Lionel Bourg s’échappe avec Charly Gaul
Après la récente actualité tragique qui m’a profondément affecté, ça fait du bien de s’échapper dans la lecture et par une pure coïncidence, le livre dont je souhaite vous entretenir s’intitule L’échappée, publié, qui plus est, aux éditions de l’Escampette.
Son auteur Lionel Bourg, un ancien enseignant à peine plus jeune (!) que moi, qu’il me pardonne je ne le connaissais pas, a construit une œuvre féconde (essais, récits, romans, carnets, poésie, journaux). Il possède un faux air du regretté poète Bernard Dimey. Au-delà de l’aspect physique, j’ai envie de leur trouver une veine littéraire commune.
Ma première surprise est de tomber, en ouvrant le livre, sur deux épigraphes de Marcel Proust et … Jacques Anquetil (probablement, sa « plume »). Associer l’auteur d’Á la recherche du temps perdu et le champion cycliste qui avait fait de la course contre la montre sa spécialité, ne saute pas à l’esprit a priori. Mais cela ne peut que réjouir l’ancien petit enfant admirateur inconditionnel de Maître Jacques que je fus.
Un ange passe, tel est l’incipit (les premiers mots) du livre.
On comprend vite que le silence est de plomb et l’atmosphère lourde au foyer des Bourg car le récit qui s’engage sera donc autobiographique. « Papa essaie de capter les informations tournant le bouton du gros poste de radio qui trône à côté d’une boîte à ouvrage sur un meuble de la cuisine. Des voix se mêlent. Grésillent. Puis l’aiguille s’immobilise, le speaker redevient audible. Il est question d’une ville tunisienne, ou du Maroc, d’un port au nord de l’Algérie – « Les dresserais, moi, les Bicots … » »
L’action se situe dans la seconde moitié des années 1950 sur fond de guerre d’Algérie. J’ai connu scène semblable, la remarque du père en moins, avec mes parents attentifs à cette actualité, inquiets sur l’avenir de mon frère aîné étudiant sursitaire dont la classe d’âge était appelée.
L’analogie s’arrête là car autant je baignais dans une enfance heureuse et avide, autant l’univers de l’auteur est plombé par la tristesse et le mal être. Nous sommes à Saint-Chamond, ville ouvrière du département de la Loire dont la principale industrie les Forges et Aciéries de la Marine connait le déclin.
« Les adultes s’épient. Les gosses, eux – une fille, deux fils – qui se hâtent d’expédier le repas, guettent l’instant où une étincelle mettra le feu aux poudres. Tout est prêt. La haine. Le chagrin. Le dégoût d’exister … Cet homme buté, clope humide au coin de la bouche, semaine après semaine à puer l’odeur de cambouis, d’essence et d’huile de vidange qui colle à la peau des réparateurs d’engins de travaux publics. » La mère insulte son mari: « Je vais te crever », tout en menaçant, un couteau à la main, de s’ouvrir le ventre, après quoi elle se dénude devant la fenêtre en hurlant: « J’veux un homme ! »
Chaque jeudi, c’est la visite hebdomadaire, au cimetière, sur la tombe du fils aîné qui s’est noyé dans le lac de Nantua au mois d’août 1952 : « Mon p’tit homme, c’était mon p’tit homme tu sais … » « Maman, qui jusqu’à l’effondrement dont elle allait mourir, ne sut qu’avec outrance et comme gonflée de colère porter un deuil infiniment destructeur ».
Pour assombrir le décor, il neige ou il pleut souvent. L’enfant (l’auteur) dessine de vagues silhouettes, des bêtes, des chimères sur le carreau givré de la chambre. La nuit, dans ses rêves furtifs, « on (y) distingue un frêle équilibriste, debout sur les pédales de son vélo, sortant de nulle part et qui franchit la ligne d’arrivée d’une étape du Tour de France, trempé jusqu’à l’os, hébété. » Un ange passe, le sien s’appelle Charly Gaul !
Il vient du pays où les noms des villages finissent en ange, le Luxembourg. On l’appelle l’Ange de la montagne, le plus rapide escaladeur jamais vu de toute l’histoire du cyclisme.
« Il est beau, dans le style chérubinesque. C’est un corps bref à haute motricité. Un « dynamiteur archangélique », ainsi que l’écrivait Gracq à propos de Lautréamont.
Des yeux clairs, des membres blancs étirés dans l’atelier d’un porcelainier. Un câble de téléphérique passe sous ses jambes dans une parodie d’hypostase divine. Son apport à l’art de grimper consiste en un démarrage vertical issu des vignettes de la catéchèse. Les témoins parlent d’une impression d’élévation instantanée. Infans non causé, il va vers le très-haut avec l’ardeur vibratile des libellules », ainsi le décrit Philippe Bordas dans son livre Forcenés.
Lionel Bourg, juché sur les épaules de son père, voit pour la première fois cet ange passer devant lui dans Saint-Chamond à l’occasion du Circuit des Six Provinces 1954. Le vit-il vraiment d’ailleurs ? Toujours est-il que l’ange s’envola peu après dans le col de la Croix de Chaubouret pour finir triomphant à Saint-Étienne. « Il avait 22 ans. J’en comptais 5. Il n’y a pas d’âge pour la grâce. »
Muré dans ses rêves, pour échapper à sa tristesse, il idéalise ce cycliste mythique voire mythologique. Pour justifier son idolâtrie, l’auteur cite Roland Barthes qui, dans ses Mythologies écrites entre 1954 et 1956, range auprès du Guide bleu Michelin, du vin et du lait chers à Mendès-France, du bifteck frites, Minou Drouet, l’affaire Dominici, le Tour de France comme épopée avec dans le lexique une présentation de :
« GAUL. Nouvel archange de la montagne. Éphèbe insouciant, mince chérubin, garçon imberbe, gracile et insolent, adolescent génial, c’est le Rimbaud du Tour. À de certains moments, Gaul est habité par un dieu ; ses dons surnaturels font alors peser sur ses rivaux une menace mystérieuse. Le présent divin offert à Gaul, c’est la légèreté : par la grâce, l’envol et le plané (l’absence mystérieuse d’efforts), Gaul participe de l’oiseau ou de l’avion (il se pose gracieusement sur les pitons des Alpes, et ses pédales tournent comme des hélices). Mais parfois aussi, le dieu l’abandonne, son regard devient alors « étrangement vide ». Comme tout être mythique qui a le pouvoir de vaincre l’air ou l’eau, Gaul, sur terre, devient balourd, impuissant ; le don divin l’encombre (« Je ne sais pas courir autrement qu’en montagne. Et encore en montée, seulement. En descente, je suis maladroit, ou peut-être trop léger ») ».
Je mets mon grain de sel, ou plus justement, j’invite le vénéré Antoine Blondin à ce concert de louanges :
« Après les Aravis, Charly, rara avis, avait largué ses compagnons de fugue. Nous allions avaler le Télégraphe comme une lettre à la poste. Nous étions dans le Galibier … La neige qu’on nous avait promise, avec des mines gourmandes, apparut brusquement au faîte de ce calvaire, et quelque chose en nous la refusa. Nous ne voulions plus y croire, après avoir suivi les champions à travers la fournaise de Saint-Jean et de Saint-Michel. L’appel glacial, réfléchi aux parois de l’entonnoir où s’enfonçaient les coureurs, la chaussée ruisselante glissée sous leurs pneus, la coulée aiguë des stalactites suspendue au-dessus de leurs têtes, semblaient le raffinement superflu d’un génie fertile en détours diaboliques. Ah l’abominable neige des hommes ! … Charly Gaul, avec l’ingénuité des enfants prodiges, se chargea d’anéantir ces monuments prodiges. L’œil vacant, la casquette sur la nuque comme d’un gavroche distingué, la pédale de vent d’une ballerine au bout du pied, il fonça vers l’arrivée, un roseau souple entre les dents. Et la neige tombait encore au-dessus de lui, effaçant l’empreinte dédiée à son rival, rayant Louison Bobet de la topographie légendaire de cette étape … » (chronique de L’Équipe du 15 juillet 1955 Ce pédaleur de Charles).
Cet ange déployait surtout ses ailes sous les flocons et les averses. Cela inspira le titre d’un superbe ouvrage de Christian Laborde, le frère de race mentale de Claude Nougaro : L’ange qui aimait la pluie. C’était le temps où les chroniqueurs sportifs « emmenaient du braquet » ! Ce sont eux, journalistes de la presse écrite et radioreporters qui racontent alors la légende des cycles, qui éveillent notre curiosité, excitent notre imagination. Nous voyageons grâce à eux. En 1955, 230 000 foyers français, seulement, possèdent un poste de télévision. Le 8 juillet 1958, l’unique chaîne de télévision retransmet en direct pour la première fois le passage des coureurs du Tour de France au sommet du col d’Aubisque. Malheureusement, l’épais brouillard gâche la fête. Qu’importe, l’expérience est renouvelée le lendemain dans le col de Peyresourde, puis, quelques jours plus tard, pour l’étape contre la montre sur les pentes du mont Ventoux.
Pour le petit Lionel de Saint-Chamond où la plupart des hommes bossent à la mine ou aux aciéries, Gaul, fils d’un ouvrier aciériste de Dudelange, est l’indien, le poète, le héros qui se et le soustrait au quotidien sordide : « Un soir, à l’étape, il me semble que tu parlas du ciel et des hérons, des grues occupées à cisailler les bancs de brume. J’écoutais. Engrangeais tes paroles ou celles que j’entendais en secret dans ma tête. L’enfance n’a de recours qu’en elle-même. »
Si je ne me reconnais pas dans son quotidien, le mien était insouciant et joyeux, je me retrouve dans son idolâtrie, son échappée, la mienne était dévouée à mon « pays » Jacques Anquetil, j’en ai largement parlé dans plusieurs de mes billets. Les deux champions étaient contemporains, ma figure tutélaire blasphéma souvent l’ange.
Facilement reconnaissable avec son maillot tricolore de champion grand-ducal, je le vis plusieurs fois traverser mon village, à l’arrière du peloton, lors « des étapes fastidieuses entre les blés de Charles Péguy et les taillis de George Sand » (on dirait Ma France chantée par Jean Ferrat). Quelques jours plus tard, la TSF me renvoyait l’écho de ses exploits sur les cimes.
Á cet instant, je sens quelques lecteurs commencer à me maudire : « Ça y est, le voilà parti dans ses délires vélocipédiques ! » Qu’ils sachent que L’échappée n’est pas qu’une ode au Luxembourgeois gentilhomme comme le surnomma le journaliste Pierre Chany.
Nous sommes dans la France des années cinquante, celle de Jacques Tati, du formica et du plastique, de Jean Marais « maniant l’épée mieux que les gascons d’un régiment de mousquetaires » », de la DS Citroën, de la guerre d’Algérie.
Sur les écrans sort Gueule d’ange : « Paris 1955. Fraîchement démobilisé, un séduisant gigolo surnommé Gueule d’Ange (Maurice Ronet) vit des femmes plus âgées et fortunées. Il rencontre la pulpeuse Loïna (Viviane Romance) antiquaire décoratrice aux activités louches ».« Un film audacieux pour public averti », « un grand film français de mœurs », les spectateurs sont admis dès 18 ans (sic), zut, ce n’est ni pour Lionel Bourg, ni pour moi ! Sur les rings, un ange blanc catcheur joue les justiciers contre le Bourreau de Béthune ou l’Homme masqué!
Il y a l’ange de la montagne Charly Gaul mais aussi Charles de Gaulle élu président du Conseil le 1er juin 1958 puis président de la République le 21 décembre de la même année !
Le jeune Claude Moine alias Eddy Mitchell à la tête des Chaussettes noires, swingue ses couplets sur le Tepaz :
« La voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight »
Et pendant c’temps-là j’travaillais
Garçon de course au Crédit Lyonnais
Et la voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight »
Et René Coty préparait son départ
Abandonnant à tout jamais le pouvoir
Le vieux James Dean était déjà mort
Mais Elvis Presley avait son disque d’or
Et la voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight »
C’était le rock
C’était le rock
Rock
C’était le rock
C’était le rock
Et pour moi tout changeait
Car la voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight »
La voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight »
Et les Blousons Noirs brûlaient leurs dernières nuits
Avant de partir pour Alger Algérie
Et la voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight »
Et Charles de Gaulle prenait le pouvoir
Promettant les mille et une nuits aux Pieds-Noirs
Et la Bastille en a tellement vu
Que l’on ne l’y reprendra jamais jamais plus
Et la voix d’Elvis chantait « Good Rockin’ tonight » … »
« Je ne le reverrai que par hasard Charly, ne sachant pas en mon adolescence qui vissait sa casquette à l’envers, et qui par effraction, armé d’une page, une galette de vinyle, s’introduisait à l’intérieur de mes divagations, Gaul, Geronimo, Rimbaud, Chuck Berry, François Villon ou Rosa Luxembourg, Eddie Cochran, Piaf, Blaise Cendrars … vous gravissiez les cols inscrits au répertoire… » Une échappée royale !
Avec sa mère, Lionel fausse compagnie à la morosité lors de balades dans la campagne. Imitant Germaine Montero, elle fredonne les vers de Pierre Mac Orlan dans sa Chanson de Margaret :
« Mon Dieu ram’nez-moi dans ma belle enfance
Quartier Saint-François, au Bassin du Roi.
Mon Dieu rendez-moi un peu d’innocence
Et l’odeur des quais quand il faisait froid.
Faites-moi revoir les neiges exquises
La pluie sur Sanvic, qui luit sur les toits,
La ronde des gosses, autour de l’église
Mon premier baiser sur les chevaux »
Havre d’apaisement dans un bel hommage au port du Havre. Le gamin n’est pas en reste, il chevrote Léo Ferré :
« J’ suis ni l’œillet ni la verveine
Je ne suis que la mauvais’ graine
Ils m’ont semée comme un caillou
Sur un chemin à rien du tout
Mêm’ les corbeaux me font la gueule
Leur pauv’ gueul’ qui s’en va tout’ seule
Et qu’il fait froid et qu’il fait gris
J’ suis ni l’œillet ni la verveine
J’ suis que la mauvaise graine …
… Aux sans œillet aux sans verveine
Je dédie la mauvaise graine
Qu’ils sèmeront comme un caillou
Sur des chemins à rien du tout
Et des fleurs noires tout en gerbe
Fleuriront sur de nouveaux verbes
Des fleurs d’amour des fleurs de rien
Des fleurs aussi comme un destin
Quand sur l’œillet ou la verveine
Poussera la mauvaise graine... »
L’Ange doit sa légende à quelques envolées qu’on peut presque compter sur les doigts d’une main.
Ainsi, le 8 juin 1956, lors d’une étape apocalyptique du Tour d’Italie disputée dans les Dolomites : relégué dans les profondeurs du classement général, Charly n’a plus aucune ambition pour la victoire finale et envisage juste de sauver l’honneur en gagnant au sommet du Monte Bondone.
Ça tombe à pic, les éléments lui sont favorables.
« Quel temps de chien ! – il pleut, il neige ;
Les cochers, transis sur leur siège,
Ont le nez bleu.
Par ce vilain soir de décembre,
Qu’il ferait bon garder la chambre,
Devant son feu !… »
Le petit Lionel récite à l’école ces vers de Théophile Gautier.
L’Ange, lui, commence son numéro, passe en tête au Paso di Rolle. « Les dieux se concertèrent, c’était trop facile. » Freins rompus ou pas, Vittorio De Sica avait tourné, il y a huit ans déjà, Le voleur de bicyclette, l’Ange, contraint de ralentir avec les pieds dans la descente, voit fondre sur lui des « épouvantails revenus du diable-vauvert ». Il neige à gros flocons maintenant. Son directeur sportif, l’ancien campionissimo Learco Guerra l’arrête dans une trattoria et le trempe dans deux baquets d’eau chaude pour éviter que le froid ne le paralyse. Alors, l’Ange « pédale, plumes ruisselantes, la casquette givrée sur des cheveux blanchis par le gel … « Tout ange est terrible », avait écrit Rainer Maria Rilke ».
Dans le blizzard, par moins dix degrés, l’Ange s’envole définitivement, creusant des écarts ahurissants, 60 coureurs vont abandonner. Pointé, le matin, à la vingt-quatrième place du classement général, à plus de seize minutes, il gagne cette étape dantesque. Carabinieri et infirmiers doivent le « désencastrer » de son vélo tant son corps est engourdi. Il faut découper avec des ciseaux son maillot gelé sur son corps pour qu’il puisse enfiler le maillot rose. Le Giro est dans la poche !
Gaul en supportant l’insupportable aide le petit Lionel à accepter sa condition. « Je ne jure, ne respire que par lui. » Écrivain adulte, il replace cette chevauchée dolomitique dans le contexte du néo-réalisme Italien, La Strada de Federico (non pas Bahamontès, l’Aigle de Tolède, autre grimpeur de légende !) Fellini, les saltimbanques Zampano, Il Matto le Fou, Giuletta Massina. Magnifique !
Charly courait pour la beauté de la geste, se désintéressant de se construire un palmarès. Ainsi, l’année suivante, dans l’étape qui franchit encore le Monte Bondone, alors qu’il porte le maillot rose, il lui prend de satisfaire un besoin naturel en contemplant la plaine lombarde. Notre compatriote Louison Bobet en profite pour déclencher les hostilités et couper les ailes de l’ange. Malgré une poursuite effrénée dans la haute vallée de l’Adige, Gaul perd là le Giro qu’il était sur le point de gagner pour la seconde fois consécutive. Cette anecdote lui vaut ponctuellement le surnom de Chéri Pipi !
« Le peintre Flamand Hans Memling a laissé un tableau de Gaul daté de 1480 : Ange brandissant une épée. Quand la course lui échappe, Charly, ancien garçon boucher aux abattoirs de Bettembourg, hurle à ses adversaires qu’il va leur faire la peau. » Louison l’apprend à ses dépens. N’ayant pas digéré son manque de sportivité, l’ange met tout en œuvre pour que le breton ne soit pas le premier français à gagner le Giro, tant mieux cet honneur reviendra à mon champion Jacques Anquetil. Mais il faut qu’il patiente un peu :
Gaul, « Cet Hamlet, prince de contrées on ne peut plus boréales, ce Louis II escorté de cygnes diaphanes et de quelques flibustiers, quelques seconds couteaux promus au rang d’aristocrates, cet amateur de brouillard, d’intempéries et de frimas, dont la bicyclette glissait comme traîneau tiré par son attelage de rennes, ce duc d’Oslo, ce seigneur de Hombourg, s’éprit de Venise, du lac de Côme et de la terre de Sienne. Être un Médicis ! Un Léonard, un Casanova peut-être … L’être ou le devenir. La casaque rose vous seyant, elle sera votre derechef en 1959 … » à mon grand désespoir et celui d’Anquetil qu’il terrasse dans le col du Petit-Saint-Bernard, lui soufflant la victoire promise dans le Giro.
L’auteur a 9 ans en 1958. Le 13 juillet, les coureurs du Tour de France doivent effectuer en solitaire, contre la montre, l’escalade du Mont Ventoux. Je me souviens encore de ce jour-là, était-ce une de ces étapes parcimonieusement retransmises à la télé noir et blanc ? Défilent dans ma tête des images du célèbre virage de Saint-Estève, relevé à l’époque, ainsi que la silhouette de l’ange se découpant sur le paysage lunaire de caillasses. La chaleur était torride ce qui devait a priori avantager mon idole normande, le chronomaître.
Je rouvre mon Bordas (pas le manuel scolaire !) : « Le record établi par Charly Gaul en 1958 sur l’ascension chronométrée du Ventoux, le col le plus dur du monde, a pu être battu quarante ans plus tard par l’usage de vélos de cinq kilos plus légers, grâce à un sol plus lisse et des solutions oxygénantes, des composés hormonaux et des antidouleurs en quantité suffisante pour subir l’ablation d’une jambe en finissant les mots croisés. »
Ce jour-là, l’ange exterminateur, qui avait encore en mémoire ses problèmes de vessie, rejoignit Bobet et le passa, « n’agréant d’alter ego que les migrateurs d’altitude ».
Christian Laborde, dans une jubilation lyrique, relate cette heure merveilleuse (il faut y ajouter 2 minutes et 9 secondes). Imaginez la scène !
À deux kilomètres du sommet, la fringale guetta l’ange.
« Les grimpeurs aiment les bananes, c’est pour cela qu’on les appelle ouistitis …
– Je voudrais une banane … Une main tifosienne, la main dont il rêvait se tendit. Elle tenait non une banane bourrée d’amidon, mais un bidon d’eau sucrée et citronnée …
– Bois Charly, c’est de l’eau, du sucre et du citron ! C’est ce que je prenais moi quand je montais le Ventoux… »
L’admirateur charitable, le tifoso plutôt (car il est italien), s’appelle Francesco, Francesco Pétrarque, le poète humaniste en personne, celui-là même qui effectua à pied l’ascension du Ventoux en avril 1336.
– Cela dit, il n’y avait pas cent mille personnes pour m’encourager. J’étais seul, avec Dieu … Par contre, ce n’était pas pelé comme maintenant, les arbres étaient splendides, et j’avais croisé des renards, des blaireaux, des écureuils, et un cerf … »
Le soir, Pétrarque retrouve Charly Gaul dans sa chambre d’hôtel.
« -Vous savez que j’ai écrit un livre pour dire que j’aimais Rome …
– Oui, le fameux De Viris ! De Viris illustribus urbis Romae ! Je l’ai lu …
– Eh bien, là-haut, dans ma tour d’ivoire d’en haut, j’écris un livre pour dire que j’aime le vélo !
– En latin, comme le De Viris ?
– En latin, absolument ! Une cathédrale latine en l’honneur des géants de la piste, des seigneurs du chrono, des rois du sprint, et des princes des sommets !
– Le De Viris illustribus cyclis Terrae ! Et mon plus beau chapitre sera pour vous Charly …
J’ai demandé à Vinci d’assurer la préface. Il a dit oui tout de suite !
Le vélo, il adore, c’est un fondu de la roue libre ! Vous savez que la chaîne, c’est lui …
– Je sais, tout le monde ici-bas le sait ! …
– Moi quand j’étais sur Terre, j’ai aimé une femme belle comme une goutte de pluie ! Elle s’appelait Laure, Laure de Novès (parente du marquis de Sade ndlr). Je l’avais rencontrée le 6 avril 1327 –c’était le lundi de la Passion-, à l’église Sainte-Claire d’Avignon … Si j’aime tant le Ventoux, Charly, c’est qu’au sommet, quand le vent souffle, je crois entendre sa voix … »
Génial !
L’Ange, pense-t-il encore à Francesco et Laure, ne semble pas concerné par les étapes suivantes, courues il est vrai sous la canicule, et perd quasiment toutes ses chances de ramener la toison d’or à Paris. Il faut dire qu’à l’époque, le Tour se dispute par équipes nationales et régionales et, Charly, hormis son fidèle lieutenant Marcel Ernzer, ne peut guère compter sur sa formation hétéroclite constituée d’autrichiens, allemands, parfois de néerlandais.
Au départ de Briançon, trois coureurs peuvent encore espérer gagner le Tour : le maillot jaune Raphaël Géminiani, l’italien Favero, second à moins de quatre minutes, et surtout le vainqueur de l’édition précédente, Jacques Anquetil, troisième à près de huit minutes, qui peut espérer remonter son handicap grâce au contre-la-montre. L’Ange compte un retard quasi insurmontable de plus de 16 minutes.
Mais … la pluie est glaciale. Lady Rain est venue supporter l’Ange qui déploie ses ailes et survole le massif de la Chartreuse et sa trilogie de cols, Porte, Cucheron et Granier.
Lionel Bourg résume sa chevauchée à une phrase :
« Une phrase une seule, inachevable.
Mouvante des sables indistincts qu’elle charrie, du lœss, des alluvions transportées au fil des mots, méandre après méandre, entre ses muscles d’onde soyeuse qui se contractent avant de se détendre le long des berges, enveloppant les branches et les racines des arbres ployés au-dessus des remous. Une phrase parfaite. Indissociable du frisson des feuillages que l’orage chahute et que le vent oblige à se tordre comme en une même flamme liquide, une phrase qui monte, descend, s’apaise ou se rebiffe, répercutant au détour d’une virgule ou d’une parenthèse le chuintement pluvieux dont elle ne saurait se défaire. Une phrase, rien qu’une phrase, ce fut cela, l’étape de la Grande Chartreuse du Tour 1958. Gaul me la susurra mieux que les plus grands stylistes. Je l’écoutais. L’entendais. Jamais mon attention ne s’était si résolument tournée vers le mouvement chaloupé d’un verbe, d’un adjectif, de sorte que, sauvage encore, inculte mais irriguée par les chansons de maman, les alexandrins qu’elle clamait, les cantiques, les paillardes et les refrains révolutionnaires que je reprenais sans comprendre – mais si, je comprenais, j’ai tout compris, bambin, la folie, la tendresse, la mort, la violence, le mépris, l’injustice, la révolte, la haine –, elle naissait débordante, ma passion des noms, des syllabes comme de cette grammaire onctueuse où je plantai l’ergot, léchant à son extrémité la pâte qui venait de lever, pleine de songes. »
Cycling in the rain ! Derrière l’ange, c’est la débandade : au classement général à Aix-les-Bains, Favero nouveau maillot jaune, Geminiani et Gaul sont désormais regroupés en une minute, Anquetil, terrassé par une congestion pulmonaire, pointe à plus de dix-sept minutes. Mon malheur fait le bonheur du petit Lionel.
L’Ange se vêt de jaune à l’occasion de l’étape contre la montre avant d’embrasser à Paris une étoile, la danseuse Ludmilla Tcherina.
On donnait à l’Ange le bon Dieu sans confession, il avait pourtant ses démons qui expliquent peut-être, que ses ailes fussent rognées de plus en plus souvent dans les années soixante. J’ai déjà relaté l’anecdote dans un ancien billet (voir Ici la route du Tour de France 1961 du 4 juillet 2011), il confia à son ami Ernzer en présence d’un journaliste qu’il prenait trop de pilules, et surtout beaucoup plus que les autres.
Pour ramener le maillot jaune à Paris, dut-il imiter Jason qui, pour terrasser le dragon et s’emparer de la toison d’or, absorba le breuvage qu’avait concocté Médée, fille du roi Aietès, magicienne et experte de la préparation de plantes ? Ce remède miracle aurait été élaboré à partir de la rhodiola (la racine d’or), une plante caucasienne née du sang de Prométhée.
L’écrivain évoque pudiquement le fléau du dopage : « Il fut une poésie des coulisses sportives ». Dans les fioles d’élixirs, on trouvait parfois le « vin Mariani », une boisson fortifiante à base de vin de Bordeaux additionné de feuilles de coca, commercialisée par Angelo Mariani, un pharmacien et chimiste corse. Quant à moi, plus sage, j’étais fou de la nouvelle boisson gazeuse de Perrier : « Pour toi, cher ange (Charly ?), Pschitt orange, pour moi garçon, Pschitt citron » !
« Vous avez dû en faire
un beau voyage de noces
En montagne.
Vous avez dû en faire
des châteaux comm´ les goss´s
En Espagne. »
Tout est bon pour que l’enfant échappât aux aciéries, au cambouis, à la mine : « Je me mis à gravir les pentes de livres incongrus … Ils me tiraient par la manche, l’adolescent de Charleville (Arthur Rimbaud ndlr), et l’Ange, et Rutebeuf, et René Guy Cadou », le grand Meaulnes aussi.
Charly Gaul était aussi un rêveur. Sitôt sa carrière achevée, il endossa, non plus des maillots rose ou jaune, mais la tenue de Raboliot pour vivre en ermite au milieu des bois, loin des convenances sociales. J’en avais parlé dans mon billet sur les Tours de France de mon enfance (9 juillet 2008), je le revis, presque à le toucher, lorsque la grande boucle fit étape à trois cents mètres de la maison familiale, en 1997. Même les anges subissent les affres du temps : il était méconnaissable, ventripotent et barbu. Il a rejoint les cimes éternelles en décembre 2005. Un ange était passé !
Je plaide coupable de céder une fois encore à mon péché mignon, à ma passion incontrôlée pour la petite reine. Ainsi, j’ai outrepassé même la belle plume de Lionel Bourg en conviant quelques confrères auteurs de textes d’anthologie dédiés aux exploits de l’Ange. À personnage d’exception, traitement exceptionnel ! « Les ailes du désir », si je n’avais pas rejoint L’échappée de Lionel Bourg, jamais sans doute, je n’aurais évoqué ici le souvenir d’un sportif hors du commun.
Lionel Bourg est aussi éloquent avec sa plume que Charly Gaul pouvait l’être avec son pédalier dès que la route montait ou l’orage grondait. Presque en guise de morale ou de bilan, l’écrivain évoque une promenade récente au bord de la mer du Nord :
« Ni gris ni vert
Comme à Ostende et comme partout
Quand sur la ville tombe la pluie
Et qu’on s’demande i c’est utile
Et puis surtout si ça vaut l’coup
Ça vaut l’coup d’vivre sa vie »
Bien sûr que ça vaut le coup, merci à la lecture, l’écriture, la poésie et à l’Ange de la montagne d’avoir permis à Lionel de s’échapper.
« Je n’ai d’héritage que la canne sur laquelle il s’appuyait, six mois avant sa mort, quand je le conduisis tout en haut du Ventoux, – C’est la Mecque du cyclisme, ici ! s’exclama-t-il … ce jour-là d’avril 1997, je sus que lui aussi, papa, était encore un gosse. »
« Que savais-je donc, gamin ? Ouvrir, fermer des portes ». On ne guérit jamais de son enfance aussi maussade qu’elle fût. La voilà, la conclusion de L’échappée émouvante à la langue brillante dont je vous recommande vivement la lecture, quand bien même le vélo ne serait pas votre tasse de thé (ou votre verre de vin Mariani !). Des écoliers de Normandie séchèrent la classe pour regarder passer l’Ange sous la pluie lors du Tour 1958. Cela ne les empêchait pas de posséder des notions de laïcité ! Certains durent s’échapper …
L’échappée, Lionel Bourg, récit, L’escampette Éditions 2014
Quelques extraits de livres cités dans ce billet sont tirés de :
L’ange qui aimait la pluie, Christian Laborde, Éditions Albin Michel 1994
Forcenés, Philippe Bordas, Gallimard collection Folio
Tours de France chroniques de « L’Équipe » 1954-1982, Antoine Blondin, La Table Ronde 2001
Mythologies, Roland Barthes, Éditions du Seuil, 1956

Vous pouvez laisser une réponse.
Il me faut maintenant trouver (et lire…) le livre de Lionel Bourg, même si je ne suis pas gauliste (avec un seul « l ») ni anquetiliste. Enfant des années 60 et 70, je suis, vous le savez, merckxiste. Et oui, on ne guérit pas de son enfance…
Très belle page .
Je ne crois pas en l’au delà et pourtant je sais que Charly en venait; il est passé dans notre monde qui ne lui ressemblait pas; ses montées dans la pluie , sous le soleil ont mouillé mes yeux d’adolescent ; j’ai soixante treize ans , je reprends le vélo , cet été je veux refaire le Ventoux avec l’ange prés de moi , c’est sûr il sera là …
Je découvre,suivant le conseil d’un ami,votre « blog », ou journal de bord, ainsi bien sûr que cette généreuse attention apportée à mon livre, « L’échappée ». J’ai été vraiment très touché de vous lire. Et puis,par delà cette amicale circonstance, je rencontre en me promenant le long de vos émois, vos goûts, votre histoire, bien des connivences : sans doute est-ce d’avoir, enfant, trempé une plume sergent-major dans l’encre violette. Sachez en tout cas combien je suis heureux de rejoindre ainsi vos lecteurs. Merci encore.
Lionel Bourg
Quelle riche émotion quand un écrivain vient à la rencontre d’un de ses lecteurs!
« L’échappée » est le livre que j’aurais aimé écrire pour raconter mon admiration immodérée pour Jacques Anquetil, un autre immense champion contemporain de « l’Ange ». Peut-être que la profonde tendresse dont mes parents m’entourèrent, m’empêcha de m’échapper…
Avec mes remerciements, bien cordialement.
Jean-Michel
BONSOIR
CHARLY T’IRAS PAS AU PARADIS!!!!AH QUE SI TOI QUI COTOYAS LES CIMES
TOUR 58 ET GIRO 56 c’est anthologique ce GIRO 56 a été placé sous le signe d’un des plus grands exploits cyclistes de tous les temps
il suffit de consulter les documents d’époque pour mesurer la portée de ce très haut fait d’armes
il suffit aussi de voir ce que pense GEMINIANI de GAUL POUR TOUT COMPRENDRE
TOUR D’ITALIE 56