Langres sur un plateau avec Bernard Dimey et Denis Diderot
Vous ne me tiendrez pas rigueur de vous livrer mes écrits, ces temps-ci, de manière un peu désordonnée, du moins sur le plan de la chronologie des faits. Ainsi, il me faut vous raconter mon retour suite à mon séjour en Alsace au mois de juin (billets des 24 juin, 2 et 9 juillet 2015).
J’avais choisi de prendre le chemin des écoliers, un peu comme André et Julien, les deux enfants du Tour de la France, l’incontournable manuel de lecture des élèves de cours moyen de la Troisième République.
Comme eux deux d’ailleurs, je sortis de la ville de Phalsbourg en Lorraine, en franchissant la grande porte fortifiée qu’on appelait alors porte de la France. En effet, il faut se souvenir que le récit relate leur périple suite à l’annexion de l’Alsace et la Lorraine par les Prussiens (traité de Francfort de 1871).
« Il est des lieux où souffle l’esprit. » Ainsi commence La Colline inspirée, le célèbre roman historique de Maurice Barrès paru en 1913. Une brise attise ma curiosité tandis que des panneaux me signalent, à une trentaine de kilomètres, la colline de Sion-Vaudémont, le point le plus élevé des côtes de Moselle, dans le sud du département de Meurthe-et-Moselle. Je renonce à m’y rendre à cause d’un emploi du temps déjà chargé. Cependant, mon cher frère nous offre le magnifique panorama que l’on y découvre depuis la table d’orientation.
« L’horizon qui cerne cette plaine c’est celui qui cerne toute vie. Il donne une place d’honneur à notre soif d’infini en même temps qu’il nous rappelle nos limites. » J’irai vérifier de visu, un jour, c’est certain.
À défaut, bientôt, de manière très matérialiste, je me ravitaille en carburant sur l’autoroute A31, à l’aire de Lorraine-Sandaucourt fréquentée bizarrement par quelques silhouettes de grognards napoléoniens.
Je n’ai pas souvenir que les troupes impériales aient combattu dans le secteur. Il s’agit en fait d’un clin d’œil à l’imagerie d’Épinal, fleuron industriel de la cité vosgienne toute proche. Sous le Premier Empire, elle célébra l’empereur Napoléon Bonaparte, sa famille, ses maréchaux, ses armées et ses victoires.
Au sens figuré, une image d’Épinal traduit un cliché, un lieu commun, une vision naïve ou stéréotypée de quelque chose. Je préfère y associer les magnifiques planches du dessinateur Jacques Tardi, notamment sur cette « putain de guerre 14-18 ».
Ce matin, j’ai rendez-vous avec un autre compagnon d’esprit à Nogent en Champagne (autrefois appelé Nogent en Bassigny).
Ici naquit et repose Bernard Dimey (1931-1981). J’ai déjà évoqué en plusieurs occasions la mémoire de ce grand poète, une des grandes figures du Montmartre d’antan (voir billet du 3 mars 2015). En reconnaissance, depuis 1989, la médiathèque municipale porte le nom de l’enfant du pays.
Je m’étais promis de venir un jour errer quelques heures dans le « village parfait de (ses) douze ou quinze ans » : « Je viens de la Champagne … un petit bled nommé Nogent où l’on fait des couteaux. »
Une prospère tradition coutelière anima longtemps la cité, au point qu’au dix-neuvième siècle on la surnomma Nogent-les-Couteaux. Le père Dimey était d’ailleurs coutelier et ciselier (fabricant de ciseaux), la mère coiffeuse à domicile.
Parmi les modèles en vitrine d’un vieux commerce de coutellerie, figure le Balibeux, nom local donné à un salsifis sauvage qui pousse dans les prairies environnantes. Une légende remontant à la guerre de 1870 raconte que lorsque les Prussiens assiégèrent la ville, la faim saisit progressivement les habitants de la vallée qui n’eurent d’autres ressources que de cueillir cette plante sauvage pour en faire des bouillies. C’est ainsi que l’on baptisa les Nogentais du bas de la ville, les Balibeux. On dit que les habitants de la ville haute, plus aisés et aux intestins plus délicats, supportèrent mal cette nourriture et attrapèrent la fouère (autrement dit, une bonne chiasse !) et le surnom ironique de Fouéroux.
C’est dans son poème L’enfance que Bernard livre ses souvenirs les plus précis de sa jeunesse nogentaise. Écoutez-le et lisez-le, ses mots aussi sont ciselés !
« Tous les grands chevaux blancs qui couraient dans les rues
Du village parfait de mes douze ou quinze ans
Ont galopé si loin que j’ai perdu de vue
Le plus pur de mon âme et le plus important.
Il reste de tout ça quelques mots, des images,
Un vieux cheval boiteux qu’on appelait Souris,
Un grand nègre jovial, sans doute anthropophage
Qui venait du Cap-Vert et je songe aujourd’hui
Qu’il avait des enfants blonds comme la Norvège,
Aux yeux bleus de vikings, le monde est si petit…
Négatif absolu d’un bonhomme de neige…
Il est peut-être mort et moi je suis parti.
Je ne reverrai plus les combles de l’église
Où j’allais dénicher des enfants de hibou.
Quand je les rapportais, tout chauds sous ma chemise,
Ma pauvre mère avait des hurlements de loup…
Au Monument des Morts qu’on appelait Mobiles
Assassinés pour rien sous Napoléon III
On déchiffrait des noms mais c’était difficile
Et, debout sur le mur, on dominait les bois.
Les femmes, en bavardant, martyrisaient du linge
A grands coups de battoir au lavoir d’à côté.
On venait tournoyer, comme des petits singes,
Autour de leurs baquets, pour s’y faire insulter…
On rêvait, c’était beau… je ne rêve plus guère.
Je porte des habits qui ne me vont pas bien,
Je plonge dans la mort la tête la première
Une ou deux fois par jour et pourtant j‘en reviens.
Tous les grands oiseaux blanc au regard de phosphore
Et dont le cri feutré me réveillait la nuit
Ont volé bien trop loin, par delà les aurores,
Survolant les sentiers que je suivais sans bruit,
Et les petits chevreaux dont je tenais les pattes
Depuis plus de trente ans ne veulent pas mourir.
Ils bougent dans mes rêves et pleurent et se débattent…
Bon Dieu ! Que mes douze ans ont du mal à finir ! »
Je descends vers Nogent-le-Bas pour me recueillir quelques instants devant l’église romane Saint-Germain.
C’est là, dans les combles, que le gamin Dimey dénichait les oisillons humanisés affectivement et poétiquement en « enfants de hibou ».
Dans son œuvre, Dimey évoque souvent l’enfance, le temps du rêve et de l’étrange. Chez lui, les enfants ne vivent pas dans la même réalité que les adultes ; ils la transforment par leur imaginaire. Voici ce qu’il écrivait … à quinze ans :
« Il est des accords mineurs doux, qui évoquent des paysages
Des paysages sans lumière et sans ombre
Des clairières où l’on croit marcher sur du velours
Accords qui font rêver
Musique qui fait flotter la rêverie qui ouvre d’autres horizons !
Ceux de l’irréel ! »
« La nuit de mes dix ans, comme elle était superbe ! » Écoutez-le encore nous la conter, de sa voix bourrue et tendre à la fois, telle qu’il la ressentit lors d’un camp nocturne dans sa campagne haut-marnaise avec les Cœurs Vaillants de l’abbé Bournot en 1941.
À l’adolescence, Bernard fut élève au collège de Joinville, commune proche située sur l’axe Saint-Dizier-Chaumont, puis entra, en 1947, à l’École Normale d’instituteurs de Troyes. Il prépara le baccalauréat à celle de Nancy, la section Philo n’existant pas à Troyes où il revint ensuite pour achever sa formation. Il renonça très rapidement à la carrière d’instituteur pour se consacrer à la littérature. C’est comme cela que bientôt, il « monta » à Paris et sur la butte Montmartre. Sur sa maison de la rue Germain Pilon dans son cher quartier des Abbesses, on peut lire sur la plaque qui lui est dédiée :
« Je vis mon temps comme un roi nègre
Superbement désargenté
Allant de l’élite à la pègre
Sans me plaindre ni me vanter »
Dans son errance parisienne, il rêva de Syracuse, cette sublime chanson que fredonnèrent Henri Salvador et Yves Montand.
D’un voyage en Égypte, il ramena Les enfants de Louxor et un caillou de la Vallée des Rois qu’il tient au creux d’une main dans son repos éternel :
« Quand je sens, certains soirs, ma vie qui s’effiloche
Et qu’un vol de vautours s’agite autour de moi,
Pour garder mon sang-froid, je tâte dans ma poche
Un caillou ramassé dans la Vallée des Rois.
Si je mourrais demain, j’aurais dans la mémoire
L’impeccable dessin d’un sarcophage d’or
Et pour m’accompagner au long des rives noires
Le sourire éclatant des enfants de Louxor.
À l’intérieur de soi, je sais qu’il faut descendre
À pas lents, dans le noir et sans lâcher le fil,
Calme et silencieux, sans chercher à comprendre,
Au rythme des bateaux qui glissent sur le Nil,
C’est vrai, la vie n’est rien, le songe est trop rapide,
On s’aime, on se déchire, on se montre les dents,
J’aurais aimé pourtant bâtir ma Pyramide
Et que tous mes amis puissent dormir dedans.
Combien de papyrus enroulés dans ma tête
Ne verront pas le jour… ou seront oubliés
Aussi vite que moi ?… Ma légende s’apprête.
Je suis comme un désert qu’on aurait mal fouillé.
Si je mourais demain, je n’aurais plus la crainte
Ni du bec du vautour ni de l’œil du cobra.
Ils ont régné sur tant de dynasties éteintes…
Et le temps, comme un fleuve, à la force des bras…
Les enfants de Louxor ont quatre millénaires.
Ils dansent sur les murs et toujours de profil,
Mais savent sans effort se dégager des pierres
À l’heure où le soleil se couche sur le Nil.
Je pense m’en aller sans que nul ne remarque
Ni le bien ni le mal que l’on dira de moi
Mais je déposerai tout au fond de ma barque
Le caillou ramassé dans la Vallée des Rois. »
En cette heure médiane, pas un rade ouvert à l’horizon pour trinquer au souvenir de celui qui reçut le Grand Prix de l’académie Charles Cros pour son poème Ivrogne et pourquoi pas ?.
Dans ce Nogent-là, on ne célèbre pas le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles.
« Depuis dix ans comme le temps passe
Je fais la salle et la terrasse
Chez Marie-Louise que tu connais
La petite rouquine au teint de lait
Que je rêvais de prendre au piège
Quand j’étais le coq du collège
Dieu qu’il en est passé du temps
Sur moi qui joue toujours perdant
En attendant que je m’y fasse
Je fais la salle et la terrasse
Et je suis aimé des clients… »
Ces vers de Dimey sont chantés par Charles Aznavour (auteur de la musique) et, mieux encore, par Yves Jamait dont quelques paroles figurent en exergue de mon blog.
Au pays de Dimey, en salle ou (plutôt à) la terrasse, car il fait beau ce jour-là dans le ciel et dans mon esprit, il est plus couleur locale de boire un petit blanc des Coteaux de Coiffy ou du Muid Montsaugeonnais.
Comme elle est belle ma douce France, ainsi, à Rolampont, au franchissement du canal entre Champagne et Bourgogne, anciennement canal de la Marne à la Saône. Long de 224 kilomètres, il possède 114 écluses.
Assis sur une des rives, en guise de pique-nique, je me ferais bien un petit caprice … des dieux, une marque de fromage à pâte molle de la Haute-Marne, créée, en 1956, à Illoud, non loin d’ici. J’en raffolais quand j’étais gamin ; j’ai appris depuis à mieux contrôler les appellations fromagères !
Mais voilà déjà qu’apparaît la ville de Langres perchée sur son oppidum calcaire.
photo site de la ville de Langres
Malgré mes études universitaires de géographie, j’ai longtemps considéré Langres, de manière très réductrice, uniquement comme le plateau où la Seine prend sa source. Deux de ses affluents, d’ailleurs, y naissent également : l’Aube et la Marne, cette dernière, la plus longue rivière française, ne se jetant dans le fleuve, après avoir longtemps hésité, qu’entre Charenton-le-Pont et Alfortville aux abords de la capitale.
C’est l’occasion ou jamais de vous conseiller la lecture de Remonter la Marne de Jean-Paul Kaufmann. Un mois et demi durant, à raison de 13 kilomètres par jour, l’ancien otage du Liban a remonté à pied le cours de la rivière depuis l’Est de Paris jusqu’à sa source. Il me permet ainsi d’employer le mot savant d’équanimité, c’est-à-dire l’égalité d’âme et d’humeur, une recherche affective de détachement et de sérénité, un apaisement de l’esprit qu’on peut comprendre après ce que vécut l’écrivain.
Donc, Langres est aussi une jolie cité dotée de remparts très spectaculaires. Un géographe vanta même au XVIIe siècle sa réputation d’invincibilité : « La ville est dans une assiette si avantageuse et habitée d’un peuple si guerrier qu’elle passe pour la pucelle du pays. ». De nos jours, nous la déflorons aisément à pied car il est beaucoup plus confortable de laisser son véhicule au pied de la citadelle. Il est même incompréhensible qu’intramuros, un camping officiel avec caravanes soit autorisé tout contre la tour de Navarre et d’Orval, la plus impressionnante des quatre tours d’artillerie avec un diamètre de 28 mètres, une hauteur de 20 mètres et des murs jusqu’à 7 mètres d’épaisseur. Elle fut inaugurée par François 1er en 1521. Elle abrite deux belles salles voûtées et percées d’embrasures de tirs.
Le Langres historique est concentré sur une superficie finalement peu étendue et quelques heures suffisent pour effectuer une bonne approche de son patrimoine architectural tant sur le plan militaire, avec les remparts, que religieux, avec la cathédrale Saint-Mammès, et civil avec ses vieilles maisons. À partir de là, il s’agit d’une question d’organisation en jonglant alternativement, en ce qui me concerne, entre une déambulation sur plusieurs tronçons du chemin de ronde et une errance dans quelques rues de caractère de la cité.
Bien que je sois déjà à l’intérieur des fortifications, j’en ressors un instant pour contempler la porte principale dite des Moulins baptisée ainsi en raison des anciens moulins situés là autrefois. Le nom de Bel Air donné au parking contigu provient peut-être du bon vent qui animait leurs ailes.
Construite entre 1642 et 1647, à la vague allure d’arc de triomphe, ses éléments décoratifs, trophées d’armes, casques empanachés, prisonniers enchaînés devant leurs drapeaux confisqués par les soldats français, rappellent la victoire prochaine de la France sur l’Espagne lors de la guerre de Trente Ans qui s’acheva par le traité de Westphalie (1648).
À proximité, se trouve un buste d’Auguste Laurent, chimiste controversé du XIXe siècle, né tout près de Langres. Il inventa une nomenclature pour la chimie organique et fut un précurseur de la théorie atomique.
Je m’engage maintenant dans l’artère principale qui coupe la cité longitudinalement et de manière rectiligne.
À l’enseigne d’Entre deux vignes (celles des coteaux de Coiffy et du Muids Montsaugeonnais ?) : sur la vitrine de cette boutique est inscrite une phrase tirée de La Religieuse de Diderot.
J’ai omis de vous préciser que l’auteur de L’Encyclopédie est né à Langres au siècle des Lumières et qu’il y passa les quinze premières années de sa vie. À ce titre, il y est omniprésent : un musée lui est consacré, une statue, un collège, une rue, une place lui sont dédiés, des citations tirées de ses ouvrages figurent à la devanture des commerces, une boulangerie-pâtisserie porte son nom, on le trouve même aussi sur une étiquette du fromage local. Comme cela constitue un excellent moyen de nous cultiver, ne nous plaignons pas.
« Je puis tout pardonner aux hommes, excepté l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. » Je ne veux pas faire du mauvais esprit mais, à observer notre monde, il n’y a finalement pas grand-chose à leur pardonner.
La Religieuse est un roman posthume édité en 1796, Diderot n’ayant pas souhaité le publier de son vivant, après avoir été échaudé par certains écrits passés tels Les bijoux indiscrets ainsi que sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient qui lui valut d’être incarcéré au château de Vincennes. Le roman est écrit sous forme des mémoires d’une jeune fille, Suzanne Simonin, contrainte d’entrer au couvent par ses parents, parce que de naissance adultérine.
Il est des œuvres qui traversent le temps sans vieillir, preuve en est qu’outre le plaisir toujours renouvelé de la lecture, le cinéaste Jacques Rivette vit, en 1966, son adaptation connaître les affres de la censure : « un film blasphématoire qui déshonore les religieuses » s’indigna la présidente de l’union des supérieurs majeures (!). On ne le jeta tout de même pas dans les douves du fort de Vincennes. Son collègue Jean-Luc Godard se régala d’un bon mot en qualifiant André Malraux de ministre de la Kultur !!!
Certains tressaient des lauriers, d’autres fabriquaient des couronnes …
Plus loin, au hasard de ma promenade dans la rue (évidemment) Diderot, je découvre l’ancienne chapelle des Oratoriens.
En 1616, l’évêque Sébastien Zamet fit appel à la congrégation des Oratoriens pour diriger son séminaire et former les prêtres du diocèse et, à cet effet, leur concéda terrains et bâtiments d’un ancien prieuré. La chapelle ne fut construite qu’en 1676. Sa porte d’entrée est encadrée par un portique d’ordre ionique. Désaffectée à la Révolution, la chapelle a été transformée en salle de spectacle en 1838. Le décor du fronton avec masques, partitions et instruments de musique témoigne de sa nouvelle destination.
« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ! ». Pour Diderot, cette recommandation avait pour objet de dénoncer l’affectation des grands maîtres qui se plaisent à tirer un voile entre le peuple et la nature. L’intention est évidemment louable même si, trois siècles plus tard, on n’a guère avancé. Ainsi le philosophe Michel Onfray est au cœur de polémiques ridicules, lui qui démissionna de l’éducation nationale justement pour rendre le savoir accessible au plus grand nombre en ouvrant à Caen une université populaire avec un succès considérable et des amphithéâtres bondés.
Je débouche sur la place anciennement Chambeau, aujourd’hui Diderot comme de bien entendu, située au cœur de la ville. Sur quelques mètres carrés, nous avons un concentré de la jeunesse de Diderot à Langres. D’ailleurs statufié sur une colonne au centre de la place, le philosophe a vue sur les différents lieux qu’il fréquenta lors des quinze premières années de son existence, et pour commencer la maison où il naquit le 5 octobre 1713, sise au numéro 9.
Son père Didier Diderot était fils de coutelier et lui-même maître coutelier et marchand spécialisé dans la fabrication d’instruments de chirurgie et de couteaux estampés de la marque à la perle. Sa mère Angélique Vigneron était fille d’un marchand tanneur.
Juste de l’autre côté de la place, presque symétriquement par rapport à sa statue, se trouve la maison d’enfance du philosophe, celle où il vécut jusqu’à son départ pour Paris, celle aussi où il reviendra lors de ses rares séjours à Langres. Le rez-de-chaussée est, aujourd’hui, occupé par un bureau de tabac et journaux.
Au deuxième étage, une plaque fut apposée en 1880 par la Société Républicaine d’Instruction qui pensait alors à tort qu’il s’agissait de sa maison natale. Par contre, c’est là que naquirent ses sœurs Denise dit sœurette qu’il chérissait, Angélique devenue religieuse ursuline et morte folle en 1749, et son frère Didier-Pierre futur chanoine.
Toujours sur la place, légèrement plus bas, se trouve le désormais collège Diderot, l’ancien collège des Jésuites où le jeune Denis fut élève pendant six ans.
Appelés à Langres en 1621, à l’invitation de l’évêque, les Jésuites implantèrent là leur collège une trentaine d’années plus tard. Situé au cœur de la cité, il pouvait accueillir jusqu’à 200 jeunes notables de Langres et de sa région. En 1746, les bâtiments furent la proie des flammes mais un nouveau collège ne tarda pas à sortir de terre. En 1762, la Compagnie de Jésus fut interdite. Chassés du royaume, les Jésuites n’en virent pas l’achèvement en 1770.
En forme de U, ce vaste bâtiment conçu pour l’étude et la prière s’appuie au Sud sur l’ancien rempart du XIIIe siècle, et est séparé de la place par un mur de clôture. Le portail est surmonté d’une allégorie de l’Instruction due au sculpteur langrois Antoine Besançon. Sur l’aile droite, se trouve la façade de la chapelle. Elle est conçue comme un immense retable Son fronton étonne par la profusion décorative de nuées, rayons et de têtes d’angelots.
Selon le dépliant édité par l’office de tourisme, Diderot sait déjà écrire et calculer quand il y entre en 1723 … ce qui en soit n’a rien d’extraordinaire pour un écolier de dix ans aujourd’hui. Mais voyons la suite et ce qu’il écrivit en 1760 dans une correspondance à Sophie Volland qui fut son amie et sa maîtresse. Elle se prénommait en fait Louise-Henriette mais Denis lui préféra Sophie, sagesse en grec.
« Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j’avais remportés et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données et qui trop larges pour mon front avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une belle chose un homme de bien et sévère qui pleure. »
Comme le dit d’Alembert à l’article collège de l’Encyclopédie, on y enseignait les Humanités qui consistaient essentiellement dans l’enseignement du latin, la Rhétorique, les Mœurs et la Religion, et très minoritairement la Philosophie dans laquelle on faisait entrer la Physique.
Certaines classes pouvaient compter jusqu’à cent élèves. De manière originale, les Jésuites avaient recours au théâtre, pièces morales en latin qui ont pu inspirer à Diderot son goût pour les spectacles.
Plus tard, Diderot brossa un tableau peu enthousiaste de sa formation langroise. Dans son Plan d’une université ; il plaida en faveur d’une pédagogie plus démocratique : « J’ai vu quatre ou cinq élèves, supérieurs à tous les autres, se succéder pendant le cours entier de l’année, dans les places d’honneur, et décourager le reste de la classe. J’ai vu tous les soins des professeurs se concentrer dans ce petit nombre de sujets d’élite, et tous les autres enfants négligés … J’ai vu cette règle, inflexible pour les enfants des pauvres, se prêter à toutes les petites fantaisies des enfants des riches ».
Tout encyclopédiste et homme des Lumières qu’il devînt par la suite, Diderot fut un gamin comme les autres qui participa à une guerre des boutons « avant le siècle » : « Deux cents enfants se partageaient en deux armées. Il n’était pas rare qu’on en rapportât chez leurs parents de grièvement blessés. » Il se souvenait de son « front cicatrisé de dix coups de fronde reçus de la main de ses camarades » tout en se vantant d’avoir mieux su « donner un coup de poing que faire une révérence ».
En 1728, son oncle, sentant proche sa mort, envisagea qu’il soit désigné comme son successeur par les chanoines de Langres. Denis ne regretta jamais que cela ne se fît pas : « J’aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches à balai, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre … » Au lieu de cela, il entra au collège Louis-le-Grand à Paris pour étudier notamment la théologie. Il y rencontra le Père Charles Porée, professeur de rhétorique dont il vanta la personnalité hors pair dans sa Lettre sur les sourds et les muets.
J’aurai l‘occasion de poursuivre mon évocation de Diderot plus tard, difficile qu’il en soit autrement. Pour l’instant, je descends au nord de la ville vers les fortifs et la tour Virot construite vers 1470.
En route pour un bon bout de chemin de ronde avec une perspective superbe sur la campagne langroise et les eaux bleues du lac de la Liez.
Je passe devant la « zouille », une automotrice qui perpétue le souvenir de l’ancien chemin de fer à crémaillère, premier du genre à avoir été construit en France. Il desservait la ville haute depuis la gare des chemins de fer de l’Est, en contrebas le long de la Marne.
J’atteins bientôt la Tour Piquante située à la pointe Ouest de la cité. Érigée vers 1565, elle tient son nom insolite de la forme polygonale du bastion.
Je me dirige maintenant au cœur du quartier canonial vers la cathédrale Saint-Mammès dont la silhouette se détache nettement lorsqu’on approche de Langres, comme dans plusieurs tableaux de Raoul Dufy.
La cathédrale fut construite à partir du milieu du XIIe siècle sous l’épiscopat de Geoffroy de La Roche-Vanneau, légat du pape en 1147 lors de la seconde croisade et aussi ami de Bernard de Clairvaux, celui-là même qui chercha des noises à Abélard pour sa « logique à la con » (sic) de la Trinité (voir billet Héloïse ouille, Abélard aïe du 6 mai 2015).
Élevée dans une région de confluences, elle conjugue avec harmonie le style roman clunisien de Bourgogne et le gothique d’Ile-de-France.
Elle est dédiée à Mammès, jeune berger de Cappadoce qui fabriquait des fromages pour les pauvres.
Converti au christianisme, il fut persécuté par l’empereur Aurélien en 273-274. La légende raconte qu’il aurait été délivré par un ange et transporté sur une montagne voisine où les bêtes sauvages venaient l’écouter prêcher l’Evangile. Arrêté une seconde fois, il fut jeté en pâture aux lions qui refusèrent de le dévorer. Alors, le gouverneur choisit de le tuer en l’éventrant avec un trident dans les arènes de Césarée Les nombreux miracles qui se produisirent sur son tombeau étendirent sa popularité tout au long du IVe siècle. Les hagiographes écrivirent sa passion en brodant largement. Le culte de Saint Mammès parti de Constantinople parvint jusqu’à Langres qui accueillit, dans des conditions un peu mystérieuses, un os de la nuque du martyr. C’est même plus que cela puisque le Trésor de la cathédrale comprend un buste reliquaire contenant le crâne serti d’argent du saint ramené de Constantinople lors de la prise de Constantinople par les Croisés en 1204. « Mamma mia », pauvre Mammès, disloqué à tout vent, un évêque de Bar-sur-Seine ayant ramené un bras en 1076 !
Dans le déambulatoire de la cathédrale, on peut admirer un bas-relief représentant la translation des reliques du saint avec une scène de procession et en arrière-plan une vue réaliste de la ville de Langres.
De même, on peut également observer dans le transept deux tapisseries qui faisaient partie d’une tenture de huit pièces commandée à l’artiste Jean Cousin, en 1543, par Claude de Longwy, cardinal de Givry et évêque de Langres, retraçant des épisodes de la vie et le martyre de Saint Mammès.
Sur celle que je vous donne à voir, Saint Mammès prêche l’Évangile aux bêtes sauvages. La transcription dit que les mâles s’en retournèrent après la lecture tandis que les femelles restèrent desquelles Saint Mammès tira du lait avec lequel il fabriqua les fromages (évidemment ni Langres, ni Chaource, ni même Caprice des dieux, les fleurons laitiers locaux !) que l’ange lui avait commandés pour les pauvres.
J’ai lu que, récemment, lors d’un voyage en Cappadoce, des pèlerins du diocèse de Langres ont visité par hasard une ancienne église rupestre dédiée à Saint Mammès. Il existe toujours un reliquaire et, bien qu’aujourd’hui, elle soit transformée en mosquée, les fidèles musulmans prient Chambas Baba (Mammès islamisé) pour obtenir des guérisons. Si l’anecdote s’avère vraie, elle est réjouissante.
Le temps me presse, je ne peux malheureusement pas distinguer avec toute l’attention nécessaire les dernières évolutions de l’art roman bourguignon des premiers tâtonnements gothiques.
Accolé au flanc sud de la cathédrale, le cloître date du XIIIe siècle. Démoli en partie à la Révolution, il abrite aujourd’hui la bibliothèque municipale. Deux galeries dont on a vitré les arcades, sont encore visibles. Sur un présentoir de beaux-livres, je remarque avec plaisir un ouvrage sur Bernard Dimey à Montmartre.
Les tuiles vernissées de la toiture de style bourguignon brillent au soleil.
La façade de style roman n’est connue que d’après des textes d’archives. Plusieurs incendies entraînèrent sa démolition en 1760. L’architecte d’Aviler lui donna alors le style néo classique actuel. On retrouve sur les chapiteaux les trois grands ordres architecturaux dorique, ionique et corinthien.
Elle possède un fronton triangulaire, surmonté de deux statues qui représentent à droite l’Eglise, à gauche la Synagogue, bel exemple de la vision tolérante du siècle des Lumières !
Juste en face, se dressait autrefois l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul utilisée pour les messes ordinaires et détruite en 1799. C’est là que fut baptisé Diderot le 6 octobre 1713, ainsi qu’en 1606, Jeanne Mancé, pionnière de la Nouvelle-France (vice-royauté du royaume de France entre 1534 et 1763) et cofondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, dont on peut voir la statue dans le square en lieu et place de l’édifice religieux.
Tandis que je me promène dans l’ancien quartier canonial de la cathédrale (ainsi appelé parce qu’habité par les chanoines), la tentation de boire un canon me vient devant une galerie de peinture.
« L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’Art ». Jean-Yves Texier, artiste en résidence à Langres, sait capter chez les gens de son pays quelques instants de plaisir. Derrière ses paysans à la rouge trogne, « ivrognes et pourquoi pas » me soufflerait Bernard Dimey, on retrouve aussi certains personnages des romans truculents de René Fallet, ainsi rappelez-vous l’incipit du Braconnier de Dieu : « Ce fut en allant voter Pompidou que Frère Grégoire rencontra le péché », à savoir déjà une sacrée biture.
Voyez que ma transition n’est pas aussi irrévérencieuse qu’il n’y paraît, entre moines et vins, c’est une vieille histoire et la religion tient sa part au fond des verres. Au IX siècle, l’évêque de Langres diligenta des religieux pour implanter la vigne sur les coteaux d’Aubigny futur terroir du Muid Montsaugeonnais. In divino veritas !!!
Je traverse la chaussée pour visiter en face la Maison Renaissance du moins sa façade côté jardin à laquelle on accède par un long couloir latéral desservant un escalier à vis.
Bâtie vers 1550, elle constitue un magnifique témoignage de l’architecture civile de l’époque. La décoration est foisonnante avec des ornements végétaux et des crânes d’animaux.
Depuis la cour, on jouit d’une échappée vers les tours de la cathédrale. On aperçoit l’allégorie de l’Église qui, par un curieux effet d’optique, semble se prélasser au soleil généreux de l’après-midi.
L’heure avance et je désire visiter absolument la Maison des Lumières sise au sud-ouest de la cité. Inaugurée en 2013, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot, elle permet de découvrir la vie et l’œuvre du philosophe ainsi que l’extraordinaire esprit d’ouverture et de curiosité et le bouillonnement intellectuel qui traversèrent son siècle dit des Lumières. Elle est installée dans l’hôtel particulier du Breuil de Saint-Germain, une belle demeure construite au XVIe siècle et agrandie au XVIII e. Bien que le nom de Diderot soit attaché à ce musée, ni le philosophe ni sa famille n’y vécurent, ni même le fréquentèrent.
Sa famille, quelques tableaux de peintres anonymes l’évoquent, mis en perspective avec certains écrits de Diderot.
Dans son testament, son père Didier Diderot écrivit : « Je ne dois rien ; mais, mes enfants, s’il se présente quelqu’un qui demande, payez. Il vaut mieux qu’on ait quelque chose à moi dans ce monde, que moi aux autres dans celui où je vais … Mes enfants, je vous recommande surtout le soulagement des pauvres. N’aliénez pas, autant que vous le pourrez, les fonds que je vous laisse. Je les ai acquis pour vous ; laissez-les à vos héritiers légitimes. Aimez-vous. Vivez dans l’union et que la bénédiction du Ciel soit avec vous … »
Longtemps après dans Entretiens d’un père avec ses enfants, avant d’écrire leur profond désaccord sur la notion de justice (d’où sa restriction du mais), Diderot commençait par un éloge de son père :
« Mon père, homme d’un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut plus d’une fois choisi pour arbitre entre ses concitoyens …
C’était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l’abbé, ma sœur et moi. Il me disait, à la suite d’une conversation sur les inconvénients de la célébrité : mon fils, nous avons fait tous les deux du bruit dans le monde, avec cette différence que le bruit que vous faisiez avec votre outil vous ôtait le repos ; et celui que je faisais avec le mien ôtait le repos aux autres. »
Diderot chérissait Denise sa « sœurette », d’un cœur excellent, et d’une fermeté de caractère peu commune qui dès l’instant de la mort de sa mère, se consacra entièrement au service de son père et de sa maison, et refusa pour cette raison de se marier. Et aussi, « Sœurette est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci ni sur le présent ni sur l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. »
L’abbé, c’est Didier-Pierre, le petit frère, futur chanoine de la cathédrale, qui s’opposa toujours à Diderot en tout et pour tout.
Dans une lettre à son amie Sophie Volland (14 août 1749), Diderot écrit : « Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette … … Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. »
Dans l’Encyclopédie, à l’article LANGRES, Diderot rappelle malicieusement que « Langres moderne a produit plusieurs gens de lettres célèbres, et tous heureusement ne sont pas morts » ! Il évoque Jean Barbier d’Aucour, autre Langrois du siècle précédent, précepteur du fils de Colbert, ce qui lui dut sans doute de devenir académicien.
Dans le Voyage à Bourbonne, Diderot raconte en 1770 que, après la mort de son père, un Langrois lui avait dit : « Monsieur Diderot, vous êtes bon ; mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez. »
Pourtant, en août 1780, le conseil municipal de Langres, s’étant vu offrir par un de ses concitoyens un exemplaire de l’Encyclopédie, lui demanda son portrait pour l’hôtel de ville. Diderot offrit son buste sculpté par Jean-Antoine Houdon, dont je peux admirer une copie.
Quelle frustration, le musée ferme dans moins d’une heure ! Je papillonne de salle en salle posant mon regard de-ci de-là sur un manuscrit, un ouvrage, un objet ou un tableau tel le portrait peint par Van Loo vers 1770.
Diderot est représenté dans la robe de chambre moirée à laquelle il consacra un texte très personnel, Regrets sur ma vieille robe de chambre ou avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune : « Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis … Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises, l’opulence a sa gêne. »
Je tombe sur un presque original de Jacques le fataliste et son maître, une « nouvelle édition plus correcte que les précédentes », datant de 1798 (an VI).
« Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d’effacer cette écriture ? Puis-je n’être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ? »
Le roman, publié après la mort de l’écrivain, est basé sur la relation entre le maître et le valet qui voyagent à cheval, un peu comme Don Quichotte, sauf qu’à l’encontre de Cervantès, le valet de Diderot a un vrai rôle. D’où vient ce valet Jacques ? Où vont-ils tous les deux ? Pour perdre le lecteur et le forcer à réagir, le personnage de Jacques va de rencontres en digressions.
Le livre valut à Diderot une brillante célébrité posthume et de nombreux admirateurs parmi lesquels Goethe, Hegel, Marx, Freud, Stendhal, Balzac, Gide. Le cinéaste Robert Bresson réalisa, en 1945, le film Les Dames du Bois de Boulogne d’après un épisode de Jacques le fataliste avec des dialogues de Jean Cocteau.
Je croise Voltaire, autre grand penseur des Lumières, tenant un exemplaire de La Henriade, peint par Maurice-Quentin de La Tour. La Henriade est une épopée en dix chants que Voltaire écrivit en l’honneur du roi de France Henri IV et à la tolérance.
« Je chante ce héros qui régna sur la France
Et par droit de conquête et par droit de naissance ;
Qui par de longs malheurs apprit à gouverner,
Calma les factions, sut vaincre et pardonner,
Confondit et Mayenne, et la Ligue, et l’Ibère,
Et fut de ses sujets le vainqueur et le père… »
Comme ses aiguilles, je reste à l’arrêt devant la pendule « La Lecture » qu’offrit Madame Geoffrin, célèbre salonnière de l’époque, à Diderot à l’occasion d’un réaménagement de son appartement. Il l’évoque aussi dans ses Regrets pour ma vieille robe de chambre : « L’intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l’œil. Ce vide fut comblé par une pendule ; et quelle pendule encore ! Une pendule à la Geoffrin, une pendule où l’or contraste avec le bronze. »
Je parcours une lettre manuscrite de Diderot (en date du 3 juin 1773), avant son voyage en Russie, à son ami Jacques André Naigeon, le désignant comme exécuteur testamentaire de son œuvre intellectuelle :
« Comme je fais un long voyage, et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivait qu’il disposât de ma vie, je recommande à ma femme et à mes enfants de remettre tous mes manuscrits à Monsieur Naigeon, qui aura pour un homme qu’il a tendrement aimé et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier tout ce qui lui paraîtra ne devoir nuire ni à ma mémoire, ni à la tranquillité de personne. »
Vive émotion : voici que s’étale sur plusieurs mètres devant moi la première édition complète de l’Encyclopédie, ainsi que les suppléments et les tables. Quelle somme !
Sur une des planches, une puce vue au microscope apparaît gigantesque à l’agrandissement. Cela me rappelle une comptine de Robert Desnos chantée naguère par Juliette Gréco : « Une fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas ! … Et pourquoi … pourquoi pas. » La preuve !
Et dire que le projet de cette œuvre monumentale (n’oublions pas d’Alembert !) faillit être compromis à cause des rapports houleux de Diderot avec la censure. Plusieurs de ses écrits dont la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, exposée dans une vitrine, lui valurent d’être emprisonné quelques mois en 1749.
Une salle est consacrée à la manufacture de l’Encyclopédie. En effet, son édition représenta un travail colossal. Achevée en 1780, sa fabrication s’étendit sur 29 années. Plus de mille ouvriers y travaillèrent : papetiers, typographes, dessinateurs, graveurs, imprimeurs et relieurs.
Dans l’Encyclopédie, les articles sur IMPRIMERIE et IMPRIMEUR sont suivis alphabétiquement par IMPROBATION et IMPROUVER. « Imprimer ou improuver, donner approbation et privilège ou censurer, triompher d’une improbation passagère par l’appel à la postérité : les deux notions se répondent. Dans un dictionnaire, l’enchaînement des mots est lui aussi plein de sens … »
Une salle est consacrée aux sciences naturelles. Le XVIIIème siècle fut une période fondamentale pour l’étude et la connaissance du monde vivant. Dans une vitrine, des volatiles empaillés font écho aux planches de l’Encyclopédie, non loin d’un buste en plâtre du naturaliste suédois Carl von Linné, de la même génération que Diderot.
Je passerais des heures et des heures dans ce musée à me « diderotiser » ! Mais je dois partir car j’ai rendez-vous avec Diderot lui-même, enfin … plus exactement, à la terrasse du café sur la grande place à son nom, devant sa statue.
Le monument fut érigé en 1884 pour le centenaire de la mort de Denis Diderot. La municipalité républicaine de Langres le commanda au sculpteur Auguste Bartholdi, celui-là même également auteur du Lion de Belfort et de la statue de la Liberté de New-York (il en existe de multiples copies). Le projet ne se réalisa pas sans heurts dans la cité épiscopale, le clergé s’insurgeant contre une telle initiative qui devait glorifier un philosophe athée et matérialiste, auteur notamment des Bijoux indiscrets et de La Religieuse.
Debout, en costume d’époque, Diderot tient de la main gauche un livre dont il marque une page avec son index. Derrière lui, à ses pieds, reposent les volumes de l’Encyclopédie.
Longtemps, après la seconde guerre mondiale, traditionnellement, après la distribution des prix puis le jour du bac, les lycéens de Langres affublèrent le Denis de bronze des accoutrements les plus divers, ainsi une tenue de religieuse avec cornette référence au scandale du film de Rivette en 1966..
Trois siècles après sa naissance, Diderot n’est toujours pas au Panthéon, à la différence de Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, deux autres étoiles de la pensée des Lumières.
Cela faillit se faire, en 1913, pour son bicentenaire, mais Maurice Barrès, alors député de Paris, bien moins inspiré que sa colline, s’y opposa férocement. Il ne contestait pas la « génialité artistique » du philosophe mais en dressait un portrait de « diviseur » de la nation et d’ « agitateur ». Charles Maurras, directeur de l’Action française, théoricien du nationalisme intégral, en rajouta une couche en qualifiant son œuvre de « bréviaire de l’anarchie ».
Un monument d’Alphonse Camille Terroir dédié aux Encyclopédistes fut juste installé au Panthéon avec cette inscription : « L’Encyclopédie prépare l’idée de la Révolution ».
Cela dit, une vraie « panthéonisation » serait hypothétique. La sépulture et la dépouille de Diderot semblent avoir disparu à la Révolution lors du pillage de la crypte de l’église Saint-Roch de Paris. Diderot a moins de chance que Saint Mammès !
Vous savez qu’avec moi, les nourritures terrestres ne sont jamais bien loin. Pour prolonger mon séjour langrois, le lendemain à ma table, j’achète un pain de campagne à la boulangerie Diderot puis me dirige vers la supérette voisine pour faire provision de deux fromages de Langres Diderot et deux bouteilles de crus locaux, les coteaux de Coiffy et du Muids Montsaugeonnais.
Mon esprit matérialiste est, je vous le concède, bien plus futile que celui du philosophe.
À votre santé, Dimey et Diderot dans mon bistrot littéraire ! Allez, une dernière rasade du père Denis avant de partir : « Je suis convaincu que, dans une société même aussi mal ordonnée que la nôtre, où le vice qui réussit est souvent applaudi, et la vertu qui échoue presque toujours ridicule, je suis convaincu, dis-je, qu’à tout prendre, on n’a rien de mieux à faire pour son bonheur que d’être un homme de bien. C’est l’ouvrage, à mon gré, le plus important et le plus intéressant à faire … ».
Il y a du boulot !
Sur le mur des remparts, à l’extérieur, un monument rend hommage aux artisans de la libération de Langres 1939-1945. Y figure une citation de Louis Aragon: « Et si c’était à refaire, je referais ce chemin ». J’espère refaire, un jour, le chemin de ronde de Langres à la rencontre de l’esprit de Diderot. Dans l’immédiat, je vais me replonger dans certains de ses écrits.