Trois jours en Alsace (1) : Guebwiller
« Salut, ô Florival (Florigera vallis), tu es presque rivale du paradis, avec tes collines fécondes et tes coteaux que les pampres de la vigne recouvrent ».
Ainsi, le frère Frulandus, moine poète du XIe siècle, parlait de la vallée de Guebwiller, but de ma première promenade à l’occasion d’un récent séjour en Alsace.
Pour les élèves les plus studieux de l’école communale de grand-papa, Guebwiller évoque une histoire de ballon. Il ne s’agit pas de l’énigmatique « référentiel bondissant » né de l’imagination pompeusement jargonnesque de quelques technocrates de l’éducation nationale pour qualifier la balle ronde de nos jeux dans les cours de récréation, mais du nom usuel sous lequel on désigne quelques sommets des Vosges, en la circonstance le Ballon de Guebwiller plus couramment appelé Grand Ballon, point culminant du massif montagneux avec ses 1 428 mètres d’altitude.
Auparavant, en cette heure apéritive, j’effectue un petit crochet par l’un des beaux villages de France, Hunawihr que je vous ai fait visiter dans mon billet du 12 juillet 2010 Quand passent les cigognes, histoire de déguster (avec modération car je conduis) quelques ballons (de vins) d’Alsace à l’accueillant caveau Sipp Mack et renouveler ma provision de Pinot gris et Gewurztraminer vieilles vignes.
N’imaginez pas que l’ivresse me détourne de mon sujet. En effet, la viticulture fit de Guebwiller, au XIIe siècle, l’une des plus importantes villes d’Alsace, et les grands crus classés locaux de la Wanne (aujourd’hui Kessler)), du Saering et du Kitterlé transitaient alors par Bâle et Lucerne en direction de l’Autriche, sous l’impulsion des princes-abbés de Murbach vers l’abbaye desquels je me dirige maintenant.
Les moines ont le chic de s’installer dans des endroits paisibles ; ainsi, cachés dans les bois, au pied du Grand Ballon, les vestiges de l’abbaye de Murbach se dressent au fond d’un vallon solitaire, loin de la grande route, à une lieue et demie de Guebwiller.
Avant d’accéder à l’abbatiale, je traverse un jardin de curé accolé à l’ancien presbytère. À défaut d’ecclésiastique, des bénévoles y font pousser des plantes médicinales, condimentaires et ornementales cultivées au Moyen-Âge.
Quelques pancartes mentionnent poétiquement les propriétés de certaines d’entre elles. Ainsi, j’apprends que la Consoude tire son nom de ses capacités à accélérer la consolidation des fractures grâce à sa teneur en allantoïne.
Assis sur un banc de pierre ou en arpentant les différents plants, le lieu est propice à quelques instants de sérénité et méditation … de zénitude dirait notre ministre de l’Écologie prise récemment le doigt dans le pot de Nutella.
On peut lire, dans sa langue originale, le poème enluminé de fleurs Der Blütenzweig de l’écrivain allemand naturalisé suisse Hermann Hesse, prix Nobel de littérature en 1946. En voici la traduction :
« La branche en fleur se balance,
De ci, de là, dans le vent.
Mon cœur, comme au temps d’enfance,
Monte avec elle ou descend,
Jours de fête ou tristes jours,
Force, abandon, tour à tour.
Voilà les fleurs envolées,
La branche de fruits chargée;
Le cœur d’enfant désormais
A trouvé la paix.
Il sait que ce fut joie et non vaine folie,
Ce jeu mouvementé, bigarré, de la vie. »
Mes pensées s’envolent aussi vers la chapelle des Simples de Milly-la-Forêt décorée par Jean Cocteau (voir billet du 6 décembre 2014).
Peu après le porche menant à l’abbatiale, m’attend Saint Pirmin dans sa robe de grés rose à la mode néo-médiévale. C’est à cet évêque que s’adressa, en 727, le comte Eberhard, frère du duc d’Alsace et neveu de Sainte Odile, lorsqu’il décida de fonder l’abbaye sur ses terres de la vallée de la Lauch.
Il semblerait qu’existait alors, non loin de Guebwiller, une petite communauté de moines irlandais « pérégrins », c’est-à-dire refusant de s’enraciner longtemps en un lieu afin de mieux marquer leur volonté de servir Dieu. Soucieux d’organiser la vie monastique sur des bases plus stables, Pirmin introduisit la règle de saint Benoît. Ainsi, le monastère du Vivarius Peregrinorum (Vivier des Pérégrins), nom ancien de Murbach, fut le premier en Alsace à vivre sous la règle bénédictine, ne pas confondre avec la liqueur digestive fabriquée à Fécamp au risque de figurer dans quelque recueil de perles de cancres. Cela dit, la prescription de Saint Benoît, « de la mesure à garder dans le boire », autorisait les moines de sa congrégation à consommer au repas environ une hémine de vin par jour (entre 27 et 46 centilitres selon les régions). Cela dit encore, la légende raconte que l’élixir du Pays de Caux aurait été mis au point à l’abbaye de Fécamp par un moine vénitien, l’histoire affirme plus vraisemblablement que la bénédictine fut élaborée par Alexandre le Grand et un pharmacien à partir de vieilles recettes médicinales tirées d’un livre ayant appartenu à l’abbaye cauchoise. Bon, je vous narrerai peut-être cela plus en détail un jour.
Eberhard dota richement la nouvelle abbaye laquelle afficha bientôt un important patrimoine avec la possession de nombreux biens fonciers et droits dans de nombreux villages de la trouée de Belfort à la forêt de Haguenau, ainsi que des domaines dans le Palatinat et les régions de Worms et Mayence. L’abbaye reçut aussi d’importants privilèges tels la libre élection de l’abbé, la soustrayant au pouvoir de l’évêque diocésain, et l’immunité, c’est-à-dire son autonomie par rapport aux agents du pouvoir royal. Ces avantages lui permirent de relever directement du pape au spirituel et de l’empereur au temporel (puis du roi de France après 1680). Charlemagne, pour tout vous dire, se proclama même abbé laïc (c’était donc un Charlie avant l’heure ?) et même recteur de Murbach en 782.
L’abbaye très active créa des hymnes liturgiques bien connus des linguistes en raison de la traduction alémanique qui les accompagnait. Par souci pédagogique (dire que nous délaissons les langues mortes), on voulait que les novices comprennent le sens des poèmes latins qu’ils apprenaient à chanter. La bibliothèque de Murbach était l’une des plus riches de la haute vallée du Rhin. Dans son roman Le Nom de la rose, Umberto Eco cite même cette abbaye comme un atelier de copie encore actif au XIVe siècle.
Cette embellie s’acheva brutalement avec le raid hongrois de 926, il faut se méfier des Hongrois, même si républicains, encore aujourd’hui ! En juillet de cette année-là, des cavaliers pillards avec à leur tête le redoutable Zoltan (non pas Zlatan !) saccagèrent l’abbaye et massacrèrent sept moines dont on peut encore voir le tombeau dans l’abbatiale.
Mais l’abbaye se releva et reprit son expansion : acquisition de terres en Allemagne et en Suisse, gérance de mines, châteaux et sites thermaux. À tel point qu’en 1228, l’empereur Frédéric II offrit aux abbés de Murbach le statut de prince du Saint Empire. Plus tard, Charles Quint leur céda même le droit régalien de battre monnaie.
À la fin du XVIe siècle, la gloire de l’abbaye déclina peu à peu, notamment en raison de l’instauration du régime de la commende qui enlevait au prieur le droit d’exercer la moindre autorité sur la discipline intérieure des moines. Lors de la guerre de Trente ans, l’abbaye fut dévastée par les troupes de Bernard duc de Saxe. Le prince-abbé perdit le droit de battre monnaie quand, en 1648, l’Alsace fut cédée au royaume de France. Les moines décidèrent de quitter définitivement Murbach en 1720 pour rejoindre Guebwiller. L’abbaye fut sécularisée en 1764 et devint un chapitre de chanoines qui fut saccagé et déserté avec la Révolution française.
Il ne subsiste, aujourd’hui, de ce joyau de l’art roman alsacien que l’église Saint Léger avec son chevet et le chœur sous deux grandes tours en grés rose. Des gravures anciennes montrent que l’édifice devait être effectivement grandiose et savoir qu’à la place de l’actuel cimetière, se trouvait la nef d’une cinquantaine de mètres de longueur, laisse imaginer la majestuosité du monument.
L’intérieur apparaît austère dans sa simplicité. Les éléments d’époque sont rares : outre le tombeau abritant les reliques des sept moines martyrs, on peut admirer le gisant du comte Eberhard fondateur de l’abbaye.
Dans le chœur, est installé un triptyque récent, œuvre d’un peintre murbachois. La partie centrale est l’agrandissement d’une Crucifixion tirée d’un missel de l’abbaye datant des environs de 1 200. Les deux panneaux latéraux évoquent les origines de l’abbaye avec saint Benoit, flanqué de ses moines, et saint Pirmin.
Dans une des chapelles latérales, je découvre une statue de Corneille apprenant ainsi que l’illustre dramaturge rouennais eut un homonyme pape, vingt et unième occupant du saint Siège, vers l’an 250.
En ressortant, je retrouve, assoupis sous les frondaisons, trois individus en pierre pas très catholiques et pourtant ils le sont sacrément : Pierre, Jacques et Jean sont endormis là au départ d’un chemin de Croix.
Il s’en passe de drôles dans ce bosquet : un peu plus loin, je surprends le Christ en personne en pâmoison devant un ange qui tient un calice.
En raison de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi, je ne me sens pas le courage, à tort, de grimper jusqu’à l’élégante chapelle baroque Notre-Dame de Lorette perchée sur un replat surplombant l’abbatiale.
Retour au centre de Guebwiller où je me réfugie dans la fraîcheur de l’église Saint Léger, quelques instants seulement, car en ce samedi, on s’y marie.
C’est la plus ancienne des trois églises que compte Guebwiller. Ce sont les princes-abbés de Murbach qui en ordonnèrent la construction en 1182.
Tout en grès rose des Vosges également, elle comprend en façade deux tours carrées reposant sur des porches, et un clocher octogonal à l’arrière.
L’utilisation de la voûte d’ogives et de l’arc brisé conduit parfois à situer l’édifice dans une architecture de transition entre le roman et le gothique, ainsi lui attribue-t-on un style roman tardif.
Pour cause d’office marital, je ne peux qu’observer superficiellement une sculpture en pierre de l’assaut lancé, une nuit de février 1445, par la bande des Armagnacs surnommés les Écorcheurs du fait de leur sauvagerie et cruauté. Pour pénétrer dans l’enceinte fortifiée de Guebwiller, ils trouvèrent comme subterfuge de dresser des échelles sur la muraille. Avaient-ils abusé des crus locaux, toujours est-il qu’ils furent surpris dans leur entreprise par une jeune fille nommée Brigitte Schick. La prenant pour la Vierge Marie, affolés, ils abandonnèrent leurs échelles sur place. Celles-ci furent conservées dans l’église en hommage à la Vierge qui avait protégé la cité. C’est faire peu de cas tout de même de la Guebwilleroise noctambule !
À la base du clocher, je repère une petite sculpture pittoresque d’un homme accroupi prenant le soleil. En fait, il y en aurait quatre, appelés marmouset ou doggala par les vieux Alsaciens. On dit qu’ils tourneraient autour du clocher les nuits de pleine lune. À vérifier !
En tout cas, celui que j’ai débusqué semble dubitatif devant les coutumes festives contemporaines ; en effet, une Fiat mini traînant casseroles et boîtes de conserve attend les nouveaux mariés sur le parvis.
Changement de décor en déambulant dans la rue de la République en partie piétonnière : quelques façades à l’architecture ondulante témoignent du Modern Style apparu avant la première guerre mondiale.
Quelques pas encore, je m’attarde devant l’hôtel de ville au style gothique flamboyant qui vient de célébrer ses cinq cents ans. Aux beaux jours, chaque samedi, des orchestres et fanfares de villages d’Aisace viennent jouer sur le parvis. Aujourd’hui, l’harmonie de Berrwiller donne un concert dans le plus pur style … des bandas du Sud-Ouest.
Au coin d’une rue, il est une maison bleue du moins son pignon sur lequel est peinte une fresque dédiée à un enfant du pays, Théodore Deck. Né à Guebwiller en 1823, il fut un céramiste de grand renom et directeur de la Manufacture Nationale de Sèvres.
Comme il existe en peinture le bleu de Yves Klein, on parle du bleu de Deck. L’une de ses ambitions fut de retrouver la couleur des faïences persanes. Après des années de recherches, d’essais, de travail opiniâtre, de lutte contre les hasards du feu, il parvint à son bleu turquoise qui a donc pris rang parmi les couleurs classiques. Il repose au cimetière Montparnasse. Le célèbre sculpteur Bartholdi, auteur de la statue de la Liberté et de sa sépulture, grava l’épitaphe : « Il arracha le feu au ciel ».
Guebwiller lui consacre un musée appelé Florival qui abrite une collection exceptionnelle riche de plus de 500 de ses œuvres. Le temps me manque malheureusement pour le visiter.
Je choisis, sur les recommandations de ma caviste d’Hunawihr, de me rendre à l’ancien couvent des Dominicains. Bien m’en prend tant ce monument, construit au XIV siècle sous le Saint-Empire Germanique, propriété aujourd’hui du département du Haut-Rhin, constitue un magnifique exemple de l’architecture gothique d’un couvent des ordres mendiants (les moines y vivaient théoriquement de la charité publique).
Je me retrouve en plein baroque avec déjà la présence de transats dans la cour du cloître. L’idée semble incongrue un instant quoique on a vu pire avec les colonnes de Buren au Palais Royal. Qui sait si les moines n’auraient pas aimé, ainsi lovés, être transportés dans leur quête spirituelle.
Mais je ne suis pas au bout de mes surprises en pénétrant dans l’église Saint Pierre et Saint Paul. Quelle émotion ! Quasi désaffectée, une scène dans le chœur comme seul mobilier, on a l’impression de la découvrir telle que les frères prêcheurs Dominicains la désertèrent à la Révolution française, sonnant le glas de son activité religieuse.
Elle servit par la suite de casernement et d’écurie lors de l’occupation austro-russe de 1814, d’usine de teinturerie à partir de 1826, d’hôpital à la fin des années 1830 et même de halle de marché le vendredi matin jusqu’au début des années 1960. Incroyable !
La nef possédait un patrimoine exceptionnel de peintures murales des XIVe, XVIe et XVIIIe siècles, retraçant des épisodes de la Bible ou évoquant des grands saints de la vallée rhénane. Recouvertes d’un badigeon blanc du temps des Dominicains peu avant leur départ, elles ont été ainsi préservées. Des restaurations leur redonnent vie progressivement.
Étonnamment cependant, un mécène Jean-Jacques Bourcart, grand patron du textile guebwillerois et grand amateur de musique, transforma le chœur en salle de spectacle où le premier concert fut donné le 22 décembre 1838. De par l’acoustique naturelle et exceptionnelle du lieu, sa vocation musicale ne s’est jamais démentie depuis près de deux siècles avec la réception d’artistes de renommée internationale, des sessions d’enregistrement par des grands labels discographiques et même l’accueil à résidence d’artistes.
Les « Dominicains » du vingt et unième siècle, loin d’être cloitrés, ouvrent leur couvent à tous les champs du possible musical, des troubadours médiévaux à la musique contemporaine en passant par la musique baroque et le jazz. Abritant même désormais un centre de création numérique de pointe, on peut parler d’un couvent connecté ouvert à toutes les musiques en lien avec les arts numériques.
Je ne m’étonne même plus de la présence de deux livres format vinyle de photographies des Rolling Stones et du chanteur belge écorché vif Arno, sur le remarquable autel néo gothique flamboyant de la petite chapelle catholique dans une aile du cloître.
Et si dans ma folie surréaliste, je m’imaginais un instant, assis dans le canapé réellement installé devant l’autel, avec un vrai dominicain de l’époque, écoutant Arno chanter Le Bon Dieu de Jacques Brel ? Ne serait-ce pas ça la laïcité ? On essaie ?
Je vous joins les paroles tant sa voix rauque, tellement touchante, perd parfois de sa clarté, aurait-il bu le calice jusqu’à la lie d’un bon cru d’Alsace?
« Toi, Toi, si t’étais l’ Bon Dieu
Tu f’rais valser les vieux
Aux étoiles
Toi, toi, si t’étais l’Bon Dieu
Tu rallumerais des vagues
Pour les gueux
Toi, Toi, si t’étais l’Bon Dieu
Tu n’serais pas économe
De ciel bleu
Mais tu n’es pas le Bon Dieu
Toi, tu es beaucoup mieux
Tu es un homme … »
Guebwiller possède d’autres attraits encore. C’est le fief par exemple de la famille Schlumberger dont on pourrait conter la saga. Elle y installa la première filature de coton en 1808 et fabriqua des machines textiles (peigneuses notamment) dès 1818. La ville avait plus de 4 000 employés du textile au milieu du XIXe siècle mais les crises sont passées par là.
La famille Schlumberger détient aussi le plus grand domaine viticole d’Alsace. Ma balade se termine comme elle a commencé, un verre ballon à la main.
Vous connaissez ma manie d’associer nourritures spirituelles et terrestres. Pour tout vous dire, si je dois cesser là ma promenade, c’est que ce soir, à la table fraternelle, il est prévu un baeckeoffe qui demande encore deux heures de cuisson.
Baeckeoffe signifie le four du boulanger ». Il s’agit d’un plat traditionnel alsacien à base de viandes et de légumes marinés dans du vin blanc, que les ménagères confectionnaient autrefois avant d’aller aux champs ou au lavoir, et mettaient à cuire dans le four du boulanger, le seul four du village à l’époque. J’ai faim, je vous laisse !