Balade en Côtes-d’Armor : le Sillon de Talbert
N’en déplaise à mes lecteurs bretons, ce n’est pas tout à fait une légende, le soleil est souvent parcimonieux dans leur superbe région. Après consultation des prévisions de Météo France, j’avais donc coché le lundi calé entre le 8 mai et l’Ascension pour effectuer une petite virée sur le littoral des Côtes-d’Armor. D’ailleurs, ma douce médisance n’est peut-être pas étrangère à ce qu’en 1990, ce département choisit d’abandonner son appellation d’origine de Côtes-du-Nord. Brrr !
Pour commencer la balade, je rends visite à un copain d’abord, Georges Brassens en personne. En effet, cela peut sembler surprenant de la part d’un natif de Sète, l’île singulière, mais je vous avais déjà conté l’anecdote dans mon billet du 29 octobre 2008. Brassens quitta son moulin de Crespières dans les Yvelines lorsqu’un promoteur immobilier construisit un lotissement sur le terrain jouxtant sa propriété : « 1027 pavillons, ça fait 1027 pelouses donc 1027 tondeuses à gazon, il faut se barrer ! » L’ami Georges se rendit alors fréquemment dans la famille de Jeanne (immortalisée dans une célèbre chanson), du côté de Paimpol et Lanvollon. Il eut un véritable coup de foudre pour ce coin de Bretagne et dénicha bientôt une tranquille maison blanche aux volets bleus, baptisée Kerflandry, sur le bord de l’estuaire du Trieux, à Lézardrieux. Il y vint principalement l’hiver dans les années 1970.
Ici, on lui fichait la paix même quand il se mêlait aux autochtones. Il faisait provision de saucissons chez le charcutier du bourg pour offrir à ses amis de Paris. Il ne manquait pas non plus de laisser un substantiel chèque pour aider les personnes âgées et le club de foot. Aux élections municipales, on découvrit même dans l’urne quelques bulletins de vote à son nom.
Le voici se promenant au bord de la plage avec son caniche Kafka lors d’un reportage tiré des archives de l’INA.
« Il était chez nous pour être tranquille ». À Lézardrieux, même si une rue et la salle communale lui sont dédiées, on respecte sa mémoire avec discrétion.
À l’Auberge du Trieux vers laquelle je me dirige ce midi-là, je ne relève aucune référence à l’hôte prestigieux. Le chef cuisinier qui circule en salle coiffé du fameux chapeau rond régional, baptise ses menus du nom de la faune locale : la Sterne, l’Aigrette, la Mouette … Je jette mon dévolu sur le Cormoran. Entre voraces, on se comprend !
Le chef « revisite » ou « interprète » (comme on dit dans le jargon des émissions et jeux culinaires) les produits du terroir avec une pointe de créativité et d’esthétisme. Jugez par vous-mêmes :
J’ai donc commencé par une marine, un retour de pêche en passant par le jardin (avec palourde, praire, Saint-Jacques et couteau) avant de poursuivre avec un lieu jaune en bonne compagnie (pensez donc, une purée de cocos de Paimpol !) sur la plancha, et terminer, en me promettant le feu et la glace, avec une transparence de fruits frais glacés et son infusion.
Me voilà bien rassasié pour atteindre, à quelques kilomètres de là, le point continental le plus septentrional de la Bretagne, à savoir le Sillon de Talbert.
Véritable merveille géologique, le sillon de Talbert, situé sur la commune de Pleubian dans le Trégor, entre les débouchés de deux petits fleuves côtiers, le Trieux et le Jaudy, est un cordon de sable et de galets s’avançant dans la Manche sur une longueur de plus de trois kilomètres et une largeur moyenne de cent mètres.
Il serait né, selon l’une des nombreuses légendes qui courent au pays des korrigans, des amours du roi Arthur et de la fée Morgane. Y aurait-il une histoire d’inceste là-dessous ? Je croyais qu’elle était sinon sa sœur, du moins sa demi-sœur !
Bref, un jour, Arthur parcourant la grève à cheval aperçut au loin, scintillant au soleil, la belle chevelure blonde de Morgane assise sur un rocher de l’île Talbert alors séparée du continent par un bras de mer. Ce fut le coup de foudre. Quelque temps plus tard, n’ayant, apparemment, rien à cirer de la reine Guenièvre, la fée emplit sa robe de cailloux et, s’avançant dans les flots, les jeta un à un devant elle. Ils se transformèrent en des millions et des millions de galets qui, surgissant de l’eau, constituèrent le cordon littoral permettant aux deux amants de se rejoindre.
Une légende quasi identique met en scène Merlin l’enchanteur et la fée Viviane.
De manière plus crédible, « géomorphologiquement parlant », lors de la dernière glaciation, il y a 20 000 ans, le niveau de la mer se situait environ 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui. Les terrains en avant du Sillon étaient ainsi soumis aux effets du gel provoquant l’éclatement des roches en place et la production d’importants volumes de cailloux. Le réchauffement qui a succédé à cette période glaciaire a vu une remontée rapide du niveau marin entre 12 000 et 6 000 ans de notre ère. Les vagues et les courants ont alors progressivement poussé les éclats de roches présents sur la plate-forme continentale, les émoussant en galets et les organisant en cordons. Par endroits, d’importantes masses de granite ont offert des points d’appui stables sur lesquels sont venus s’accrocher ces différents cordons. Peu à peu, au cours de sa remontée, la mer a fait reculer ces cordons de galets qui se sont réunis pour former le Sillon. Jusqu’à la moitié du dix-huitième siècle, ce dernier reliait les îles d’Ollone au continent, mais une brèche ouverte à l’occasion d’une violente tempête a transformé ce grand cordon en une flèche littorale à pointe libre.
« Toi qui montres du doigt l’Angleterre
Toi qui es notre bastion
Le doigt breton dans la mer
Chante-moi quel est ton nom
Je suis sillon de Talberg
Fait de sable et goémon
Suis sorti d’un noir enfer
Un beau soir de déraison
J’ai connu tant de tristesse
Quand la mer en sa furie
Fait des marins de l’Arcouest
Des noyés de comédie
Les femmes pleurent sur mon dos
Leurs maris perdus en mer
Dans un grand vent de tonnerre
Quand la mer a le gros dos
Mes cheveux sont goémon
Dont les hommes de Bretagne
Décorent leurs noirs sillons
Dans les champs de nos campagnes
Et s’il n’est que coquillages
Qui aiment à ma compagnie
Je sais que sur mes rivages
Autrefois naquit la vie … »
(extrait de Le Sillon de Talberg de Michel Tonnerre, pirate-poète, album Fumier d’baleine)
Je commence par tracer mon sillon en suivant l’étroit sentier sablonneux situé en son point le plus élevé. L’oyat, le chardon bleu, la ravenelle ou radis marin, la renouée de Ray sont les fleurons locaux de la végétation dunaire. Des ganivelles (barrières formées de lattes de bois) les protègent d’une trop grande curiosité humaine.
C’est aussi le royaume du chou marin (de son vrai nom, le crambé maritime), une plante potagère ancienne dont Louis XIV était tellement friand qu’il exigeait de son jardinier agronome La Quintinie d’en cultiver dans son potager.
Non loin de là, dans les vases salées, pousse la salicorne.
Le site est heureusement protégé sinon le cuisinier au chapeau rond se régalerait d’y trouver d’étonnantes saveurs.
Bientôt, le chemin s’élargit en un platier rocheux et un vaste cordon de galets qui ne facilitent pas notre progression même si une jeune employée du site nous recommande de ne pas marcher sur des œufs. Il s’agit, au sens propre, d’éviter la portion de plage épargnée par la marée où, d’avril à août, nichent quelques couples d’oiseaux rares tels le Petit et le Grand Gravelot.
Les femelles y pondent directement au sol deux à quatre œufs semblables à des petits galets. Très aimable, la garde, œufs (en bois) à l’appui, nous démontre les risques encourus par cette technique de camouflage.
Qu’à cela ne tienne, mes petits poussins, je me rapproche du rivage où, abandonnées par le retrait des marées, s’entortillent algues brunes, vertes, rouges et bleues. Elles doivent leurs colorations originales à divers pigments destinés à capter la lumière selon la profondeur des eaux.
Durant un bon millier d’années, le front de mer du Sillon servit de base à la récolte du goémon, au séchage des algues sur la dune et au brûlage dans des fours. Au Moyen-Âge, existait un droit de varech. Initialement employé pour la fertilisation des terres agricoles, le goémon servit au fil du temps à l’obtention de la soude naturelle par son brûlage, de l’iode comme antiseptique, et maintenant à l’extraction des alginates.
Serge Gainsbourg utilisa les goémons pour livrer une magnifique chanson d’inspiration baudelairienne sur les amours orphelines « que l’on prend, que l’on jette comme la mer rejette les goémons ».
« Dessous la vague bougent
Les goémons
Mes amours leur ressemblent,
Il n’en reste il me semble
Que goémons
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons
Que l’on prend, que l’on jette
Comme la mer rejette
Les goémons… »
Trois kilomètres à pied sur les galets, ça use, ça use … les mollets ! Je n’irai pas jusqu’à l’extrémité du sillon, d’ailleurs, nulle fée (pas plus de Morgane et Viviane que de Sylviane mon amourette d’enfance) ne m’y attend dans le chaos minéral des îlots d’Ollone. Bien que semblant très proches, leur accessibilité s’effectue aux risques et périls des promeneurs suivant les caprices des marées.
Le temps se couvre légèrement, est-ce pour cela que clignote déjà le phare des Héaux de Bréhat qui se dresse sur les récifs des Épées de Tréguier, à un kilomètre de la pointe du Sillon. Haut de 57 mètres, construit en 1840, c’est le plus ancien phare français de haute mer après celui du Four du Croisic. Brassens pensait-il à son gardien quand il écrivit ce couplet polisson au temps où il séjournait à Lézardrieux ?
« Afin de tromper son cafard
De voir la vie moins terne
Tout en veillant sur sa lanterne
Chante ainsi le gardien de phare
Quand je pense à Fernande
Je bande, je bande
Quand j’ pense à Félicie
Je bande aussi
Quand j’ pense à Léonor
Mon dieu je bande encore
Mais quand j’ pense à Lulu
Là je ne bande plus
La bandaison papa
Ca n’ se commande pas … »
Un photographe muni d’un objectif impressionnant est à l’affût. C’est l’heure du récital des nombreux oiseaux qui fréquentent le Sillon. Ici, c’est le paradis de plusieurs espèces migratrices comme les bécasseaux, le courlis, l’huîtrier pie, les gravelots grand et petit. Le Sillon est l’un des deux sites bretons de nidification de la Sterne naine.
Deux piafs interprètent leur version de l’hymne à l’amour : difficile de les repérer tant ils se fondent dans l’horizon de galets. L’un d’eux enfin daigne venir me saluer en se posant quelques secondes sur une ganivelle. Le téléobjectif, un recadrage avec Photoshop et voilà son portrait :
S’agit-il d’un Pipit maritime, d’une Linotte mélodieuse ou d’un Traquet motteux, l’un de ces passereaux aux noms empreints de poésie qui hantent les vasières ? En tout cas, ce n’est pas un gravelot à moins qu’il se soit travesti ! Excusez, je n’ai pas pu m’empêcher.
Le Pluvier à collier interrompu, aussi présent, porte encore le nom latin de Charadrius alexandrinus tant que les menaces qui pèsent sur les langues mortes ne sont pas mises à exécution par les « bien-pensants » de l’Éducation Nationale. Cela me rappelle aussi que je viens de signer une pétition contre la fermeture de la Maison de la Poésie envisagée par la majorité de droite de la communauté d’agglomération de ma ville nouvelle.
Ne serait-on pas en train de creuser le sillon … de l’ignorance !
Celui de Talbert est une aubaine pour le pêcheur à pied. Chaque anfractuosité, chaque rocher, peuvent être le refuge des crevettes, étrilles, tourteaux, araignées et homards.
Je quitte ce paisible bout du monde pour rejoindre le centre du bourg. Le long de la route, les champs d’artichauts descendent vers la mer. Quelques paysans en font déjà la cueillette. C’est une bonne idée de repas pour ce soir. D’ailleurs, le café, sur la place de Pleubian, en propose quelques cageots en terrasse.
Mais pour l’instant, je m’intéresse, à quelques pas de là, à la magnifique chaire-calvaire dans l’enclos de l’église Saint-Georges.
Ce monument du XVème siècle serait la première tentative de calvaire historié précédant les fameux calvaires bretons édifiés tout au long du XVIème siècle.
Il aurait été érigé en mémoire de Saint Vincent-Ferrier, prêtre espagnol de l’Ordre dominicain, prêcheur et évangélisateur à travers l’Europe dont les prédications publiques, notamment en Bretagne, sont restées célèbres. Ses reliques sont encore vénérées à la cathédrale de Vannes où il mourut en 1419. Fêté localement le 5 avril, il est le patron des artisans de la construction, briquetiers, couvreurs, plombiers. Bien qu’ibérique, il n’a rien à voir avec Vincent de Saragosse, le patron des vignerons.
Un escalier de neuf marches, flanqué de deux bénitiers donne accès à une tribune circulaire dont le parapet est décoré sur son pourtour extérieur de bas-reliefs représentant la Passion du Christ et sa résurrection.
Je ne blasphème pas même si cela est autorisé en notre douce France, je ne prie donc pas pour rencontrer une jeune femme de Paimpol sur le chemin du retour.
« Quittant ses genêts et sa lande,
Quand le Breton se fait marin,
En allant aux pêches d’Islande
Voici quel est le doux refrain
Que le pauvre gâs
Fredonne tout bas
« J’aime Paimpol et sa falaise,
« Son église et son grand Pardon ;
« J’aime surtout la Paimpolaise
« Qui m’attend au pays breton… »
La Paimpolaise est une célèbre chanson que chantaient ma maman et ses sœurs quand il leur venait de fredonner les refrains de leur enfance.
Elle fut créée, en 1895, par Théodore Botrel, populaire chantre breton, chargé de remplacer au pied levé un chansonnier du cabaret parisien Le Chien noir. Il venait de lire Pêcheur d’Islande et s’inspirant du roman de Pierre Loti, il décrivit en six couplets le dur labeur du morutier attendu par sa belle au pays breton. Ne connaissant de la région que les falaises de Porz-Even avec sa croix des veuves, la licence poétique le mena à évoquer abusivement, pour la rime, Paimpol et sa falaise qui n’existe pas sinon sur l’enseigne d’une brasserie du port de plaisance.
Par contre, il y a un bar Les Copains d’abord, ainsi baptisé, parce que l’ami Georges y descendait souvent boire son petit noir.
T’as le look Coco … de Paimpol dans ta robe gousse jaunâtre aux marbrures violettes !
Le haricot est cultivé en Bretagne depuis le XVIIIème siècle mais c’est un marin breton prénommé Alban qui, en 1928, rapporta d’un voyage en Amérique du Sud des graines de ce coco blanc. Il fut une base de l’alimentation locale durant la seconde guerre mondiale, ce qui lui valut alors le surnom de « viande du pauvre ». Il fait aujourd’hui la fierté de la région du Trégor et bénéficie depuis 1998 de l’appellation d’origine contrôlée. De là à l’utiliser pour le cassoulet, ce serait trahir l’esprit de ce plat emblématique du sud-ouest que j’ai défendu dans mon billet du 8 octobre 2009 C’est pas la fin des haricots tarbais !
Cuisinés avec un dos de cabillaud demi-sel ou une andouille de campagne fumée et des oignons de Roscoff, autre fleuron culinaire du coin, les Cocos de Paimpol ont les arguments pour faire valoir leur réputation.
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Le lendemain, l’ami de Dinard, coéquipier des festivals du film britannique, victime d’un léger AVC (je vous rassure, ce n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir), nous causait quelques sueurs froides dignes de celles qu’il connut lorsqu’il découvrit le cadavre de Sir Alfred (voir billet du 18 mai 2008 Sueurs froides à Dinard).