Aux arènes de Lutèce
Aujourd’hui, ma balade, au cœur du cinquième arrondissement de la capitale, nous plonge vingt siècles en arrière bien qu’elle soit aussi, nous le verrons, encore très contemporaine.
Panem et circenses, l’expression n’est pas étrangère à mes plus fidèles lecteurs. Elle constitua la trame de mon billet du 24 septembre 2009 (Quel cirque pour acheter du pain !). Elle appartient à Juvénal, poète satirique latin de la fin du Ier siècle et du début du second de notre ère. Ignorant tout du politiquement correct et détestant Rome, il en fit une peinture impitoyable.
« Du pain et des jeux
et le peuple sera content,
il suivra aveuglément
les lois des seigneurs dieux.
Le peuple est-il content ?
Assurément,
il ne montre pas ses dents,
il aurait honte,
elles sont pourries.
Du pain il en a partout,
sous toutes ses formes,
pour tous les goûts.
Souvent même, il n’est plus à ses goûts
et il faut en faire des cendres
qui rempliront les déserts
au lieu de les nourrir. »
Dans sa Satire X, Juvénal stigmatise l’usage délibéré par les empereurs romains de distributions gratuites de blé et d’organisation de jeux dans le but de flatter la plèbe et d’attirer sa bienveillance.
Avouons que la formule antique est toujours d’actualité : pour prévenir l’ennui du peuple et mettre en veilleuse ses colères, n’y-a-t-il pas meilleur antidote pour nos gouvernants que lui proposer des jeux du stade, Jeux Olympiques, Coupe du monde de football, tournoi des 6 nations de rugby, open de tennis de Roland Garros. « Le Tour de France démarre, nous allons être tranquilles pendant un mois » soufflait un président du Conseil à ses ministres dans les années 1930.
Ça marche puisque les supporters sont majoritairement recrutés parmi les classes victimes de la récession économique.
À ces jeux des stades, on peut adjoindre aujourd’hui les téléréalités qui se terminent parfois tragiquement comme récemment en Argentine mais aussi les véritables feuilletons et courses à l’info que les chaînes spécialisées scénarisent à longueur de journée. Le jour est proche où des terroristes équipés de leur minuscule caméra Go Pro diffuseront en direct les attentats qu’ils sont en train de perpétrer.
L’époque, ma jeunesse en fait, est révolue, celle des vrais circenses du mercredi soir avec, sur l’unique chaîne de l’ORTF, La Piste aux étoiles de Gilles Margaritis et le sautillant chef d’orchestre Bernard Hilda.
Ce jour-là, lors de ma promenade du côté de la rue Monge, j’ai fait d’abord ma provision de panem. En effet, dès la fin du Moyen-Âge, la rue dénommée Neuve des Fossés Saint-Victor fut baptisée rue des Boulangers parce que la plupart des artisans du pain du faubourg s’y étaient établis.
Cocasserie de la langue française, au numéro 34 actuel de cette voie, il y eut même un dépôt de bâtards, non pas ces pains qui ne trouvent pas leur poids entre la baguette et le « gros pain » d’un kilogramme, mais quelques enfants naturels du Roi Soleil, probablement conçus avec Madame de Montespan, placés là en nourrice avant que leur garde fût confiée à Madame de Maintenon.
Au moins seize ou dix-sept enfants naquirent des amours illégitimes de Louis XIV et ses nombreuses favorites, dont la moitié furent reconnus et mariés dans les branches latérales de la maison de Bourbon, Bourbon-Condé, Bourbon-Conti et Orléans.
De ce que l’on sait, le souverain légitima deux enfants conçus avec la duchesse de la Vallière et parvenus à l’âge adulte : Marie-Anne de Bourbon dite la première Mademoiselle de Blois, et Louis de Bourbon comte de Vermandois.
Le truculent livre de Jean Teulé, Le Montespan, à l’appui, je vous avais conté les frasques de sa marquise d’épouse avec son p’tit Louis ( http://encreviolette.unblog.fr/2011/05/06/la-vie-de-chateau-des-montespan/).
Des huit enfants conçus ensemble, six furent légitimés et quatre atteignirent l’âge adulte : le duc du Maine Louis-Auguste de Bourbon, Mademoiselle de Nantes Louise-Françoise de Bourbon, la seconde Mademoiselle de Blois Françoise-Marie de Bourbon, et Louis-Alexandre comte de Toulouse.
J’ajoute encore, ça ne mange pas de pain (!), Louise de Maisonblanche, fruit d’un rapport avec l’enivrante Claude de Vin des Œillets, une fidèle (c’est vite dit) dame de compagnie de Madame de Montespan. Elle ne sera pas reconnue par le souverain et sera mariée moins glorieusement à un capitaine de cavalerie Bernard de Prez de La Queue.
Les magazines people auraient eu du grain à moudre s’ils avaient existé à cette époque.
Sans rapport avec les nombreux coups de foudre (c’est bien un d !) du roi, une plaque récente, à l’entrée de la rue, évoque l’installation, à la fin du dix-huitième siècle, du second paratonnerre parisien sur l’ancien couvent tout proche des religieuses augustines anglaises. En 1750, Benjamin Franklin avait démontré la nature électrique des éclairs en faisant voler, durant un orage, un cerf-volant relié à une clef métallique.
Les boulangers ont déserté la rue éponyme pour s’installer pignon sur rue Monge. Au numéro 14, au-dessus du magasin, subsistent des enseignes anciennes, l’une d’elles indiquant qu’ici on revendait les macarons de la maison Bourbonneux, une pâtisserie renommée au dix-neuvième siècle et début du vingtième qui était installée place du Havre, dans le quartier Saint-Lazare.
Marcel Proust, outre les célèbres Petites Madeleines de sa maman, évoqua aussi les friandises de Bourbonneux dans son roman À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le second tome de À la recherche du temps perdu :
« Vous me devez une compensation pour n’être pas venue jeudi dernier… Allons, rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de même plus d’autre visite avant le dîner. Vraiment vous ne vous laissez pas tenter ? ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de gâteaux : Vous savez que ce n’est pas mauvais du tout ces petites saletés-là. Ça ne paye pas de mine, mais goûtez-en, vous m’en direz des nouvelles. – Au contraire, ça a l’air délicieux, répondait Mme Cottard, chez vous, Odette, on n’est jamais à court de victuailles. Je n’ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je m’adresse souvent à Bourbonneux … »
Ce célèbre pâtissier faisait bon ménage avec la littérature puisqu’il fut aussi à l’origine du gorenflot, un gâteau hexagonal à base d’une pâte à baba, proche du savarin, du nom du moine paillard héros de La Dame de Montsoreau, le roman historique d’Alexandre Dumas dont il venait de voir l’adaptation théâtrale.
Rien que ces quelques lignes m’ont ouvert l’appétit que j’apaise avec un couscous familial, un plat qu’on mange sans pain, au restaurant Le Berbère au début de la rue des Boulangers.
Pour le panem, c’est réglé, pour les circenses en route vers les arènes de Lutèce voisines.
L’un des accès s’effectue curieusement et presque confidentiellement à travers l’immeuble situé au numéro 49 de la rue Monge. Au coin de la rue, l’étroitesse de l’immeuble laisse imaginer qu’il n’est qu’un simple élément de décor.
C’est lors du percement de cette rue entre 1860 et 1869, dans le cadre des travaux haussmanniens, que furent découverts des vestiges des arènes ensevelis par le temps sous des amas de terre.
Ce monument fut sans doute construit à la fin du premier siècle de notre ère. Ruiné par les invasions barbares du IIIème siècle (le sac de Lutèce en 280), il fut par la suite démantelé par les Parisiens eux-mêmes cherchant à construire des murs d’enceinte pour se défendre.
Quelques écrits datant du Moyen-âge mentionnaient son existence, ainsi qu’un Clos des Arènes, un des nombreux vignobles qui furent plantés après l’invasion franque dans les jardins des villas abandonnées sur le plateau et les versants de la Montagne Sainte-Geneviève et auxquels la nature et le climat ne conférèrent pas les dons du Clos Vougeot !
Des squelettes, des bas-reliefs, des poteries et des ruines de l’amphithéâtre furent donc exhumés dans l’enthousiasme général sans convaincre Napoléon III de la restauration du monument antique. Il faillit disparaître définitivement en 1883 lors de la construction d’un dépôt de la Compagnie Générale des Omnibus. Face à cette menace, les défenseurs du patrimoine s’organisèrent avec à leur tête, deux Victor, Hugo et Duruy, pour sauver ce qui pouvait encore l’être du joyau gallo-romain du quartier … Saint Victor.
Hugo adressa cette lettre au président du conseil municipal de Paris :
« Paris, le 27 juillet 1883,
Monsieur le président,
Il n’est pas possible que Paris, la ville de l’avenir, renonce à la preuve vivante qu’elle a été la ville du passé. Le passé amène l’avenir. Les arènes sont l’antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même. Conservez les arènes de Lutèce. Conservez-les à tout prix. Vous ferez une action utile, et, ce qui vaut mieux, vous donnerez un grand exemple.
Je vous serre les mains. »
Toujours combatif « notre » Victor deux ans avant sa mort ! J’ai visité avec vous son appartement de la place des Vosges dans mon précédent billet. Je vous offre cette fois sa statue dans la cour de la Sorbonne.
Le conseil municipal sensible aux arguments du grand écrivain se porta acquéreur des vestiges de l’amphithéâtre qu’il classa monument historique.
Après quelques pas sous le porche de l’immeuble de la rue Monge, me voilà à fouler le sable de l’arène au pied de la cavea, terme latin désignant l’ensemble des rangées concentriques de gradins où s’asseyaient de dix à quinze mille personnes. Sachant qu’à l’époque, Lutèce comptait entre quinze et vingt mille habitants, c’est dire l’engouement de la cité pour les jeux du cirque.
En cette heure médiane de la journée, quelques probables étudiants de la faculté de Jussieu dont on aperçoit au loin la tour, prennent un bain de soleil tout en grignotant leur casse-croûte.
Les gradins dont il ne subsiste que la partie basse, s’appuient sur la façade arrière des immeubles de la rue Monge.
Lors des fouilles, l’on a retrouvé sur certaines pierres des traces de noms, Tetricus, Solimarus, Marcellus, sans doute des patriciens qui avaient leurs places attitrées, comme les VIP de maintenant dans les tribunes présidentielles des enceintes sportives. Aucune trace par contre de Petilarus (le chef de patrouille romain des aventures d’Astérix), pourtant très populaire au Quartier Latin !
Je tente de repérer la fenêtre à ogive de la maison dans laquelle Michel Houellebecq situe plusieurs scènes de son récent roman Soumission. Depuis sa bibliothèque, son héros, Robert Rediger, belge de nationalité, nommé président de la Sorbonne sous le régime Ben Abbes et bientôt ministre de l’éducation islamique, surplombe les ruines gallo-romaines. On apprend aussi que vécut là Jean Paulhan, écrivain, critique, animateur de la prestigieuse Nouvelle Revue Française (NRF) entre 1925 et 1940, avec sa compagne secrète Dominique Aury, auteure du roman érotique Histoires d’Ô sous le pseudonyme de Pauline Réage.
Je découvrirai, plus tard au cours de ma visite, que ce même Jean Paulhan rédigea le texte gravé sur une plaque à l’entrée d’un des deux vomitoires, ces galeries en plan incliné, alors voûtées, par lesquelles le public accédait aux gradins. Celui au sud, entièrement conservé, possède près de 40 mètres de longueur.
On classe architecturalement les arènes de Lutèce dans la catégorie des amphithéâtres mixtes, avec l’arène elle-même, un ovale irrégulier de 52 m sur 46m légèrement aplati du côté de la scène. C’est l’un des plus grands édifices de spectacles de la Gaule, juste après Arles et Nîmes.
Leur emplacement permettait aux spectateurs de jouir d’une vue dominante sur la Bièvre et la Seine, avec dans le lointain, les collines de Ménilmontant et Belleville.
En l’absence de toute machinerie de projecteurs, les architectes avaient prévu une orientation au soleil levant favorisant un éclairage parfait lors des représentations théâtrales qui se déroulaient au milieu de l’après-midi. La pollution n’existait pas alors.
De même, pour résoudre les problèmes d’acoustique, ils avaient, astucieusement, construit des niches surélevées dans lesquelles les acteurs reculaient quand ils récitaient leurs répliques. Le son était ainsi projeté en avant vers le public.
De ces niches ne subsistent aujourd’hui que la base constituant une sorte de loge où farnientent quelques badauds.
On y jouait sans doute Sénèque, Terence et Plaute, mais aussi des ballets et des spectacles de mimes.
Il est probable que plus de pièces furent jouées dans le véritable théâtre gallo-romain identifié, à l’angle de la rue Racine et du boulevard Saint-Michel, lors de fouilles à l’occasion d’une rénovation du lycée Saint Louis.
Sorte de réhabilitation contemporaine, Ariane Mnouchkine créa Gengis Khan, en 1961, aux arènes de Lutèce. De même, en 2002, Titus et Bérénice y déclamèrent les vers de Racine sur une mise en scène, façon péplum, de Marie-Marguerite Lozac’h.
Paulin, confident de l’empereur Titus, y rappelle la loi romaine qui lui interdit d’épouser une reine étrangère :
« Rome, par une loi qui ne se peut changer,
N’admet avec son sang aucun sang étranger,
Et ne reconnaît point les fruits illégitimes
Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes. »
Carla Sarkozy la connaît-elle ? (!)
Une statue de l’empereur régnant dominait l’arène. Par commodité (et souci d’économie ?), lorsqu’il mourrait et qu’un nouveau lui succédait, les Romains remplaçaient seulement la tête sur la sculpture.
Sur une vignette de la bande dessinée Astérix gladiateur, la célèbre expression de Juvénal apparaît gravée sur le fronton de la tribune impériale du Cirque Maxime, un trait d’humour en décalage évidemment avec la réalité historique.
Nos deux irréductibles Gaulois Astérix et Obélix réinventent les jeux du cirque dans cette enceinte mythique en y jouant les clowns irrésistibles.
Aux arènes de Lutèce, les jeux étaient moins comiques bien qu’ils réjouissaient le peuple. Les fauves ouvraient le spectacle (en vedette américaine en somme, rien à voir cependant avec le lion de la Metro Goldwyn Mayer !)) en s’affrontant sur la piste entre eux ou en se confrontant aux hommes (venationes).
Ils étaient parqués dans deux niches grillagées où sont entreposées aujourd’hui des chaises de jardin.
Il semblerait qu’à Lutèce, on organisa surtout des chasses aux bêtes sauvages telles que sangliers et cerfs. Lions, tigres et guépards ont déserté les arènes pour une vie finalement plus monotone à la ménagerie du Jardin des Plantes tout proche. Certains sont gravés dans la pierre d’immeubles de style du quartier.
Le clou tant attendu du spectacle était les combats de gladiateurs ou munera, surtout quand ils décidaient de s’entretuer : Ave, Caesar, morituri te salutant, « Salut, César, ceux qui vont mourir te saluent », ce sont les paroles qu’ils prononçaient avant la lutte, en s’inclinant devant la loge impériale.
Hommes libres ou esclaves, les gladiateurs les plus illustres gagnaient la gloire, d’autres, la liberté, les perdants trouvaient la mort.
Trait d’union à une vingtaine de siècles de distance, voici les circenses de maintenant tels que les présente un clip du mythique club de football de Barcelone.
En fait, ce n’était pas tellement différent sous le soleil gallo-romain. L’essentiel des troupes de gladiateurs était constitué de véritables professionnels choisis en fonction de leurs qualités de force et d’agilité par des impresarii, les lanistes, qui vendaient leurs services à un organisateur de spectacle ou editor.
Dans la société du spectacle antique, circulaient des sommes colossales, et les contrats des gladiateurs superstars pouvaient atteindre jusqu’à 15 000 sesterces.
Il existait des écoles de gladiature, notamment à Autun, de véritables centres de formation de gladiateurs.
L’arène de Lutèce ne permettait pas l’organisation des populaires courses de chars.
Des joutes nautiques ou naumachies se disputaient aussi parfois sur la piste transformée en bassin artificiel.
Le blason de la ville de Paris qui trône au frontispice de l’école primaire devant une sortie des arènes raconte une histoire d’eau beaucoup moins sulfureuse que le roman écrit par Pauline Réage à quelques mètres de là.
Dès 250 avant notre ère, le peuple celte des Parisii vivait du commerce fluvial et de la navigation sur la Seine qu’il faisait payer. Du temps de Lutèce, les mariniers étaient regroupés en la très puissante corporation des Nautes (ou marchands de l’eau) qui fut à la base des échanges commerciaux entre la cité et le reste du monde antique. Il lui est rendu hommage sur le blason par un navire ainsi que la devise Fluctuat nec mergitur (« Il flotte mais ne sombre pas »), rendue officielle seulement en 1853 par un arrêté du baron Haussmann et popularisée par Georges Brassens dans son hymne à l’amitié Les Copains d’abord.
Bien qu’il porte le nom d’arènes, aucune corrida ne s’est déroulée en ce lieu. D’ailleurs, La corrida moderne n’a aucune origine romaine et doit ses fondements aux jeux taurins organisés pour divertir la noblesse espagnole au Moyen Âge.
Malgré tout, des courses de taureaux furent organisées à Paris. Ainsi, à l’occasion de l’exposition universelle de 1889, des corridas « sans effusion de sang ni mauvais traitements envers les animaux engagés » furent autorisées dans une Plaza de Toros provisoire, en bois, à côté du Champ de Mars. Des atteintes à l’éthique survinrent dès la seconde manifestation avec des taureaux banderillés et piqués.
Le 10 août 1889, fut inaugurée la Gran Plaza de Toros du Bois de Boulogne, construite en dur dans la rue Pergolèse. On relève dans l’hebdomadaire de l’époque Le Magasin Pittoresque : « À Paris, on le sait, la pointe de l’épée est émoussée, de même que les cornes du taureau sont enfermées dans un épais étui de cuir qui en amortit les coups. Il n’y a donc personne de tué. Pour faire sortir le taureau, on fait entrer alors un troupeau de bœufs, qui fait le tour de l’arène, escorté par deux manageurs à cheval, porteurs de longs aiguillons. Le taureau enchanté de quitter la partie, se mêle à ses congénères et détale au plus vite, avec son attirail fiché dans le dos. »
Les temporadas parisiennes s’achevèrent en 1892. Quelques courses furent encore organisées en septembre 1942 dans le Vel’ d’Hiv’ qui venait de vivre la grande rafle tragique.
Récemment, un cours d’initiation à l’art tauromachique fut dispensé dans les arènes de Lutèce sous les protestations d’un collectif anti-corrida.
J’imagine ce cher Cavanna, fils de romagnol aux moustaches gauloises, qui aurait délaissé son antre de la rue des Trois Portes, en bas de la rue Monge, pour prendre la place du taureau : « Qu’est-ce que j’ai fait pour être ici ? C’est pourtant bien moi qu’ils acclament. Je suis tout seul sur cette place ronde, immense, éblouissante de soleil. Oui, c’est bien à moi que s’adresse leur enthousiasme ! Il est vrai que je suis très beau, ce qui se fait de mieux pour un taureau. J’arrive de mes verts pâturages, soigné, brossé, peigné, un bouquet de fleurs à l’oreille. Les hommes savent voir ce qui est beau. Oh, que je les aime !
Je cligne les yeux au grand soleil. Je vais, je viens, ne sais quoi faire. Ils se sont tus. Qu’attendent-ils de moi ? Tiens, voilà un cheval ! avec un homme dessus. Tout caparaçonné, le cheval, de la dorure partout. L’homme tient à la verticale un long bout de bois avec un truc pointu, en fer, au bout.
Il y a maintenant des chevaux et des hommes un peu partout. Je n’aime pas cela. Je trottine de-ci de-là. Tout à coup, aïe ! Une douleur me mord à l’épaule. C’est un de ces types sur son cheval, du bout de ce bois garni de fer. J’espère qu’il ne l’a pas fait exprès. Tiens, la foule crie « o-lé ! ». Ils ont l’air contents … Contents qu’on m’ait fait du mal ? Je n’ose comprendre. Mais voilà qu’une douleur soudaine, atroce, paralyse mon épaule gauche. D’un bond, je me retourne. C’est un type, déguisé comme les autres, qui m’a planté une espèce de saloperie de grappin en forme d’hameçon entre deux vertèbres, et cet engin de torture est équipé de telle façon qu’à chacun de mes mouvements, il se balance et déchiquette la chair et les nerfs à grands flots de sang. La douleur est épouvantable. Maman, vois ce qu’on fait à ton petit enfant ! Qu’ai-je fait pour mériter cela ?
Le public est déchaîné. On m’attaque de partout. Mon martyre les met en joie. C’est donc cela, la corrida ? Des hommes fous de méchanceté jouissant plus fort que par le sexe même ? Les salauds ! C’est donc pour cela qu’ils m’ont élevé et fait si beau ? Pour déguster ma mort ?
L’arène est jonchée de ce que, dans leur enthousiasme ou leur fureur, lancent les spectateurs, et aussi de monceaux de tripaille de chevaux qui n’ont pas eu de chance. Déjà le tueur couvert d’oripaille tend les fesses et darde l’épée, suivant la sacro-sainte tradition. Il me fait face. Je ne suis plus qu’une pauvre carcasse tremblante, vidée, à bout. Je tombe sur les genoux. Puisqu’il faut en finir, finissons-en. Je tends le cou.
O-lé ! »
Dans mon délire, je vois apparaître Denis Podalydès de la Comédie Française. Vient-il répéter son rôle de Matamore dans L’illusion comique de Corneille ? Dans son joli livre La Peur Matamore, il raconte sa passion pour la tauromachie, explorant son métier d’acteur à travers son amour des toreros et notamment José Tomàs : « J’ai toréé les livres. J’ai toréé les rôles. J’ai toréé les instants, les minutes, les moments creux, le vide, l’ennui, le silence, les mains, les dos, les gens malgré eux, les chaises, des téléviseurs, un fauteuil (chez moi), les autobus, les voitures (en leur laissant une large sortie). Répétant une scène, attendant, par exemple, qu’on réglât une lumière, dans ces moments d’inaction, nombreux et inemployés, suspendus et parfois durables, que toute répétition, ou tournage, suscite et multiplie, il n’était pas rare que je tombasse ma veste, la faisant glisser doucement et discrètement de mon épaule, que je la fisse presque couler à terre, la retenant par le col, et étirant mon bras derrière moi, la ramenasse lentement, très lentement, cherchant autant la précision du geste que la discrétion dans mon cérémonial, jusqu’à présenter mon vêtement sous le nez d’un partenaire, qui la plupart du temps, à cause de – grâce à – ma lenteur et ma discrétion, ne s’en rendait même pas compte. J’attendais. Je ne voulais rien d’autre. Il arrivait que la personne surprît mon manège. S’en amusât. Esquissât une petite charge. Entamât une conversation sur la tauromachie. Ou négligeât mon geste. Levât les sourcils (de plus en plus souvent à mesure que se répétait ma manœuvre). Dans Ruy Blas, bénéficiant d’une superbe et presque authentique cape, je ne me connaissais plus, j’occupais le centre du plateau, je ne pouvais plus viser la discrétion, bien au contraire, j’enchaînais alors les passes de cape les plus spectaculaires, avec une affection particulière pour la rebolera … »
Pour autant, même l’usage délicieux de l’imparfait du subjonctif ne calme pas le regretté Cavanna qui surenchérit :
« Soixante-deux pour cent des Français sont pour le rétablissement de la peine de mort. Dans le même temps, d’autres Français – peut-être, après tout, les mêmes ? – font déclarer le noble sport des tueurs de vaches dans un couloir comme partie intégrante des traditions sacrées de la culture française. Quel rapport ? rien d’autre que le sang. Le sang versé. Le Français est assez féroce, dirons-nous. Et moral, oui, aussi. La peine de mort est une punition. Elle suppose le crime préalable. Tous les honnêtes gens devraient applaudir à son retour, l’appeler de leurs vœux sans péché.
Le taureau, lui, n’a rien fait de mal. Se réjouir de sa mort est se réjouir de la mort, un point c’est tout. De la mort toute pure, de la mort en tant que mort. On me rétorque : « Le spectacle ». Menteurs ! Les connards déguisés en connards qui, en voltes gracieuses, font saigner le taureau, ce n’est pas pour leurs beaux habits moule-burnes et gonfle-zizi qu’on les applaudit, celui qui vous dira ça, traitez-le de sale menteur.
Une chose m’intrigue, dans l’affaire qui nous occupe. La voici. Quel est l’enfant d’enfifré mondain qui a obtenu que soit proclamée l’arrogante contre-vérité qui consiste à affirmer à la face du monde civilisé que la corrida a, depuis la plus haute Antiquité, brillé de tous ses feux frelatés au fronton de la culture française ? Tout le monde sait que la corrida, produit de la brûlante Espagne, a été introduite dans le Sud-Ouest français par une bande de lèche-culs de l’entourage de l’empereur-escroc Napoléon III afin de complaire à son épouse espagnole, Eugénie de Montijo. Prosper Mérimée, Théophile Gautier, entre autres, se distinguèrent dans cette lutte pour donner à la littérature française un renouveau d’intérêt.
La bagarre contre l’extension de la corrida à la totalité du territoire fut – et est encore, j’espère – un des combats menés par ceux qu’on n’appelait pas, alors, « écolos », et qui, souvent, n’hésitaient pas à frapper très fort au nom du seul respect de la vie. À quoi les papes successifs, mobilisés par les tueurs déguisés, répondaient au nom de Dieu que les animaux ayant été créés pour la commodité des hommes, ceux-ci pouvaient les tuer, les torturer, selon leurs besoins et fantaisies. Même, un de ces guignols mitrés alla jusqu’à proclamer qu’aimer les animaux était une grave déviation d’affection, un péché éminemment mortel.
Mais il y a le costume. Mais ce costume, le matador ne le vêt que pour tuer. Si donc l’on veut s’offrir le plaisir du déguisement, il faut avoir un animal à tuer, à torturer, à fatiguer au son d’une Carmen éclatante. On n’a pas toujours un taureau sous la main. On peut se contenter d’arracher les ailes des mouches, pourvu qu’il y ait le costume et Carmen. Les spectateurs, eux, arboreront l’uniforme culturel français, soit le béret basque, la baguette de pain sous l’aisselle et la Gitane maïs aux lèvres. »
Je ne me mêle pas de ces joutes oratoires. Je sais au moins une aficionada parmi mes lectrices du Sud-Ouest !
Aux gladiateurs casqués et muscles saillants, ont succédé de pacifiques retraités pétanqueurs bedonnants ainsi que de jeunes enfants ballon au pied rêvant de Messi ou Ronaldo, qui sait si l’un d’entre eux ne sera pas l’un des héros des circenses de demain.
Dans les années 1960-1970, les Bretons de Paris organisaient là le pardon de la Saint Yves. Pour l’avoir évoqué lors d’un débat autour de son jubilant documentaire Avec Dédé (http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/05/tous-avec-dede/ ), c’est là que l’échine du gamin Christian Rouaud, le réalisateur du remarquable Tous au Larzac, frissonna au son de la bombarde et du biniou.
Une qui semble bien loin de ces considérations intergénérationnelles, c’est, derrière l’ancien proscenium, la liseuse de pierre assise au pied du socle d’un monument érigé à la mémoire de Gabriel de Mortillet, un éminent archéologue et anthropologue du dix-neuvième siècle, dont le buste en bronze fut fondu par les nazis sous l’Occupation.
Attenant aux arènes, en contrebas, se cache le square Capitan du nom du médecin anthropologue qui dirigea la restauration du site gallo-romain. D’inspiration italienne, il est construit sur les anciens réservoirs Saint-Victor qui recueillaient les eaux du canal de l’Ourcq.
Sous le grand escalier, se prélasse une nymphe décapitée.
Dans ce petit jardin, se niche une Maison aux Oiseaux sensibilisant à la diversité de l’avifaune en milieu urbain.
Outre quelques dessins d’enfants, des nichoirs sur les troncs reçoivent la visite de piafs parisiens comme la mésange bleue, l’étourneau sansonnet et le faucon crécerelle.
Le coin est beaucoup plus paisible qu’il y a près de deux millénaires, lorsque l’empereur nourrissait le peuple de pain et de jeux. Un historien du siècle dernier a donné à ses pratiques le nom d’évergétisme. Je vous le donne en mille, il s’appelle Louis Boulanger ! Bon, je dois vous laisser, je suis attendu devant la station de métro jouxtant les Arènes, très couleur locale par son architecture.