Archive pour octobre, 2015

Langres sur un plateau avec Bernard Dimey et Denis Diderot

Vous ne me tiendrez pas rigueur de vous livrer mes écrits, ces temps-ci, de manière un peu désordonnée, du moins sur le plan de la chronologie des faits. Ainsi, il me faut vous raconter mon retour suite à mon séjour en Alsace au mois de juin (billets des 24 juin, 2 et 9 juillet 2015).
J’avais choisi de prendre le chemin des écoliers, un peu comme André et Julien, les deux enfants du Tour de la France, l’incontournable manuel de lecture des élèves de cours moyen de la Troisième République.
Comme eux deux d’ailleurs, je sortis de la ville de Phalsbourg en Lorraine, en franchissant la grande porte fortifiée qu’on appelait alors porte de la France. En effet, il faut se souvenir que le récit relate leur périple suite à l’annexion de l’Alsace et la Lorraine par les Prussiens (traité de Francfort de 1871).
« Il est des lieux où souffle l’esprit. » Ainsi commence La Colline inspirée, le célèbre roman historique de Maurice Barrès paru en 1913. Une brise attise ma curiosité tandis que des panneaux me signalent, à une trentaine de kilomètres, la colline de Sion-Vaudémont, le point le plus élevé des côtes de Moselle, dans le sud du département de Meurthe-et-Moselle. Je renonce à m’y rendre à cause d’un emploi du temps déjà chargé. Cependant, mon cher frère nous offre le magnifique panorama que l’on y découvre depuis la table d’orientation.

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« L’horizon qui cerne cette plaine c’est celui qui cerne toute vie. Il donne une place d’honneur à notre soif d’infini en même temps qu’il nous rappelle nos limites. » J’irai vérifier de visu, un jour, c’est certain.
À défaut, bientôt, de manière très matérialiste, je me ravitaille en carburant sur l’autoroute A31, à l’aire de Lorraine-Sandaucourt fréquentée bizarrement par quelques silhouettes de grognards napoléoniens.

Aire de Lorraine blog

Je n’ai pas souvenir que les troupes impériales aient combattu dans le secteur. Il s’agit en fait d’un clin d’œil à l’imagerie d’Épinal, fleuron industriel de la cité vosgienne toute proche. Sous le Premier Empire, elle célébra l’empereur Napoléon Bonaparte, sa famille, ses maréchaux, ses armées et ses victoires.
Au sens figuré, une image d’Épinal traduit un cliché, un lieu commun, une vision naïve ou stéréotypée de quelque chose. Je préfère y associer les magnifiques planches du dessinateur Jacques Tardi, notamment sur cette « putain de guerre 14-18 ».

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Ce matin, j’ai rendez-vous avec un autre compagnon d’esprit à Nogent en Champagne (autrefois appelé Nogent en Bassigny).
Ici naquit et repose Bernard Dimey (1931-1981). J’ai déjà évoqué en plusieurs occasions la mémoire de ce grand poète, une des grandes figures du Montmartre d’antan (voir billet du 3 mars 2015). En reconnaissance, depuis 1989, la médiathèque municipale porte le nom de l’enfant du pays.

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Je m’étais promis de venir un jour errer quelques heures dans le « village parfait de (ses) douze ou quinze ans » : « Je viens de la Champagne … un petit bled nommé Nogent où l’on fait des couteaux. »
Une prospère tradition coutelière anima longtemps la cité, au point qu’au dix-neuvième siècle on la surnomma Nogent-les-Couteaux. Le père Dimey était d’ailleurs coutelier et ciselier (fabricant de ciseaux), la mère coiffeuse à domicile.
Parmi les modèles en vitrine d’un vieux commerce de coutellerie, figure le Balibeux, nom local donné à un salsifis sauvage qui pousse dans les prairies environnantes. Une légende remontant à la guerre de 1870 raconte que lorsque les Prussiens assiégèrent la ville, la faim saisit progressivement les habitants de la vallée qui n’eurent d’autres ressources que de cueillir cette plante sauvage pour en faire des bouillies. C’est ainsi que l’on baptisa les Nogentais du bas de la ville, les Balibeux. On dit que les habitants de la ville haute, plus aisés et aux intestins plus délicats, supportèrent mal cette nourriture et attrapèrent la fouère (autrement dit, une bonne chiasse !) et le surnom ironique de Fouéroux.
C’est dans son poème L’enfance que Bernard livre ses souvenirs les plus précis de sa jeunesse nogentaise. Écoutez-le et lisez-le, ses mots aussi sont ciselés !

« Tous les grands chevaux blancs qui couraient dans les rues
Du village parfait de mes douze ou quinze ans
Ont galopé si loin que j’ai perdu de vue
Le plus pur de mon âme et le plus important.

Il reste de tout ça quelques mots, des images,
Un vieux cheval boiteux qu’on appelait Souris,
Un grand nègre jovial, sans doute anthropophage
Qui venait du Cap-Vert et je songe aujourd’hui

Qu’il avait des enfants blonds comme la Norvège,
Aux yeux bleus de vikings, le monde est si petit…
Négatif absolu d’un bonhomme de neige…
Il est peut-être mort et moi je suis parti.

Je ne reverrai plus les combles de l’église
Où j’allais dénicher des enfants de hibou.
Quand je les rapportais, tout chauds sous ma chemise,
Ma pauvre mère avait des hurlements de loup…
Au Monument des Morts qu’on appelait Mobiles
Assassinés pour rien sous Napoléon III
On déchiffrait des noms mais c’était difficile
Et, debout sur le mur, on dominait les bois.

Les femmes, en bavardant, martyrisaient du linge
A grands coups de battoir au lavoir d’à côté.
On venait tournoyer, comme des petits singes,
Autour de leurs baquets, pour s’y faire insulter…

On rêvait, c’était beau… je ne rêve plus guère.
Je porte des habits qui ne me vont pas bien,
Je plonge dans la mort la tête la première
Une ou deux fois par jour et pourtant j‘en reviens.

Tous les grands oiseaux blanc au regard de phosphore
Et dont le cri feutré me réveillait la nuit
Ont volé bien trop loin, par delà les aurores,
Survolant les sentiers que je suivais sans bruit,

Et les petits chevreaux dont je tenais les pattes
Depuis plus de trente ans ne veulent pas mourir.
Ils bougent dans mes rêves et pleurent et se débattent…
Bon Dieu ! Que mes douze ans ont du mal à finir ! »

Je descends vers Nogent-le-Bas pour me recueillir quelques instants devant l’église romane Saint-Germain.

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C’est là, dans les combles, que le gamin Dimey dénichait les oisillons humanisés affectivement et poétiquement en « enfants de hibou ».
Dans son œuvre, Dimey évoque souvent l’enfance, le temps du rêve et de l’étrange. Chez lui, les enfants ne vivent pas dans la même réalité que les adultes ; ils la transforment par leur imaginaire. Voici ce qu’il écrivait … à quinze ans :

« Il est des accords mineurs doux, qui évoquent des paysages
Des paysages sans lumière et sans ombre
Des clairières où l’on croit marcher sur du velours
Accords qui font rêver
Musique qui fait flotter la rêverie qui ouvre d’autres horizons !
Ceux de l’irréel ! »

« La nuit de mes dix ans, comme elle était superbe ! » Écoutez-le encore nous la conter, de sa voix bourrue et tendre à la fois, telle qu’il la ressentit lors d’un camp nocturne dans sa campagne haut-marnaise avec les Cœurs Vaillants de l’abbé Bournot en 1941.

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À l’adolescence, Bernard fut élève au collège de Joinville, commune proche située sur l’axe Saint-Dizier-Chaumont, puis entra, en 1947, à l’École Normale d’instituteurs de Troyes. Il prépara le baccalauréat à celle de Nancy, la section Philo n’existant pas à Troyes où il revint ensuite pour achever sa formation. Il renonça très rapidement à la carrière d’instituteur pour se consacrer à la littérature. C’est comme cela que bientôt, il « monta » à Paris et sur la butte Montmartre. Sur sa maison de la rue Germain Pilon dans son cher quartier des Abbesses, on peut lire sur la plaque qui lui est dédiée :

« Je vis mon temps comme un roi nègre
Superbement désargenté
Allant de l’élite à la pègre
Sans me plaindre ni me vanter »

Dans son errance parisienne, il rêva de Syracuse, cette sublime chanson que fredonnèrent Henri Salvador et Yves Montand.
D’un voyage en Égypte, il ramena Les enfants de Louxor et un caillou de la Vallée des Rois qu’il tient au creux d’une main dans son repos éternel :

« Quand je sens, certains soirs, ma vie qui s’effiloche
Et qu’un vol de vautours s’agite autour de moi,
Pour garder mon sang-froid, je tâte dans ma poche
Un caillou ramassé dans la Vallée des Rois.
Si je mourrais demain, j’aurais dans la mémoire
L’impeccable dessin d’un sarcophage d’or
Et pour m’accompagner au long des rives noires
Le sourire éclatant des enfants de Louxor.

À l’intérieur de soi, je sais qu’il faut descendre
À pas lents, dans le noir et sans lâcher le fil,
Calme et silencieux, sans chercher à comprendre,
Au rythme des bateaux qui glissent sur le Nil,
C’est vrai, la vie n’est rien, le songe est trop rapide,
On s’aime, on se déchire, on se montre les dents,
J’aurais aimé pourtant bâtir ma Pyramide
Et que tous mes amis puissent dormir dedans.

Combien de papyrus enroulés dans ma tête
Ne verront pas le jour… ou seront oubliés
Aussi vite que moi ?… Ma légende s’apprête.
Je suis comme un désert qu’on aurait mal fouillé.
Si je mourais demain, je n’aurais plus la crainte
Ni du bec du vautour ni de l’œil du cobra.
Ils ont régné sur tant de dynasties éteintes…
Et le temps, comme un fleuve, à la force des bras…

Les enfants de Louxor ont quatre millénaires.
Ils dansent sur les murs et toujours de profil,
Mais savent sans effort se dégager des pierres
À l’heure où le soleil se couche sur le Nil.
Je pense m’en aller sans que nul ne remarque
Ni le bien ni le mal que l’on dira de moi
Mais je déposerai tout au fond de ma barque
Le caillou ramassé dans la Vallée des Rois. »

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En cette heure médiane, pas un rade ouvert à l’horizon pour trinquer au souvenir de celui qui reçut le Grand Prix de l’académie Charles Cros pour son poème Ivrogne et pourquoi pas ?.
Dans ce Nogent-là, on ne célèbre pas le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles.

« Depuis dix ans comme le temps passe
Je fais la salle et la terrasse
Chez Marie-Louise que tu connais
La petite rouquine au teint de lait
Que je rêvais de prendre au piège
Quand j’étais le coq du collège
Dieu qu’il en est passé du temps
Sur moi qui joue toujours perdant
En attendant que je m’y fasse
Je fais la salle et la terrasse
Et je suis aimé des clients… »

Ces vers de Dimey sont chantés par Charles Aznavour (auteur de la musique) et, mieux encore, par Yves Jamait dont quelques paroles figurent en exergue de mon blog.
Au pays de Dimey, en salle ou (plutôt à) la terrasse, car il fait beau ce jour-là dans le ciel et dans mon esprit, il est plus couleur locale de boire un petit blanc des Coteaux de Coiffy ou du Muid Montsaugeonnais.

canal entre Champagne et Bourgogne blog

Comme elle est belle ma douce France, ainsi, à Rolampont, au franchissement du canal entre Champagne et Bourgogne, anciennement canal de la Marne à la Saône. Long de 224 kilomètres, il possède 114 écluses.
Assis sur une des rives, en guise de pique-nique, je me ferais bien un petit caprice … des dieux, une marque de fromage à pâte molle de la Haute-Marne, créée, en 1956, à Illoud, non loin d’ici. J’en raffolais quand j’étais gamin ; j’ai appris depuis à mieux contrôler les appellations fromagères !
Mais voilà déjà qu’apparaît la ville de Langres perchée sur son oppidum calcaire.

Langres vue aériennephoto site de la ville de Langres

Malgré mes études universitaires de géographie, j’ai longtemps considéré Langres, de manière très réductrice, uniquement comme le plateau où la Seine prend sa source. Deux de ses affluents, d’ailleurs, y naissent également : l’Aube et la Marne, cette dernière, la plus longue rivière française, ne se jetant dans le fleuve, après avoir longtemps hésité, qu’entre Charenton-le-Pont et Alfortville aux abords de la capitale.
C’est l’occasion ou jamais de vous conseiller la lecture de Remonter la Marne de Jean-Paul Kaufmann. Un mois et demi durant, à raison de 13 kilomètres par jour, l’ancien otage du Liban a remonté à pied le cours de la rivière depuis l’Est de Paris jusqu’à sa source. Il me permet ainsi d’employer le mot savant d’équanimité, c’est-à-dire l’égalité d’âme et d’humeur, une recherche affective de détachement et de sérénité, un apaisement de l’esprit qu’on peut comprendre après ce que vécut l’écrivain.
Donc, Langres est aussi une jolie cité dotée de remparts très spectaculaires. Un géographe vanta même au XVIIe siècle sa réputation d’invincibilité : « La ville est dans une assiette si avantageuse et habitée d’un peuple si guerrier qu’elle passe pour la pucelle du pays. ». De nos jours, nous la déflorons aisément à pied car il est beaucoup plus confortable de laisser son véhicule au pied de la citadelle. Il est même incompréhensible qu’intramuros, un camping officiel avec caravanes soit autorisé tout contre la tour de Navarre et d’Orval, la plus impressionnante des quatre tours d’artillerie avec un diamètre de 28 mètres, une hauteur de 20 mètres et des murs jusqu’à 7 mètres d’épaisseur. Elle fut inaugurée par François 1er en 1521. Elle abrite deux belles salles voûtées et percées d’embrasures de tirs.

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Le Langres historique est concentré sur une superficie finalement peu étendue et quelques heures suffisent pour effectuer une bonne approche de son patrimoine architectural tant sur le plan militaire, avec les remparts, que religieux, avec la cathédrale Saint-Mammès, et civil avec ses vieilles maisons. À partir de là, il s’agit d’une question d’organisation en jonglant alternativement, en ce qui me concerne, entre une déambulation sur plusieurs tronçons du chemin de ronde et une errance dans quelques rues de caractère de la cité.

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Bien que je sois déjà à l’intérieur des fortifications, j’en ressors un instant pour contempler la porte principale dite des Moulins baptisée ainsi en raison des anciens moulins situés là autrefois. Le nom de Bel Air donné au parking contigu provient peut-être du bon vent qui animait leurs ailes.
Construite entre 1642 et 1647, à la vague allure d’arc de triomphe, ses éléments décoratifs, trophées d’armes, casques empanachés, prisonniers enchaînés devant leurs drapeaux confisqués par les soldats français, rappellent la victoire prochaine de la France sur l’Espagne lors de la guerre de Trente Ans qui s’acheva par le traité de Westphalie (1648).
À proximité, se trouve un buste d’Auguste Laurent, chimiste controversé du XIXe siècle, né tout près de Langres. Il inventa une nomenclature pour la chimie organique et fut un précurseur de la théorie atomique.
Je m’engage maintenant dans l’artère principale qui coupe la cité longitudinalement et de manière rectiligne.

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À l’enseigne d’Entre deux vignes (celles des coteaux de Coiffy et du Muids Montsaugeonnais ?) : sur la vitrine de cette boutique est inscrite une phrase tirée de La Religieuse de Diderot.
J’ai omis de vous préciser que l’auteur de L’Encyclopédie est né à Langres au siècle des Lumières et qu’il y passa les quinze premières années de sa vie. À ce titre, il y est omniprésent : un musée lui est consacré, une statue, un collège, une rue, une place lui sont dédiés, des citations tirées de ses ouvrages figurent à la devanture des commerces, une boulangerie-pâtisserie porte son nom, on le trouve même aussi sur une étiquette du fromage local. Comme cela constitue un excellent moyen de nous cultiver, ne nous plaignons pas.
« Je puis tout pardonner aux hommes, excepté l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. » Je ne veux pas faire du mauvais esprit mais, à observer notre monde, il n’y a finalement pas grand-chose à leur pardonner.
La Religieuse est un roman posthume édité en 1796, Diderot n’ayant pas souhaité le publier de son vivant, après avoir été échaudé par certains écrits passés tels Les bijoux indiscrets ainsi que sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient qui lui valut d’être incarcéré au château de Vincennes. Le roman est écrit sous forme des mémoires d’une jeune fille, Suzanne Simonin, contrainte d’entrer au couvent par ses parents, parce que de naissance adultérine.
Il est des œuvres qui traversent le temps sans vieillir, preuve en est qu’outre le plaisir toujours renouvelé de la lecture, le cinéaste Jacques Rivette vit, en 1966, son adaptation connaître les affres de la censure : « un film blasphématoire qui déshonore les religieuses » s’indigna la présidente de l’union des supérieurs majeures (!). On ne le jeta tout de même pas dans les douves du fort de Vincennes. Son collègue Jean-Luc Godard se régala d’un bon mot en qualifiant André Malraux de ministre de la Kultur !!!
Certains tressaient des lauriers, d’autres fabriquaient des couronnes …

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Plus loin, au hasard de ma promenade dans la rue (évidemment) Diderot, je découvre l’ancienne chapelle des Oratoriens.
En 1616, l’évêque Sébastien Zamet fit appel à la congrégation des Oratoriens pour diriger son séminaire et former les prêtres du diocèse et, à cet effet, leur concéda terrains et bâtiments d’un ancien prieuré. La chapelle ne fut construite qu’en 1676. Sa porte d’entrée est encadrée par un portique d’ordre ionique. Désaffectée à la Révolution, la chapelle a été transformée en salle de spectacle en 1838. Le décor du fronton avec masques, partitions et instruments de musique témoigne de sa nouvelle destination.

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« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ! ». Pour Diderot, cette recommandation avait pour objet de dénoncer l’affectation des grands maîtres qui se plaisent à tirer un voile entre le peuple et la nature. L’intention est évidemment louable même si, trois siècles plus tard, on n’a guère avancé. Ainsi le philosophe Michel Onfray est au cœur de polémiques ridicules, lui qui démissionna de l’éducation nationale justement pour rendre le savoir accessible au plus grand nombre en ouvrant à Caen une université populaire avec un succès considérable et des amphithéâtres bondés.

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Je débouche sur la place anciennement Chambeau, aujourd’hui Diderot comme de bien entendu, située au cœur de la ville. Sur quelques mètres carrés, nous avons un concentré de la jeunesse de Diderot à Langres. D’ailleurs statufié sur une colonne au centre de la place, le philosophe a vue sur les différents lieux qu’il fréquenta lors des quinze premières années de son existence, et pour commencer la maison où il naquit le 5 octobre 1713, sise au numéro 9.

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Son père Didier Diderot était fils de coutelier et lui-même maître coutelier et marchand spécialisé dans la fabrication d’instruments de chirurgie et de couteaux estampés de la marque à la perle. Sa mère Angélique Vigneron était fille d’un marchand tanneur.
Juste de l’autre côté de la place, presque symétriquement par rapport à sa statue, se trouve la maison d’enfance du philosophe, celle où il vécut jusqu’à son départ pour Paris, celle aussi où il reviendra lors de ses rares séjours à Langres. Le rez-de-chaussée est, aujourd’hui, occupé par un bureau de tabac et journaux.

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Au deuxième étage, une plaque fut apposée en 1880 par la Société Républicaine d’Instruction qui pensait alors à tort qu’il s’agissait de sa maison natale. Par contre, c’est là que naquirent ses sœurs Denise dit sœurette qu’il chérissait, Angélique devenue religieuse ursuline et morte folle en 1749, et son frère Didier-Pierre futur chanoine.
Toujours sur la place, légèrement plus bas, se trouve le désormais collège Diderot, l’ancien collège des Jésuites où le jeune Denis fut élève pendant six ans.
Appelés à Langres en 1621, à l’invitation de l’évêque, les Jésuites implantèrent là leur collège une trentaine d’années plus tard. Situé au cœur de la cité, il pouvait accueillir jusqu’à 200 jeunes notables de Langres et de sa région. En 1746, les bâtiments furent la proie des flammes mais un nouveau collège ne tarda pas à sortir de terre. En 1762, la Compagnie de Jésus fut interdite. Chassés du royaume, les Jésuites n’en virent pas l’achèvement en 1770.

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En forme de U, ce vaste bâtiment conçu pour l’étude et la prière s’appuie au Sud sur l’ancien rempart du XIIIe siècle, et est séparé de la place par un mur de clôture. Le portail est surmonté d’une allégorie de l’Instruction due au sculpteur langrois Antoine Besançon. Sur l’aile droite, se trouve la façade de la chapelle. Elle est conçue comme un immense retable Son fronton étonne par la profusion décorative de nuées, rayons et de têtes d’angelots.
Selon le dépliant édité par l’office de tourisme, Diderot sait déjà écrire et calculer quand il y entre en 1723 … ce qui en soit n’a rien d’extraordinaire pour un écolier de dix ans aujourd’hui. Mais voyons la suite et ce qu’il écrivit en 1760 dans une correspondance à Sophie Volland qui fut son amie et sa maîtresse. Elle se prénommait en fait Louise-Henriette mais Denis lui préféra Sophie, sagesse en grec.
« Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j’avais remportés et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données et qui trop larges pour mon front avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une belle chose un homme de bien et sévère qui pleure. »
Comme le dit d’Alembert à l’article collège de l’Encyclopédie, on y enseignait les Humanités qui consistaient essentiellement dans l’enseignement du latin, la Rhétorique, les Mœurs et la Religion, et très minoritairement la Philosophie dans laquelle on faisait entrer la Physique.
Certaines classes pouvaient compter jusqu’à cent élèves. De manière originale, les Jésuites avaient recours au théâtre, pièces morales en latin qui ont pu inspirer à Diderot son goût pour les spectacles.
Plus tard, Diderot brossa un tableau peu enthousiaste de sa formation langroise. Dans son Plan d’une université ; il plaida en faveur d’une pédagogie plus démocratique : « J’ai vu quatre ou cinq élèves, supérieurs à tous les autres, se succéder pendant le cours entier de l’année, dans les places d’honneur, et décourager le reste de la classe. J’ai vu tous les soins des professeurs se concentrer dans ce petit nombre de sujets d’élite, et tous les autres enfants négligés … J’ai vu cette règle, inflexible pour les enfants des pauvres, se prêter à toutes les petites fantaisies des enfants des riches ».
Tout encyclopédiste et homme des Lumières qu’il devînt par la suite, Diderot fut un gamin comme les autres qui participa à une guerre des boutons « avant le siècle » : « Deux cents enfants se partageaient en deux armées. Il n’était pas rare qu’on en rapportât chez leurs parents de grièvement blessés. » Il se souvenait de son « front cicatrisé de dix coups de fronde reçus de la main de ses camarades » tout en se vantant d’avoir mieux su « donner un coup de poing que faire une révérence ».
En 1728, son oncle, sentant proche sa mort, envisagea qu’il soit désigné comme son successeur par les chanoines de Langres. Denis ne regretta jamais que cela ne se fît pas : « J’aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches à balai, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre … » Au lieu de cela, il entra au collège Louis-le-Grand à Paris pour étudier notamment la théologie. Il y rencontra le Père Charles Porée, professeur de rhétorique dont il vanta la personnalité hors pair dans sa Lettre sur les sourds et les muets.
J’aurai l‘occasion de poursuivre mon évocation de Diderot plus tard, difficile qu’il en soit autrement. Pour l’instant, je descends au nord de la ville vers les fortifs et la tour Virot construite vers 1470.

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En route pour un bon bout de chemin de ronde avec une perspective superbe sur la campagne langroise et les eaux bleues du lac de la Liez.
Je passe devant la « zouille », une automotrice qui perpétue le souvenir de l’ancien chemin de fer à crémaillère, premier du genre à avoir été construit en France. Il desservait la ville haute depuis la gare des chemins de fer de l’Est, en contrebas le long de la Marne.

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J’atteins bientôt la Tour Piquante située à la pointe Ouest de la cité. Érigée vers 1565, elle tient son nom insolite de la forme polygonale du bastion.
Je me dirige maintenant au cœur du quartier canonial vers la cathédrale Saint-Mammès dont la silhouette se détache nettement lorsqu’on approche de Langres, comme dans plusieurs tableaux de Raoul Dufy.

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La cathédrale fut construite à partir du milieu du XIIe siècle sous l’épiscopat de Geoffroy de La Roche-Vanneau, légat du pape en 1147 lors de la seconde croisade et aussi ami de Bernard de Clairvaux, celui-là même qui chercha des noises à Abélard pour sa « logique à la con » (sic) de la Trinité (voir billet Héloïse ouille, Abélard aïe du 6 mai 2015).
Élevée dans une région de confluences, elle conjugue avec harmonie le style roman clunisien de Bourgogne et le gothique d’Ile-de-France.
Elle est dédiée à Mammès, jeune berger de Cappadoce qui fabriquait des fromages pour les pauvres.
Converti au christianisme, il fut persécuté par l’empereur Aurélien en 273-274. La légende raconte qu’il aurait été délivré par un ange et transporté sur une montagne voisine où les bêtes sauvages venaient l’écouter prêcher l’Evangile. Arrêté une seconde fois, il fut jeté en pâture aux lions qui refusèrent de le dévorer. Alors, le gouverneur choisit de le tuer en l’éventrant avec un trident dans les arènes de Césarée Les nombreux miracles qui se produisirent sur son tombeau étendirent sa popularité tout au long du IVe siècle. Les hagiographes écrivirent sa passion en brodant largement. Le culte de Saint Mammès parti de Constantinople parvint jusqu’à Langres qui accueillit, dans des conditions un peu mystérieuses, un os de la nuque du martyr. C’est même plus que cela puisque le Trésor de la cathédrale comprend un buste reliquaire contenant le crâne serti d’argent du saint ramené de Constantinople lors de la prise de Constantinople par les Croisés en 1204. « Mamma mia », pauvre Mammès, disloqué à tout vent, un évêque de Bar-sur-Seine ayant ramené un bras en 1076 !

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Dans le déambulatoire de la cathédrale, on peut admirer un bas-relief représentant la translation des reliques du saint avec une scène de procession et en arrière-plan une vue réaliste de la ville de Langres.
De même, on peut également observer dans le transept deux tapisseries qui faisaient partie d’une tenture de huit pièces commandée à l’artiste Jean Cousin, en 1543, par Claude de Longwy, cardinal de Givry et évêque de Langres, retraçant des épisodes de la vie et le martyre de Saint Mammès.
Sur celle que je vous donne à voir, Saint Mammès prêche l’Évangile aux bêtes sauvages. La transcription dit que les mâles s’en retournèrent après la lecture tandis que les femelles restèrent desquelles Saint Mammès tira du lait avec lequel il fabriqua les fromages (évidemment ni Langres, ni Chaource, ni même Caprice des dieux, les fleurons laitiers locaux !) que l’ange lui avait commandés pour les pauvres.
J’ai lu que, récemment, lors d’un voyage en Cappadoce, des pèlerins du diocèse de Langres ont visité par hasard une ancienne église rupestre dédiée à Saint Mammès. Il existe toujours un reliquaire et, bien qu’aujourd’hui, elle soit transformée en mosquée, les fidèles musulmans prient Chambas Baba (Mammès islamisé) pour obtenir des guérisons. Si l’anecdote s’avère vraie, elle est réjouissante.

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Le temps me presse, je ne peux malheureusement pas distinguer avec toute l’attention nécessaire les dernières évolutions de l’art roman bourguignon des premiers tâtonnements gothiques.
Accolé au flanc sud de la cathédrale, le cloître date du XIIIe siècle. Démoli en partie à la Révolution, il abrite aujourd’hui la bibliothèque municipale. Deux galeries dont on a vitré les arcades, sont encore visibles. Sur un présentoir de beaux-livres, je remarque avec plaisir un ouvrage sur Bernard Dimey à Montmartre.

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Les tuiles vernissées de la toiture de style bourguignon brillent au soleil.
La façade de style roman n’est connue que d’après des textes d’archives. Plusieurs incendies entraînèrent sa démolition en 1760. L’architecte d’Aviler lui donna alors le style néo classique actuel. On retrouve sur les chapiteaux les trois grands ordres architecturaux dorique, ionique et corinthien.
Elle possède un fronton triangulaire, surmonté de deux statues qui représentent à droite l’Eglise, à gauche la Synagogue, bel exemple de la vision tolérante du siècle des Lumières !

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Juste en face, se dressait autrefois l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul utilisée pour les messes ordinaires et détruite en 1799. C’est là que fut baptisé Diderot le 6 octobre 1713, ainsi qu’en 1606, Jeanne Mancé, pionnière de la Nouvelle-France (vice-royauté du royaume de France entre 1534 et 1763) et cofondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, dont on peut voir la statue dans le square en lieu et place de l’édifice religieux.

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Tandis que je me promène dans l’ancien quartier canonial de la cathédrale (ainsi appelé parce qu’habité par les chanoines), la tentation de boire un canon me vient devant une galerie de peinture.

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« L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’Art ». Jean-Yves Texier, artiste en résidence à Langres, sait capter chez les gens de son pays quelques instants de plaisir. Derrière ses paysans à la rouge trogne, « ivrognes et pourquoi pas » me soufflerait Bernard Dimey, on retrouve aussi certains personnages des romans truculents de René Fallet, ainsi rappelez-vous l’incipit du Braconnier de Dieu : « Ce fut en allant voter Pompidou que Frère Grégoire rencontra le péché », à savoir déjà une sacrée biture.
Voyez que ma transition n’est pas aussi irrévérencieuse qu’il n’y paraît, entre moines et vins, c’est une vieille histoire et la religion tient sa part au fond des verres. Au IX siècle, l’évêque de Langres diligenta des religieux pour implanter la vigne sur les coteaux d’Aubigny futur terroir du Muid Montsaugeonnais. In divino veritas !!!
Je traverse la chaussée pour visiter en face la Maison Renaissance du moins sa façade côté jardin à laquelle on accède par un long couloir latéral desservant un escalier à vis.

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Bâtie vers 1550, elle constitue un magnifique témoignage de l’architecture civile de l’époque. La décoration est foisonnante avec des ornements végétaux et des crânes d’animaux.
Depuis la cour, on jouit d’une échappée vers les tours de la cathédrale. On aperçoit l’allégorie de l’Église qui, par un curieux effet d’optique, semble se prélasser au soleil généreux de l’après-midi.

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L’heure avance et je désire visiter absolument la Maison des Lumières sise au sud-ouest de la cité. Inaugurée en 2013, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot, elle permet de découvrir la vie et l’œuvre du philosophe ainsi que l’extraordinaire esprit d’ouverture et de curiosité et le bouillonnement intellectuel qui traversèrent son siècle dit des Lumières. Elle est installée dans l’hôtel particulier du Breuil de Saint-Germain, une belle demeure construite au XVIe siècle et agrandie au XVIII e. Bien que le nom de Diderot soit attaché à ce musée, ni le philosophe ni sa famille n’y vécurent, ni même le fréquentèrent.

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Sa famille, quelques tableaux de peintres anonymes l’évoquent, mis en perspective avec certains écrits de Diderot.

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Dans son testament, son père Didier Diderot écrivit : « Je ne dois rien ; mais, mes enfants, s’il se présente quelqu’un qui demande, payez. Il vaut mieux qu’on ait quelque chose à moi dans ce monde, que moi aux autres dans celui où je vais … Mes enfants, je vous recommande surtout le soulagement des pauvres. N’aliénez pas, autant que vous le pourrez, les fonds que je vous laisse. Je les ai acquis pour vous ; laissez-les à vos héritiers légitimes. Aimez-vous. Vivez dans l’union et que la bénédiction du Ciel soit avec vous … »
Longtemps après dans Entretiens d’un père avec ses enfants, avant d’écrire leur profond désaccord sur la notion de justice (d’où sa restriction du mais), Diderot commençait par un éloge de son père :
« Mon père, homme d’un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut plus d’une fois choisi pour arbitre entre ses concitoyens …
C’était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l’abbé, ma sœur et moi. Il me disait, à la suite d’une conversation sur les inconvénients de la célébrité : mon fils, nous avons fait tous les deux du bruit dans le monde, avec cette différence que le bruit que vous faisiez avec votre outil vous ôtait le repos ; et celui que je faisais avec le mien ôtait le repos aux autres. »
Diderot chérissait Denise sa « sœurette », d’un cœur excellent, et d’une fermeté de caractère peu commune qui dès l’instant de la mort de sa mère, se consacra entièrement au service de son père et de sa maison, et refusa pour cette raison de se marier. Et aussi, « Sœurette est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci ni sur le présent ni sur l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. »
L’abbé, c’est Didier-Pierre, le petit frère, futur chanoine de la cathédrale, qui s’opposa toujours à Diderot en tout et pour tout.
Dans une lettre à son amie Sophie Volland (14 août 1749), Diderot écrit : « Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette … … Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. »
Dans l’Encyclopédie, à l’article LANGRES, Diderot rappelle malicieusement que « Langres moderne a produit plusieurs gens de lettres célèbres, et tous heureusement ne sont pas morts » ! Il évoque Jean Barbier d’Aucour, autre Langrois du siècle précédent, précepteur du fils de Colbert, ce qui lui dut sans doute de devenir académicien.
Dans le Voyage à Bourbonne, Diderot raconte en 1770 que, après la mort de son père, un Langrois lui avait dit : « Monsieur Diderot, vous êtes bon ; mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez. »
Pourtant, en août 1780, le conseil municipal de Langres, s’étant vu offrir par un de ses concitoyens un exemplaire de l’Encyclopédie, lui demanda son portrait pour l’hôtel de ville. Diderot offrit son buste sculpté par Jean-Antoine Houdon, dont je peux admirer une copie.

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Quelle frustration, le musée ferme dans moins d’une heure ! Je papillonne de salle en salle posant mon regard de-ci de-là sur un manuscrit, un ouvrage, un objet ou un tableau tel le portrait peint par Van Loo vers 1770.

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Diderot est représenté dans la robe de chambre moirée à laquelle il consacra un texte très personnel, Regrets sur ma vieille robe de chambre ou avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune : « Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis … Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises, l’opulence a sa gêne. »
Je tombe sur un presque original de Jacques le fataliste et son maître, une « nouvelle édition plus correcte que les précédentes », datant de 1798 (an VI).
« Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d’effacer cette écriture ? Puis-je n’être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ? »

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Le roman, publié après la mort de l’écrivain, est basé sur la relation entre le maître et le valet qui voyagent à cheval, un peu comme Don Quichotte, sauf qu’à l’encontre de Cervantès, le valet de Diderot a un vrai rôle. D’où vient ce valet Jacques ? Où vont-ils tous les deux ? Pour perdre le lecteur et le forcer à réagir, le personnage de Jacques va de rencontres en digressions.
Le livre valut à Diderot une brillante célébrité posthume et de nombreux admirateurs parmi lesquels Goethe, Hegel, Marx, Freud, Stendhal, Balzac, Gide. Le cinéaste Robert Bresson réalisa, en 1945, le film Les Dames du Bois de Boulogne d’après un épisode de Jacques le fataliste avec des dialogues de Jean Cocteau.

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Je croise Voltaire, autre grand penseur des Lumières, tenant un exemplaire de La Henriade, peint par Maurice-Quentin de La Tour. La Henriade est une épopée en dix chants que Voltaire écrivit en l’honneur du roi de France Henri IV et à la tolérance.

« Je chante ce héros qui régna sur la France
Et par droit de conquête et par droit de naissance ;
Qui par de longs malheurs apprit à gouverner,
Calma les factions, sut vaincre et pardonner,
Confondit et Mayenne, et la Ligue, et l’Ibère,
Et fut de ses sujets le vainqueur et le père… »

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Comme ses aiguilles, je reste à l’arrêt devant la pendule « La Lecture » qu’offrit Madame Geoffrin, célèbre salonnière de l’époque, à Diderot à l’occasion d’un réaménagement de son appartement. Il l’évoque aussi dans ses Regrets pour ma vieille robe de chambre : « L’intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l’œil. Ce vide fut comblé par une pendule ; et quelle pendule encore ! Une pendule à la Geoffrin, une pendule où l’or contraste avec le bronze. »

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Je parcours une lettre manuscrite de Diderot (en date du 3 juin 1773), avant son voyage en Russie, à son ami Jacques André Naigeon, le désignant comme exécuteur testamentaire de son œuvre intellectuelle :
« Comme je fais un long voyage, et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivait qu’il disposât de ma vie, je recommande à ma femme et à mes enfants de remettre tous mes manuscrits à Monsieur Naigeon, qui aura pour un homme qu’il a tendrement aimé et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier tout ce qui lui paraîtra ne devoir nuire ni à ma mémoire, ni à la tranquillité de personne. »

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Vive émotion : voici que s’étale sur plusieurs mètres devant moi la première édition complète de l’Encyclopédie, ainsi que les suppléments et les tables. Quelle somme !
Sur une des planches, une puce vue au microscope apparaît gigantesque à l’agrandissement. Cela me rappelle une comptine de Robert Desnos chantée naguère par Juliette Gréco : « Une fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas ! … Et pourquoi … pourquoi pas. » La preuve !
Et dire que le projet de cette œuvre monumentale (n’oublions pas d’Alembert !) faillit être compromis à cause des rapports houleux de Diderot avec la censure. Plusieurs de ses écrits dont la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, exposée dans une vitrine, lui valurent d’être emprisonné quelques mois en 1749.

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Une salle est consacrée à la manufacture de l’Encyclopédie. En effet, son édition représenta un travail colossal. Achevée en 1780, sa fabrication s’étendit sur 29 années. Plus de mille ouvriers y travaillèrent : papetiers, typographes, dessinateurs, graveurs, imprimeurs et relieurs.
Dans l’Encyclopédie, les articles sur IMPRIMERIE et IMPRIMEUR sont suivis alphabétiquement par IMPROBATION et IMPROUVER. « Imprimer ou improuver, donner approbation et privilège ou censurer, triompher d’une improbation passagère par l’appel à la postérité : les deux notions se répondent. Dans un dictionnaire, l’enchaînement des mots est lui aussi plein de sens … »
Une salle est consacrée aux sciences naturelles. Le XVIIIème siècle fut une période fondamentale pour l’étude et la connaissance du monde vivant. Dans une vitrine, des volatiles empaillés font écho aux planches de l’Encyclopédie, non loin d’un buste en plâtre du naturaliste suédois Carl von Linné, de la même génération que Diderot.

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Je passerais des heures et des heures dans ce musée à me « diderotiser » ! Mais je dois partir car j’ai rendez-vous avec Diderot lui-même, enfin … plus exactement, à la terrasse du café sur la grande place à son nom, devant sa statue.

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Le monument fut érigé en 1884 pour le centenaire de la mort de Denis Diderot. La municipalité républicaine de Langres le commanda au sculpteur Auguste Bartholdi, celui-là même également auteur du Lion de Belfort et de la statue de la Liberté de New-York (il en existe de multiples copies). Le projet ne se réalisa pas sans heurts dans la cité épiscopale, le clergé s’insurgeant contre une telle initiative qui devait glorifier un philosophe athée et matérialiste, auteur notamment des Bijoux indiscrets et de La Religieuse.
Debout, en costume d’époque, Diderot tient de la main gauche un livre dont il marque une page avec son index. Derrière lui, à ses pieds, reposent les volumes de l’Encyclopédie.

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Longtemps, après la seconde guerre mondiale, traditionnellement, après la distribution des prix puis le jour du bac, les lycéens de Langres affublèrent le Denis de bronze des accoutrements les plus divers, ainsi une tenue de religieuse avec cornette référence au scandale du film de Rivette en 1966..
Trois siècles après sa naissance, Diderot n’est toujours pas au Panthéon, à la différence de Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, deux autres étoiles de la pensée des Lumières.
Cela faillit se faire, en 1913, pour son bicentenaire, mais Maurice Barrès, alors député de Paris, bien moins inspiré que sa colline, s’y opposa férocement. Il ne contestait pas la « génialité artistique » du philosophe mais en dressait un portrait de « diviseur » de la nation et d’ « agitateur ». Charles Maurras, directeur de l’Action française, théoricien du nationalisme intégral, en rajouta une couche en qualifiant son œuvre de « bréviaire de l’anarchie ».
Un monument d’Alphonse Camille Terroir dédié aux Encyclopédistes fut juste installé au Panthéon avec cette inscription : « L’Encyclopédie prépare l’idée de la Révolution ».

Panthéon monument aux Encyclopédistes

Cela dit, une vraie « panthéonisation » serait hypothétique. La sépulture et la dépouille de Diderot semblent avoir disparu à la Révolution lors du pillage de la crypte de l’église Saint-Roch de Paris. Diderot a moins de chance que Saint Mammès !
Vous savez qu’avec moi, les nourritures terrestres ne sont jamais bien loin. Pour prolonger mon séjour langrois, le lendemain à ma table, j’achète un pain de campagne à la boulangerie Diderot puis me dirige vers la supérette voisine pour faire provision de deux fromages de Langres Diderot et deux bouteilles de crus locaux, les coteaux de Coiffy et du Muids Montsaugeonnais.

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Mon esprit matérialiste est, je vous le concède, bien plus futile que celui du philosophe.
À votre santé, Dimey et Diderot dans mon bistrot littéraire ! Allez, une dernière rasade du père Denis avant de partir : « Je suis convaincu que, dans une société même aussi mal ordonnée que la nôtre, où le vice qui réussit est souvent applaudi, et la vertu qui échoue presque toujours ridicule, je suis convaincu, dis-je, qu’à tout prendre, on n’a rien de mieux à faire pour son bonheur que d’être un homme de bien. C’est l’ouvrage, à mon gré, le plus important et le plus intéressant à faire … ».
Il y a du boulot !

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Sur le mur des remparts, à l’extérieur, un monument rend hommage aux artisans de la libération de Langres 1939-1945. Y figure une citation de Louis Aragon: « Et si c’était à refaire, je referais ce chemin ». J’espère refaire, un jour, le chemin de ronde de Langres à la rencontre de l’esprit de Diderot. Dans l’immédiat, je vais me replonger dans certains de ses écrits.

Publié dans:Ma Douce France |on 21 octobre, 2015 |2 Commentaires »

Leny Escudero est mort

Leny Escudero

Fin de l’amourette !
Leny Escudero est mort aujourd’hui, un 9 octobre, comme le grand Jacques Brel.
En ce jour de tristesse, je ne saurais rien ajouter au long billet que je lui avais consacré le 14 mars 2012. Il était empreint de ma profonde sympathie pour l’artiste et l’homme engagé.
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/14/ay-leny-escudero-rum-balarum-balarum-bam-bam/
Adieu l’ami !

Rendez-vous à Henri IV

Je suis retourné au lycée ! La nouvelle ne manque peut-être pas de vous surprendre.
Qu’ai-je donc encore à apprendre dans ce type d’établissements que créa le Premier Consul Napoléon Bonaparte par la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) ? Ils font partie de ces « masses de granit », comprenez ces institutions solides souhaitées par le futur empereur pour asseoir la République (mouais !).
Dans ce lycée, on vise le summum, le sommet, ce qui, déjà, est naturel de par sa situation géographique tout en haut de la montagne … Sainte-Geneviève.
Ici, on n’a pas attendu le slogan démagogique prononcé, il y a maintenant trente ans, par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque qui souhaitait amener 80% d’une classe d’âge au baccalauréat. Dans ce lycée d’excellence, le taux de réussite au bac atteint le plafond des 100% avec une écrasante majorité de mentions très bien.
En fait, même si je serais sans doute passionné par les cours de philosophie et de français qui y sont dispensés, je n’ai fait que visiter le prestigieux lycée Henri IV de Paris, profitant de l’aubaine que deux amis participassent à un salon d’éditeurs indépendants du Quartier Latin.
Il ne fut pas baptisé ainsi à l’origine. En effet, lorsqu’il décida de créer un lycée par département et quatre à Paris, Napoléon, dans sa grande modestie, choisit pour les établissements parisiens d’appeler tout simplement Napoléon l’actuel lycée Henri IV, Bonaparte le lycée Condorcet d’aujourd’hui, Impérial le lycée Louis-le-Grand de maintenant, et le dernier, Charlemagne qui a conservé son nom (entre empereurs, on ne cherche pas querelle).
Le lycée Napoléon prend le nom d’Henri IV sous la Restauration (chute du Premier Empire) puis de Corneille après la révolution de 1848. L’année suivante, il reprend le nom de Napoléon puis de nouveau Corneille à la chute du Second Empire. Enfin, en l’année 1873 où la majorité royaliste de l’Assemblée Nationale pensait voir le comte de Chambord accéder au trône, Henri IV s’impose définitivement.
Et pourquoi, au fait, s’être rallié à son panache blanc ? Louis XVI n’était pas conseillé (peut-être n’avait-il pas beaucoup de tête?!), Révolution de 1789 oblige. Louis XV était trop élégant, Louis XIII un peu triste, et Louis XIV déjà pris pour le lycée Louis-le-Grand. Bénéficiant d’une sorte de consensus, le plus populaire des rois de France Henri IV mit tout le monde d’accord.
« Il n’est pas de bon laboureur dans le royaume qui n’ait le moyen d’avoir une poule au pot ». Dans l’imaginaire collectif, sa réputation d’épicurien et de « vert galant » (on lui prête plus de 70 maîtresses) mais aussi et surtout, son rôle de pacificateur religieux avec la promulgation de l’édit de Nantes (1598) permettant aux protestants de pratiquer leur culte, participent au mythe du « bon roi Henri IV ». Le couteau régicide de Ravaillac ne fit que contribuer à sa légende.
Franchi le porche d’entrée, je me retrouve dans un cloître. Notre aimable guide nous en explique clairement les raisons. Le lycée Henri IV traîne derrière lui une très longue histoire qui se confond, 1 500 ans plus tôt, avec celle de l’abbaye royale de Sainte-Geneviève.
En 507, Clovis fonde une basilique dédiée aux saints apôtres Pierre et Paul, mais aussi pour honorer Geneviève qui, une cinquantaine d’années plus tôt, a sauvé Paris ou Lutèce des envahisseurs. Il y est inhumé à sa mort en 511 ainsi que Sainte Geneviève puis Sainte Clotilde en 545.
L’abbaye occupe une place importante durant le haut Moyen-Âge avant de connaître le déclin avec la chute de l’empire carolingien. Elle est pillée par les Vikings lors du siège de Paris entre 885 et 887. Autour de l’an 1000, les chanoines bénéficient de la protection de Robert le Pieux ; des travaux de reconstruction sont alors entrepris, notamment les deux premiers niveaux de la tour Clovis qui existe encore aujourd’hui. Le XIIe siècle marque une période de renaissance, les moines séculiers qui l’occupent sont réformés et Suger, l’abbé de Saint-Denis les remplace par des moines réguliers de la proche abbaye de Saint Victor qu’il oblige à constituer un atelier de copistes et une bibliothèque. C’est une époque intellectuelle faste, la montagne Sainte-Geneviève se couvre de « collèges » qui concurrencent l’école épiscopale. Abélard dont j’ai relaté récemment les frasques amoureuses avec Héloïse contées par le truculent Jean Teulé (voir billet du 6 mai 2015) y enseigne alors.
La fin du Moyen-Âge, les guerres de religion affaiblissent de nouveau l’abbaye. La bibliothèque et le trésor sont même vendus au poids par un chanoine. En 1590, les troupes d’Henri IV finissent de dégrader les bâtiments dont le cloître dans sa tentative de s’emparer de Paris, apparemment on ne lui en a pas tenu rigueur lorsqu’il s’est agi de donner un nom au lycée !
L’abbaye renaît véritablement lorsque Louis XIII la donne en commende au cardinal de La Rochefoucauld, évêque de Senlis. Celui-ci, nommé abbé en 1619, installe des chanoines réguliers observant la règle de saint Augustin. L’abbaye Sainte Geneviève devient chef d’ordre ; c’est à cette époque qu’on commence à parler de moines génovéfains (de la congrégation de Sainte Geneviève).
Le cardinal entreprend des travaux de reconstruction et d’embellissement qui ne prendront fin qu’à la Révolution avec l’achèvement de la nouvelle église Sainte Geneviève transformée par l’Assemblée constituante dès 1791 en … Panthéon des grands hommes. L’ancienne église pillée puis en ruines, est démolie en 1807. Il n’en reste plus que la tour Clovis qui se dresse dans un angle du cloître.

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Ses deux niveaux inférieurs de caractère roman avec des arcs en plein cintre datent du XIe siècle, la partie supérieure témoigne de l’architecture gothique ultérieure.
Le cloître présente plusieurs styles dus aux apports de chaque époque. Différents indices permettent de reconstituer ce qu’était la façade Ouest, celle qui a le mieux conservé son caractère médiéval primitif : les cuisines ouvraient sur le cloître avec au-dessus le réfectoire des moines devenu aujourd’hui chapelle ; à l’étage supérieur, se trouvaient les greniers, au-dessous, un cellier aménagé en deux salles superposées au XVIIe siècle, et un ensemble de galeries évoquant la nécropole mérovingienne.
En cet après-midi caniculaire, les quatre galeries entourant le cloître fournissent une ombre bienfaitrice. C’est dans ce lieu, consacré autrefois au recueillement de la prière et à la promenade silencieuse du moine, que les éditeurs et auteurs exposent leurs publications avec des séances de dédicaces. Qu’ils me pardonnent, je m’intéresse plutôt à quelques éléments décoratifs comme les plâtres moulés sur les marbres du sculpteur grec Phidias (Ve siècle avant J.C) et les faïences du céramiste toscan Luca della Robbia (XVe ssiècle).

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« Un homme sans culture est comme un zèbre sans rayures » : je souris du dessin de Pouch collé sur un des piliers à l’occasion du salon. Dois-je me sentir visé de ne point connaître Casimir Delavigne dont le buste trône avec celui d’Alfred de Musset ?
En fait, je connaissais pourtant ce poète et dramaturge français du XIXe siècle. Je me souviens maintenant avoir lu dans ma jeunesse quelques vers qu’il consacra à la découverte de la vaccine :

« Par le fer délicat dont le docteur arme ses doigts,
Le bras d’un jeune enfant est effleuré trois fois.
Des utiles poisons d’une mamelle impure,
Il infecte avec art cette triple piqûre.
Autour d’elle s’allume un cercle fugitif,
Le remède nouveau dort longtemps inactif.
Le quatrième jour a commencé d’éclore,
Et la chair par degrés se gonfle et se colore.
La tumeur en croissant de pourpre se revêt,
S’arrondit à la base, et se creuse au sommet.
Un cercle, plus vermeil de ses feux l’environne ;
D’une écaille d’argent l’épaisseur la couronne ;
Plus mûre, elle est dorée; elle s’ouvre, et soudain
Délivre la liqueur captive dans son sein ».

Quelques vers qui les précèdent dans cette courte pièce en comptant 218, ont une autre résonance aujourd’hui :

« Mais reculer l’instant qui nous plonge au tombeau,
Des misères de l’homme alléger le fardeau,
Détruire sans retour ce mal héréditaire,
Que l’Arabe a transmis au reste de la terre,
Qui trop souvent mortel, toujours contagieux,
D’une lèpre inconnue a frappé nos aïeux,
Qui n’épargne le rang, ni le sexe, ni l’âge,
C’est le plus beau laurier dont se couronne un sage… »

Delavigne faisait référence aux soldats d’Omar qui apportèrent la petite vérole en Egypte, d’où elle se répandit dans le reste du monde.
Le poète connut surtout une certaine notoriété en magnifiant la bataille de Waterloo dont on a fêté, cet été, le bicentenaire :

« Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre;
Par d’injustes clameurs ces braves outragés
À se justifier n’ont pas voulu descendre;
Mais un seul jour les a vengés :
Ils sont tous morts pour vous défendre.
Malheur à vous si vos yeux inhumains
N’ont point de pleurs pour la patrie!
Sans force contre vos chagrins,
Contre le mal commun votre âme est aguerrie;
Tremblez, la mort peut-être étend sur vous ses mains!
Que dis-je? Quel français n’a répandu des larmes
Sur nos défenseurs expirans?
Prêt à revoir les rois qu’il regretta vingt ans,
Quel vieillard n’a rougi du malheur de nos armes? … »

Cela me renvoie à un livre jubilant lu cet été : Comment les Français ont gagné Waterloo ! L’auteur, un anglais, avec un humour très british (of course), s’amuse des Français qui, deux cents après, continuent à ne pas admettre l’évidence de la capitulation du … récent créateur du (futur) lycée Henri IV.
Je ne vous fais pas l’injure de vous présenter Musset, ancien élève du lycée, voisin de Delavigne dans le cloître.

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Pour le clin d’œil, je vous offre son Rondeau : Dans dix ans d’ici seulement :

« Dans dix ans d’ici seulement,
Vous serez un peu moins cruelle.
C’est long, à parler franchement.
L’amour viendra probablement
Donner à l’horloge un coup d’aile.

Votre beauté nous ensorcelle,
Prenez-y garde cependant :
On apprend plus d’une nouvelle
En dix ans.

Quand ce temps viendra, d’un amant
Je serai le parfait modèle,
Trop bête pour être inconstant,
Et trop laid pour être infidèle.
Mais vous serez encor trop belle
Dans dix ans. »

Un chanteur populaire actuel donna aussi rendez-vous dans 10 ans, même heure, même jour, même pommes sur les marches de la place des Grands Hommes juste en face, à ses copains du lycée Henri IV. Oui, Patrick Bruel fréquenta les bancs du prestigieux établissement. Il y rata son bac qu’il réussit plus tard en auditeur libre.
La cour du cloître est égayée de parterres sur lesquels se dressent deux monuments.

Lycée Henri IV blog10Lycée Henri IV blog4henri_regnault_mort de Carolus DuranHenri Régnault mort, tableau de Carolus-Duran (1838-1917), Palais des Beaux-Arts Lille

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L’un est dédié à Henri Régnault, ancien élève devenu artiste peintre orientaliste, qui mourut, à l’âge de 28 ans, le 19 janvier 1871, atteint d’une balle prussienne lors de la bataille de Buzenval, ainsi qu’à certains de ses camarades tombés dans les mêmes circonstances.
L’autre rend hommage aux 436 jeunes gens élèves ou anciens élèves du lycée morts pour la France lors de la guerre 1914-18.

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Nous traversons maintenant une cour annexe dite cour des externes ou cour Musset. Les anciennes « eighties » se souviennent peut-être qu’ici furent tournées plusieurs scènes de La Boum 1 et 2. En effet, Sophie Marceau fut élève aussi à Henri IV … mais ça c’est du cinéma !
D’horribles préfabriqués (qui semblent être là depuis déjà quelques années !) défigurent cette cour qui sinon dégage un certain charme avec ses arbres centenaires et des bancs qui ne le sont guère moins.
Adossé à un des murs, se dresse le buste de Jean-Jacques Ampère, le fils du célèbre physicien.
Grand intellectuel (je n’ose pas dire une lumière !), il fit partie du cercle de Mme Récamier, fut professeur au Collège de France, conservateur de la Bibliothèque Mazarine, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1842) et de l’Académie française (1848).

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Par un escalier aux solides balustres de chêne sculptées, nous passons d’abord devant les appartements des proviseur et censeur, avant d’accéder au Cabinet des médailles et des curiosités.
À partir de la Renaissance, les riches amateurs des arts et des sciences prirent l’habitude de rassembler des collections d’objets rares, animaux ou végétaux naturalisés, minéraux, instruments scientifiques. Le Cabinet des curiosités fut créé dès 1660 par le père Claude du Molinet, bibliothécaire de l’abbaye et collectionneur dans l’âme. Très vite, il amassa les livres curieux, médailles, antiquités et des portraits des rois de France.
À sa mort, le cabinet demeura en sommeil avant qu’il ne retrouve son éclat au dix-huitième siècle sous l’impulsion du duc Louis III d’Orléans. Celui-ci très pieux quitte le Palais Royal pour s’installer près des chanoines génovéfains auxquels il fait don de ses curiosités, médailles, camées, intailles. Il fait aménager une splendide pièce, le « salon des antiques » dont on peut admirer encore quelques richesses architecturales, les trésors de ce lieu ayant été dispersés entre la Bibliothèque Nationale, le Louvre, la Bibliothèque Sainte-Geneviève et même le musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg.

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Les murs sont recouverts de boiseries en chêne massif délicatement sculptées. Des glaces remplacent aujourd’hui les grillages qui permettaient à l’origine d’observer les collections, ainsi par exemple, le crâne du bandit Cartouche (le vrai, pas Belmondo !) roué en place de Grève en 1721.
Au plafond en stuc, on admire des bas-reliefs représentant les continents sous une forme allégorique avec des personnages et des animaux censés les habiter tel l’alligator pour l’Amérique.
Ce cabinet sert aujourd’hui de salle de cours et d’examens.
Les armoires faillirent être transférées aux Tuileries pour abriter les collections d’armes de Napoléon III. On peut tout de même parler d’un incroyable gâchis suite à diverses interventions malheureuses pour la création de salles de classe. L’établissement souffre que son entretien dépende conjointement de la région Ile-de-France, la ville de Paris et les Monuments Historiques.
La pénurie, et pour cause, est encore plus flagrante dans la salle des Actes. Son état précaire fait suite à un chantier de fouilles archéologiques.

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Elle se trouve en lieu et place de l’ancienne chapelle de la Miséricorde qui servit aussi de sépulture aux abbés voire même à quelques laïcs. Deux moulages de pierres tombales choisies parmi celles toujours en place en-dessous sont fixés sur un mur.
Cette salle où enseigna l’ancien président de la République Georges Pompidou est dotée d’un plancher amovible permettant de poursuivre les fouilles … si des crédits sont accordés.
Le matériel audiovisuel (écran et micro) très succinct surprend encore une fois dans ce lycée d’élite. Décidément, ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Quand je repense à certains lycées d’Ile-de-France richement équipés que j’ai connus lors de ma carrière …
Je n’ai le temps, pour l’instant, que de jeter un regard furtif vers un escalier monumental avant d’accéder à une troisième cour dite du Méridien.

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En son centre, trône une sorte de cosmographe, une sphère armillaire (d’après armilla=cercle). Cet instrument d’astronomie est conçu pour montrer le mouvement des étoiles, du Soleil et de l’écliptique (trajectoire annuelle du soleil vue de la terre) autour de la Terre. Il comprend un anneau parallèle à l’équateur et un anneau vertical positionné dans le plan du méridien avec des repères pour les équinoxes et les solstices.

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Notre guide nous demande d’observer avec attention le cadran solaire, orné d’un beau drapé, situé sur la façade sud du bâtiment des novices. Sans montre, je ne puis effectuer l’exercice mais il apparaît aux dires des autres visiteurs que l’heure qu’il affiche est erronée d’une demi-heure environ. L’erreur proviendrait de sa mauvaise inclinaison lors de sa restauration.
Un autre cadran se trouvant dans la cour Descartes sur la façade plein nord, n’est éclairé par le soleil qu’à certaines heures de la journée (tôt le matin et tard le soir) et qu’à certaines époques de l’année. Y est inscrite la devise : Vix orimur et occidimus, « À peine paraissons-nous et nous disparaissons ».
Ces deux cadrans sont probablement l’œuvre du Père Alexandre Guy Pingré, prêtre, astronome et géographe de renom. Chanoine régulier, il rejoignit l’abbaye Sainte-Geneviève en 1753 où il fut nommé bibliothécaire et chancelier d’université. On lui construisit même un petit observatoire dans l’abbaye. Membre de l’académie des Sciences, on le chargea de plusieurs voyages d’études, ainsi une expédition à l’île Rodrigues (archipel des Mascareignes) pour observer le transit astronomique de Vénus. Il reprit les calculs de l’ouvrage L’art de calculer les dates sur les éclipses des dix-huit premiers de l’ère chrétienne et les étendit jusqu’à mille ans avant Jésus-Christ.
Retour à l’ancien point central de l’abbaye, le vestibule au centre de la croix qui sépare les trois cours et le cloître. C’est là que le Père Claude-Paul de Creil édifia les plans, entre 1672 et 1676, de son chef-d’œuvre, le somptueux escalier des Prophètes.

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Le vestibule, au pied de l’escalier, est décoré de quatre statues représentant les grands prophètes Daniel, Isaïe, Jérémie et Ezéchiel. Avec eux, on passe symboliquement de l’Ancien Testament au Nouveau figuré par une vierge à l’enfant.
Métaphoriquement, l’escalier signifie une montée vers la lumière, un accès au savoir puisqu’il mène à la bibliothèque.
Auparavant, on jette un œil sur l’ancien oratoire du père abbé, situé au-dessus de la salle des novices. Il a gardé son décor d’origine avec ses pilastres corinthiens et son dallage.

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Le lieu porte désormais le nom de salle Julien Gracq, le lycée ayant rendu hommage en 2010, pour le centenaire de sa naissance, à l’écrivain qui fut élève de khâgne de 1928 à 1930.
Son portrait offert par la famille de Robert Doisneau est accroché à un mur, ainsi que le fac-similé Familiarité du livre, un texte que l’auteur lui-même avait donné à l’association des anciens élèves du lycée. L’ayant lu avec intérêt, je ne résiste pas à vous en livrer deux extraits :
« Si l’écrivain avait la possibilité d’assister, invisible, au genre de tête-à-tête qu’entretient dans la solitude un de ses lecteurs, avec un de ses livres, il serait sans doute choqué du « sans façons », et même de l’extrême incivilité, qui s’y manifeste. Ce tête-à-tête est un mélange déconcertant de distraction et d’attention. La lecture est coupée, le plus souvent à des intervalles inégaux et assez rapprochés, par des pauses de nature diverse où le lecteur allume une cigarette, va boire un verre d’eau à la cuisine, ou replace un livre dans sa bibliothèque, ce qui l’entraîne à en feuilleter un moment un autre, téléphone une commande qu’il avait oubliée, ou s’informe des résultats du tiercé, vérifie l’heure d’un rendez-vous sur son agenda, ou repose un moment le livre sur la table pour une rêvasserie intime, dont le seul lien avec le contenu du livre est souvent celui du coq-à-l’âne. En gros – mobilité en plus – c’est le comportement moyen en classe d’un élève qu’on jugerait plutôt dissipé.
Qu’est-ce qui permet la bonne entente paradoxale de ce comportement distrait d’un isolé qui semble occupé à « tuer le temps » avec une lecture qui en fin de compte s’achèvera pour lui lisse, rassemblée, sans couture, exempte de toute solution de continuité ?
Pour tenter d’y répondre, il faudrait prendre en compte les singularités qui marquent les rapports d’un lecteur avec son livre. Il ne s’agit pas ici de la présence passive, entièrement évasive et congédiable, qui est celle d’un tableau accroché à un mur. Ni, non plus, de la parenthèse temporelle, rigoureusement close et même minutée, dans laquelle nous enferme, l’audition d’un morceau de musique. Le lien, qui relie le lecteur à sa lecture est certes inséparable de l’écoulement du temps, mais rien n’en marque la durée, le rythme, ni la fin, ni même la continuité (que de livres lus par tranches successives, que séparent parfois de longues années !) Un livre se perd de vue et se retrouve, tantôt fané, tantôt réarmé de séduction. Sa beauté est journalière, au sens balzacien ; il a ses bons et ses mauvais moments. On connaît avec lui la séduction à laquelle on cède trop vite, tout comme la lente reconquête, par des qualités d’abord voilées. Il se prête à des découvertes successives (tout n’y est pas apparent tout de suite) à l’automatisme de l’accoutumance, à l’usure rapide du premier éblouissement, tout comme à l’entente parfois nouée jusqu’à ce que la mort advienne. Il voyage avec nous, parfois convivial et disert, parfois plus fermé qu’on ne voudrait. Il vieillit près de nous, tantôt comme un vin, tantôt comme une femme, tantôt passivement, tantôt activement ; il ne déserte jamais tout à fait la mémoire ; on vieillit avec lui : commode, présent, familier, logeable. Bref, les rapports qu’on a avec lui sont, plus que pour un autre produit de l’art, proches de ceux qu’on entretient avec un vivant, qui, entré une fois dans votre existence, y reste, en sort, y revient, s’y fait place, s’éloigne, mais avec qui le contact plus familier qui a été une fois celui de l’intimité ne laisse jamais prescrire sa note singulière… »
«… Livres de chevet… Nulle production de l’art n’est plus que le livre familière de la chambre à coucher, nulle ne nous parle davantage, toute réticence, toute litote larguée, et, comme dans une promiscuité intime, sur l’oreiller. Il n’y a guère de cohabitation en art qu’avec un livre. Il n’est pas sûr que cela ait été dans le passé toujours le cas. Les rapports du lecteur de l’antiquité avec son rouleau manuscrit étaient autres, peut-être à-demi liturgiques : l’attitude, la lenteur des gestes, la station debout. Feuilleter un livre, et dans tous les sens, a été dans son histoire l’épisode dernier qui – autant sensuel que mental – a achevé pour lui la danse des sept voiles, a dévêtu le livre pour le lecteur comme aucune production de l’esprit ne l’avait encore été avant lui… De même qu’il n’est guère possible d’évoquer quelque détail physique d’une personne qui vous est familière, sans qu’elle reprenne vie sympathiquement et se réanime toute dans le souvenir, de même la faculté d’évocation caractéristique de la fiction écrite, ne s’exerce pas seulement sur les images et les souvenirs extérieurs à elle, mais s’exerce aussi de chacune de ses parties, même infimes, sur sa propre totalité. Si je reviens à une page d’un livre qui m’est familier, c’est le livre entier : sous ces espèces (comme on dit) qui vient me repeupler. La mémoire des livres est une mémoire bourgeonnante, étrangement multipliée parce que chacun de ses éléments est lui-même un petit monde toujours en puissance d’éclosion… »
Julien Gracq aurait-il aimé ces honneurs ? Voici comment, alors élève de cinquième, il jugea Georges Clémenceau en visite dans son lycée du bord de Loire: « Je puis dire que cette tache noire et suprêmement insolente, tapotant ses genoux du bout des doigts pendant que péroraient préfet, recteur et généraux, a dégonflé pour un enfant de douze ans en une minute de son prestige l’officiel aussi brutalement que la pointe d’une épingle dégonfle une baudruche. »
L’accès à la bibliothèque, à l’étage supérieur, s’effectue maintenant, médiocrement, par un escalier en tube. La déception est vite dissipée devant la vision à 360 degrés que nous possédons depuis la rotonde à l’aplomb de la coupole malheureusement masquée pour cause de restauration.

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C’est une bibliothèque quasiment vide d’ouvrages que trouva le cardinal de la Rochefoucauld nommé abbé en 1619. Ce qui avait échappé au pillage venait d’être vendu à la livre par un chanoine incapable. Qu’à cela ne tienne, le cardinal reconstitua un premier fonds en tirant de sa bibliothèque personnelle six cents ouvrages environ et nomma des chanoines bibliophiles passionnés, les Pères Fronteau puis Lallemant qui, en une quarantaine d’années, portèrent le fonds à huit mille volumes.
Mais c’est avec la nomination comme bibliothécaire, en 1675, du père Claude du Molinet, celui-là même qui créa le cabinet des curiosités, que le fonds atteignit un grand prestige. À sa mort, en 1687, il comprenait vingt mille ouvrages, nécessitant le réaménagement du bâtiment.
En 1710, le fonds fut presque doublé avec la donation de Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, frère de Louvois, qui, redoutant la dispersion très probable après lui de sa collection, légua à l’abbaye Sainte-Geneviève un ensemble de 16.000 volumes « bien conditionnez », revêtus en partie de reliures en maroquin rouge, frappées sur leur plat aux armes du donateur.
On peut méditer sur l’évolution de tels espaces de culture, sur leur fragilité soumise à la passion ou, au contraire, le désintérêt, manifestés par quelques individus, encore plus aujourd’hui, à l’ère du jetable et du numérique. Je n’ai jamais jeté un livre et lorsque je dus me séparer d’une partie du fonds que possédaient mes parents, je l’offris à la bibliothèque d’un petit village.
C’est l’architecte Jacques de la Guêpière qui fut à l’origine, entre 1720 et 1730, des travaux d’agrandissement des combles et de la conception d’une bibliothèque en forme de croix, semblable à celle des Jésuites de Rome.
Des « gougnafiers » la transformèrent en dortoirs (au XIXe siècle mais des travaux récents lui redonnent cet aspect du siècle des Lumières, livres en moins, ceux-ci étant conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève toute proche.
Il est dommage qu’une bâche nous cache la coupole décorée par la fresque de Jean Restout (1692-1768) représentant Saint Augustin foudroyant Pélage et quelques hérétiques.
Les quatre galeries ont des fonctions différentes, deux servent de salles d’examens, une abrite la bibliothèque des lycéens, une autre celle des classes préparatoires.
C’est dans cette dernière, prestige oblige (!) que nous nous asseyons un moment pour écouter le guide faire une brève présentation du lycée. Il comprend un collège dit « petit lycée » auquel on accède par la rue Clotilde et qui est ouvert à tous les enfants du quartier, le cinquième arrondissement de Paris. Par contre, l’inscription au lycée proprement dit s’effectue sur dossier, donc concerne les excellents élèves de toute la France, ce qui explique les pourcentages de réussite avec mention très bien au baccalauréat.
Le prestige du lycée provient aussi de ses nombreux lauréats au Concours général, et surtout de ses classes préparatoires créées au XIXe siècle. Elles ouvrent la voie aux concours scientifiques, quoique ce soit plus l’apanage de Louis le Grand le lycée voisin, littéraires (École Normale Supérieure, École des Chartes …) et économiques (HEC, ESSEC…).
Je réalise la faille abyssale entre l’atmosphère éminemment studieuse de ce lieu de savoir et la cacophonie que connaîtront parfois certains normaliens dans leurs lycées d’affectation future.
On ne compte plus les personnes illustres (dans divers domaines) ayant fréquenté les bancs du lycée. Allons-y pour une liste non exhaustive et nullement chronologique (!) : Prosper Mérimée, Ferdinand de Lesseps, Alfred de Musset, le peintre Pierre Puvis de Chavannes, les philosophes Jean-Paul Sartre et Paul Nizan, Jorge Semprun, Jean Plantureux alias le dessinateur Plantu, Victor Baltard, Édouard Branly, Léon Blum, Simone Veil, Georges Duhamel, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Louis Delluc, André Gide, le baron Haussmann, Alfred Jarry, Guy de Maupassant, Emmanuel Leroy-Ladurie, Jean Richepin, Philippe Léotard, Jean d’Ormesson, Patrick Modiano, Raphaël Enthoven … Imaginez s’il était possible d’organiser une réunion de ces anciens élèves !
Permettez-moi, au moment où j’écris ce billet, d’y ajouter le chanteur Guy Béart qui vient de nous quitter. Il suivit les classes de Maths sup et Maths spé avant d’être reçu à l’École Nationale des Ponts et Chaussées.
On a le temps, surtout en cette bibliothèque, d’un bref hommage. Je vous propose les paroles de sa chanson Chandernagor :

« Elle avait elle avait
Un Chandernagor de classe
Elle avait elle avait
Un Chandernagor râblé
Pour moi seul pour moi seul
Elle découvrait ses cachemires
Ses jardins ses beau quartiers
Enfin son Chandernagor
Pas question
Dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Deux Yanaon de cocagne
Elle avait elle avait
Deux Yanaon ronds et frais
Et moi seul et moi seul
M’aventurais dans sa brousse
Ses vallées ses vallons
Ses collines de Yanaon
Pas question
Dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Le Karikal difficile
Elle avait elle avait
Le Karikal mal luné
Mais la nuit j’atteignais
Son nirvana à heure fixe
Et cela en dépit
De son fichu Karikal
Pas question
Dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Un petit Mahé fragile
Elle avait elle avait
Un petit Mahé secret
Mais je dus à la mousson
Eteindre mes feux de Bengale
M’arracher m’arracher
Aux délices de Mahé
Pas question
Dans ces conditions
De faire long feu dans les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Le Pondichéry facile
Elle avait elle avait
Le Pondichéry accueillant
Aussitôt aussitôt
C’est à un nouveau touriste
Qu’elle fit voir son comptoir
Sa flore sa géographie
Pas question
Dans ces conditions
De revoir un jour les Comptoirs de l’Inde »

Ils ne sont sans doute plus de première jeunesse, ceux qui apprirent à l’école les cinq noms des comptoirs de l’Inde, et j’absous les jeunes générations de les ignorer. C’était l’occasion d’évoquer Colbert et la « Compagnie pour le commerce des Indes orientales » puis la politique colonisatrice de Dupleix.
En tout cas, c’était à la fin des années fifties, après m’avoir offert le premier disque de Guy Béart comprenant L’eau vive, mon père refusa alors de m’acheter le second. Dans le contexte de décolonisation de l’époque, avoir un Chandernagor de classe et deux Yanaon ronds et frais était d’un érotisme trop subversif pour le jeune adolescent que j’étais ! Ainsi va la vie …
Le lycée Henri IV a possédé aussi des professeurs célèbres : ainsi le philosophe Émile Chartier dit Alain et Henri Bergson y enseignèrent la philosophie, Victor Duruy l’histoire et Georges Pompidou, déjà cité, les lettres.
Il est honnête de signaler que, depuis une dizaine d’années, le lycée a créé un programme d’ouverture sociale aux classes préparatoires.

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Par une espèce de porte secrète, nous nous glissons maintenant hors de la bibliothèque. Nous découvrons sur le palier la magnifique porte en chêne que nous n’avons pas eu l’honneur de franchir. Je ne fus pas suffisamment maestro pour sortir par la grande porte ! Elle est finement décorée de sculptures évoquant l’étude.
Bombons le torse tout de même, nous redescendons au niveau de la cour Musset par l’élégant escalier des Grands Hommes en fer forgé. Il n’était pas question, à l’origine, que les visiteurs de la bibliothèque s’éparpillent dans l’abbaye et troublent la quiétude des chanoines.

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Au pied de l’escalier, se dresse le buste de l’illustre physicien André-Marie Ampère, le père de Jean-Jacques croisé plus tôt. Il a donné son nom à l’unité internationale d’intensité du courant.
Non loin de là, à l’abri de grilles, dans ce qui ressemble à un réduit, sont entreposés les bustes de Henri IV et du « roi-bourgeois » Louis-Philippe qui envoya ses cinq fils comme élèves du collège Henri IV. Grandeur et décadence ?
Le concert qui s’y tenait étant maintenant terminé, nous pouvons achever notre visite par la chapelle du lycée, une longue salle de style gothique qui abritait à l’origine le réfectoire des religieux.
Un moulage d’une statue provenant de l’ancienne abbatiale détruite représente Sainte Geneviève se rendant la nuit à Saint-Denis. Elle tient un livre de prières dans une main et un cierge dans l’autre. Sur son épaule gauche, un diablotin malicieux en piteux état, il n’en reste que les pattes fourchues, prend un malin plaisir à éteindre le cierge qu’un angelot, perché sur l’épaule droite, rallume constamment.

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Je conclus ma promenade par un dernier cliché de la tour Clovis au soleil déclinant.
Licence littéraire, j’ai envie de poursuivre par une nuit blanche (nom d’une manifestation artistique annuelle) que j’avais passée au Panthéon lors d’une flânerie précédente. La compagnie des grands hommes m’inspire.
D’autant que je ne suis nullement hors sujet car beaucoup d’entre nous l’ignorent, le Panthéon est l’église de la nouvelle abbaye Sainte-Geneviève reconstruite, selon le vœu de Louis XV, par l’architecte Jacques-Germain Soufflot (projet en 1764). Il prend ce nom à la Révolution et devient un temple destiné à recueillir les restes des hommes qui avaient inspiré la chute de l’Ancien Régime. Le premier hôte fut Mirabeau en 1791 mais il en fut exclu deux ans plus tard et ses restes balancés dans un caniveau, après la révélation de coupables compromissions avec le roi. Il fut remplacé par Marat, assassiné par Charlotte Corday dans sa baignoire, qui subit le même sort sous la réaction thermidorienne.
Durant le XIXe siècle, le monument fut, selon les régimes en place, balloté entre ses usages religieux ou laïc. Sous le Premier Empire, en 1806, il est rendu au culte mais la crypte continue de recevoir les dépouilles des illustres, elle est fermée sous la Restauration en 1821. Le « roi bourgeois » Louis-Philippe Ier rétablit la nécropole nationale, c’est alors que David d’Angers sculpte sur le fronton l’inscription Aux grands hommes la patrie reconnaissante qui sera effacée sous le Second Empire. Enfin, en 1885, les Républicains (pas ceux imaginés par un récent président de la République !) mais ceux de la jeune Troisième République profitent des funérailles de Victor Hugo pour retransformer définitivement l’église Sainte Geneviève en Panthéon. Deux millions de personnes rendirent hommage à l’immense écrivain (et homme politique) sur le parcours du cortège entre son domicile de l’avenue, déjà baptisée de son vivant, Victor Hugo, et directement le Panthéon.
À l’heure actuelle, 75 Grands Hommes dont 3 femmes sont entrés au Panthéon (physiquement ou pas). Napoléon et François Mitterrand en furent de grands fans, l’empereur « panthéonisant » 42 personnes et le premier président socialiste de la Vème République y fêtant son investiture en mai 1981.
Dans une démarche démocratique mais surtout artistique, le street artist JR dont je vous avais déjà entretenu pour d’autres installations (voir billet du 15 novembre 2009) a eu l’étonnante idée de faire entrer au Panthéon plusieurs milliers d’anonymes en combinant leurs selfies en noir et blanc au sol, dans la coupole et sur le dôme.

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On hésite à piétiner tous ces visages, venus du monde entier, braqués vers soi puis on s’y résigne respectueusement en leur lançant un regard attendri. C’est fou comme un artiste peut nous donner espoir en l’humanité … au moins durant quelques instants.
Je profite de l’occasion pour visiter l’exposition temporaire consacrée à Jean Jaurès, un Jaurès bien vivant tandis qu’il repose dans la crypte en-dessous.
Son entrée au Panthéon ne fut pas vue d’un bon œil par tous, et notamment, par le journal L’Humanité dont il fut pourtant le fondateur. Ainsi, voici ce que Paul Vaillant-Couturier y écrivit dans un article en date du 23 novembre 1924 :
« Sous couleur de conduire Jaurès au Panthéon, le Bloc des gauches a décidé de faire aujourd’hui pour six cent cinquante mille francs de publicité au ministère bourgeois du Quotidien-Hennessy.
C’est le deuxième assassinat de Jaurès. Poincaré-la-Guerre se hissant sur la pierre du Soldat inconnu, nous était odieux ; François-Albert, insulteur de Jaurès, faisant de sa dépouille une enseigne lumineuse et tricolore pour le gouvernement bourgeois ne l’est pas moins. Mais ceux qui les dépassent tous deux en ignominie ce sont ces socialistes qui, pour les besoins de leur politique de futurs ministres du capitalisme, livrent le cadavre de Jaurès en triomphe, à la bourgeoisie qui le fit assassiner.
Aujourd’hui, comme en 1914, les radicaux sont au pouvoir, et c’est la bourgeoisie qui convie le prolétariat, sa victime, à fraterniser avec elle en l’honneur de la dernière curée…
Elle a voulu faire bien les choses et, comme le cœur n’y était pas, elle l’a remplacé par la mise en scène hideuse des décors classiques en carton-pâte : tout son Art. Or, répétons-le pour la centième fois, Jaurès tombé au service d’un prolétariat qui voulait la paix, n’appartient pas plus à M. Renaudel qu’à Herriot. Par sa légende et par sa mort, c’est à la Révolution qu’il appartient.
C’est ce que Paris ouvrier et révolutionnaire notifiera ce soir aux exploiteurs de sa mémoire… »
Les choses n’ont pas changé : il est toujours quasiment impossible d’obtenir un consensus tant chaque événement est instrumentalisé.
L’exposition à travers des affiches et quelques textes nous fait voyager à travers la postérité considérable de Jaurès, il est même un candidat de droite aux dernières (et futures ?) élections présidentielles qui crut opportun de s’en réclamer !

Expo Jaurès Panthéon

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Une sorte de bibliothèque idéale est mise à la disposition du visiteur qui, s’asseyant à une grande table circulaire, peut essayer de trouver une réponse à la question chantée par Brel :

« Ils étaient usés à quinze ans
Ils finissaient en débutant
Les douze mois s’appelaient décembre
Quelle vie ont eu nos grands-parents
Entre l’absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d’être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laisse au visage un teint de cendre
Oui, notre Monsieur oui notre bon Maître
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?

On ne peut pas dire qu’ils furent esclaves
De là à dire qu’ils ont vécu
Lorsque l’on part aussi vaincu
C’est dur de sortir de l’enclave
Et pourtant l’espoir fleurissait
Dans les rêves qui montaient aux yeux
Des quelques ceux qui refusaient
De ramper jusqu’à la vieillesse
Oui notre bon Maître oui notre Monsieur
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?

Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelques sabreurs
Qui exigeaient du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couvert de prêtres oui notre Monsieur

Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès? »

Avant de me retirer, je vous offre cette émouvante et généreuse interprétation par le groupe Zebda créée à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.

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Publié dans:Ma Douce France |on 1 octobre, 2015 |3 Commentaires »

valentin10 |
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