression française depuis 1903. Il ne peut être décerné qu’une seule fois au même écrivain. Supercherie qui confirme la règle, Romain Gary l’obtint deux fois, d’abord en 1956 pour son roman Les racines du ciel, puis en 1975 avec La vie devant soi qu’il écrivit sous le pseudonyme d’Émile Ajar. Quelques heureux élus ont connu une remarquable postérité, tels Marcel Proust avec À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919), volume 2 de À la recherche du temps perdu, Maurice Genevoix avec Raboliot (1925), André Malraux pour La condition humaine (1933), ainsi que l’auteur de l’inoubliable Guerre des Boutons, Louis Pergaud, pour un roman naturaliste De Goupil à Margot. Ma liste n’est pas exhaustive et de nombreux autres écrivains de valeur figurent au palmarès, ainsi Michel Tournier, Bernard Clavel, Patrick Modiano, Julien Gracq, Érik Orsenna pour citer quelques-uns qui peuplent ma bibliothèque. Le premier lauréat fut John-Antoine Nau avec son roman Force ennemie. Connaissez-vous le second ? J’ai eu l’occasion de le découvrir récemment en ouvrant un carton un peu poussiéreux de livres que j’avais « judicieusement » conservés lorsque j’avais vidé la maison familiale à la mort de ma maman, il y a déjà quinze ans. Voilà que dessous Laframboise et Bellehumeur, un roman de Maurice Genevoix, et Histoires naturelles de Jules Renard, j’exhume un document protégé d’un papier bleu, je reconnais bien là le soin minutieux apporté par nos aïeux ; c’était le temps où l’on couvrait livres et cahiers. Á la vue du titre de la première page, La Maternelle, je soupçonne un manuel scolaire ancien. La couverture me corrige : « La maternelle de Léon Frapié, roman ayant obtenu le Prix Goncourt 1904, Calmann-Lévy éditeurs, nouvelle collection illustrée de 1910 ».
Instant d’émotion : ce livre, vieux de cent-cinq ans, appartenait donc à mon grand-père Ernest Roulland, valeureux instituteur et directeur d’école de la Troisième République dont j’ai évoqué le souvenir dans mes deux billets consacrés à ma maman (voir billets des 14 et 19 mai 2014). Excusez mon manque de curiosité, je comprends mieux aussi l’existence, en région parisienne notamment, de nombreuses écoles maternelles ou primaires baptisées du nom de Léon Frapié. L’écrivain (1863-1949), fonctionnaire employé à la préfecture de la Seine, épousa en 1888 une institutrice, Léonie Mouillefert. De son expérience professionnelle qu’elle lui faisait partager, il tira la matière de plusieurs romans et nouvelles, ainsi L’institutrice de province (1897), L’Écolière (1905), La boîte aux gosses (1907), Les contes de la Maternelle (1913), Les nouveaux contes de la Maternelle (1919), et donc le prix Goncourt 1904. On peut presque parler d’une œuvre autobiographique par alliance. La mise en page est surprenante : le texte occupe deux colonnes et est aéré avec des croquis de Poulbot, celui-là même dont les dessins de gosses, caricatures commerciales de son talent, s’exposent toujours sur les présentoirs des boutiques de souvenirs à Montmartre. Grâce notamment à une inspectrice générale Pauline Kergomard, l’école maternelle remplace en 1881 ce qu’on appelait jusqu’alors les salles d’asile : une curieuse dénomination assimilant ces lieux à « des bagnes d’enfants, enfants enrégimentés, casernés, à la chaîne comme des forçats, dressés, soumis au rythme du claquoir, privés de liberté de mouvement, de personnalité, des locaux inadaptés, une hygiène défaillante … » Avec les lois Jules Ferry de 1881, « pour recevoir tous les enfants de France, le pays se couvre d’un blanc manteau d’écoles (allusion au blanc manteau des églises romanes de l’an mil ndlr), et dans ces écoles, il n’y a plus ni enfants de riches ni enfants de pauvres, il n’y a plus que des égaux traités avec les mêmes soins, objet des mêmes égards. » Ce sont Les bienfaits de l’Instruction, chanson d’un anonyme, reprise par Christiane Oriol pour la commémoration du centenaire des lois Ferry :
Pour en savourer le lyrisme républicain, je vous livre l’intégralité des paroles :
« Instruction, cette noble devise Que tout Français répète à l’unisson, Ce mot sacré, que l’écho le redise, Instruction ! Instruction !
La France, un jour s’éveillant mutilée, Se lève et dit en s’adressant à tous : Partout le sang arrose la vallée, Par ce spectacle, enfants, instruisez-vous ! Chacun comprit ces sublimes paroles, Pour éloigner un passé malheureux, De tous les coins surgissent des écoles Et l’avenir apparaît radieux…
Instruisons-nous, que ce soit notre gloire. Sous ton égide, ô sainte liberté, Bravant l’astuce, interrogeons l’histoire, Cherchons partout lumière et vérité. Plus de combats, plus de guerres civiles, Le despotisme a fait place au progrès, Le peuple instruit, et des champs et des villes, En souverain, a rendu ses arrêts. Par ce levier, tout homme devient libre, L’enfant grandit et devient citoyen,
Par ce levier, ce jeune cœur qui vibre Comprend ses droits, les défend au besoin. Le malheureux, que l’ignorance aveugle, Courbe l’échine à la voix du tyran Et ressemblant à l’animal qui beugle, Il porte au cou le sinistre carcan.
Instruction, mère de la science, Répands à flots tes bienfaits généreux, Que devant toi, la servile ignorance S’enfuie, voyant tes rayons lumineux. Vous, partisans d’une marche en arrière, Sachez-le bien, qu’un peuple instruit est fort : S’il peut parfois s’attarder dans l’ornière, Un jour pourtant, il touchera au port. »
La réalité du terrain est moins optimiste : malgré la gratuité et l’obligation de la scolarité, il semble qu’à l’époque où se situe le roman, dans le département de la Seine, dix pour cent des classes d’âge scolarisables échappent encore à la classe. Il est difficile de qualifier de « palais scolaire », comme on dit à l’époque, l’école maternelle de la rue des Plâtriers dans le quartier populaire de Ménilmontant, au nord-est de la capitale : « L’école est dans une rue pauvre d’un quartier pauvre … Voici le paysage : les ruisseaux ont une maladie noire ; la chaussée, de la largeur de deux fiacres, sue gras quand elle n’est pas noyée par la pluie ; les trottoirs, trop peu respectés des chiens, des enfants et des ivrognes, abondent en épluchures traîtresses. Les boutiques à badigeon sombre portent une gourme négligée d’éclaboussures ; les maisons, au-dessus, tendent leurs faces chiffonnières, cendrées, avec des traînées de larmes couleur de café ; les fenêtres étroites, malsaines n’ont que de la friperie à laisser voir. Des lanternes interlopes, çà et là, dépassent seules l’alignement… Sur vingt boutiques, on en compte quatorze de marchands de vins et quatre de brocanteurs. Il y a le vins-restaurant, le vins-épicerie, la fruiterie et vins, le vins-crémier, le vins-tabac, le vins-concert et bal musette, le charbon et vins, le bar, la distillerie, le grand comptoir et, pour chaque débit, un hôtel meublé… Un drapeau déteint signale de loin un local d’utilité publique. De près, on reconnaît une école, aux fenêtres élevées du rez-de-chaussée, à boiseries jaune foncé et à l’architecture de pierres de taille agrémentée, dans le bas, d’affiches officielles et d’inscriptions scabreuses charbonnées par les gamins. » Les tags, pas forcément artistiques, étaient déjà donc d’actualité. C’est la zone que chantait Edith Piaf, une enfant de « Ménilmuche », une description fortement réaliste que n’aurait pas désavouée Émile Zola mort deux ans auparavant.
Rose, la narratrice du roman, se trouve dans l’obligation de travailler dans cette école pendant un an : « Je fus fiancée à vingt-trois ans. Il était temps. Par une grâce, dit-on, assez rare, le surmenage des études classiques n’avait rien détraqué en moi, la longue attente virginale n’avait pas perverti mon imagination. Elevée sans mère depuis l’âge de douze ans, j’étais très simple, très saine, très « nature » : de visage coloré, de caractère gai, de gestes vifs. Mais, enfin, il était temps que la certitude d’un prochain mariage vînt secourir la belle patience de mon tempérament. » Qu’en termes châtiés, cela est confié ! Cette jeune fille de bonne famille, d’excellente morale (!), bardée de diplômes, était promise à un bel avenir et déjà à un beau mariage avec un garçon « au profil chevaleresque d’un Louis XIII adouci (dont) la conversation mettait en poésie les plus ordinaires circonstances de la vie » ! Malheureusement, son père mourant subitement d’une désastreuse affaire d’argent, elle se retrouve orpheline, pauvre et … délaissée car la poésie du fiancé style Louis XIII ne survit pas à la perte de la dot. Pour ne pas sombrer dans l’ennui et dans la dépression, Rose envisage de trouver un emploi dans l’enseignement. Mais au ministère de l’Instruction publique, c’est déjà la cacophonie de notre actuel ministère de l’Éducation nationale. Voici ce qu’en dit l’oncle de Rose : « Comprends-tu ? Le brevet d’aptitude à l’enseignement primaire, c’est le brevet élémentaire. L’as-tu ? Non. Eh bien, tu collectionnerais tous les diplômes de la création, licenciée, doctoresse, agrégée, académicienne et même décorée, tu ne pourrais pas enseigner la grammaire. » L’enseignement secondaire était bouché par des postulantes moins nombreuses que les primaires mais mille fois plus pistonnées. Rose ne pouvant attendre six mois pour passer l’examen du brevet élémentaire, est prête à accepter n’importe quel travail quitte à cacher ses sacrés diplômes. C’est ainsi qu’elle se fait embaucher comme femme de service (l’équivalent des ATSEM de maintenant) à l’école maternelle des Plâtriers, XXe arrondissement de Paris : environ (!) 200 élèves, de deux à six ans, répartis en trois classes, une directrice, deux adjointes dont une normalienne, deux filles de salle dont Rose. Elle reçoit sa nomination de la directrice. « … Car c’est la directrice qui nomme ; seulement (il y a un petit seulement), sa délégation est soumise à l’agrément du préfet, et, lorsqu’une place est vacante, la préfecture a soin d’envoyer plusieurs postulantes et de faire savoir que l’une d’elles, expressément désignée, étant particulièrement recommandable et recommandée « l’administration serait très heureuse » de lui voir accorder la préférence. Á part cela, le choix de la directrice est absolument libre. » Rose est priée d’arriver strictement à six heures du matin, pour l’allumage des poêles en hiver, pour l’arrosage de la cour et l’aération des classes en été. Ensuite, elle est à la complète disposition de la directrice et des adjointes pour tous les soins matériels aux enfants, conduite aux cabinets et lavabos (à neuf heures avant l’entrée en classe et à treize heures après le déjeuner). Pendant la classe, elle entretient les feux, prépare les paniers et les tables de réfection, répond à tous les appels, garde les élèves si une maîtresse s’absente, puis sert le déjeuner, aide les plus petits à manger. Après le repas et le service de cour, il faut dégraisser les tables et parquets ; à quatre heures, il s’agit d’habiller les enfants et organiser la sortie. Vient ensuite le temps de nettoyer les classes, et de balayer le préau après le départ du dernier enfant et de remonter de la cave en hiver des seaux de charbon pour le feu du lendemain. Ce n’est déjà pas mal, n’est-ce pas ? « Je m’inclinai en grande satisfaction. Je n’entrevoyais pas plus de treize à quatorze heures de travail quotidien pour mes quatre-vingts francs par mois et je me disais : il n’y a encore rien de tel que l’Administration. » En fait de roman, l’auteur restitue globalement le journal que Rose tient au quotidien, dans sa chambre au sixième étage d’un modeste immeuble du quartier, sur son observation passionnée des enfants.
Ah ces enfants efflanqués, une galerie de petits monstres que Poulbot (dont les parents étaient instituteurs) croque avec un réalisme poignant : « Quelle lamentable espèce d’enfants ! J’en compte çà et là une quantité, filles et garçons, grands, petits, moyens, qui, sans erreur possible, ont le visage modelé par les coups. En a–t-il fallu des brutalités depuis leur naissance ! Car la chair reprend sa forme après une torgnole, le sourire renait après les pleurs, en a-t-il fallu des réitérations pour que des coins de visage restent de travers, pour que les joues gardent l’air giflé, pour que l’apparence de renifler des larmes s’installe définitivement, même quand l’enfant rit ! Mais il y a pis que les déformations accidentelles ! Cette enfance pêche par mille stigmates de dégénérescence. Voici la petite Doré atteinte de strabisme et vingt autres victimes de la même hérédité alcoolique. Quand ce ne sont pas les yeux, ce sont les hanches qui chavirent : nous possédons toute une collection de coxalgies ; nous recélons trois boiteux, sans compter Vidal, le bossu ; quant aux rachitiques, aux noués, aux scrofuleux, on ne les distingue même pas : autant prendre l’effectif entier, à un degré près … »
« Je donne sept balles à un enfant, il les renvoie en annonçant avec moi : dimanche, lundi, mardi, mercredi, etc… tous ces jours-là font une semaine. Chaque jour a ses qualités : le dimanche est le premier jour de la semaine ; le samedi est le dernier, le jour numéro sept, le jour où l’on distribue les croix, etc. À Julie Leblanc (trois ans) : – Qu’est-ce ce que c’est le samedi ? Julie devine qu’on veut lui faire dire une gentillesse ; elle se contorsionne, baisse les paupières et sourit sans répondre. – Tu ne sais pas ? – Si. – Tu ne veux pas le dire ? – Si – Eh bien, qu’est-ce que c’est le samedi ? Alors, la mignonne, délicieuse, fière, séraphique : – C’est le jour où qu’on se saoule. »
La petite Louise Guittard manque à l’appel depuis trois semaines suite à une chute dans l’escalier, il a fallu la placer à l’hôpital. Des mères d’élèves bavardent entre elles : « -Pauv’gosse ! D’avoir la jambe cassée, elle n’a jamais été à pareille fête … – Figurez-vous que Louise a un lit ! Un vrai lit ! Du linge blanc, des repas réguliers. Madame la directrice lui a apporté une poupée. » Les enfants sont souvent vêtus de robes, les deux sexes confondus, et pour les reconnaître en début d’année, rien de mieux que la méthode de la grosse Madame Paulin, l’autre femme de service, qui les retourne la tête en bas et regarde la marque : « Allez, c’est une fille. Et toi ? Fais voir un peu ton bulletin. Crac ! Les pattes en l’air. »
Durant une année scolaire, Rose la bourgeoise est confrontée à une réalité sociale dont elle n’avait pas conscience, celle de la misère, de l’alcoolisme, de la violence, de la délinquance même (c’était le temps du phénomène des Apaches et de Casque d’or). Peu à peu, sa pitié pour ces pauvres mioches innocents se transforme en élan maternel. Dans un tel milieu, comment mettre en application les belles préconisations du « petit livre bleu », le règlement des écoles maternelles ? « L’école maternelle n’est pas une école, au sens ordinaire du mot ; elle forme le passage de la famille à l’école ; elle garde la douceur affectueuse et indulgente de la famille, en même temps qu’elle initie au travail et à la régularité de l’école… Un commencement d’habitudes et de dispositions sur lesquelles l’école puisse s’appuyer pour donner plus tard un enseignement régulier ; le goût de la gymnastique, du chant, du dessin, des images, des récits, l’empressement à voir, à observer, à écouter, à imiter, à répondre, l’intelligence éveillée enfin et l’âme ouverte à toutes les bonnes impressions morales, tels doivent être les effets des quelques années d’école maternelle … La méthode sera nécessairement celle qui consiste à imiter les procédés d’éducation d’une mère intelligente et dévouée. » Mais c’est bien sûr, chers concepteurs des programmes et instructions ! En ces jeunes années de l’école de Jules Ferry, règnent déjà des jalousies et des querelles d’égo au sein du personnel enseignant selon que l’on est normalienne ou pas. Les parents d’élèves, les mères en l’occurrence, ignorent leurs devoirs élémentaires mais savent réclamer leurs droits.
Au fil des pages, Rose s’épanche sur ses peines en évoquant des bribes de vie des malheureux petits êtres qui, peu à peu, se rapprochent d’elle. Elle clame aussi ses révoltes contre l’institution : « Je l’ai entendu conseiller presque crûment par la directrice et par l’inspecteur, dans l’enseignement, le mot d’ordre n’est pas de fournir des leçons qui profitent aux enfants, il s’agit de leçons qui fassent de l’effet au regard du public… Extérieur ! Extérieur ! Apparence ! » Son constat est sévère à la fin de son journal : « Juillet – Je voulais constater un résultat à la fin de l’année scolaire, le voici : tout le monde a perdu de son essence propre, tout le monde subit l’influence occulte de « l’administratif ». Dès l’entrée, à cause de l’odeur unique, de la construction générale haute et déserte, du mobilier symétrique, fait pour l’alignement, à cause du règlement affiché, imprégné dans l’air, les enfants et les grandes personnes prennent une âme « de commande ». Les enfants arrivent, ils décrivent un salut spécial « qui ne sert qu’à l’école », ils composent leur voix, leur regard. Combien de force, de beauté, de possibilité heureuse apportée là, et détruite ! Car, il faut le dire : c’est le meilleur de l’individu qui se dissout à l’école. De même que l’art est vivifié et renouvelé par les excessifs, par les « sauvages », de même, la vie est orientée vers le mieux par les turbulents. « L’espoir de la génération est dans les mauvais écoliers. » C’est Adam, surnommé par ces dames « l’Exempt de bien faire » qui représente pour moi l’avenir en progrès. » C’est bien joli l’école républicaine mais elle est si mal adaptée au quotidien vécu par les enfants qui fréquentent la maternelle de l’école de la rue des Plâtriers. On leur apprend à être soignés alors qu’ils ne possèdent ni veste ni chaussures. On leur inculque le devoir d’aimer et respecter leurs parents qui les battent sous l’emprise de l’alcool. « J’ai eu la vision de la petite Doré … avec un cabas au bras où se dissimulait à moitié une bouteille contenant un liquide verdâtre. – Qu’est-ce que tu apportes là ? – Du lait, Rose. Elle ajouta tout bas : « quatre sous de lait pour eux cinq, il n’y en aura pas assez pour les faire dormir ; quatre sous d’absinthe, y en aura assez … Dodo, l’enfant do. » » Est-ce mon goût prononcé pour l’image, j’ai aimé telle une métaphore la traditionnelle séance de la photographie de classe effectuée l’ultime jour de l’année scolaire : « Il faudrait à chaque enfant une mise en lumière à part, devant l’appareil photographique ; de même qu’il faudrait une éducation pour chaque tempérament bien défini et bien situé. » « Ah ! La photographe déclare que le groupe est enfin « bien composé » ; les enfants immobiles ont compris la nécessité du signe extérieur de sagesse, la normalienne les hypnotise, sculpturale, un livre à la main (le livre bleu)… Tout à coup, dans un éclair de révélation, j’ai découvert ce qui couvait sous la couche de morale. Pendant un instant, les têtes se sont offertes déscolarisées, naturelles, transparentes, vers l’appareil et il m’a semblé voir ces innocents de cinq à sept ans, dans leur faiblesse, tendre la gorge à l’avenir. » Quel sera en effet leur avenir ? Dans dix ans de là, ils seront jetés au cœur de la « grande guerre ». Le président du jury du Goncourt, le Bernard Pivot de l’époque clama à propos de La Maternelle : « Ça pue le paupérisme. » C’est vrai que le roman s’achève sur un drame qui survient au soir du dernier jour de l’année scolaire : « La mère Cloutet vient de se fiche dans le canal avec ses deux gosses ; on l’a retirée encore vivante et c’est une grande chance, car elle est enceinte, mais les deux pauv’ gosses (la Souris et le poussin) sont noyés. »
« Il paraît qu’on ne s’évade pas de sa classe » sociale. Rose va retrouver la sienne ; demain, son oncle lui présente son soupirant dont l’ombre traverse très discrètement le roman. Elle a des envies de maternité … Cent dix ans ont passé. En rédigeant ce billet, j’ai découvert sur la Toile le blog d’une école maternelle Léon Frapié de la région parisienne. Il était réconfortant et attendrissant de voir les bouilles heureuses des enfants d’origines multiples pendant leurs activités, dans des classes au décor chatoyant. Je me suis souvenu de Ce matin-là, un film émouvant que j’avais réalisé sur la première matinée de toute la future vie scolaire de bambins. Quelques larmes perlaient aux paupières de certains parents. J’ai pensé à mon grand-père que je n’ai jamais connu, à ma tendre maman, à mon école maternelle qui fut aussi la maison de mon enfance (voir billet du 17 décembre 2008). La Maternelle de Léon Frapié n’est pas un livre désuet. On le lit comme on relit Émile Zola. Au-delà de sa valeur documentaire d’une époque, sa lecture permet de rebondir de manière actuelle et moderne sur le rôle de l’école aujourd’hui.
C’est curieux comment naît un billet : ainsi celui que je vous livre aujourd’hui m’a été inspiré par une balade dans un modeste village d’Ariège au cœur du mois d’août. Ma curiosité toujours en éveil, alors que j’envisageais de visiter la petite église, je tombais nez à nez sous le porche avec un antique corbillard de nos grands-pères et arrière-grands-pères.
Rattrapé, peut-être inconsciemment, depuis par une actualité familiale, je tenais là mon sujet de Toussaint ainsi qu’un nouvel hommage à Georges Brassens décédé le 29 octobre 1981 et inhumé discrètement, au petit matin du 31, dans le caveau de famille du cimetière du Py à Sète. Connaissez-vous l’origine du mot corbillard ? Au Moyen-Âge, Paris dépendait, pour son ravitaillement en céréales, vins, bois, matériaux de construction, de plusieurs ports de banlieue dont celui de Corbeil-Essonnes. Le transport s’effectuait sur des bateaux à fond plat nommés corbeillards en raison de leur provenance. Lors de la pandémie de peste noire de 1348, ces coches d’eau servirent à évacuer les morts de la capitale. Ils donnèrent ainsi leur nom aux véhicules funéraires qui devinrent par déformation langagière, les corbillards. C’est l’occasion de se plonger dans la mythologie grecque et se souvenir de Charon, le passeur des enfers, fils d’Érèbe (les Ténèbres) et de Nyx (la Nuit), chargé sur sa barque de faire traverser le fleuve Styx aux âmes des personnes défuntes pour les mener jusqu’au royaume d’Hadès. Il est souvent représenté comme un vieillard fort laid, tyrannique et irascible, à l’aspect revêche, bref avec une « tête d’enterrement ». Mine (patibulaire) de rien, les pompes funèbres constituaient déjà un commerce : il fallait payer une obole pour ce voyage vers l’au-delà et il était donc d’usage de déposer une pièce de monnaie sous la langue du mort. Ceux qui ne pouvaient payer devaient rester cent ans sur la berge du fleuve. La ségrégation par l’argent ne date donc pas d’aujourd’hui ! Pire encore, il revenait aux défunts de ramer eux-mêmes, le sinistre Charon se contentant de tenir la barre ! Ce n’est pas Pigeon mais Charon qu’il fallait s’inscrire sur le front ! Retour à la fin des années 1950 : alors que je goûtais à la vie à pleins poumons, dans la maison familiale, parvenaient en boucle de la chambre de mon frère des couplets et refrains joyeux et entraînants qui intriguaient le gamin que j’étais par leur teneur :
« Mais où sont les funéraill’s d’antan ? Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards De nos grands-pères Qui suivaient la route en cahotant Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées Ronds et prospères Quand les héritiers étaient contents Au fossoyeur, au croqu’-mort, au curé, aux chevaux même Ils payaient un verre Elles sont révolues Elles ont fait leur temps Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres On ne les r’verra plus Et c’est bien attristant Les belles pompes funèbres de nos vingt ans »
Replaçons la scène dans le contexte de l’époque comme nos professeurs nous y invitaient pour nos dissertations. C’était dans la décennie après la guerre, la France retrouvait une certaine joie de vivre et une partie de sa jeunesse s’abreuvait des vers d’un nouveau venu dans le paysage du music-hall français, un trublion moustachu avec une guitare, le « polisson de la chanson » comme l’on surnomma l’ami Georges Brassens. Bien sûr, mon frère tomba dans sa potion magique et posait inlassablement sur son tourne-disque Teppaz les microsillons 25 cm de celui qu’on ne considérait pas encore comme un poète ; il fallut un peu de temps (que ses cheveux et sa moustache grisonnent peut-être ?) et pas mal de conversations épiques autour de sa soi-disant vulgarité (!) pour convaincre les ainés et notamment notre paternel. Allez, suivons avec tonton Georges, pipe au bec, l’œil malicieux, les petits corbillards de mon enfance.
La mort est un thème récurrent dans l’œuvre de Brassens. Elle figure directement ou indirectement dans une part importante de son répertoire. Était-ce pour la narguer ou l’exorciser, il lui donne le nom populaire de faucheuse ou camarde, ou fait référence aux Parques fileuses du destin. « Chez tous les poètes on parle beaucoup de la mort. Je ne suis pas poète, moi, entendons nous bien. Mais je veux dire que tous les gens que j’ai lus parlaient beaucoup de la mort, alors je me suis dit : « Tiens, c’est un thème comme un autre la mort ». Enfin, la terminologie de la mort et tout l’attirail qu’il y a autour facilitent quand même bien les choses. Le mot corbillard me plaît, le mot croque-mort me plaît. Les tombes, les tombeaux…allez savoir pourquoi. Et puis peut-être parce que j’y ai un peu pensé… » (Brassens, Propos d’un homme singulier de Loîc Rochard) Dès le début de sa carrière, il s’était fait une « mauvaise réputation » (titre donné à son premier album en 1953) en évoquant la personne du fossoyeur :
« Dieu sait qu’je n’ai pas le fond méchant Je ne souhait’ jamais la mort des gens Mais si l’on ne mourait plus J’crèv’rais de faim sur mon talus J’suis un pauvre fossoyeur … »
Voilà un métier qui ne connaît pas la crise! J’imagine qu’entre les multiples écoutes des Funérailles d’antan, les conversations entre mon frère et son copain Michel allaient bon train sur l’impertinence, les traits d’humour ainsi que le style et la justesse du propos du poète. Tombée dans une certaine désuétude, l’appellation populaire de croque-mort apparut à la fin du XVIIIème siècle pour désigner l’employé des pompes funèbres chargé de la mise en bière et du transport des défunts au cimetière. Il existe plusieurs versions pour en expliquer l’origine. L’une, assez gore, remonterait au Moyen-Âge et les épidémies de peste : le « croche-mort » était chargé de suspendre le défunt infecté avec une longue perche munie d’un croc de boucher pour éviter tout contact. Selon une seconde, largement répandue mais sans doute assez fantaisiste, le mot viendrait du fait que la personne chargée de s’occuper de la dépouille mortelle, autrefois, croquait ou tordait un doigt du défunt pour s’assurer de sa mort certaine. La troisième, plus académique, d’ordre linguistique et probablement la plus fiable, avancée par les « immortels » de l’institut, tire son sens de croquer, « faire disparaître » en vieux français. Au-delà de sa connotation lugubre, avouez que le mot était beaucoup plus imagé que les dénominations actuelles de conseiller ou opérateur funéraire.
« Y a un mort à la maison, si le cœur vous en dit Venez l’pleurer avec nous sur le coup de midi... »
La médicalisation de la fin de vie éloigne aujourd’hui très souvent les mourants de leur demeure. La plupart des défunts décédés chez eux rejoignent rapidement une chambre funéraire. Le rapport à la mort a changé, les rites et les croyances aussi, et les vivants s’empressent souvent à mettre à distance le corps du défunt. Il était autrefois d’usage de mourir (comme de naître) à son domicile. Cette coutume perdure encore principalement dans certaines campagnes, à défaut, le corps est rapatrié vite à la maison. Sitôt que la cloche de l’église a sonné le glas et que la nouvelle s’est répandue, il s’en suit la traditionnelle visite au mort par la quasi totalité des gens du village pour un dernier adieu. Les rares exceptions dont souffre cette règle concernent de vieilles fâcheries, survivances peut-être d’histoires de partage ou de querelles électorales. Encore que, devant Dieu, il ne s’agit pas de faire le Malin. Pour rester dans l’impertinence et l’humour caustique de Brassens, ce témoignage de compassion envers la famille endeuillée était parfois mu aussi par un soupçon de curiosité malsaine. C’était en effet l’occasion de découvrir l’agencement d’un intérieur inconnu et quelques signes cachés de « richesse », une belle armoire rustique, une batterie de cuivres ou d’étains, avec toutes les déductions et commentaires que je vous laisse supposer. Dans le film Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, l’une des dernières volontés du défunt Jean-Louis Trintignant est d’être inhumé à Limoges, berceau de la famille. Ainsi, « ceux qui l’aiment » prennent le train gare d’Austerlitz pour Limoges : les vrais amis et les faux-jetons, les héritiers légitimes et les non légitimes, la famille naturelle et non naturelle, les amants et les amis des amants. Le cinéaste mettait en scène avec beaucoup de finesse cynique les vieilles rancœurs, les faiblesses et les mesquineries, les disputes sans objet qui resurgissent alors que tous se rassemblent autour du cercueil. Il y a des familles qui ne se réunissent qu’aux enterrements.
« Quand les héritiers étaient contents Au fossoyeur, au croqu’-mort, au curé, aux chevaux même Ils payaient un verre … »
Il est toujours de tradition à l’issue des obsèques de préparer une collation pour les membres de la famille et les amis proches, surtout ceux qui sont venus de loin : un moment bref mais apaisant pour ceux qui vont devoir affronter l’absence et la solitude. J’ai connu le temps conté par Brassens où l’assistance se retrouvait au café du village. Plus on s’éloignait des tables occupées par les proches du défunt, plus régnait une atmosphère de réjouissance. Certains attendaient avec impatience le départ du curé pour commander une ch’tiote goutte. Finalement, n’appliquaient-ils pas à la lettre la recommandation du grand Jacques Brel que Le Moribond de sa chanson soit enterré dans la liesse : « J’veux qu’on rie, j’veux qu’on danse, j’veux qu’on s’amuse comme des fous. J’veux qu’on rie, j’veux qu’on danse quand c’est qu’on m’mettra dans l’trou. » ? J’en ai vu défiler des corbillards depuis la fenêtre de ma maison d’école (voir billet du 17 décembre 2008) qui se trouvait sur le trajet entre l’église et le cimetière. Je me souviens du claquement des sabots, des « brioches chaudes » comme écrivait Pagnol, qui jonchaient la chaussée après le passage des chevaux, des mines de moins en moins éplorées, derrière la famille, à mesure que s’écoulait le cortège. Elles ont fait leur temps les belles pom pom pom pom pom pompes funèbres des vingt ans de Brassens. Notez que pour marquer la tarentelle enjouée de sa chanson, il emprunte les onomatopées souvent utilisées pour fredonner La marche funèbre, une sonate pour piano, de Chopin. Quand on vous dit que la musique de Brassens est bien loin d’être anodine ! Bientôt, les automobiles remplacèrent les véhicules hippomobiles avec des conséquences imprévues que l’ami Georges se complait à stigmatiser : « On s’aperçut qu’le mort avait fait des petits … » Pour le « pornographe du phonographe », la mort ne porte pas atteinte aux facultés génétiques. Il s’agit même d’un clin d’œil aux chansons paillardes qu’il adorait et qu’il reprit dans les Quat’z’arts :
« Et les bonshomm’s chargés De la levée du corps Ne chantaient pas non plus Saint Eloi bande encore »
Ainsi que dans son excitante Fernande :
« À l’Etoile où j’étais venu Pour ranimer la flamme J’entendis ému jusqu’aux larmes La voix du soldat inconnu : Quand je pense à Fernande, Je bande … »
Pour l’Oncle Archibald, Georges, égrillard, mettait la mort en scène sous les traits d’une fille de joie :
«… Oncle Archibald, coquin de sort !
Fit, de Sa Majesté la Mort
La rencontre
Telle un’ femm’ de petit’ vertu Elle arpentait le trottoir du Cimetière Aguichant les hommes en troussant Un peu plus haut qu’il n’est décent Son suaire. »
Quelques années plus tard, Brassens fut le témoin direct d’une anecdote qui aurait pu faire l’objet d’un couplet de ses truculentes funérailles d’antan. Elle survint alors qu’il se rendait au cimetière de Cachan, à l’enterrement de René-Louis Lafforgue, l’auteur de Julie la rousse un grand succès de l’époque. La voici relatée par son secrétaire particulier, le fameux Gibraltar : « En conduisant Georges, je me suis trompé de chemin. On suivait un corbillard et, à un moment donné, Georges voit sur un panneau « Paris 3 kilomètres ». Il me demande : « Pierre, es-tu bien sûr que c’est Lafforgue ? » J’avais suivi un autre corbillard. J’ai donc fait demi-tour et tous ceux qui nous suivaient, au moins vingt voitures, en ont fait autant ! » Voilà ce que c’est que d’emporter les trépassés jusqu’au diable vauvert ! L’origine de l’expression qui évoque une contrée très éloignée, fait débat. Tous les Vauvert de France, la cité gardoise en tête, se l’approprieraient volontiers ; il semblerait qu’elle remonte en fait au Moyen-Âge et au château de Val Vert, à proximité de Paris, où des actes blasphématoires étaient commis. Saint Louis décida de purifier l’endroit en y créant un couvent.
La réalité tutoie parfois la fiction : s’agit-il d’un fan sétois de Brassens ou une façon gardoise d’aller au diable, voici en tout cas le curieux chargement d’un touriste languedocien croisé sur une route de Corse !
Quant à ce cercueil à roulettes, fruit de l’imagination de Claudius de Cap Blanc, génial affabulateur (voir billet du 18 juin 2013) du Mas d’Azil, il pourrait bien illustrer littéralement l’expression rouler à tombeau ouvert, c’est-à-dire à une vitesse trop grande mettant en péril sa vie. Datant de la fin du XVIIIème siècle, elle était employée à l’époque avec le verbe galoper, cheval oblige. Au fait, il existe un musée du Corbillard, qui paraît-il n’engendre pas la mélancolie, à Cazes-Mondenard, un petit village du Tarn-et-Garonne. Il n’est pas impossible d’ailleurs que l’attelage funéraire qui transportait les défunts autrefois dans votre commune, y passe une paisible retraite. Lors de mes promenades ariégeoises, j’ai vu un autre corbillard de nos grands-pères sous le porche de l’église de Roquefixade.
Qui sait si ces véhicules funéraires de jadis ne retrouveront pas une nouvelle jeunesse avec une hypothétique prise de conscience écologique, encore que la tendance soit à l’incinération. Bien avant Brassens, Verlaine manifesta une gaieté iconoclaste de la même veine dans son sonnet « saturnien » L’Enterrement.
« Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille, La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille, Le prêtre en blanc surplis, qui prie allègrement, L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille, Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement, S’installe le cercueil, le mol éboulement De la terre, édredon du défunt, heureux drille, Tout cela me paraît charmant, en vérité ! Et puis, tout rondelets, sous leur frac écourté, Les croque-morts au nez rougi par les pourboires, Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens, Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire, Les héritiers resplendissants ! »
Manière de trinquer respectueusement, Brassens cogna ses vers en récitant L’enterrement de Verlaine écrit par Paul Fort, un autre poète.
Le Bibi la Purée évoqué était un compagnon fidèle de Verlaine. Figure trouble de Montmartre, toujours entre deux vins ou deux absinthes, il s’était spécialisé dans le vol de parapluies et le cirage des pompes … pas funèbres celles-ci ! Par la suite, Brassens enregistra une version chantée du poème en utilisant la musique de sa Marche nuptiale.
Après la mort de sa maman, en 1962, puis de quelques amis, sa Jeanne notamment, le temps des « vrais enterrements » vint pour l’ami Georges. Il continua souvent à taquiner la mort de sa verve poétique mais avec sans doute moins d’insouciance, comme ici dans Le Grand Pan :
« Et quand fatale sonnait l’heure De prendre un linceul pour costume Un tas de génies l’œil en pleurs Vous offraient les honneurs posthumes. Pour aller au céleste empire, Dans leur barque ils venaient vous prendre. C’était presque un plaisir de rendre Le dernier soupir. La plus humble dépouille était alors bénie, Embarquée par Charon, Pluton et compagnie. Au pire des minus, l’âme était accordée, Et le moindre mortel avait l’éternité.
Aujourd’hui ça et là, les gens passent encore, Mais la tombe est hélas la dernière demeure Les dieux ne répondent plus de ceux qui meurent. La mort est naturelle, et le grand Pan est mort.
Et l’un des dernier dieux, l’un des derniers suprêmes, Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même Un beau jour on va voir le Christ Descendre du calvaire en disant dans sa lippe » Merde je ne joue plus pour tous ces pauvres types. J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. »
Aïe aïe aïe, on partira avant, hein ? Brassens chanta également avec légèreté et humour la Ballade des cimetières, en souvenir peut-être des visites qu’il effectuait dans son enfance avec sa mère, tous les jeudis, sur la tombe de son premier époux. Il faisait le tour des grandes nécropoles de la capitale. J’eus l’occasion de vous en évoquer deux dans mes billets Le cimetière du Père-Lachaise musical(e) (12 novembre 2008) et Rameaux au cimetière Montmartre (1er avril 2012).
« J’ai des tombeaux en abondance Des sépultur’s à discrétion Dans tout cim’tièr’ d’quelque importance… À la vill’ comme à la campagne, Partout où l’on peut faire un trou, J’ai mêm’ des tombeaux en Espagne Qu’on me jalouse peu ou prou … »
Il se lamentait juste qu’il n’en ait pas au cimetière du Montparnasse à quatre pas de (sa) maison, au fond de l’impasse Florimont. N’y voyez surtout pas un quelconque goût pour la morbidité, j’aime parfois flâner et méditer dans ces lieux de mémoire. L’erreur serait de croire que les cimetières ne sont faits que pour les morts. On y a rendez-vous, dans une sorte de jeu de piste à travers les « divisions », avec l’Histoire de grands hommes et beaucoup d’histoires de gens humbles. On est confronté à une esthétique de la statuaire, on découvre la langue des disparus à travers une épitaphe. C’est ainsi qu’en ce début d’après-midi du mois d’août, je pousse la grille du petit cimetière qui entoure l’église paroissiale. Je ne sais pas si vous avez remarqué, les grilles des cimetières de campagne grincent toujours comme pour alerter leurs habitants de l’arrivée d’un visiteur ! Comme dans une chanson de Trenet, je crains d’indisposer les hôtes de ce lieu et que l’un d’eux se manifeste : « Ça fait une éternité pourtant qu’on dit au maire de faire réparer cette fichue grille ! » Je pense à Antoine Blondin et à un passage de son roman L’Humeur vagabonde : « Le Père Lachaise est un lieu très poétique. C’est un cimetière où l’on sait vivre… J’ai vu tout de suite que ce cimetière n’était pas comme les autres, pas comme celui de notre village par exemple, qui est situé derrière le tennis, et d’où une main invisible vous renvoie la balle chaque fois qu’elle passe par-dessus le mur … » Avec les poètes, il s’en passe de belles, même l’amour règne encore au cimetière. Ainsi, Brassens dans sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète :
« Et quand prenant ma butte en guise d’oreiller Une ondine viendra gentiment sommeiller Avec moins que rien de costume J’en demande pardon par avance à Jésus Si l’ombre de ma croix s’y couche un peu dessus Pour un petit bonheur posthume »
Ou encore Trenet dont Georges connaissait toutes les chansons, presque mieux que son auteur :
« Mam’zelle Clio Je suis bien mort quoi qu’on en dise Oui mais le diable m’a permis De revenir toutes les nuits Dormir avec vous sans vous faire peur Caresser vos cheveux toucher votre cœur vous dire à l’oreille » Je t’aime chérie je t’aime et j’en meurs « Et tirer les poils du petit cocu qui veille La commode qui grince un bruit sur le toit Le lit qui gémit c’est moi dans le bois ma brune Je suis courant d’air et rayon de lune J’ai l’éternité pour chanter tout bas Je dors avec toi »
Pour vous consoler ou vous rassurer, Brassens n’était malgré tout pas pressé de partir :
« S’il faut aller au cimetière, J’ prendrai le chemin le plus long, J’ ferai la tombe buissonnière, J’ quitterai la vie à reculons… Tant pis si les croque-morts me grondent, Tant pis s’ils me croient fou à lier, Je veux partir pour l’autre monde Par le chemin des écoliers. Je veux partir pour l’autre monde Par le chemin des écoliers. Avant d’aller conter fleurette Aux belles âmes des damnés… »
Et comme chacun de nous en ce jour de Toussaint, il pensa, plus classiquement, à nos chers disparus en mettant en musique quelques strophes d’un poème de Lamartine :
« C’est l’ombre pale d’un père Qui mourut en nous nommant C’est une sœur, c’est un frère Qui nous devance un moment Tous ceux enfin dont la vie Un jour ou l’autre ravie, Emporte une part de nous Murmurent sous la pierre « Vous qui voyez la lumière De nous vous souvenez vous? » … »
Je ne vous ai pas dit mais mon nom de famille en anglais signifie un cercueil. N’avancez cependant aucune hypothèse psychanalytique pour expliquer le thème de ce billet. Seule une pensée pour nos proches de cœur ou d’esprit qui se sont absentés pour l’éternité dont l’ami Georges fait partie, m’a guidé en ce jour particulier.