Archive pour mai, 2015

Balade en Côtes-d’Armor : le Sillon de Talbert

N’en déplaise à mes lecteurs bretons, ce n’est pas tout à fait une légende, le soleil est souvent parcimonieux dans leur superbe région. Après consultation des prévisions de Météo France, j’avais donc coché le lundi calé entre le 8 mai et l’Ascension pour effectuer une petite virée sur le littoral des Côtes-d’Armor. D’ailleurs, ma douce médisance n’est peut-être pas étrangère à ce qu’en 1990, ce département choisit d’abandonner son appellation d’origine de Côtes-du-Nord. Brrr !
Pour commencer la balade, je rends visite à un copain d’abord, Georges Brassens en personne. En effet, cela peut sembler surprenant de la part d’un natif de Sète, l’île singulière, mais je vous avais déjà conté l’anecdote dans mon billet du 29 octobre 2008. Brassens quitta son moulin de Crespières dans les Yvelines lorsqu’un promoteur immobilier construisit un lotissement sur le terrain jouxtant sa propriété : « 1027 pavillons, ça fait 1027 pelouses donc 1027 tondeuses à gazon, il faut se barrer ! » L’ami Georges se rendit alors fréquemment dans la famille de Jeanne (immortalisée dans une célèbre chanson), du côté de Paimpol et Lanvollon. Il eut un véritable coup de foudre pour ce coin de Bretagne et dénicha bientôt une tranquille maison blanche aux volets bleus, baptisée Kerflandry, sur le bord de l’estuaire du Trieux, à Lézardrieux. Il y vint principalement l’hiver dans les années 1970.
Ici, on lui fichait la paix même quand il se mêlait aux autochtones. Il faisait provision de saucissons chez le charcutier du bourg pour offrir à ses amis de Paris. Il ne manquait pas non plus de laisser un substantiel chèque pour aider les personnes âgées et le club de foot. Aux élections municipales, on découvrit même dans l’urne quelques bulletins de vote à son nom.
Le voici se promenant au bord de la plage avec son caniche Kafka lors d’un reportage tiré des archives de l’INA.

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« Il était chez nous pour être tranquille ». À Lézardrieux, même si une rue et la salle communale lui sont dédiées, on respecte sa mémoire avec discrétion.
À l’Auberge du Trieux vers laquelle je me dirige ce midi-là, je ne relève aucune référence à l’hôte prestigieux. Le chef cuisinier qui circule en salle coiffé du fameux chapeau rond régional, baptise ses menus du nom de la faune locale : la Sterne, l’Aigrette, la Mouette … Je jette mon dévolu sur le Cormoran. Entre voraces, on se comprend !
Le chef « revisite » ou « interprète » (comme on dit dans le jargon des émissions et jeux culinaires) les produits du terroir avec une pointe de créativité et d’esthétisme. Jugez par vous-mêmes :

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J’ai donc commencé par une marine, un retour de pêche en passant par le jardin (avec palourde, praire, Saint-Jacques et couteau) avant de poursuivre avec un lieu jaune en bonne compagnie (pensez donc, une purée de cocos de Paimpol !) sur la plancha, et terminer, en me promettant le feu et la glace, avec une transparence de fruits frais glacés et son infusion.
Me voilà bien rassasié pour atteindre, à quelques kilomètres de là, le point continental le plus septentrional de la Bretagne, à savoir le Sillon de Talbert.

Sillon Talbert3.Sillon Talbert 2.

Véritable merveille géologique, le sillon de Talbert, situé sur la commune de Pleubian dans le Trégor, entre les débouchés de deux petits fleuves côtiers, le Trieux et le Jaudy, est un cordon de sable et de galets s’avançant dans la Manche sur une longueur de plus de trois kilomètres et une largeur moyenne de cent mètres.
Il serait né, selon l’une des nombreuses légendes qui courent au pays des korrigans, des amours du roi Arthur et de la fée Morgane. Y aurait-il une histoire d’inceste là-dessous ? Je croyais qu’elle était sinon sa sœur, du moins sa demi-sœur !
Bref, un jour, Arthur parcourant la grève à cheval aperçut au loin, scintillant au soleil, la belle chevelure blonde de Morgane assise sur un rocher de l’île Talbert alors séparée du continent par un bras de mer. Ce fut le coup de foudre. Quelque temps plus tard, n’ayant, apparemment, rien à cirer de la reine Guenièvre, la fée emplit sa robe de cailloux et, s’avançant dans les flots, les jeta un à un devant elle. Ils se transformèrent en des millions et des millions de galets qui, surgissant de l’eau, constituèrent le cordon littoral permettant aux deux amants de se rejoindre.
Une légende quasi identique met en scène Merlin l’enchanteur et la fée Viviane.
De manière plus crédible, « géomorphologiquement parlant », lors de la dernière glaciation, il y a 20 000 ans, le niveau de la mer se situait environ 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui. Les terrains en avant du Sillon étaient ainsi soumis aux effets du gel provoquant l’éclatement des roches en place et la production d’importants volumes de cailloux. Le réchauffement qui a succédé à cette période glaciaire a vu une remontée rapide du niveau marin entre 12 000 et 6 000 ans de notre ère. Les vagues et les courants ont alors progressivement poussé les éclats de roches présents sur la plate-forme continentale, les émoussant en galets et les organisant en cordons. Par endroits, d’importantes masses de granite ont offert des points d’appui stables sur lesquels sont venus s’accrocher ces différents cordons. Peu à peu, au cours de sa remontée, la mer a fait reculer ces cordons de galets qui se sont réunis pour former le Sillon. Jusqu’à la moitié du dix-huitième siècle, ce dernier reliait les îles d’Ollone au continent, mais une brèche ouverte à l’occasion d’une violente tempête a transformé ce grand cordon en une flèche littorale à pointe libre.

« Toi qui montres du doigt l’Angleterre
Toi qui es notre bastion
Le doigt breton dans la mer
Chante-moi quel est ton nom
Je suis sillon de Talberg
Fait de sable et goémon
Suis sorti d’un noir enfer
Un beau soir de déraison

J’ai connu tant de tristesse
Quand la mer en sa furie
Fait des marins de l’Arcouest
Des noyés de comédie
Les femmes pleurent sur mon dos
Leurs maris perdus en mer
Dans un grand vent de tonnerre
Quand la mer a le gros dos

Mes cheveux sont goémon
Dont les hommes de Bretagne
Décorent leurs noirs sillons
Dans les champs de nos campagnes
Et s’il n’est que coquillages
Qui aiment à ma compagnie
Je sais que sur mes rivages
Autrefois naquit la vie … »
(extrait de Le Sillon de Talberg de Michel Tonnerre, pirate-poète, album Fumier d’baleine)

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Je commence par tracer mon sillon en suivant l’étroit sentier sablonneux situé en son point le plus élevé. L’oyat, le chardon bleu, la ravenelle ou radis marin, la renouée de Ray sont les fleurons locaux de la végétation dunaire. Des ganivelles (barrières formées de lattes de bois) les protègent d’une trop grande curiosité humaine.
C’est aussi le royaume du chou marin (de son vrai nom, le crambé maritime), une plante potagère ancienne dont Louis XIV était tellement friand qu’il exigeait de son jardinier agronome La Quintinie d’en cultiver dans son potager.
Non loin de là, dans les vases salées, pousse la salicorne.
Le site est heureusement protégé sinon le cuisinier au chapeau rond se régalerait d’y trouver d’étonnantes saveurs.

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Bientôt, le chemin s’élargit en un platier rocheux et un vaste cordon de galets qui ne facilitent pas notre progression même si une jeune employée du site nous recommande de ne pas marcher sur des œufs. Il s’agit, au sens propre, d’éviter la portion de plage épargnée par la marée où, d’avril à août, nichent quelques couples d’oiseaux rares tels le Petit et le Grand Gravelot.
Les femelles y pondent directement au sol deux à quatre œufs semblables à des petits galets. Très aimable, la garde, œufs (en bois) à l’appui, nous démontre les risques encourus par cette technique de camouflage.

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Qu’à cela ne tienne, mes petits poussins, je me rapproche du rivage où, abandonnées par le retrait des marées, s’entortillent algues brunes, vertes, rouges et bleues. Elles doivent leurs colorations originales à divers pigments destinés à capter la lumière selon la profondeur des eaux.
Durant un bon millier d’années, le front de mer du Sillon servit de base à la récolte du goémon, au séchage des algues sur la dune et au brûlage dans des fours. Au Moyen-Âge, existait un droit de varech. Initialement employé pour la fertilisation des terres agricoles, le goémon servit au fil du temps à l’obtention de la soude naturelle par son brûlage, de l’iode comme antiseptique, et maintenant à l’extraction des alginates.
Serge Gainsbourg utilisa les goémons pour livrer une magnifique chanson d’inspiration baudelairienne sur les amours orphelines « que l’on prend, que l’on jette comme la mer rejette les goémons ».

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« Dessous la vague bougent
Les goémons
Mes amours leur ressemblent,
Il n’en reste il me semble
Que goémons
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons
Que l’on prend, que l’on jette
Comme la mer rejette
Les goémons… »

Trois kilomètres à pied sur les galets, ça use, ça use … les mollets ! Je n’irai pas jusqu’à l’extrémité du sillon, d’ailleurs, nulle fée (pas plus de Morgane et Viviane que de Sylviane mon amourette d’enfance) ne m’y attend dans le chaos minéral des îlots d’Ollone. Bien que semblant très proches, leur accessibilité s’effectue aux risques et périls des promeneurs suivant les caprices des marées.
Le temps se couvre légèrement, est-ce pour cela que clignote déjà le phare des Héaux de Bréhat qui se dresse sur les récifs des Épées de Tréguier, à un kilomètre de la pointe du Sillon. Haut de 57 mètres, construit en 1840, c’est le plus ancien phare français de haute mer après celui du Four du Croisic. Brassens pensait-il à son gardien quand il écrivit ce couplet polisson au temps où il séjournait à Lézardrieux ?

« Afin de tromper son cafard
De voir la vie moins terne
Tout en veillant sur sa lanterne
Chante ainsi le gardien de phare

Quand je pense à Fernande
Je bande, je bande
Quand j’ pense à Félicie
Je bande aussi
Quand j’ pense à Léonor
Mon dieu je bande encore
Mais quand j’ pense à Lulu
Là je ne bande plus
La bandaison papa
Ca n’ se commande pas … »Phare des Héaux

Un photographe muni d’un objectif impressionnant est à l’affût. C’est l’heure du récital des nombreux oiseaux qui fréquentent le Sillon. Ici, c’est le paradis de plusieurs espèces migratrices comme les bécasseaux, le courlis, l’huîtrier pie, les gravelots grand et petit. Le Sillon est l’un des deux sites bretons de nidification de la Sterne naine.
Deux piafs interprètent leur version de l’hymne à l’amour : difficile de les repérer tant ils se fondent dans l’horizon de galets. L’un d’eux enfin daigne venir me saluer en se posant quelques secondes sur une ganivelle. Le téléobjectif, un recadrage avec Photoshop et voilà son portrait :

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S’agit-il d’un Pipit maritime, d’une Linotte mélodieuse ou d’un Traquet motteux, l’un de ces passereaux aux noms empreints de poésie qui hantent les vasières ? En tout cas, ce n’est pas un gravelot à moins qu’il se soit travesti ! Excusez, je n’ai pas pu m’empêcher.
Le Pluvier à collier interrompu, aussi présent, porte encore le nom latin de Charadrius alexandrinus tant que les menaces qui pèsent sur les langues mortes ne sont pas mises à exécution par les « bien-pensants » de l’Éducation Nationale. Cela me rappelle aussi que je viens de signer une pétition contre la fermeture de la Maison de la Poésie envisagée par la majorité de droite de la communauté d’agglomération de ma ville nouvelle.
Ne serait-on pas en train de creuser le sillon … de l’ignorance !
Celui de Talbert est une aubaine pour le pêcheur à pied. Chaque anfractuosité, chaque rocher, peuvent être le refuge des crevettes, étrilles, tourteaux, araignées et homards.
Je quitte ce paisible bout du monde pour rejoindre le centre du bourg. Le long de la route, les champs d’artichauts descendent vers la mer. Quelques paysans en font déjà la cueillette. C’est une bonne idée de repas pour ce soir. D’ailleurs, le café, sur la place de Pleubian, en propose quelques cageots en terrasse.
Mais pour l’instant, je m’intéresse, à quelques pas de là, à la magnifique chaire-calvaire dans l’enclos de l’église Saint-Georges.

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Ce monument du XVème siècle serait la première tentative de calvaire historié précédant les fameux calvaires bretons édifiés tout au long du XVIème siècle.
Il aurait été érigé en mémoire de Saint Vincent-Ferrier, prêtre espagnol de l’Ordre dominicain, prêcheur et évangélisateur à travers l’Europe dont les prédications publiques, notamment en Bretagne, sont restées célèbres. Ses reliques sont encore vénérées à la cathédrale de Vannes où il mourut en 1419. Fêté localement le 5 avril, il est le patron des artisans de la construction, briquetiers, couvreurs, plombiers. Bien qu’ibérique, il n’a rien à voir avec Vincent de Saragosse, le patron des vignerons.
Un escalier de neuf marches, flanqué de deux bénitiers donne accès à une tribune circulaire dont le parapet est décoré sur son pourtour extérieur de bas-reliefs représentant la Passion du Christ et sa résurrection.
Je ne blasphème pas même si cela est autorisé en notre douce France, je ne prie donc pas pour rencontrer une jeune femme de Paimpol sur le chemin du retour.

« Quittant ses genêts et sa lande,
Quand le Breton se fait marin,
En allant aux pêches d’Islande
Voici quel est le doux refrain
Que le pauvre gâs
Fredonne tout bas
« J’aime Paimpol et sa falaise,
« Son église et son grand Pardon ;
« J’aime surtout la Paimpolaise
« Qui m’attend au pays breton… »

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La Paimpolaise est une célèbre chanson que chantaient ma maman et ses sœurs quand il leur venait de fredonner les refrains de leur enfance.
Elle fut créée, en 1895, par Théodore Botrel, populaire chantre breton, chargé de remplacer au pied levé un chansonnier du cabaret parisien Le Chien noir. Il venait de lire Pêcheur d’Islande et s’inspirant du roman de Pierre Loti, il décrivit en six couplets le dur labeur du morutier attendu par sa belle au pays breton. Ne connaissant de la région que les falaises de Porz-Even avec sa croix des veuves, la licence poétique le mena à évoquer abusivement, pour la rime, Paimpol et sa falaise qui n’existe pas sinon sur l’enseigne d’une brasserie du port de plaisance.
Par contre, il y a un bar Les Copains d’abord, ainsi baptisé, parce que l’ami Georges y descendait souvent boire son petit noir.
T’as le look Coco … de Paimpol dans ta robe gousse jaunâtre aux marbrures violettes !coco-gousses-grains

Le haricot est cultivé en Bretagne depuis le XVIIIème siècle mais c’est un marin breton prénommé Alban qui, en 1928, rapporta d’un voyage en Amérique du Sud des graines de ce coco blanc. Il fut une base de l’alimentation locale durant la seconde guerre mondiale, ce qui lui valut alors le surnom de « viande du pauvre ». Il fait aujourd’hui la fierté de la région du Trégor et bénéficie depuis 1998 de l’appellation d’origine contrôlée. De là à l’utiliser pour le cassoulet, ce serait trahir l’esprit de ce plat emblématique du sud-ouest que j’ai défendu dans mon billet du 8 octobre 2009 C’est pas la fin des haricots tarbais !
Cuisinés avec un dos de cabillaud demi-sel ou une andouille de campagne fumée et des oignons de Roscoff, autre fleuron culinaire du coin, les Cocos de Paimpol ont les arguments pour faire valoir leur réputation.
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Le lendemain, l’ami de Dinard, coéquipier des festivals du film britannique, victime d’un léger AVC (je vous rassure, ce n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir), nous causait quelques sueurs froides dignes de celles qu’il connut lorsqu’il découvrit le cadavre de Sir Alfred (voir billet du 18 mai 2008 Sueurs froides à Dinard).

Publié dans:Ma Douce France |on 19 mai, 2015 |Pas de commentaires »

Héloise, ouille ! Abélard, aïe !

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ici la plume truculente et souvent rabelaisienne de Jean Teulé, un enfant littéraire de Cavanna dont il était proche dans l’amitié et le talent. Il collabora même au temps de Hara-Kiri.
Après les mésaventures du pauvre mari cocu de la marquise de Montespan (voir billet du 6 mai 2011, La vie de château des Montespan) et celles de Charles IX en pleine Saint Barthélemy (voir billet du 14 janvier 2013, Charly 9 le roi de la loose), j’ai envie, cette fois, de vous faire partager ma jubilation née de son dernier roman historique Héloïse, ouille !.

Héloïse, ouille couv

Curieux titre, c’est presque un raccourci (au propre comme au figuré !) dans l’esprit de ces chansons polissonnes de la Belle époque aux rimes sulfureuses assumées ou presque.
Cette fois, Jean Teulé se penche sur une des histoires d’amour mythiques qui ont traversé les siècles. Mais à la différence de celles, fictives, que vécurent Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette, celle qui réunit Héloïse d’Argenteuil et Pierre Abélard fut bien réelle.
J’avoue humblement que je ne m’étais pas intéressé plus que cela à leur passion et mes connaissances ne dépassaient guère les quelques vers de François Villon dans sa célèbre Ballade des dames du temps jadis :

« Où est la très sage Héloïse,
Pour qui fut châtré puis fait moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette peine… »

Je me souviens qu’au collège, notre professeur, en l’occurrence mon père, nous conviait à les réciter en vieux françois :

« Ou est la tres sage Helloïs,
Pour qui chastré fut et puis moyne
Pierre Esbaillart a Saint Denis?
Pour son amour ot ceste essoyne.
Semblablement, ou est la royne … »

Pour conserver une couleur phonétique médiévale et respecter les rimes, on devait prononcer, comme au temps de Villon, mwène et esswène.
Vous imaginez qu’à l’amorce de l’adolescence, ces finesses linguistiques me passaient un peu au-dessus. D’autant que finalement, on nous cachait tout, on ne nous disait rien pour reprendre un succès de Jacques Dutronc de l’époque, la mienne.
Bien loin d’être très sage, Héloïse était en fait une sacrée salope ! Ohhh ! Ce n’est pas moi qui le dis, c’est elle-même qui l’écrit dans sa correspondance avec Abélard : « Jamais je n’ai cherché en toi autre chose que toi-même ; c’est toi que je désirais, non pas ce qui t’était lié. Je n’ai espéré ni alliance ni dot et ce n’est que notre plaisir à tous deux, tu le sais bien, que j’ai tâché de satisfaire de tout mon cœur, de mon c… Et même, si le nom d’épouse pourrait paraître plus sacré et plus fort à d’aucunes, moi, le nom d’amie m’a toujours semblé plus doux comme celui, sans vouloir choquer, de salope… »
Pour écrire son roman, Teulé s’est beaucoup documenté, preuve en est la longue liste de remerciements à une trentaine d’auteurs pour leur collaboration « plus ou moins volontaire ». Si beaucoup soulignèrent succinctement et pudiquement, de la pointe de leur plume, la relation torride des deux amants, lui, il s’en donne à cœur joie pour remplir les blancs de l’histoire.
Le nœud (au propre mais aussi au figuré dans l’esprit de l’écrivain paillard !) de l’intrigue se situe au douzième siècle, précisément au lendemain de la Saint Jean 1118, dans l’île de la Cité à Paris. Lors de mon tour de l’île et ma promenade sur les ponts (voir billet du 16 novembre 2012), j’avais fait une halte devant les 9 et 11 du quai aux Fleurs. Une plaque et quelques effigies rappellent que cet immeuble, reconstruit au dix-neuvième siècle, aurait abrité les amours de nos deux héros, sans doute plus exaltantes (à l’époque, amour est féminin, ainsi dit-on « ma amour » !) que celles de leurs voisins, huit siècles plus tard, à savoir Germaine et René Coty, ultime président de la IVème République.

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Au Moyen-Âge, l’île de la Cité n’offrait en rien son aspect actuel. La cathédrale Notre-Dame n’existait pas, l’évêque Maurice de Sully n’en commença la construction qu’en 1163. C’est une basilique romane, Saint-Étienne, qui s’y trouvait approximativement en lieu et place. Le quartier situé au nord-est de l’île portait le nom de cloître Notre-Dame et comptait une vingtaine d’édifices religieux dont la chapelle Saint-Aignan est l’unique vestige aujourd’hui. Parmi ses services diocésains, le cloître hébergeait aussi l’École cathédrale de Paris où professait Abélard. Pour avoir une certaine représentation du coin, il faut imaginer une sorte de béguinage comme on en trouve dans les villes des Flandres, avec des jardins qui descendaient jusqu’à la Seine. Une agitation marchande animait le port Saint-Landry. L’île Notre-Dame occupait la future île Saint-Louis. Des vaches venaient en barque y paître.
Depuis un an, Héloïse séjourne donc, dans le quartier, chez son oncle le chanoine Fulbert. Orpheline de sa mère Hersende décédée à sa naissance, on ignore l’identité de son père ; ce pourrait être le sénéchal de France Gilbert de Garlande dit Païen, certains émettent l’hypothèse que ce puisse être … tonton Fulbert en personne !
Belle jeune fille de dix-huit ans à la blonde chevelure, elle a accompli ses humanités au couvent des Bénédictines d’Argenteuil. Très instruite, ce qui est rarissime chez les femmes de l’époque, elle a appris les lettres par les psaumes et étudié quelques auteurs profanes comme Ovide et Sénèque.
Fulbert souhaite que sa nièce se confronte aux langues grecque et hébraïque, à la philosophie ainsi qu’à l’astronomie qui la passionne. C’est pourquoi, il fait appel comme précepteur à Pierre Béranger dit Abélard, l’un des deux grands maîtres de l’époque avec Guillaume de Champeaux.
Abélard brille dans les grands débats scolastiques du temps, essentiellement théologiques. Il excelle dans la « disputation », l’art d’établir des raisonnements construits et subtils. On lui prédit un avenir d’archevêque voire de pape. Les scolare (les étudiants) affluent de partout en Europe pour assister, assis sur des ballots parallélépipédiques de paille, aux cours d’Abélard, écolâtre de l’école cathédrale du cloître Notre-Dame. Il est beau, il parle bien, il a du charisme, c’est une véritable rock star médiévale avec son cortège de fans.
Mais voilà qu’en sortant de chez l’oncle Fulbert qui lui a proposé de s’installer en son presbytère dans une chambre « communicante » avec celle d’Héloïse pour faciliter ses cours particuliers à la jolie étudiante : « parce que le vent de la ruelle, lui faisant face, plaque contre son corps les plis de sa tunique qui se tend en un endroit, on devine qu’il bande et que ça lui pétille dans les couilles. »
Le ton du livre est donné, et comme Héloïse n’est pas une oie blanche, son éducation va prendre une tournure très éloignée de l’amour courtois à la mode en ce temps-là, bien évidemment à l’insu de son oncle. Abélard comprend vite qu’il a la chemise Bertrand, une de ces savoureuses expressions de l’époque dont Teulé aime saupoudrer son récit. Si on en ignore l’origine, elle signifie qu’il est en train de se faire avoir et que ses rêves de papauté s’envolent.
Alors qu’il avait choisi dans Charly 9 d’occulter totalement le jour de la Saint Barthélémy, cette fois profitant du vide sidéral dû à la pudibonderie outrancière de ses prédécesseurs (« ils vécurent des amours torrides »), Jean Teulé s’attaque, sur une centaine de pages, avec une jubilation débridée, à la description détaillée des deux amants se livrant aux joies de la luxure.
Lecteurs trop chastes, abstenez-vous ! Mais vous aurez tort tant son obscénité très rabelaisienne est réjouissante, pour tout dire jouissive.
Le professeur et son élève ont fait leur ce règlement intime : Omnia tu mihi facis tibi facio, omnia ego facio mihi facis ! Ce qui signifie ? Ah voilà, faites-vous partie de ceux qui seraient favorables à la suppression de l’enseignement du latin et du grec au collège sous le prétexte ridicule qu’il est réservé à quelques-uns et qu’il accroîtrait les inégalités ? Je vous absous pour cette fois : « Tout ce que tu me fais, je te le fais, tout ce que je te fais, tu me le fais ».
Ainsi, tandis qu’elle sort d’une longue séance de sodomie, l’oncle Fulbert, soucieux des progrès de sa nièce, s’étonne :
« - Tu as une drôle de démarche, ce soir, Héloïse. Que t’arrive-t-il ?
– C’est d’étudier avec maître Abélard qui me fait ça …
– Oui, mais est-ce que ça rentre ? voudrait savoir le tuteur.
– Oui, oui, ça rentre. Plus facilement que cela aurait été avec d’autres, en tout cas …
– Un avis, précepteur ? demande Fulbert au philosophe.
– Votre nièce a décidément le sens de la dialectique … »
Il est vrai qu’Abélard dont la seule maîtresse jusqu’alors fut justement la dialectique, va de surprise en surprise avec sa très jeune élève sacrément délurée :
« - J’ignorais que tu savais faire cela qu’on ne doit guère apprendre au couvent d’Argenteuil …
– C’est la première fois, déglutit Héloïse.
Dans sa fierté de mâle, il en est heureux mais elle ajoute :
– Avant, ça n’entrait jamais dans ma bouche. Par exemple, le dernier, un jeune jongleur rencontré en allant aux étuves, ses deux génitoires étaient aussi gros que les boules de couleur qu’il lançait en l’air … »
Rachida Dati ne pouvait même pas prétexter cette anecdote lorsque, dans une interview, commentant la situation économique du pays, elle commit le lapsus entre inflation et fellation !
Jean Teulé évite l’écueil d’un fastidieux Kâma-Sûtra médiéval en nous distillant une langue savoureuse, poétique même, un jubilant mélange d’expressions de l’époque et de vocabulaire actuel :
« La scolare écoute le maître dire pour toute prière à voix basse :
– Dieu s’est introduit dans mes génitoires.
Il polissonne la bagasse, bélute la donzelle. La doulce élève semble apprécier que son professeur la besogne … »
En amour, rien n’est sale, entend-on parfois.
J’ai cherché plus par amusement que par curiosité la conjugaison à deux du verbe hurtebiller sur un site web de grammaire. Vainement, et pourtant Héloïse et « sa amour » ne pensent qu’à ça et ne font que ça jusqu’à un putain de coïtus interruptus par la faute de l’oncle Fulbert.

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« - Oh, mais c’est bien comme ça … Pourquoi ne l’a-t-on jamais fait avant ? …
Loin de leurs scandaleuses acrobaties habituelles pour tréteaux de foires, ils ont découvert la position qui sera plus tard dite du missionnaire. Il était temps, d’autant plus temps que la porte de la chambre vient de s’ouvrir en grand sur Fulbert …
– Ainsi que Vénus et Mars … avec vos reliques à l’air ! Comment avez-vous pu, maître ?! … Sortez !
– C’est fait, répond le précepteur toujours sur l’élève.
– Sortez aussi de mon presbytère ! »
Jouissif, je vous dis … enfin, pas pour tout le monde cette fois !
Abélard, que le diable habite charnellement, ne manque cependant pas d’imagination pour retrouver sa « doulce » louve et même l’honorer. Neuf cent ans avant l’invention de la webcam et de Skype, au pied du presbytère, après le couvre-feu, il échange avec elle, via une corde, des tablettes de cire sur lesquelles sont gravés les messages les plus scabreux et torrides destinés à les envoyer dans un septième ciel nullementl liturgique.
Comme quoi, l’amour virtuel existe ! D’ailleurs, Fulbert rapplique encore une fois, affolé par les cris de jouissance de sa nièce.
Quant à Abélard, perché sur une échelle, une main agrippée à un barreau, l’autre actionnant son vit, il va manquer de tomber à l’annonce faite par Héloïse qu’elle est enceinte d’un adorable petit Astrolabe, ainsi nommé à cause de sa passion pour l’astronomie.
Du grand guignol entre Hellzapoppin et les Monty Python ! On va moins se tordre de rire au long des deux cents pages restantes, surtout nos deux héros en proie à la colère de tonton Fulbert. Quoique ! Abélard enlève Héloïse et l’emmène faire ses couches chez sa sœur, au Pallet, en Bretagne, à dos d’un mulet, « grand équidé à robe baie et naseaux étroits, couilles uniquement là pour la déco » ! Prémonitoire ?
Chevauchant leur monture, Héloïse, devant, Astrolabe dans le ventre, la tête dans les astres, admire la nuit étoilée – La vue est belle -, Abélard, derrière, soutane relevée contre sa poitrine, ne contemple que le cul fluorescent d’Héloïse et son vit qui l’enfile en cadence au rythme des pas saccadés du mulet : – Ah oui, la vue est belle !
Quel polisson, ce Teulé ! Incorrigible, il ne peut pas s’en empêcher et il a mille fois raison pour notre grand plaisir. Il y a bien des moines paillards (et pire encore), notamment à l’abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys qu’Abélard ( Ablord couic-couic) fréquentera plus tard, pourquoi pas aussi des écrivains ?.
Pour l’instant, Abélard, en réparation d’être entré par effraction dans sa nièce, propose à Fulbert d’épouser Héloïse. Mariage conclu qui se déroule à la chapelle Saint Aignan (érigée peu avant par l’hypothétique oncle Étienne de Garlande), dans le tout petit matin froid du 11 mai 1120, jour de la Saint Mamert, l’un des saints de glace qui gèlent.
« Je vous ai donné mon accord pour que vous l’épousiez, pas pour que vous la voyiez ! Il a quelque chose à rétorquer le logicien ? » En parade à l’intraitable Fulbert qui ne veut rien savoir, Abélard va encore une fois enlever Héloïse et la placer, en attendant de trouver une solution, dans le couvent d’Argenteuil où elle fut élevée. Cela promet quelques nouvelles turpitudes lors de leurs retrouvailles dominicales après les vêpres, en particulier sur une table monastère du réfectoire : « Même la Vierge de la fresque murale en renverse sa tête dans un état de béatitude et ravissement, entrouvrant ses lèvres … »
Je n’ai guère le cœur à plaisanter après la fusillade qui coûta la vie à ses copains de Charlie Hebdo, mais Jean Teulé mériterait la mort de rire pour blasphème envers notre Église !
Plecteretur ! « Dûment châtié » : Le tonton, à défaut d’être flingueur lui-même, convoque Barat le Rusé, Canteleux le Trompeur et Fadet le Petit Fou pour exécuter la basse besogne, Abélard, aïe ! « En pleine hémorragie, son corps gothique aux hanches redressées, s’arc-boute en une ogive brisée telle qu’en prévoient depuis peu les nouveaux bâtisseurs de cathédrales. Et entre ses jambes, c’est comme une gargouille monstrueuse dégueulant un flot de sang. »
Héloïse accourt d’Argenteuil auprès de son unique, son eunuque. Abélard constate que son alliance n’est pas à son annulaire. Il est vrai qu’elle égare souvent les choses, sa clepsydre, son os de poulet pour écrire, mais elle a beau jeu de lui répondre qu’il n’y a pas qu’elle qui perd les choses sauf qu’elle, elle finit toujours par les retrouver. « Alors quoi, le monsieur de la dispute, qu’est-ce qu’il a à dire ? » Implacable !
Dans la seconde moitié de son roman, Jean Teulé qui, on le constate, s’est beaucoup appuyé sur les travaux érudits et austères des historiens, nous raconte dans sa langue alerte, fleurie et déjantée ce que fut le reste de la vie des deux amants désormais séparés et pourtant unis jusque dans la mort.
Abélard, honteux et sensible à son aura de théologien, ne trouve rien de mieux que de pousser sa « doulce » à prononcer ses vœux définitifs au prieuré d’Argenteuil pendant que lui entre au monastère de Saint-Denis.
Il s’attelle à la rédaction de son cours Théologie du Bien Suprême. Gutenberg ne naissant que trois siècles plus tard, ce sont six moines copistes qui, dans le scriptorium du monastère dionysien, transcrivent à la plume de coq de bruyère, sur le parchemin, les pensées que le maître leur dicte d’une voix enrichie de quelques octaves : « Dieu est un en trois personnes. Dieu est trois ». Un sacré pavé dans la mare !
À force d’indisposer l’Église conservatrice avec sa « logique à la con » (sic), celui qui prône le trithéisme se retrouve devant un véritable tribunal lors du concile de Soissons en mars 1121. Parmi les Pères de l’Église, on relève comme farouches opposants ses deux anciens maîtres Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon ainsi que Bernard de Clairvaux, important promoteur de l’ordre cistercien. Chacun a sa petite idée pour accommoder les restes d’Abélard : bûcher, décapitation, démembrement, voire encore le sort infligé à Buridan dans le même couplet de la Ballade des Dames du temps jadis, à savoir être jeté en un sac dans l’Aisne. Au final, le concile le condamne à brûler son ouvrage Theologia summi boni ainsi que toutes les copies.
Tandis qu’Abélard semble désormais reporter « sa amour » uniquement sur Dieu, Héloïse n’oublie pas sa condition de femme désirante. Plusieurs extraits (un peu arrangés ?) de sa vraie correspondance avec Abélard en témoignent : « Si je pouvais ouvrir ma bouche et laisser aller ma langue, ce ne serait pas pour me confesser. » ou encore … « En pleine solennité de la messe, lorsque la prière se doit d’être pure, les représentations obscènes de ces voluptés captivent totalement mon âme si bien que je m’abandonne davantage à ces effronteries qu’à la prière. Alors que je devrais gémir des fautes commises, je soupire plutôt après les plaisirs perdus. »
Abélard continue à les briser menues à ses collègues ecclésiastiques qui ont gardé les leurs. Il n’y a plus grand-chose à lui couper sinon la langue, mais voilà qu’à arpenter les rayons de la bibliothèque, il découvre que les reliques de Saint Denis exposées dans l’abbaye ne sont pas celles de l’Aréopagite qu’on croit, mais les os du premier évangélisateur des alentours de Lutèce, décapité par les Romains vers 280, qui s’appelait également Denys : « Ça vous paraît logique, crédible … qu’après avoir été décapité sous le règne de Dèce, Denis se soit ensuite baissé pour ramasser sa tête tombée au sol avant que d’aller, en la portant dans ses bras, à pied jusqu’au cimetière ? » Certes non, cela dit, je l’ai vu de mes yeux vu, récemment, le célaphore (saint qui porte sa tête après sa décapitation), dans le petit square Suzanne Buisson à Montmartre !

Saint-Denis décapité blog

Pour échapper aux foudres des moines de Saint Denis, ne voilà-t-il pas qu’Abélard, tel Jean-Paul Belmondo au meilleur de sa forme d’acteur cascadeur, « découvre le vitrail de la fenêtre de la bibliothèque et s’élance, tête la première contre les petits carreaux de verre colorés qui explosent en une gigantesque éclaboussure scintillante. Du deuxième étage, il se jette à l’horizontale dans le vide… ». Qu’il soit un ou trois, Dieu est clément, le moine volant s’en tire juste avec une cheville brisée. En cette même nuit, au couvent d’Argenteuil, Héloïse se tourne et retourne dans l’enfer de son lit ! Elle ne parviendra décidément jamais à vider sa mémoire.
En mêlant, par la suite, habilement quelques passages des Lettres des deux amants et des Lettres d’Abélard et Héloïse, Teulé construit une sorte de dialogue en direct entre eux qui les décrit peut-être un peu caricaturalement. Si Abélard se cantonne dans ses réponses, strictement au registre de l’instruction religieuse et monastique (« circoncis tant dans son esprit que dans son corps des débauches où il s’était plongé » selon ses propres termes), Héloïse n’est évidemment pas qu’une religieuse pécheresse qui « aime encore ça ! ». En abbesse énergique du Paraclet, elle aura aussi gouverné une communauté de femmes dont la vie était rythmée par des lectures et des exercices intellectuels. Sa gestion efficace trouva sa reconnaissance dans la promotion de l’oratoire au statut d’abbaye par Eugène III en 1147.
Héloïse et Abélard se reverront une unique fois au Paraclet (ce qui signifie le Consolateur, dans l’Évangile de Saint Jean), une institution féminine bénédictine fondée par Héloïse, à proximité de Nogent en Champagne, sur un terrain où Abélard avait séjourné sept ans plus tôt après sa nouvelle condamnation au Concile de Sens à cause de son ouvrage Sic et non et des théories hérétiques qu’il enseignait de nouveau dans les vignes de la Montagne-Sainte-Geneviève.
C’est d’ailleurs à la suite de ce nouveau désaveu que, malade et usé, Abélard prit le chemin de Rome, s’arrêta à Cluny et mourut dans le prieuré voisin de Saint-Marcel-lez-Chalon le 21 avril 1142.
L’histoire d’amour ne s’arrête pas là et le roman s’achève dans une atmosphère comico-nécrophile. Aux alentours de la Toussaint 1144, avec la bienveillance de Thibaut comte de Champagne, une nuit, fut dérobée la dépouille d’Abélard pour la transférer au Paraclet auprès de sa « doulce ». Elle mourra en 1164, vingt ans après.
Comme ils en avaient fait le serment, Héloïse voulut être enterrée avec Abélard. Miracle (d’Abélard) : la chronique dit que lorsque les sœurs balancèrent son corps dans le même cercueil que sa amour, les bras d’Abélard s’entrouvrirent et enlacèrent le dos d’Héloïse pour l’éternité. Génial non ?
Teulé occulte la suite, mais, même dans la mort, on ne laissa pas tranquille les amants magnifiques (époux aussi, il ne faut pas l’oublier !). En 1497, la dix-septième abbesse du Paraclet, Catherine II de Courcelles, prit l’initiative de transférer les ossements du fondateur et de la première abbesse de l’oratoire, dans le chœur de la grande église dédiée à la Trinité (tiens donc, il avait raison alors Abélard ?).
En 1621, à la demande de Marie III de la Rochefoucauld, « a été fait la translation des corps de maistre Pierre Abaillard et d’Héloïse lesquels ont été enlevés l’un du côté dextre, l’autre du côté senestre de la grande grille de l’église pour être transportés sous le grand autel en un charnier ».
En 1768, la grande-prieure Geneviève du Passage fit procéder à une vérification des restes dans le caveau par deux maîtres chirurgiens Jean Maget et Nicolas Boudard. Tout est en ordre ?!
En 1780, Marie-Charlotte de Roucy, dernière abbesse du Paraclet, fit réunir les ossements dans un cercueil en plomb à deux compartiments, dans le tombeau vide du chœur des religieuses.
En 1792, les tracasseries révolutionnaires touchant les religieuses du Paraclet, les restes d’Héloïse et Abélard posant problème aux autorités civiles, celles-ci procédèrent à une nouvelle inhumation du cercueil de plomb en l’église de Nogent-sur-Seine.
En 1800, Alexandre Lenoir, précurseur de l’invention des monuments historiques, décide l’exhumation officielle à Nogent et le transfert du sarcophage vers Paris … où rien n’est prêt pour accueillir ce qu’il reste des amants. Le mausolée sépulcral sera enfin inauguré le 27 avril 1807 dans le jardin des Petits-Augustins.
« Oh, vous avez fini les terriens de nous balader ? » ! Pas tout à fait !
La Restauration ayant remplacé l’empire napoléonien, une ordonnance royale du 18 décembre 1816 affecta les bâtiments des Petits-Augustins à l’École royale et spéciale des Beaux-Arts de Paris, ce qui est encore aujourd’hui sa destination. C’en était fini du Musée des Monuments Français de Lenoir et il fallut donc tout déménager.
Après que le mausolée fût démonté, le 16 juin 1817, on procéda à une nouvelle exhumation des restes et leur transfert au cimetière de l’Est (futur Père-Lachaise) via un service funèbre à l’église Saint-Germain-des-Prés.

TombeHeloïse Abelardblogheloise-et-abelard-tombeau

Depuis près d’un siècle, Héloïse et Abélard jouissent d’un repos éternel tranquille. Enfin presque, tant les amoureux du monde entier, bien avant que l’autre rock star du lieu, Jim Morrison, ne décède, s’y sont recueillis et et échangé leurs serments devant la chapelle néo-gothique érigée dans la 7ème division.
Tant aussi, Jean Teulé éveille et émoustille nos sens avec son truculent roman d’une profonde modernité dans sa forme et les sujets abordés.
Il y a deux siècles et demi, Jean-Jacques Rousseau s’inspirant d’Héloïse et Abélard écrivit son roman épistolaire La Nouvelle Héloïse. Il le jugeait ainsi : « Ce livre n’est point fait pour circuler dans le monde, et convient à très peu de lecteurs. Le style rebutera les gens de goût; la matière alarmera les gens sévères; tous les sentiments seront hors de la nature pour ceux qui ne croient pas à la vertu. Il doit déplaire aux dévots, aux libertins, aux philosophes; il doit choquer les femmes galantes, et scandaliser les honnêtes femmes. À qui plaira-t-il donc? Peut-être à moi seul; mais à coup sûr il ne plaira médiocrement à personne. »
Chers lecteurs, vautrez vous dans la lecture d’Héloïse, ouille ! Comme Jean Teulé, son auteur, le professeur d’Histoire que tous les lycéens voudraient avoir, aime dire à propos de son héroïne dans ses interviews de promotion : « Ça, c’est de la gonzesse ! »

PS À Paris, dans la salle des Gardes de la Conciergerie, il est un bas-relief censé représenté Abélard et Héloïse laquelle semble bien tenir dans sa main gauche le sexe de sa amour (?). À côté, hors cadre, se trouve un castor symbole peut-être de l’émasculation d’Abélard. On a, en effet, longtemps confondu glandes à castoreum et testicules, et imaginé que le castor poursuivi par les chasseurs renonçait à ses attributs en se châtrant lui-même avec les dents, et sauvait ainsi l’essentiel, sa vie.

Héloise Abelard Conciergerie

Publié dans:Coups de coeur |on 6 mai, 2015 |2 Commentaires »

valentin10 |
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