Ici la route du Tour de France 1965 (1)
Depuis l’été 2011, j’ai pris l’habitude, au moment où les coureurs cyclistes effectuent leur périple de trois semaines sur les routes de l’hexagone, de conter ici les Tours de France d’il y a cinquante ans à travers les récits des grandes plumes journalistiques de l’époque.
Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard, j’ai évoqué les quatre éditions remportées consécutivement par le champion normand Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse. Il avait déjà gagné le Tour de 1957 … mais en 2007, je n’avais pas encore écrit la première ligne de mon blog. Faudra-t-il que j’attende la date anniversaire de 2017 pour réparer cette lacune ? Sachez, en tout cas, que cet hiver, lors d’une bourse aux vélos dans le Loiret (voir billet du 6 décembre 2014), j’ai déniché quelques anciens numéros des magazines Miroir-Sprint et But&Club, consacrés à l’événement, pour compléter ma documentation.
Je me suis posé la question : avais-je l’envie de poursuivre ma rétrospective avec l’évocation du Tour de France 1965, le premier Tour « désanquetilisé » ? En effet, quintuple vainqueur (record absolu à l’époque), considérant qu’il n’avait plus rien à y prouver aux yeux du public, surtout après sa formidable empoignade avec Raymond Poulidor, l’année précédente, sur les pentes du Puy-de-Dôme, Jacques Anquetil avait donc décidé cette année-là de faire l’impasse sur l’épreuve.
J’ai essayé de me souvenir quel était mon état d’esprit au départ de ce Tour de France, an 1 après Anquetil et … aussi, à quelques jours du passage de la seconde partie de mon baccalauréat (eh oui, il y en avait deux !).
Pour le bac, ça allait être bientôt dans la poche, question vélo, je me résignais à vivre un Tour sans sel au contraire de nombreux journalistes qui se frottaient les mains à l’idée d’assister à une course très débridée avec en apothéose, peut-être enfin le sacre de Poulidor, l’éternel second.
Le champion limousin, fidèle à sa réputation ou plutôt à sa légende (car il possède tout de même un brillant palmarès), venait, encore une fois, de terminer deuxième des deux grandes courses à étapes auxquelles il avait participé, la Vuelta (le Tour d’Espagne) derrière l’allemand Wolfshohl, et le Critérium du Dauphiné derrière … Anquetil ! Lequel pour frapper les esprits et bien marquer sa suprématie, allait, le lendemain de cette épreuve alpestre, réaliser l’extraordinaire exploit de remporter la course légendaire Bordeaux-Paris disputée derrière derny.
Vacciné avec un rayon de bicyclette, je n’ai pas réfléchi longtemps : selon mon humeur littéraire, je m’installe donc à l’arrière de la fameuse Peugeot 403 rouge n° 101 du journal L’Équipe, la « résidence d’été » d’Antoine Blondin (comme il disait) et de Pierre Chany, ou embarque avec les valeureux journalistes du Miroir du Cyclisme, le directeur Maurice Vidal, Abel Michea et Émile Besson. Ce dernier qui vient de nous quitter au mois de mars, inventa le fameux « Vas-y Poupou » que des millions de spectateurs clamèrent sur les routes de juillet.
En cette année 1965, Poulidor va avoir particulièrement besoin de ces encouragements car, en l’absence d’Anquetil, les spécialistes n’ont qu’une confiance limitée en sa science de la course.
Certes, le champion creusois apparaît souriant en couverture du numéro spécial d’avant-Tour du Miroir du Cyclisme aux côtés du champion belge Rik Van Looy qui n’a pas son pareil pour animer une course.
À l’intérieur du magazine, Jacques Périllat (de son vrai nom Pierre Chany, il écrit sous ce pseudonyme dans le journal concurrent !) pose le problème : « Cette année, un redoutable honneur échoit au chef de file des Mercier-B.P, celui de régenter la course, car chacun l’a choisi, d’ores et déjà, pour assurer la succession de Jacques Anquetil. La responsabilité est écrasante, cette fonction de leader désigné implique une foule de servitudes, elle réclame une grande fraîcheur physique, une autorité sans faille. Enfin, elle s’accommode d’un égocentrisme qui constitue, en fait, le dénominateur des grands capitaines de route. Raymond Poulidor, le challenger sacré champion à la suite d’un désistement, sera-t-il l’homme de la situation ? »
Comme l’illustre le talentueux dessinateur Pellos, ça se bouscule au portillon et beaucoup prédisent une course ouverte, un « Tour à la Walkowiak » selon l’expression née en 1956 à la suite de la victoire inattendue (mais méritée) d’un valeureux coureur de l’équipe régionale du Nord-Est-Centre.
En cette année 1965, le Tour démarre à l’étranger, à Cologne, dans une presque indifférence générale, comme la décrit Maurice Vidal dans sa première chronique du bihebdomadaire Miroir-Sprint, Une course … et des hommes :
« Grands dieux du Rhin, qu’allons-nous faire en Allemagne ? Je veux dire : Que va faire le Tour de France en Allemagne ?
Nous nous étions posé la même question l’an dernier à Fribourg sans y trouver de réponse. Encore n’avions-nous fait qu’y passer, au milieu d’une foule qui, faute de reconnaître le Tour, reconnaissait au moins l’un des siens (Rudi Altig ndlr). Mais aller prendre le départ à Cologne !
Oh ! La ville en vaut le voyage, le Rhin est bien ce fleuve fantastique qui fascina notre père Hugo. Mais quoi, il y a des occasions plus favorables au tourisme.
Les hôteliers mis à part (auprès desquels les hôteliers français si critiqués, sont des anges de courtoisie), on n’a rien à reprocher aux habitants de Cologne. Ils vont, viennent, très affairés. Circulent dans leurs grosses automobiles sur de larges avenues. Il y a peu de piétons : ici la population est roulante. Ils ne lâchent pas leur cigare au passage d’un de nos véhicules bariolés. Il m’a bien semblé surprendre une lueur dans certains yeux, mais c’était de surprise. Une surprise polie : les Allemands qui adorent se grouper en sociétés aux buts les plus divers, admettent fort bien que quelques maniaques mobilisent une armada pour suivre 130 cyclistes qui désirent accomplir le Tour de France.
Mais franchement, cela ne leur paraît guère sérieux. Or, nous avons besoin qu’on nous prenne au sérieux. Qu’autour de nous, la foule étaie notre croyance, anoblisse nos fonctions. Le doute nous déprime, le scepticisme nous écrase.
En dernier ressort, généralement, il nous reste la jeunesse. À Cologne, elle était plus absente que toute autre catégorie. Un bulletin touristique nous signalait que Cologne est la ville la plus gaie d’Allemagne, la plus méridionale. Disons alors que ses habitants ne partagent leur gaieté avec personne. Et si certains de nos Méridionaux jouaient à la pétanque devant la Sporthalle où se déroulaient les opérations de départ, c’est qu’ils disposaient du terrain nécessaire.
Quand le départ a lieu en royaume de vélocipédie, à Rennes ou à Nantes, à Strasbourg ou à Reims, je vous défie de trouver un mètre carré laissé libre par les amateurs du cyclisme.
Cologne n’est pas en vélocipédie. Cologne, citadelle du moteur, j’ai le regret de vous le dire, se f… éperdument de la bicyclette à pédales, de ses pompes et de ses tours … »
Voilà, le Tour a pris La route buissonnière, direction Liège, telle est le titre du savoureux carnet de route que nous offre Abel Michea, également dans Miroir-Sprint :
« Puisqu’on partait, Cologne allait faire un petit effort. Et sagement, applaudissant du bout des doigts, ils étaient quand même assez nombreux à nous faire escorte le long de leurs rues, les habitants de Cologne. On fit une petite halte à l’ombre des hautes flèches de la cathédrale. Du parvis, Monseigneur l’Archevêque de Cologne nous administra quelques gouttes d’eau bénite et un sermon d’où il ressortait clairement que le cyclisme était un support de la religion. Á tout hasard, Raphaël Géminiani s’est empressé de prendre des contacts avec une fabrique d’objets religieux pour créer une nouvelle équipe extra-sportive : « Je faucherai les maillots violets du père Tonin (l’équipe de Poulidor). Avec des scapulaires, ça fera l’affaire ! » …
… Le voilà donc, notre Tour de France, parti sur les routes d’Allemagne. Là où la ligne Siegfried montre encore les dents de ses barrages antichars. Il y a vingt-cinq ans, j’y rêvais de cette route et, dans ma musette, j’emportais le linge que j’allais y faire sécher sur cette ligne Siegfried. Aujourd’hui, elle est là dérisoire, inoffensive, mangée par les hautes herbes, ses blockhaus éventrés… Mais il y a d’autres souvenirs sanglants. Cette forêt de Hurtgen où, de septembre à décembre 1944, des dizaines de milliers d’hommes se sont entretués … Triste pèlerinage qui va nous mener jusqu’à la frontière belge … »
Á Liège, la Belgique hurle, Rik Van Looy l’empereur d’Herentals l’emporte au sprint, empoche la minute de bonification attribuée au vainqueur, et enfile le premier maillot jaune de sa carrière. Il sait que c’est de cette façon, en gagnant huit étapes comme lors de la récente Vuelta et en raflant les bonifications, qu’il pourra amasser un capital temps suffisant sur Poulidor et envisager la victoire finale à Paris.
L’après-midi, sur deux tours du marché de Liège, la demi-étape contre la montre par équipes voit la victoire de la bande des Ford-France-Gitane, les habituels équipiers de … Jacques Anquetil. Ce qui rend hilare leur directeur sportif Géminiani : « J’ai téléphoné à Anquetil pour lui faire remarquer que sans lui, l’équipe marchait beaucoup mieux contre la montre. Je ne comprends pas pourquoi. Anquetil n’est pourtant pas plus mauvais rouleur qu’un autre ! »
Anquetil est présent, le lendemain, au vélodrome de Roubaix où il participe à la réunion d’attente. Il assiste à la victoire d’un Flahute, ce qui est presque naturel sur les pavés du Nord : « Nous ne sortions pas de la famille, avec la victoire à Roubaix de Van de Kherkove. En prenant son maillot jaune à son équipier Van Looy, comme il l’avait déjà pris l’année dernière à son autre coéquipier Sels, sensiblement à la même époque, ce coureur sacrifiait à une tradition qui l’installe au demeurant dans la vocation du coucou, qui pond volontiers dans le nid le plus proche. Toutefois, en dédiant officiellement son bouquet à sa maman, il nous a remis au diapason de la tendresse ambiante. » Ce que ne précise pas Blondin, c’est que parmi les trois échappés, figure le jeune italien Felice Gimondi, vainqueur du Tour de l’Avenir, l’année précédente.
Cette étape aura été l’enfer du Nord pour Georges Groussard, longtemps maillot jaune dans le Tour précédent. Quatre kilomètres après le départ, le petit coq de Fougères s’est étalé sur les pavés. Victime d’une fracture du fémur, il est contraint à l’abandon.
Le soir, en visite à l’hôtel, plus sur le ton de la boutade que sérieux, Anquetil s’adresse à ses troupes : « Que Poulidor gagne le Tour, je veux bien. Mais qu’il gagne l’étape à Rouen, non, je me ferais trop charrier. Alors, débrouillez-vous et qu’un Ford-France triomphe chez moi. »
Sortant des ultimes épreuves du bac, je suis présent, boulevard de la Marne, pour assister (soulagé ?) au succès du jeune campionissimo en herbe Felice Gimondi. Déjà second la veille, il endosse le paletot jaune. L’Italie cycliste a un nouveau dieu à honorer.
« La nuit rouennaise fut courte pour quelques-uns. Jacques Anquetil recevait une poignée d’amis. Disons qu’il les a arrangés comme des adversaires d’une étape contre la montre … Ils sont sortis de chez Maître Jacques avec des gueules de coureurs outrageusement dopés ».
Pour tout arranger, cette bande de joyeux noctambules doit se lever aux aurores pour prendre le train de 8h 20 pour Caen, point de départ de l’étape suivante. Je me souviens de m’être retrouvé aussi sur le quai pour assister à l’embarquement des coureurs. Je n’ai pas la patience de chercher dans mes collections de diapositives pour en extraire quelques clichés.
La course en direction de la Bretagne prend un air de procession, aussi mes chers journalistes, plutôt qu’en conter les insipides péripéties, trouvent leur inspiration ailleurs. Á Saint-Brieuc, Blondin consacre sa chronique à son cher compagnon Roger Nimier qui repose au cimetière Saint-Michel de la ville. Il est mort trois ans auparavant, au volant de son Aston Martin DB4 sur l’autoroute de l’Ouest. Romancier, journaliste et scénariste (il signa le scénario du beau film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud), il est considéré comme le chef de file du mouvement littéraire dit des Hussards, référence à son roman le plus célèbre Le Hussard bleu.
« Tout s’est passé comme si cette étape désolante n’avait eu d’autre objet que de me conduire en procession au pied de la tombe de l’écrivain Roger Nimier où mes pas devaient fatalement me ramener. Le cimetière marin où il repose est le jardin secret de beaucoup d’hommes de ma génération. J’ai déjà, sur la route du Tour, célébré trop d’écrivains disparus, Hemingway, Céline, pour ne pas y attarder une méditation qui se tourne spontanément vers lui tous les jours de l’année.
Ce meilleur ami, noble et familier, dont l’approche était parfois abrupte et qu’un génie exceptionnel retranchait des vulgarités de la vie, était à sa manière fougueuse un compagnon du Tour de France. C’est d’ailleurs la grandeur de celui-ci de mobiliser une telle escorte, invisible et présente, dont les morts après tout ne sont peut-être pas exclus.
Je suis allé tout à l’heure lui murmurer l’étape comme il exigeait que je le fisse naguère par téléphone, dans les instants qui suivaient l’arrivée. Il en inférait des commentaires très pertinents qu’il classait en fichiers pour me les retourner sous forme de pronostics exubérants… Je me rappelle une pathétique ascension de l’Izoard où Pascal avait mis un quart d’heure dans la vue à Descartes.
Mais, entre tous, le cyclisme breton, qui entoure maintenant de tous côtés son île déserte et silencieuse, lui tenait particulièrement à cœur. Il se voulut l’ami des Bobet, fêtant Louison en compagnie d’écrivains avec un sens profond des rimes secrètes qui unissent le sport et la littérature, éditant le beau livre de Jean.»
Maurice Vidal se lamente aussi à Quimper : « Dire que je suis là sur les bords de l’Odet chevauché de ponts dérisoires pour se donner des airs de Seine ou de Danube, ou peut-être d’Arno. Dire que ce dimanche matin est ensoleillé, l’air plus transparent que le cristal. Dire que les crêperies vont ouvrir, que le cidre de Fouesnant va couler. Que la ville est si gaie, pimpante pour les vacances proches, que les filles de Cornouaille sont si belles, qu’un bateau nous attend pour descendre à la mer. Et que nous allons repartir dans un grand concert de poussière et de bruit. Ah ! nous ne sommes que des vagabonds inefficaces.
Alors je pense à l’oncle Grésillard de Jacques Prévert. Vous savez, celui qui … » Autant que je vous livre le poème intégral Le retour au pays, tiré du recueil Paroles :
« C’est un Breton qui revient au pays natal
Après avoir fait plusieurs mauvais coups
Il se promène devant les fabriques à Douarnenez
Il ne reconnaît personne
Personne ne le reconnaît
Il est très triste.
Il entre dans une crêperie pour manger des crêpes
Mais il ne peut pas en manger
Il a quelque chose qui les empêche de passer
Il paye
Il sort
Il allume une cigarette
Mais il ne peut pas la fumer.
Il y a quelque chose
Quelque chose dans sa tête
Quelque chose de mauvais
Il est de plus en plus triste
Et soudain il se met à se souvenir :
Quelqu’un lui a dit quand il était petit
« Tu finiras sur l’échafaud »
Et pendant des années
Il n’a jamais osé rien faire
Pas même traverser la rue
Pas même partir sur la mer
Rien absolument rien.
Il se souvient.
Celui qui avait tout prédit c’est l’oncle Grésillard
L’oncle Grésillard qui portait malheur à tout le monde
La vache !
Et le Breton pense à sa sœur
Qui travaille à Vaugirard
À son frère mort à la guerre
Pense à toutes les choses qu’il a vues
Toutes les choses qu’il a faites.
La tristesse se serre contre lui
Il essaie une nouvelle fois
D’allumer une cigarette
Mais il n’a pas envie de fumer
Alors il décide d’aller voir l’oncle Grésillard.
Il y va
Il ouvre la porte
L’oncle ne le reconnaît pas
Mais lui le reconnaît
Et il lui dit:
« Bonjour oncle Grésillard »
Et puis il lui tord le cou.
Et il finit sur l’échafaud à Quimper
Après avoir mangé deux douzaines de crêpes
Et fumé une cigarette. »
« Quel d’entre nous n’a pas son oncle Grésillard ? » s’interroge Maurice Vidal. « Il devait y en avoir un pour le minuscule Georges Groussard tombé lourdement alors qu’il s’embarquait pour rentrer au pays, et pour l’immense Michel Nédélec qu’un génie de la cabriole nommé Sels précipita aux enfers au moment précis où son nom rebondissait aux échos de l’Argoat. Malheureux Bretons, valeureux compagnons, l’un cherchait à retrouver son Tour passé, l’autre à le faire oublier. Le sort est donc injuste, qui ne leur a pas donné une chance. Puissent-ils lui tordre le cou, quelque jour prochain …
… En attendant ce temps béni, revenons au Tour de France. Puisqu’il se dirige maintenant vers la montagne par vent arrière, c’est le moment d’y voir clair dans une course qui a revêtu jusqu’ici un aspect inhabituel … »
S’il faut citer les victoires d’étapes anecdotiques du belge Sorgeloos de l’équipe Solo-Superia, et du hollandais Van Espen de la formation Flandria-Romeo, c’est surtout pour la guerre fratricide que se livrent les frères Clayes. Flandria est la marque le plus ancienne mais lorsque Rémy Claeys s’est fâché avec son frère Paul, il a fait construire à côté de la maison mère, l’usine moderne de Superia. Un terrain neutre et un mur séparent les deux frères ennemis. Cette rivalité affective et industrielle a ses résonances sur le plan sportif, chaque coureur des deux équipes ayant pour consigne absolue d’empêcher une victoire de la formation rivale.
Les frères Claeys pourraient prendre exemple sur les industriels italiens qui sponsorisent la formation hybride Ignis-Molteni. Pour participer à la grande boucle, le constructeur d’électroménager et le fabricant de saucissons ont fusionné avec chacun cinq coureurs de leur équipe habituelle.
Il faut tout de même mentionner aussi le succès de Raymond Poulidor contre la montre sur le circuit de l’Aulne à Châteaulin. Tout le monde l’attendait au tournant dans cet exercice, habituel apanage d’Anquetil. Il a répondu présent en reléguant Bahamontès à deux minutes et trente-six secondes, mais le hic, c’est que son dauphin est Felice Gimondi qui, en ne s’inclinant que de sept secondes, consolide finalement son maillot jaune.
Après La Baule, le Tour met le cap sur La Rochelle dont les filles de la fameuse chanson que nous apprenions à la communale, inspirent Antoine Blondin : « Nous avons retrouvé le charmant hôtel, son étrange jardin où la pluie distille des essences rares … L’invitation au voyage s’y convertit en invitation à rester. Nous sommes quelques-uns à aimer La Rochelle, non seulement à travers Simenon, mais pour l’alliance précieuse qu’elle instaure entre le large et l’intimité, ses lourds secrets, ses embellies piégées dans l’échancrure d’une arcade.
Tout l’après-midi, le déluge qui infligeait au peloton, fermé pour cause d’aventures, de cuisantes hallebardes, avait fait de l’échappée une manière d’arche de Noé. On eût dit qu’effectivement le dessein qui préside à l’étape s’était complu à y embarquer un échantillonnage extrêmement complexe des espèces qui contribuent à l’animer : sur neuf coureurs, sept équipes représentées. On notait l’absence des Salvarani qui comptaient parmi eux le maillot jaune, plus généralement celle des Italiens, et accessoirement la carence des Ford-Gitane de Geminiani. Il y avait du protestantisme dans l’air.
Il y en eut aussi chez les spectateurs, frustrés d’une arrivée sur le vélodrome local, rendu périlleux en raison de l’averse. La course dut s’achever à la sauvette sur le limon, beaucoup moins avenant que celui du mont Ararat, d’une avenue banlieusarde, où l’on distinguait à peine une banderole dégoulinante. ..
… Le peloton, qui n’avait même pas pris la peine de mettre pied à terre, accélérait soudain au mépris des tours d’honneur et des reines d’un tour. On ne dira jamais assez la grâce de ces demoiselles de grande vertu, décorées comme des animaux de comices, qu’on voit parquées au pied du mirador des chronométreurs dans des costumes régionaux. Toutes coiffées sur la ligne d’arrivée, pâles comme des communiantes, on leur précipite dans les bras un garçon poussiéreux, le plus souvent hagard, et qu’elles n’ont pas eu le loisir de choisir. On pense à ces infantes qui découvraient leur mari avec stupéfaction au matin de leurs noces. Ces brèves rencontres, au nom de la raison d’étape, n’ont à notre connaissance jamais eu de suite, sauf en une circonstance, au critérium de Kercanic-en-Nevez : le vainqueur demanda la miss locale en mariage ; elle y mit pour prix qu’il renonçât à la bicyclette ».
Deux Flahutes trempés, Ward Sels vainqueur de l’étape et Van de Kherkove qui reprend le maillot jaune, ont droit aux baisers des filles de La Rochelle.
Tandis que les coureurs se dirigent vers Bordeaux, il en est un, il est vrai, qui devait tout casser dont l’ami Antoine stigmatise le manque d’entrain dans sa chronique intitulée Les animaux malades de la veste : « Nous voici au pied des montagnes ; pour un peu, on s’attendrait à les voir s’annoncer au bout du somptueux et chaotique pavé des Chartrons. La hantise qu’elles dressent à l’horizon du peloton meuble depuis le départ les arrière-pensées de celui-ci. On avait évoqué de folles attaques préliminaires pour conjurer ses effets désastreux. Huit étapes étaient proposées pour donner l’occasion de s’exprimer à ceux dont l’avenir n’est pas sur le haut. La crainte qu’elle provoque et l’espérance qu’elle éveille dominaient également la course.
Van Looy, qui fait un peu figure de roi des animaux, avait jusqu’à Bordeaux fait tourbillonner la guérilla, où il excelle. On sait maintenant qu’il s’était embarqué dans ce Tour de France comme on pénètre dans un magasin, sans idée préconçue : il est bien rare qu’on en ressorte sans avoir acheté quelque chose. Van Looy était là pour susciter et exploiter l’occasion à enlever de suite. Le grand magasin, la braderie des étapes de plat, vient de fermer et le Belge se retrouve les mains vides. Ce serait prêter à ce réaliste une sentimentalité un peu excessive que d’imaginer qu’il puisse se sentir comblé d’avoir endossé quelques heures le Maillot Jaune, comme pour un essayage. Autour de lui, ses gorilles ont fait sur le papier ce que l’on attendait d’eux, sans pour autant qu’il s’en dégage l’évidence d’un plan directeur ! Gorilla plus que guérilla, les opérations qu’ils mènent aux avant-postes du classement général sont celles qui peuvent vous faire gagner des batailles mais certes point la guerre.
Au départ de La Rochelle, huit coureurs sur dix savaient qu’il leur restait une ultime et tardive cartouche à brûler. Ils n’en firent rien, se blottissant les uns contre les autres dans une trompeuse illusion. Celle que l’art de grimper leur viendrait en dormant ? Pour ménager des forces en jachère sur un terrain où ils devraient pourtant savoir depuis longtemps qu’il n’y a pas, entre les champions, une différence de degrés mais une différence de nature ? En vérité, le mal qui répand la terreur parmi ce troupeau paralysé est la sainte crainte de la bagarre qui se retournerait contre eux … »
Je croyais que c’était l’intraitable domination d’Anquetil qui cadenassait les stratégies de course !
« La victoire de Jo De Roo contribue une fois encore à renforcer la tradition, qui veut qu’un Hollandais gagne à Bordeaux. Cette fatalité n’a pas encore trouve d’explication définitive. On hésite à l’attribuer à un phénomène d’autosuggestion débouchant automatiquement sur un renoncement devant le fait inexorable ou à la situation même de cette ville, placée soit à l’entrée soit à la sortie, de la montagne, incitant les représentants des plats pays à dilapider leurs dernières forces avant le naufrage ou à célébrer leur retour sur une terre dont ils retrouvent enfin le mode d’emploi … Autre tradition respectée, déplorable cette fois : le public de Bordeaux a naturellement sifflé le vainqueur, tout Hollandais qu’il soit, sans comprendre que son exploit même consolidait ce genre de légendes, qui en vaut bien d’autres et contribue à donner aux vieilles cités leurs lettres de noblesse. »
Les coureurs découvrent enfin la montagne avec entre Dax et Bagnères-de-Bigorre, le franchissement des cols d’Aubisque et du Tourmalet. « Quand un individu normalement constitué qui s’avère difficilement capable de suivre un peloton progressant en terrain plat, s’envole littéralement dès que la route s’élève, on dit alors que c’est un grimpeur. »
Maurice Vidal en brosse deux portraits aux destins contraires lors de cette étape :
« C’est le cas de ce ouistiti maigrichon, le champion d’Espagne Julio Jimenez. Depuis Cologne, il occupait systématiquement, je dirais même avec ostentation, la dernière place du peloton, et en conséquence l’une des dernières places du classement général. Ceci jusqu’aux environs d’Eaux-Bonnes qui précède traditionnellement l’ascension du col d’Aubisque. Alors il se dresse sur les pédales, et sans dire au revoir à ceux qui l’avaient cru moribond, s’en va cueillir à Bagnères-de-Bigorre la plus belle victoire d’étape de ce Tour 1965. Ce n’est certes pas une histoire morale mais ce Picador un peu rétréci au lavage, court décidément un autre Tour de France que les autres… »
Puis, en intitulant superbement sa chronique Le romancero est fini, il évoque le chant du cygne… d’un aigle, le magnifique champion Federico Bahamontès l’un des plus grands grimpeurs de l’Histoire du cyclisme : « Nous avions donc raison d’émettre de sérieuses réserves sur les possibilités de celui qui restera l’Aigle de Tolède, et qui aura marqué le Tour pendant plus de dix ans.
« Comment peut-on imaginer
En voyant un vol d’hirondelles
Que l’automne va commencer ? »
Á croire que Jean Ferrat a dédié sa belle chanson au Castillan. Eh oui, l’automne a sans doute commencé pour lui, et ce n’est pas sans mélancolie que j’écris cela. On n’a pas bourlingué sur tant de routes avec un compagnon de cette trempe sans être capable de se mettre à sa place. Federico, la fierté faite homme, n’était pas fait pour naviguer à l’arrière en traversant ses montagnes. Il aurait pu abandonner comme tant d’autres qui n’ont pas ses titres. Il a choisi de parvenir à Bagnères-de-Bigorre qui le vit triomphant, quelques minutes seulement avant la fermeture du contrôle. Federico, tu as eu là un geste de seigneur. Ton romancero est peut-être fini mais ta grandeur mérite une dernière revanche. Nous te la souhaitons tous. »
Dans l’intégrale des chroniques de Blondin, ne figure aucune trace de cette étape pyrénéenne. Á croire que l’Antoine avait dû arroser plus que de coutume ses retrouvailles avec ses amis landais et basques …
Je rejoins donc la route buissonnière d’Abel Michea pour relater la fin de l’étape :
« Ceux qui savent que le Tourmalet c’est un os, se dépêchaient de prendre un peu d’avance pour essayer d’aller l’amadouer. Les Foucher, Lebaube, Delisle, Simpson etc …y allaient de bon cœur, tandis que devant, Julio Jimenez et Armand Desmet pédalaient toujours ensemble. Pas pour longtemps.
Sur notre tête, la route allait s’enrouler pour atteindre Barèges et l’Espagnol prit congé du Belge.
Le peloton se désagrégea vite. Mais, surprise, Van Looy, Janssen étaient toujours là. Ça ne pouvait durer. Bientôt, ils ne furent plus que cinq seulement : trois Italiens, Gimondi, Motta, De Rosso, et deux Français, Poulidor et Zimmermann. Poulidor, lui, avait son regard des mauvais jours. Décidément, le Tourmalet lui restera toujours sur l’estomac. Heureusement, Gimondi et Motta ne sont pas au courant des allergies du Limousin. Et gentiment ils restèrent avec lui … jusqu’à un kilomètre du sommet où quand ils accélèrent, ils lâchèrent Poupou. Et voilà nos deux Italiens se précipitant à toutes pédales sur la vallée de Grip. « Ça va être la fête à Poupou » prédisent les mauvais augures. En fait, ce fut Gimondi qui trinqua. Il creva, laissa Motta s’envoler, Poulidor le dépasser. Le jeune Italien parvint, quand même, à rejoindre Poulidor et ensuite il lui donna un sérieux coup de main pour limiter les dégâts face à Motta. Et à Bagnères-de-Bigorre, Felice Gimondi retrouvait son maillot jaune, tandis que s’épongeant le front, Antonin Magne soupirait : « Nous l’avons échappé belle. » »
La grande bataille du Tour est lancée et Poulidor a désormais deux coriaces adversaires, deux Ritals, avec en plus de Felice Gimondi, le beau Gianni Motta.
Mais le fait majeur de l’étape est probablement l’hécatombe incroyable et imprévisible avec les défaillances brusques et apparemment insurmontables d’un certain nombre de coureurs de renom : Aimar à pied dans la fin de l’Aubisque, Den Hartog les bras en croix, l’Italien Adorni récent vainqueur du Giro di Italia, l’ex maillot jaune Van de Kherkove. La liste s’allongera le lendemain. Évidemment, on mit cela sur le compte de la canicule, la chaleur d’orage accablante privant l’atmosphère et les organismes d’oxygène. Resurgit une nouvelle affaire des poissons ou poisons (c’est au choix) comme quelques années auparavant du côté de Luchon, les victimes invoquant des truites pas fraîches au repas, la veille au soir.
Voici l’analyse indulgente d’Antoine Blondin à Ax-les-Thermes :
« Les Pyrénées qui, depuis quelques années, se révélaient incapables de créer la décision, viennent d’écrémer la course. On a vu tomber, comme à Gravelotte, des têtes de haut prix. Une immense langueur semble s’être abattue sur certains champions, et si la compétition s’avère aussi ouverte qu’elle le promettait au départ, c’est d’une ouverture sur la sortie qu’il s’agit.
Le grave problème du doping est une nouvelle fois invoqué, à juste titre, dans la mesure où des responsabilités sont en jeu. Mais il ne serait pas mauvais non plus de jeter un coup d’œil sur le profil de l’étape et sur la météorologie. La montagne plombée par la chaleur, le bocal oppressant de ces vallées, les exigences du climat et de la topographie requièrent des procédés d’exception.
C’est une tentation permanente que d’assimiler l’organisme humain à un moteur. Les améliorations qu’on peut apporter à ce dernier, dans le domaine de la mécanique, éveillent en général l’admiration des spécialistes. Qu’un coureur se traficote ne regarde que lui, jusqu’au moment où les conditions de l’exploit risquent de devenir insalubres. Il reste qu’à un moment et qu’en un lieu donné hic et nunc, on lui a demandé de se surpasser. Il s’efforce de faire face à cette obligation ».
Un demi-siècle plus tard, le problème du dopage est toujours d’actualité avec notamment la « moulinette » Froome ».
Dans la traversée de mon Ariège adoptive, sur les pentes du Portet d’Aspet où trente ans plus tard, l’italien Fabio Casartelli perdra la vie dans une terrible chute, nous assistons encore au renoncement de l’allemand Wolfshohl, récent vainqueur de la Vuelta, victime lui aussi d’une « sole pleureuse », et à l’adieu au Tour définitif de Bahamontès.
Ax-les-Thermes est témoin d’un nouvel épisode de la guéguerre des frères Clayes, et Reybroeck de chez Flandria règle au sprint, après ne l’avoir jamais relayé, Rik Van Looy de chez Superia, c’est dire au passage que la seconde étape de montagne pyrénéenne a accouché sinon d’une souris, du moins de deux sprinters.
Sur la route de Barcelone, je retrouve Blondin en pâmoison devant le beau et fier hidalgo José Perez-Frances :
« Perez-Frances est un fort beau garçon au visage fin, à l’œil clair, au poil noir. Son maillot rose lui fait un torse d’estivant. Même dans les moments difficiles de la condition cycliste, il préserve une harmonie qui plaide en faveur de la race. Comme tel, il est entouré de femmes de tous côtés. La sienne d’abord, qui n’a guère plus de quinze ans, sa belle-mère qui en a à peine trente, la grand-mère qui va sur les quarante-cinq ans et ainsi de suite jusqu’à la trisaïeule qui pourrait être la fille de Marlène Dietrich. Cet affectueux couvent s’était rendu en procession sur le circuit de Montjuich dans des robes plus roses encore que le maillot de don José. »
Au meilleur de sa forme, l’ami Antoine relate l’échappée fleuve de l’Espagnol dans sa chronique qu’il intitule, en maître es calembour, Le voilà Perez ! :
« Cette contrepèterie, qui évoque la banlieue parisienne (et le fief actuel du couple Balkany ndlr), c’est dans celle de Barcelone que l’écho en a retenti, renvoyé par des dizaines de milliers de bouches délirantes. La belle aventure qui a promené seul en tête, durant six heures et sur plus de 225 kilomètres, l’enfant chéri du pays traversé est l’un de ces cadeaux que le Tour concède aux âmes sensibles. Il s’y révèle que le monde est bien fait sous ses dehors bourrus et parfois douloureux.
Dans le vide majestueux ménagé par les motocyclistes mêlés des polices espagnoles et françaises, suivi par Jacques Goddet casqué comme aux plus beaux jours, José Perez-Frances nous a prouvé en quelques coups de pédales qu’il possédait l’art et la manière de rentrer chez soi, non certes sans se faire remarquer, mais en s’entourant de prétextes excellents.
Il ne faudrait pas mettre au compte d’un attendrissement folklorique cet exploit solitaire devant un peloton dégoulinant sous le soleil de Catalogne. Perez-Frances n’a pas quitté ses compagnons de route en leur disant : « Excusez-moi si je passe devant pour vous montrer le chemin mais je suis de la région. » C’est mètre par mètre qu’il a conquis l’espace libre où il se proposait de s’offrir à ses concitoyens, minute par minute, qu’il l’a dilaté, puis protégé.
Passer cette frontière montagnarde, amicale et complice, de part et d’autre de laquelle, on parle déjà l’espagnol en France, encore le français en Espagne, c’était mettre la fleur au guidon, payer l’accueil par la présence. S’arroger pour soi, tout seul, la domination de l’étape la plus longue et non la moins meurtrière que nous avions connue depuis le départ, c’était une gageure d’ordre strictement athlétique. Et il n’est pas exclu que son retentissement influe sur le reste de l’épreuve. Elle possède un parfum d’insurrection. »
Mais de cela et … du, peut-être, futur premier maillot jaune de Raymond Poulidor, je vous entretiendrai dans un second billet, la semaine prochaine.
