Même si n’opère plus la magie des Noëls de mon enfance, je ne peux pas ne pas évoquer la belle nuit d’hiver. « Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger ». Quitte à vous décevoir et contredire cette affirmation de Guy de Maupassant dans son roman Pierre et Jean, j’appelle justement à la rescousse ce « pays » à moi puisqu’il naquit au château de Miromesnil, près de Dieppe, à une quarantaine de kilomètres de mon bourg natal. On l’oublie souvent, quand il n’écrivait pas ses romans et ses nouvelles, il s’adonnait volontiers à la poésie. Ainsi, je dépose au pied de votre sapin virtuel, son poème Nuit de neige dont les plus anciens d’entre vous récitèrent peut-être un passage au temps de l’école communale.
« La grande plaine est blanche, immobile et sans voix. Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte. Mais on entend parfois, comme une morne plainte, Quelque chien sans abri qui hurle au coin d’un bois. Plus de chansons dans l’air, sous nos pieds plus de chaumes. L’hiver s’est abattu sur toute floraison ; Des arbres dépouillés dressent à l’horizon Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes. La lune est large et pâle et semble se hâter. On dirait qu’elle a froid dans le grand ciel austère. De son morne regard elle parcourt la terre, Et, voyant tout désert, s’empresse à nous quitter. Et froids tombent sur nous les rayons qu’elle darde, Fantastiques lueurs qu’elle s’en va semant ; Et la neige s’éclaire au loin, sinistrement, Aux étranges reflets de la clarté blafarde. Oh ! la terrible nuit pour les petits oiseaux ! Un vent glacé frissonne et court par les allées, Eux, n’ayant plus l’asile ombragé des berceaux, Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées. Dans les grands arbres nus que couvre le verglas Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège. De leur œil inquiet ils regardent la neige, Attendant jusqu’au jour la nuit qui ne vient pas. »
Vous l’avez bien compris, l’écrivain évoque une nuit banale parmi d’autres au cours d’un hiver sur le plateau de Caux. Toute vie est éteinte sous le morne regard de la lune, la nuit est terrible pour les petits oiseaux tandis que les enfants dorment et rêvent peut-être aux cadeaux que le monsieur à la barbe blanche leur a portés. Encore qu’au temps de Maupassant, dans les campagnes, ils ne trouvaient souvent dans leurs sabots qu’une orange enveloppée dans un papier de soie. J’ai connu ces nuits d’hiver dans mon enfance normande. Le logement de fonction dont jouissaient mes parents enseignants était d’un confort rudimentaire. Ainsi, les chambres n’étaient pas chauffées. La bassinoire en cuivre était déjà accrochée comme antiquité aux murs de la salle à manger. Je me glissais sous les draps juste tiédis par une brique chauffée dans le poêle à feu continu du salon puis une bouillotte (le progrès!). La chaleur d’un dernier baiser de ma tendre maman, le temps embellit sans doute les souvenirs. J’aimais étrangement ces nuits, le froid, le silence juste troublé parfois par quelques craquements en provenance du grenier contigu. J’imaginais le lendemain matin la cour de l’école sous son manteau blanc immaculé bientôt souillé par mes gambadements et glissades avides. Vint le temps de mes vingt ans, « le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure » comme le chantait Françoise Hardy. Nous ne croyions plus, avec son époux, le fils du Père Fouettard alias Jean Balthazar, qu’en la Fille du Père Noël. C’était le temps des yéyés. Insouciants, nous rêvions encore. On nous le reproche aujourd’hui, vous savez le calamiteux héritage de 68, source de tous vos maux actuels.
Excusez mon inculture, j’ai découvert ces jours-ci une honteuse usurpation autour des lettres au Père Noël que des millions de bambins s’appliquent à rédiger. Déjà que sa houppelande avait pris les couleurs de Coca-Cola, à moins que ce ne soit l’inverse, un secrétariat du Père Noël, basé à Libourne, fonctionne depuis cinquante-deux ans, sous l’égide de La Poste, afin de répondre à leur courrier. Il semblerait que les lutins du Père Noël qui participent à cette supercherie soient des employés de la Poste, volontaires ou intérimaires. Saviez-vous que la première réponse du Père Noël, en 1962, fut l’œuvre de la célèbre pédopsychiatre Françoise Dolto, mère du chanteur populaire Carlos (de son vrai prénom Yvan-Chrysostome), et surtout en la circonstance, sœur de Jacques Marette, alors ministre des PTT ? En voici le texte intégral : « Mon enfant chéri, ta gentille lettre m’a fait beaucoup de plaisir. Je t’envoie mon portrait. Tu vois que le facteur m’a trouvé, il est très malin. J’ai reçu beaucoup de commandes. Je ne sais pas si je pourrai t’apporter ce que tu m’as demandé. J’essaierai mais je suis très vieux et quelquefois je me trompe. Il faut me pardonner. Sois sage, travaille bien. Je t’embrasse fort. » Que celle qui vulgarisa la psychanalyse enfantine à la radio dans les années 1970, ait pu inaugurer cette supercherie organisée me déçoit un peu ! Auparavant, dans les années cinquante, les miennes donc, une postière de Veules-les-Roses, du nom de Magdeleine Homo (il serait prédestiné aux enfants du mariage pour tous !) avait pris l’initiative personnelle d’ouvrir le courrier et de répondre en cachette aux enfants de son village près de Dieppe. Signe des temps et du progrès technologique, les enfants sont aujourd’hui en contact en quelques nanosecondes avec le Père Noël par un clic, texto ou tweet. Le maire de ma commune, pour cause de réduction drastique des dépenses, a supprimé, cette année, les illuminations de Noël, une loi interdisant d’utiliser les anciennes guirlandes trop gourmandes en électricité. Les technocrates de Bruxelles imposent sans doute l’usage d’ampoules LED ! Sous le morne regard de la lune, les SDF ont rejoint les piafs parmi les victimes des glaciales nuits d’hiver. Mieux lotis, rennes et oursons font de la stabulation libre dans les allées des centres commerciaux. Dans certaines écoles maternelles, les festivités de « l’Arbre de Noël » seraient supprimées pour ne pas froisser les familles musulmanes.
Où est le rêve? Ça sent le sapin, tout ça ! Acceptez donc que, pour fuir la morosité ambiante, je trinquasse aux vers de mon Bel-ami normand Guy de Maupassant. Je cesse de jouer le rabat-joie. Il y a quelques jours, de retour dans mon Pays de Bray natal, quelle ne fut pas ma surprise de constater que le GPS de mon véhicule m’indiqua d’emprunter le chemin de Bethléem. Les propositions sont nombreuses pour expliquer la toponymie du lieu-dit, un bébé autrefois déposé sur le perron d’une maison, une ferme recueillant des orphelins, des gens très pieux … Même si le divin enfant que je fus naquit non loin de là, il est cocasse d’imaginer que quelques fermiers brayons crèchent à Bethléem. Et pour que l’histoire soit plus belle encore, ma bonne étoile me conduisit jusqu’à une étable (certes modernisée) remplie de jolis cœurs tendres, ces succulents fromages de Neufchâtel qu’on appelait angelots au Moyen-Âge.
Allez, Joyeux Noël quand même ! Vous croiserez sûrement les yeux brillants d’un enfant qui vous feront oublier un instant l’hypocrisie et la médiocrité des adultes.
PS. 25 décembre 11 heures : J’avais raison d’ajouter « quand même » à mon souhait. Même si je n’accorde, depuis longtemps, qu’un crédit fort limité en l’homme à la barbe blanche, il y des jours comme ça où il est encore bon de croire en L’Humanité ! Ne voilà-t-il pas qu’à la Une numérique du quotidien fondé par Jean Jaurès, Soungoula le roi des piments joue les flambeurs : http://www.humanite.fr/soungoula-le-roi-des-piments-et-ses-peres-noel-noirs-une-belle-idee-cadeau-561246 Vous me voyez ravi que soit encensé ce jour l’écrivain poète Per Sorensen pour ses aventures du lièvre Soungoula le roi des piments et ses Pères Noël noirs. Je lui avais consacré mon billet du 2 juillet 2014. Sans que j’y sois pour quelque chose, j’en retrouve le lien à la fin de l’article ! Rouges sont mes joues, rouges comme le manteau du Père Noël, comme les idées du journal, comme les épices de Soungoula !
Joe Cocker est mort ce lundi. S’il me faut retenir pour la postérité deux chansons du rocker britannique à la voix éraillée, je choisirai d’abord la reprise soul du succès des Beatles With a little help from my friends qu’il interpréta, en chemise hippie, au mythique festival de Woodstock de 1989, ensuite, You can leave your hat on, la bande originale du film 9 semaines et demi sur laquelle Kim Basinger effectuait un striptease torride. Souvenirs inoubliables qui font que Joe is dead but alive !
Pour ce dernier dimanche de novembre, à l’antenne de France-Inter, Jean-Michel Golynski nous promet une journée ensoleillée après dissipation des brumes matinales. Elles persisteront jusqu’au soir mais, au final, elles s’accorderont bien avec l’air du temps nostalgique que compte jouer ma balade dominicale. De bon matin, je mets le cap vers Puiseaux, petite commune du Loiret limitrophe des départements de Seine-et-Marne et de l’Essonne. Les plus anciens d’entre vous se rappellent peut-être les noms de Hurepoix et de Gâtinais, plaines marquant la limite sud du Bassin Parisien sur les cartes de géographie Vidal Lablache accrochées aux murs de la classe. C’est là ! « Dans les pays sans légende, la légende ce sont les gens ». Les Puiseautins forgent la leur en contant la légende des cycles, chaque année, à cette époque. Ainsi, en ce dimanche, Puiseaux, village rural habituellement paisible, connaît une incroyable effervescence à l’occasion de la vingt-neuvième édition de la bourse aux vélos. Ce sont plus de cinq mille visiteurs qui se donnent rendez-vous au gymnase pour un bric-à-brac géant à la gloire de la petite reine. Livres, journaux, vélos, pièces détachées, équipements vestimentaires, bibelots, on y trouve tout (pour faire du vélo ou enrichir ses collections (en)cyclopédiques) comme autrefois à La Samaritaine. Dans un ancien clip publicitaire plein d’humour, Raymond Poulidor ressortait de ce grand magasin parisien aujourd’hui disparu et traversait le Pont-Neuf, vêtu de la toison d’or du Tour de France qu’il n’avait jamais pu conquérir durant sa longue carrière. Le populaire Poupou fut l’invité d’honneur de la manifestation en 2010. Ce matin, à peine rentré dans la vaste salle déjà bondée, je tombe sur l’objet de toutes ses convoitises, deux maillots jaunes exposés au stand de Gianni Marcarini, ancien coureur d’origine italienne et expatrié en Bretagne, reconverti dans le commerce de vêtements et accessoires pour cycles et notamment la vente de maillots mythiques.
L’ironie veut que les deux tuniques bouton d’or soient floquées sur la poitrine des plaquettes St Raphaël et Molteni, les deux marques sponsorisant, à leur grande époque, Jacques Anquetil et Eddy Merckx, les deux super champions qui empêchèrent justement le coureur limousin de connaître la gloire avec maillot jaune. Ce n’est pas sans émotion que je détaille quelques instants la réplique vintage du maillot jaune porté par Anquetil, l’idole de ma jeunesse, lors de la grande boucle 1962 : col en pointe, poche devant avec deux boutons, poche arrière, la marque discrète, les initiales HD brodées en hommage à Henri Desgrange le fondateur de la plus prestigieuse course cycliste. Qu’il est élégant ce maillot, sans comparaison avec la tenue, couverte d’horribles signes publicitaires, enfilée maintenant à l’issue de chaque étape par le premier du classement général ! Problème d’éthique : tout individu peut aujourd’hui rouler impunément revêtu du fameux paletot, le rêve ultime de champions qui ont beaucoup souffert pour le porter ne serait-ce qu’une journée. J’ai déjà conté l’anecdote, dans ma belle enfance sans merchandising, une gentille enseignante du collège dirigé par ma maman m’avait confectionné le mythique trophée avec évidemment le sigle HD (non pas haute définition !) et la poche poitrine, celle-là même dans laquelle l’écrivain René Fallet glissait ses gauloises et son briquet lors de son hilarant critérium des Boucles de la Besbre, voire pour rédiger quelques pages de ses truculents romans. N’en déplaise à Marcarini, comme la légion d’honneur, le port illégal de la plus prestigieuse distinction honorifique du cyclisme devrait être interdit !!! Me revient en mémoire une délicieuse anecdote dont le Suisse Hugo Koblet, vainqueur du Tour 1951, fut la victime consentante. Une admiratrice voulait obtenir les faveurs du bel Hugo, par ailleurs surnommé le Pédaleur de charme. Elle y mit cependant, une fois dans la chambre, une condition : il devrait l’honorer en gardant sur lui son maillot de coureur. « – Quel maillot de leader préfères-tu, s’enquit Koblet auprès de sa conquête, le maillot rose du Giro d’Italie ou le maillot jaune du Tour ? – Ça m’est égal, répondit la dame, de toute façon, aujourd’hui, tu ne seras pas le premier ! » Je ne garantis pas le même succès à mes lecteurs mâles revêtus d’un ersatz de maillot acheté chez Décathlon ou Inter-Sports ! Sourire, je sens que je vais vous gaver avec mes souvenirs d’ancien combattant du vélo. Il faut avouer que la moyenne d’âge des visiteurs tourne autour de la cinquantaine, seuls quelques enfants accompagnent leurs parents dans l’espoir de trouver, Noël approche, une monture à prix raisonnable. Dans ce grand dépôt-vente, vélos de route, VTT, BMX, en carbone et titane côtoient bécanes et biclous d’avant-guerre. Dans une allée surpeuplée, un jeune homme n’a aucune difficulté, et pour cause, à essayer un vélo de piste en effectuant une remarquable séance de surplace comme au bon vieux temps de ceux qu’on surnommait les aristocrates du sprint à cause de leurs maillots de soie.
Vous aurez peut-être remarqué que je m’interdis d’employer le terme de bicyclette de crainte que René Fallet ne se retournât dans sa tombe. Voici ce qu’il en disait : « La bicyclette, c’est la bécane tordue du facteur, le biclou rouillé du curé, la charrue de la grand-mère, la sœur jumelle de sa machine à coudre … On la reconnaît sans mal, la gueuse, à sa grosse selle camuse à ressorts, à ses garde-boue, à ses porte-bagages, à ses pneus d’arrosage, à sa sonnette, à sa lanterne et, surtout, à son guidon informe de toutes sortes, sauf la noble, dite de course ». Il n’y a pas de hasard, Fallet naquit à Villeneuve-Saint-Georges comme le Tour de France qui y effectua son premier départ en 1903. Il aurait aimé que son vélo fût de marque Génial-Lucifer : « Orgueilleux, j’estimais que ces deux mots s’harmonisaient à merveille à mon teint. Quel écrivain ne s’est rêvé à la fois génial et satanique ? Cette marque disparue, sauf le respect que je dois à Robic, convenait davantage à Baudelaire qu’au farfadet breton qui fut équipé par elle ». Tout aussi orgueilleux, artifice inconscient pour freiner la fuite inexorable du temps, j’ahane, depuis quarante ans, sur mon cycle de marque … Lejeune ! Je suis entré il n’y a pas cinq minutes que, plus perspicace que l’inoubliable inspecteur Bourrel (ça ne nous rajeunit pas non plus !), je tape mon poing dans la main : « Bon Dieu ! Mais c’est … Bien sûr ! » devant un collectionneur feuilletant minutieusement un almanach du Tour de France 1959. Pour l’avoir vu fréquemment en photo, j’acquiers immédiatement l’intime conviction qu’il s’agit de l’auteur d’un de mes blogs favoris (il est en lien sur le mien). On se serait donné rendez-vous qu’on n’aurait pas fait mieux. Quand il n’est pas avec ses écoliers, cet enseignant traîne ses roues et son appareil photo sur les routes de Brie, de Champagne et … d’ailleurs. Ainsi, en 2009, pour marquer son demi-siècle d’existence, il accomplit à vélo le parcours du Tour de France 1959 remporté par l’aigle de Tolède Federico Bahamontès (d’où l’intitulé de son blog et le sens de ses recherches). Plus récemment, pour fêter les cinquante printemps de son épouse (la formule est plus galante !), il effectua avec sa « cyclocouturière » l’ascension de 50 cols. De même, il a participé à plusieurs reprises à l’épreuve d’endurance Paris-Brest-Paris. Il se flattait la semaine dernière d’avoir roulé 15 000 kilomètres durant la saison écoulée, avec notamment au programme le Tour de France des clubs de football de Ligue 1 (n’oubliez pas que Bastia en fait partie !). Respect ! Moi aussi, comme autrefois dans le grenier de la maison familiale, je me plonge avec avidité dans les piles et cartons de revues. Les souvenirs couleur sépia remontent à l’esprit. Rien ne m’est étranger dans la lecture des Miroir-Sprint et But & Club depuis les années cinquante. Je retrouve avec émotion et attendrissement des magazines avec Jacques Anquetil en couverture. Ces Unes me furent tellement familières qu’elles me renvoient instantanément aux exploits de « mon » champion. Étonnamment, je n’en possède quasiment plus tant, gamin, au grand désespoir de mon père, je les découpais pour les coller dans des cahiers d’écolier. Éternels regrets, l’exemplaire unique des œuvres complètes de Jacques Anquetil disparut, un jour, lors d’un déménagement ou par le fait de la malveillance d’un autre fan du coureur normand. Alors, ce matin, je craque en achetant un Miroir-Sprint du 21 juillet 1957. Maître Jacques, bouquet de glaïeuls sur l’épaule, vainqueur de son premier Tour de France, entame son tour d’honneur sur la piste de l’ancien Parc des Princes. Un euro, c’est cadeau !
Une photographie m’interpelle à l’intérieur : Anquetil et son coéquipier André Darrigade rejoignent leur hôtel, après l’étape, entourés de pioupious et d’adolescents. Image émouvante et désuète d’un cyclisme à visage humain, le sport populaire que j’aimais dans mon enfance. Un peu plus loin, à l’étal d’un vieux monsieur fort aimable, en fouillant dans ses archives pêle-mêle, je reconstitue la collection complète des dix numéros de Miroir-Sprint consacrés au Tour 1947. En cette année qui m’est chère, le Tour reprenait vie après neuf ans d’interruption pour cause de seconde guerre mondiale. Certains anciens affirment que ce fut le plus beau Tour de France tant le public était heureux au bord des routes. Jean Robic, de l’équipe régionale de l’Ouest l’emporta avec son vélo Génial-Lucifer. Je suis maintenant persuadé que je vous en parlerai dans un futur billet.
Dans son numéro du 12 juillet 1947, Miroir-Sprint présente en couverture le berrichon Albert Bourlon en danseuse dans un col ariégeois lors de l’étape Carcassonne-Luchon qu’il remporta après un raid solitaire de 259 kilomètres. Il s’est éteint en octobre 2013, à l’âge de 97 ans … comme quoi le vélo conserve. La ville de Bourges reconnaissante a donné son nom au nouveau vélodrome couvert inauguré l’an dernier dans la cité de Jacques Cœur. Outre leur intérêt strictement sportif, ces revues ont acquis, avec le temps, une valeur documentaire indéniable. Les coureurs des premiers Tours d’après-guerre traversaient une France souvent défigurée par le récent conflit mondial. Les littoraux étaient vierges des stations balnéaires qui fleurirent dans les années soixante. Les routes n’avaient rien à voir avec les rubans asphaltés de maintenant. La mode vestimentaire, les automobiles nous renvoient aux photographies de Robert Doisneau. Pour l’instant, ma compagne fait preuve envers ma passion de la même aménité que celle manifestée par la gente féminine à l’égard des forçats de la route sur les deux photographies suivantes. Admirez Fernand Moulet de l’équipe des touristes-routiers dans son ascension du Tourmalet lors du Tour 1927. Comment ne pas penser à Roland (le Preux, pas Antonin valeureux maillot jaune sur le Tour 1955) sonnant du cor, non loin de là, à Roncevaux. Mais cela fut une autre Chanson !
Encore une interrogation au stand voisin : où sont passés mes petits coureurs en plomb de ma prime enfance ? Je les poussais inlassablement à travers les pièces de l’appartement de fonction de mes parents. À l’arrivée, j’établissais le classement en les retournant pour découvrir le nom du champion écrit sous le socle. Ça sent bon les bruyères corréziennes avec un vieux disque vinyle compilant quelques succès musette de l’accordéoniste Jean Ségurel, le regretté organisateur du mythique Bol d’Or des Monédières. J’avais évoqué son souvenir dans Mes histoires de critérium (billet du 1er décembre 2013). Allez, tournez les musettes !
Le vélo peut être mis à toutes les sauces, même à celles dans nos assiettes. Ainsi, une céramique rend hommage à Raymond Poulidor qui assure avec son maillot Gan, et une faïence raconte l’Histoire du Tour et la victoire de Maurice Garin dans la première édition de 1903.
Je retrouve mon collègue blogueur à la recherche d’un poster d’Anquetil paru dans le Miroir du Cyclisme. Je ne peux que lui souhaiter de dénicher la fameuse photographie. Pour mon grand plaisir, il consacre, ces temps-ci, quelques billets à Maître Jacques. De mon côté, j’achève ma chine avec la collection de Miroir-Sprint du Tour de France 1956. Peut-être, m’en servirai-je un jour pour illustrer l’expression « gagner un Tour à la Walkowiak » employée souvent pour désigner une victoire surprise, échappant aux favoris, née de circonstances de course inattendues : une appellation mal contrôlée bien injuste qui laissa infiniment de rancœur et d’amertume au valeureux coureur de Montluçon. Quelle ingratitude ! Antoine Blondin le réhabilita : « Sa victoire régularise une situation de fait. Walko était le plus courageux, le plus constant, le mieux portant ». Jacques Goddet, le directeur de l’épreuve lui dédicaça un de ses livres : « À Roger Walkowiak, vainqueur du Tour que j’ai le plus aimé ». Justice était rendue.
Depuis près de deux heures, j’arpente les allées du gymnase surchauffé, les yeux comme des billes. Mais j’ai pitié pour ma compagne un peu circonspecte devant ces gens retombés en enfance. Allez, je fais passer la pilule (pas de mauvais esprit, aucune allusion au dopage !) … en me rappelant ce que me disait mon père :
« Fiston J’te vois sortir le soir A ton âge il y a des choses Qu’un garçon doit savoir Les filles tu sais, méfie-toi C’est pas c’que tu crois Elles sont toutes Belles belles belles comme le jour Belles belles belles comme l’amour … »
Ça vous parle ? En route donc pour Dannemois, petit village de l’Essonne, distant d’une trentaine de kilomètres. C’est là que, pour oublier les paillettes du music-hall, Claude François avait acquis le moulin communal en bordure d’une rivière au joli nom d’École. Je ne fus pas assez fan pour visiter son ancienne demeure transformée désormais en hôtel et musée. Le lundi au soleil, ce sera peut-être demain ; ce dimanche dans la brume, nous nous rendons au tranquille cimetière pour nous incliner sur la tombe de l’artiste décédé prématurément et tragiquement le 11 mars 1978, à l’âge de trente-neuf ans. Je me souviens, c’était un samedi, et passant par hasard vers 17 heures par le boulevard Exelmans près de la porte d’Auteuil, j’avais été surpris par l’affluence inhabituelle au pied de l’immeuble où il résidait. Au lendemain d’un week-end électoral, le quotidien Libération avait titré, avec son impertinence coutumière : « Claude François : a volté » ! Le petit cimetière de campagne n’est apparemment pas si paisible que cela. Sur la grille, un écriteau nous informe de vols fréquents et invite à ne laisser aucun objet de valeur dans notre véhicule. Plus sordide encore, la tombe de l’artiste fut mystérieusement saccagée une nuit de mars 2013. Ce matin, pas âme de fan qui vive, plaques, fleurs et modestes lettres manuscrites abondent sur le marbre d’où se détachent une statue de bronze grandeur nature de Clo-Clo et un buste de Chouffa, sa maman. Ces deux sculptures ont été offertes par le club belge Magnolias for Claude.
Le silence de la campagne tranche avec la liesse des concerts d’antan. Le monsieur de la dernière fois n’est plus, la petite fille au téléphone a plus de cinquante ans … Nous choisissons de déjeuner, à une lieue de là, dans le village de Milly-la-Forêt. Est-ce vraiment un hasard en ce bain dominical de nostalgie, le restaurant a pour enseigne Au passé retrouvé !
Mes papilles ne le retrouveront pas tout à fait : en effet, au menu ne figure pas l’emblématique volaille locale, le poulet du Gâtinais vanté autrefois par Jacques Dufilho ! Cet immense comédien (il obtint un Molière et deux César du meilleur acteur) fut aussi, dans les années 1950, un homme de cabaret dont on peut encore écouter les sketches parfois sur la radio Rire et chansons. Les plus anciens d’entre nous se souviennent de la désopilante Victorine faisant la visite du château : « … Rasée par le Prince Noir, incendiée par les Huguenots, pillée par les Sans-culotte aux révolutions de 89, 30 et 48, la chapelle est entièrement d’époque ... » ! Dufilho commit aussi dans un disque vinyle Paris-Saint-Germain des Prés (!) une communication sur le poulet du Gâtinais. « Comme dit le poète, poulet qui s’emplume bien, on s’y retrouve à la fin » !
Vous n’êtes pas convaincu ? Pourtant, avec son plumage blanc éclatant, sa crête et ses barbillons rouge vif, ses fortes pattes d’un blanc rosé, la Gâtinaise connut la notoriété, en particulier au dix-neuvième siècle, grâce à sa rusticité, ses qualités de pondeuse et la finesse de sa chair. Comme les autres volailles franciliennes, Mantoise, Faverolles et Houdan, elle tomba dans l’oubli après la seconde guerre mondiale, supplantée par les pondeuses britanniques. Il paraît que quelques jeunes aviculteurs locaux tentent de la réimplanter.
À défaut donc de déguster un poulet du Gâtinais à la crème de safran – cet épice est un autre fleuron de la gastronomie régionale – je me satisfais de très honnêtes rognons de veau sauce madère. Malgré le froid vif qui cingle au visage, en guise de promenade digestive, en sortant de l’École (la rivière) nous avons rencontré un lavoir (sans bateau), des halles du quinzième siècle, un château que la brume rend un peu fantomatique.
On peut ajouter à cet inventaire à la Prévert, la demeure d’un autre poète. Jean Cocteau acquiert en 1947 la maison du bailli, à deux pas de l’église, au fond d’une ruelle pavée. « C’est la maison qui m’attendait. J’en habite le refuge loin des sonnettes du Palais-Royal. Elle me donne l’exemple de l’absurde entêtement magnifique des végétaux » note-t-il en marge de La difficulté d’être. « C’est à Milly que j’ai découvert la chose la plus rare du monde : un cadre ».
Le poète des villes devient poète des champs. C’est là qu’il créera Orphée, écrira les adaptations cinématographiques de L’Aigle à deux têtes et Les enfants terribles. Il y vivra durant dix-sept ans et y décédera le 11 octobre 1963. Sa maison est, aujourd’hui, transformée en musée. En cette année de commémoration du centenaire du début de la première guerre mondiale, y est organisée une exposition 14-18 La Grande Parade. Cocteau avait vingt-cinq ans quand la guerre éclata. Réformé en 1910 pour faiblesse de constitution, il fut néanmoins rattrapé par la vague patriote au moment de la déclaration de guerre. L’enthousiasme des premiers jours aidant, il se démena pour porter l’uniforme et devint ambulancier avec un convoi sanitaire civil. Adopté par un régiment de fusiliers marins, il vécut à Dixmude, vola avec Roland Garros puis fut rapidement démobilisé pour raisons de santé. Dans son surprenant hymne au général Joffre, le « vainqueur de la Marne », on a presque honte d’admirer la beauté littéraire du poème face à la boucherie que l’on sait :
« La voiture approchait des lignes de l’attaque. La mitrailleuse, au loin, près du soleil couchant, Semblait, avec son bruit, la suture qui craque Entre un champ et un autre champ. Les pommiers embaumaient le crépuscule rose, Et, malgré le sommeil d’une tendre saison, Le Cent cinquante-cinq, qui jamais ne repose Bousculait l’horizon. L’air sentait le labour, la récolte arrachée; Le soir dépérissait à force d’être beau… Et je vis des soldats qui creusent des tranchées Rire en préparant leur tombeau. J’ai vu pour nous aider à dissoudre un Empire Et joncher notre sol d’un juvénile engrais, L’Angleterre marcher, ainsi que dans Shakspeare, (orthographe exacte du poème) Avec la couleur des forêts. A Reims où se consume un divin édifice. J’écoutai nos obus multiplier leur vol, Comme ces hydres d’or, dans les feux d’artifice, Qui s’arrachent du sol. Les familles fuyaient les demeures peu sûres, Et, l’hôpital étant la cible de trois forts, L’Allemagne ajoutait aux blessés des blessures, Et de la mort aux morts. J’ai vu deux avions se suivre à tire-d’aile. L’un était l’aigle double aux sourcils rapprochés; L’autre, le poursuivant – c’était une hirondelle, Autour de nos clochers! Partout la France gaie, insouciante, habile, Répondait par la fronde au Goliath germain. – Alors je vous ai vu, dans votre automobile, Passer sur le chemin. Et j’ai, compris ce que la cité qui chancelle De vous attendre avec les dix doigts sur son cœur, Sera le soir sublime où, grave et bien en selle, Vous reviendrez, vainqueur. Paris dormait. La Tour avec ses colliers d’ondes, Dans le silence obscur où nous l’interrogeons, Envoyait par essaims aux pigeonniers du monde Ses impondérables pigeons. Les jets épanouis qui s’élancent des phares Semblaient vers la ténèbre où plonge leur écho, Les trompettes d’argent, pour répondre aux fanfares Des trompettes de Jéricho. Et l’aube se levait sur un long jour d’attente. Mais, lorsque, tout à coup, sévère et théâtral, Loin du tir, des shrapnells, des clairons et des tentes, Lorsque, mon général, Lorsque vous reviendrez après votre Campagne, Avec votre canon enfin las d’aboyer, Simple comme un chasseur que son chien accompagne, Et qui rentre au foyer; Comme dans ces tournois où la Dame se lève, Lorsque nous vous verrons, n’ayant plus de rival, Recevoir le salut de sainte Geneviève Qui caresse votre cheval; Lorsqu’on verra celui qui, sur ta haute cime, Histoire, alors que tous creusaient dans le terrain, Creusait un nouveau nom de généralissime Dans le marbre et l’airain; Lorsque la Marseillaise emmêlée aux guirlandes Fera rouvrir avec ses bondissants couplets Les maisons dont jadis une marche allemande Avait clos les volets; Lorsqu’un peuple debout aux balcons des croisées, Verra sortir de l’arche ouverte aux quatre vents Un fleuve de soldats dans, les Champs-Elysées, Et votre cheval par devant! Lorsque, derrière vous, la foule qui se penche Reconnaîtra, d’après l’image des journaux, Sa croix sur la poitrine et son crêpe à la manche, Le général de Castelnau; Lorsque sans qu’une main oriente les brides, Tellement de la gloire est éparse dans l’air, Votre cortège ira s’épandre aux Invalides, Comme un fleuve à la mer; Lorsqu’on vous donnera dans une rouge boite Un bâton si royal, si céleste et si lourd. Que vous reposerez contre la hanche droite, Ce sceptre de velours; Lorsque, grâce au pouvoir de ce bâton magique, D’où s’échappe un faisceau d’azur et de rayons, Malines recevra la reine de Belgique, Avec ses carillons; Lorsqu’on contemplera la Russie et l’Afrique A travers les climats, les terres et les eaux, Réunir le palmier au sapin romantique, Séparés dans l’intermezzo; Lorsqu’on verra, pliant leurs ailes infinies, Libres d’un joug rapace et riant d’être à nous, La muse d’Henri Heine et les neuf Symphonies S’abattre à vos genoux; Une larme, sans doute, au bord de vos paupières, Lorsque vous reverrez pour la première fois Répondre ingénument les deux palais de pierre Aux deux guignols de bois; Lorsque vous reviendrez, prince d’entre les princes! – Joffre, se pourrait-il que vous ne revinssiez? Et tenant à la main nos deux belles provinces, Parmi vos cuirassiers; Lorsque, rude semeur de récoltes prochaines, A cheval au milieu de votre état-major, On vous verra surgir, tout couronné de chêne Et tout étoilé d’or! Il y aura soudain une douceur si neuve, Quelque chose de si pleinement réussi, Que, sous leurs voiles noirs, les mères et les veuves Vous béniront aussi. »
Savez-vous que le dit général, cet « âne qui commandait des lions », est à l’origine de l’expression « limoger » ? Il donna l’ordre, en effet, d’assigner à résidence à Limoges, à partir d’août 1914, une centaine de généraux qu’il jugeait incapables. Cocteau repose à Milly, dans la petite chapelle Saint-Blaise-des-Simples, à la périphérie du bourg, que je rejoins maintenant.
La chapelle est le vestige d’une maladrerie du XIIe siècle. Saint Blaise avait la réputation d’être guérisseur et de soigner les hommes et les animaux par la prière mais surtout par les plantes médicinales, appelées « simples ». A l’écart du village, cette maladrerie accueillît jusqu’au XVIe siècle les lépreux. A l’aube du XVIIIe siècle, les bâtiments inhabités et en ruine furent démolis. Il ne resta plus que la chapelle. Je ne vais pas vous refaire le coup de Victorine. Oui la chapelle n’est pas entièrement d’époque ! La visite est interprétée par Jean Marais, amant de Cocteau durant douze ans, dont la voix reconnaissable s’élève aussitôt notre entrée.
Cocteau, le « prince des poètes », est inhumé, avec son autre amour Édouard Dermit, sous une dalle dont il avait écrit l’épitaphe : « Je reste avec vous ». La décoration de la chapelle fut imaginée par Cocteau de son vivant. Les vitraux ont été exécutés d’après ses cartons par un peintre verrier rhénan. Au-dessus de l’autel, il réalisa un Christ aux épines dans un triangle ainsi qu’une scène de la Résurrection.
De chaque côté, se dresse un chandelier créé à partir d’une fourche de paysan local. Sur les murs peints à la chaux, rappelant la tradition des plantes médicinales à Milly et Saint Blaise le guérisseur, Cocteau symbolisa les Simples. Ainsi, des fresques pastel de jusquiame, belladone, valériane, arnica, renoncule et la fameuse menthe poivrée, fleuron aromatique de Milly, poussent comme une prière vers la voute. Un herbier d’une grande poésie !
Près d’un vieux bénitier de pierre, la célèbre signature étoilée de Jean Cocteau nous apparaît sous les pattes d’un chat médiéval. On la retrouve dans la salle d’accueil, accommodée à toutes les sauces du merchandising. Allez savoir si « l’impresario de son temps, le lanceur de modes, le bon génie d’innombrables artistes » aurait apprécié … Sur le chemin du retour, peu après Milly, je suis intrigué par la présence de fosses immergées de l’eau de l’École. Je découvre la culture traditionnelle du cresson de fontaine, spécialité des vallées de l’Essonne (plus de 30% de la production nationale) aux noms poétiques de Juine, Éclimont, Louette, Chalouette, Velvette, ru d’Huisson. Je regrette de ne pas m’être arrêté à l’échoppe au bord de la route. J’adore le cresson et cela fait si longtemps que je n’en ai pas goûté. Vélo, Clo-Clo, Dufilho, Cocteau, comme ce plongeon rétro fut beau !