Une fois n’est pas coutume, je consacre ce billet au football. Car, oui, hors la petite reine, je suis aussi accro à la balle ronde depuis ma prime enfance.
Même les quotidiens non spécialisés signalèrent dans leur une du 8 juillet dernier, en pleine Coupe du Monde et aussi départ du Tour de France, la disparition d’Alfredo Di Stefano, un monstre sacré du sport mondial en général et du football en particulier : « Le plus grand des Galactiques » titrait le journal L’Equipe, en référence au surnom donné abusivement, aujourd’hui, aux joueurs du Real Madrid. Vous connaissez la propension des journalistes sportifs à tomber dans le dithyrambe. En la circonstance, il était justifié.
L’excellente plume Didier Braun achevait son billet d’humeur quotidien par ces mots : « Seuls les privilégiés qui l’ont admiré au stade pourront témoigner aujourd’hui qu’il a été l’absent que la Coupe du Monde regrettera éternellement ».
En effet, Di Stefano, au cours de sa longue carrière, ne participa à aucune édition de la prestigieuse compétition. En effet, également, je m’arroge le droit d’évoquer à ma manière la mémoire d’un exceptionnel champion.
Car j’ai vu jouer Alfredo en chair et en os ! La télévision, parcimonieuse à l’époque, ne diffusait malheureusement que rarement des matches de football. Mais je m’informais régulièrement de ses exploits à travers la lecture assidue de l’hebdomadaire France-Football et du mensuel Miroir du Football, deux journaux à la philosophie différente mais qui, au moins, se rejoignaient sur l’extraordinaire talent et personnalité du joueur.
Je vous parle d’un temps que les moins de trois fois vingt ans ne peuvent pas connaître. Le temps de mon enfance heureuse, insouciante, avide ! La télévision de masse n’était pas encore entrée dans les foyers. Nous nous réunissions en famille autour de la vieille TSF avant que le monsieur à la barbe blanche m’apportât un « transistor ». Le dimanche, mon père m’emmenait souvent aux Bruyères (aujourd’hui stade Robert Diochon) assister aux matches du Football Club de Rouen. Jours de fête, nous nous rendions aussi, quelques fois dans la saison, à Colombes, pour les rencontres de l’équipe de France (voir billet du 6 mai 2008 Le stade de Colombes). Je ne m’ennuyais pas le dimanche, bien au contraire : j’ai un souvenir émerveillé de ce football joué dans les belles lumières de l’après-midi, des maillots éclatants au soleil, vierges de toute publicité, des commentaires enflammés des radioreporters.
Ceci dit, je découvris véritablement Di Stefano à la lueur des projecteurs nouvellement installés dans les stades. Á l’occasion de deux matches disputés donc en nocturne dans l’ancien Parc des Princes ! Vive la fée électricité !
Le premier, en juin 1955, lors d’une finale de Coupe Latine, l’ébauche de la future Coupe d’Europe des clubs champions elle-même ancêtre de l’actuelle Ligue des champions, entre le Stade de Reims et le Real Madrid. Le club champenois, équipe phare du football français de l’époque, lessivé par une demi-finale marathon (deux heures et demie) face à Milan, s’inclina contre la formation madrilène emmenée par Di Stefano. Les maillots blancs brillants et virevoltants comme des lucioles dans le gris du petit écran m’avaient probablement émerveillé, au point que dans les jours qui suivirent, je « refis le match » dans la cour de ma maison école.
J’ai déjà relaté l’anecdote (voir billet du 1er mars 2014 Bonjour chers auditeurs … ou le commentaire sportif). Dans son tendre livre Le violon de Maman, Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente, une ancienne pensionnaire du collège dirigé par ma mère, vous en fournit la preuve, un demi-siècle plus tard :
« La pièce que nous appelions « l’étude » était longue et bien chauffée, car nous y passions le plus clair de notre temps en dehors des heures de classe. Il y avait comme une chaleur animale dans la proximité de ces corps à moitié vautrés sur les livres, dans un temps qui s’éternisait alors que les esprits tentaient de comprendre ou de mémoriser les leçons de la journée. La torpeur gagnait parfois la bataille, mais il arrivait qu’un spectacle singulier nous en tire : le fils de la directrice faisait une irruption bruyante dans la cour jusque-là silencieuse, un ballon de foot aux pieds, et commençait tout seul une incroyable partie de football où il était tour à tour chacun des protagonistes. Ballon au pied, il faisait l’équipe entière et le commentateur. On eût même dit qu’une foule invisible l’applaudissait, car il en imitait les remous et les exaltations par des sons plus assourdis. Malgré nous, nous suivions les aléas du match, ses fougueuses galopades l’entraînant aux quatre coins du stade imaginaire :
Navarro passe à Rial, qui reçoit net, passe à Gento, qui dribble avec habileté », et il avançait en zigzag, se déhanchant parfois comme s’il évitait deux joueurs de l’équipe adverse …on entendait son souffle qui s’accélérait, il bavait dans l’excitation du jeu et la précipitation des commentaires. « … Sur un corner de Gento, Di Stefano s’élève plus haut que tout le monde, en plein cœur de la défense, et propulse le ballon … goal … GOALLL … » En haletant, il traversait à nouveau toute la cour qui résonnait du bruit de ses chaussures et des frôlements du ballon. Il était difficile de reprendre le fil de nos lectures, car même lorsque la tête replongeait dans les livres, nous ne pouvions nous retenir de suivre d’une oreille les nouveaux rebondissements du match. »
Ce gamin journaliste en herbe, c’est moi ! L’internet, Wikipedia, youtube n’existaient pas mais ma curiosité, mon imaginaire se forgeaient surtout à travers la lecture des journaux et l’écoute du transistor. Ainsi, j’avais flashé, allez savoir pourquoi, les gosses ont de ces idées, sur Di Stefano et le Real Madrid. J’étais un peu le petit garçon de la couverture du Miroir du Football.
Don Alfredo, ce fut son surnom à la retraite, approchait pourtant de la trentaine et n’avait rien de glamour avec sa calvitie naissante. Qui sait si la petite musique de son nom ne chantait pas à mes oreilles, Di Ste-fa-no.
Sa vie, du moins celle de ses ancêtres, dégageait un enivrant parfum d’exotisme. Je la découvrirai un peu plus tard avec le véritable feuilleton que lui consacra François Thébaud dans le Miroir du Football, ce cher et regretté mensuel qui prônait, c’était son viatique, « une certaine idée du football ».
Le grand-père Michele « né à Capri, paradis pour milliardaires en vacances, terre ingrate pour ceux qui n’ont que leurs mains pour ramasser les miettes du festin … choisit la solution qui lui offre la certitude du pain quotidien et la promesse de l’aventure ». Après avoir bourlingué des années sur tous les océans du globe, il pose son sac à dos à Buenos Aires et fait bientôt connaissance, dans la colonie italienne de Boca, d’une fille d’émigrant génois. De leur mariage, naît un garçon baptisé Alfredo qui, parvenu à l’âge d’homme, épouse une demoiselle Laulhé de père anglais et de mère béarnaise originaire … d’Oloron-Sainte-Marie. De cette union, surgit le 4 juillet 1926, encore un petit Alfredo, celui qui nous intéresse. Comment imaginer qu’Alfredito n’ait pas hérité du virus aventurier de ses aïeux ?
La piqûre de rappel en ce qui concerne mon admiration pour le footballeur me fut administrée en juin 1956, un an presque jour pour jour après la finale de la Coupe Latine. Bis repetita, Reims et le Real Madrid s’affrontaient encore au Parc des Princes, en finale cette fois de la première Coupe d’Europe des Clubs champions, une compétition créée par le journaliste français Gabriel Hanot.
Je cède la parole à Antoine Blondin qui savait écrire merveilleusement autrement qu’autour du vélo : « Il est toujours assez émouvant d’assister à la naissance d’une tradition. La minute historique est une occasion à enlever « de suite ». Il y avait, l’autre soir, de la crèche et du berceau dans ce Parc des Princes ouvert à la belle étoile, sous laquelle la première Coupe d’Europe de football affrontait les regards de quarante mille rois mages venus lui apporter la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf … »
Avec l’auteur d’un Singe en hiver, c’était Noël en juin ! En plus, avec mon papa, je faisais partie de ces quarante mille rois mages. Quel bonheur !
Blondin encore : « Pour que la cérémonie prît tout son sens, il importait que la confrontation entre Reims et Madrid excédât un simple débat franco-espagnol. L’Europe, on la flaira immédiatement dans ces tribunes peuplées par une immigration insolite, où l’on se congratulait en dix langues différentes. Le noble heimatlos voisinait avec le boulevardier grec, le terroriste en retraite laissait éclater entre ses mains des sachets de bonbons, le dinamitero projetait allègrement ses pétards bénins vers la pelouse et de minuscules Grands d’Espagne faisaient ici et là la litière de leurs vestons pour y asseoir la majestueuse « mujer », la femme opulente, autour de laquelle se récapitule la tribu madrilène. Il était aisé de reconnaître que l’épine dorsale du continent passait dans le quartier. Voilà déjà un résultat… » Sans donc oublier dans cette assistance cosmopolite, les deux Brayons débarqués de Forges-les-Eaux !
Dans cette nuit magique, brillaient les tenues immaculées des Madrilènes. Comme le décrivaient les journalistes avant l’arrivée de la couleur : maillot blanc, culotte blanche, bas blancs ! Malgré mes supplications, aucun roi mage ne m’apporta sous le sapin de Noël suivant, le cadeau vestimentaire mythique si vivement souhaité. Ma mère se substitua à Balthazar, Gaspard et Melchior (un nom d’international autrichien qui jouait à l’époque au F.C.Rouen !) sans doute pour des motifs ménagers, le blanc étant salissant. Malgré tout, je reçus une jolie paire de chaussettes de laine blanche. Un soupçon de chic « merengue », ainsi appelle-t-on parfois l’équipe ibérique !
J’avais le caractère moins trempé qu’Alfredito minot. Á l’âge de sept ans, il avait joué à la loterie dans un cinéma et gagné le gros lot, en l’occurrence, un ballon de football. Quelles ne furent pas sa déception et son indignation quand, allant chercher sa récompense, il lui fut offert un ballon de rugby. Il obtint gain de cause en appelant à la rescousse les grands du quartier qui menacèrent le directeur du cinéma de mettre le feu à sa salle.
En attendant le coup d’envoi du match, il faut que je vous conte une autre histoire de maillot qui me faisait rêver.
Le petit Di Stefano débuta dans la modeste équipe du village de Navarro (à une soixantaine de kilomètres de la capitale argentine) où son père possédait une finca (exploitation agricole).
Ses idoles jouaient dans l’invincible màquina (la machine), surnom donné alors au club de River Plate, un des plus prestigieux de Buenos Aires. Ils avaient pour nom José Manuel Moreno, Adolfo Pedernera, Angel Labruna, Felix Loustau, Juan Carlos Muñoz, Nestor Rossi et portaient le si élégant maillot blanc barré d’une bande rouge, l’un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’admirer.
Pas étonnant qu’à ses dix-huit ans, Alfredo tente sa chance parmi plusieurs centaines de juniors testés par les entraîneurs de River Plate. Peu après, il est affecté au poste d’ailier droit de l’équipe quatrième ; six mois plus tard, pour un match de bienfaisance, il est incorporé dans l’attaque de l’équipe première aux côtés notamment de Pedernera et Labruna, les survivants de la màquina.
Je reviendrai plus loin sur le début de carrière d’Alfredo. Pour l’instant, retour sur la pelouse du Parc des Princes en cette soirée inoubliable de juin 1956, ça se passe d’ailleurs remarquablement bien pour l’équipe de Reims qui, pétillant de son football champagne, mène deux buts à zéro au bout de dix minutes. Mais bientôt, Di Stefano prend les affaires en main et le Real commence à construire sa légende en remportant 4 buts à 3 sa première Coupe d’Europe.
François Thébaud analysa ainsi cette soirée inoubliable :
« Cette première Coupe d’Europe a définitivement assis la gloire de Di Stefano sur les stades du vieux continent. Au cours des éliminatoires, comme lors de la finale, il a joué sans conteste un rôle dans le triomphe de ses couleurs. Son activité prodigieuse, sa maîtrise technique, son allure de grand seigneur ont fait une grande impression sur le public du Parc des Princes et frappé plus encore les journalistes qui n’avaient remarqué aucune de ces caractéristiques un an plus tôt.
Pour faire oublier la tiédeur de naguère, ils ne manquent pas d’exagérer les mérites du vainqueur. Certains croient indispensable d’accompagner les louanges décernées à Di Stefano de critiques adressées à Raymond Kopa, qui n’a pu donner sa pleine mesure, en raison de la situation psychologiquement fausse créée par l’annonce faite quelques jours plus tôt de son transfert au … Real Madrid.. »
Quant à Antoine Blondin, toujours aussi lyrique, voici ce qu’il avait trouvé dans la crèche et le berceau du Parc des Princes :
« On ne répétera jamais assez que la personnalité de Di Stefano domina la soirée. Cette évidence éclatait aux yeux mêmes des profanes et c’était un régal de voir l’intelligence des arcanes du football sourdre progressivement dans des cervelles de femmes du monde. Le fait est d’autant plus exemplaire que la façon de Di Stefano ne se signale pas par des girandoles et des paillettes. Il n’a rien de ces matadors du ballon qui relèguent leurs coéquipiers au rang de péons. Il tient plutôt du grand commis, du valet de chambre britannique dans le style Jueves et du moine bénédictin. Ce maître est d’abord un serviteur, un homme à tout faire. Il faut le regarder pour le voir. Ensuite, l’œil ne le quitte plus.
Il est rare qu’une vedette se dépense avec autant de constance et de modestie. Il est non moins rare qu’en n’importe quel point du champ elle jouisse d’une franchise d’action que sa réputation devrait lui interdire. Di Stefano en liberté constitue sans doute un morceau de roi et le cadeau somptueux consenti par les rémois à la cause de la Coupe d’Europe. Mais c’est aussi un morceau difficile à avaler…
… On aurait pu contenir ce virtuose dans son rôle de soliste, un malentendu en fit un chef d’orchestre. Car la « peur des coups » n’était pas à l’affiche, mercredi, si la relâche était du côté français, et l’homme des éclairs de chaleur put brandir la foudre, où et quand il voulut, et la déléguer à ses deux petits ailiers, dont les déboulés et les maillots blancs nous rappelaient l’école marseillaise de la grande époque. … »
Voilà comment un footballeur argentin exilé en Espagne en mit plein les mirettes d’un gamin normand. Mon admiration décrut d’autant moins que, donc, Raymond Kopa, le meilleur joueur français de l’époque, rejoignit Di Stefano dans l’attaque madrilène, une raison supplémentaire de suivre avec intérêt leurs prestations à travers la rubrique « football étranger » de l’hebdo France-Football. En trois ans, sous les couleurs du Real, ils gagnèrent trois autres Coupes d’Europe et ne perdirent qu’un match dans le championnat d’Espagne.
France-Football, justement, attribua à Di Stefano, à deux reprises (1957 et 1959), son Ballon d’Or, la récompense suprême couronnant, à l’époque, le meilleur joueur européen évoluant dans une équipe européenne (Kopa le reçut en 1958).
Aucune méprise, Di Stefano était bien européen. Bien qu’il n’eut aucun sang ibérique dans les veines, il avait opté pour la nationalité espagnole en1957, notamment pour permettre à Kopa de jouer à ses côtés, le règlement n’autorisant alors les clubs qu’à un nombre limité de joueurs étrangers.
Flash-back vers le temps où Alfredo encore argentin opérait sous les si chatoyantes couleurs de River Plate. Déjà champion d’Argentine en 1945, il récidive en 1947, avec en prime le titre de goleador (meilleur buteur).
C’est lors de cette saison-là qu’il acquiert son surnom de Saeta rubia, la flèche blonde, en référence à sa vitesse foudroyante de démarrage et le style rapide de la ligne d’attaque. Plus qu’un style, certains parlaient de partitions, un tango accéléré.
Di Stefano connaît l’ambiance explosive des stades sud-américains, ainsi contre Atlanta lors de l’ultime journée :
« Après une demi-heure de jeu, des supporters d’Atlanta parviennent à pénétrer sur le terrain, porteurs des fanions de River Plate et d’Atlanta, réunis par des couronnes de fleurs. Cette manifestation est destinée à amadouer les joueurs de River, car le trophée est déposé dans le camp des visiteurs. Mais les supporters des champions ne l’entendent pas de cette oreille. Ils hurlent : « Vous n’achèterez pas nos joueurs ! »
Répondant aux vœux de leurs partisans, les hommes de River dispersent les fleurs. Injure intolérable. Bataille rangée que la police parvient difficilement à interrompre !
Lorsque la partie reprend, on imagine l’atmosphère qui règne dans le stade, où les deux hinchadas (on dirait kops aujourd’hui), heureusement placées dans des tribunes séparées, se lancent défis et provocation, tout en recherchant les moyens les plus efficaces d’intervenir dans le déroulement du match.
Pour empêcher les joueurs de River d’approcher du but de leur équipe, les supporters d’Atlanta effectuent des tirs de barrage dont les projectiles sont des pierres soigneusement amassées à cet effet. Dans une rapide et néanmoins héroïque incursion dans le camp d’Atlanta, Di Stefano ouvre enfin le score. L’arbitre, terrorisé, annule le but. Alfredo récidive cependant quelques minutes plus tard d’un shoot de trente-cinq mètres et marque ainsi son 27ème but de la saison. Mais il n’aura pas le temps de savourer son succès. Alors qu’il va effectuer une remise en touche, un supporter d’Atlanta surgit à l’improviste et lui décoche un crochet à la mâchoire. Il ne se réveille qu’aux vestiaires où ses coéquipiers l’ont rejoint après avoir abandonné … le champ de bataille. ».
Vous comprenez que la vie aventureuse de Di Stefano ainsi racontée dans le Miroir du Football ne pouvait que fasciner le petit gamin normand juste habitué aux quelques cris d’oiseaux émis dans l’enceinte des Bruyères par certains supporters mécontents des décisions arbitrales à l’encontre des Diables rouges rouennais.
Auréolé du titre de champion d’Argentine 1947, Di Stefano âgé de 21 ans, découvre les joies de la sélection nationale qui doit défendre son trophée de championne d’Amérique du Sud (la Copa America aujourd’hui). La compétition se déroule en Equateur. Á cette époque, le survol des Andes et la traversée du Pérou constituent encore une aventure.
La finale, à Guayaquil, contre l’Uruguay, ne manque pas de piquant : « Le costaud Moreno et le teigneux moustachu Gambetta en viennent aux mains, et c’est la bataille rangée avec naturellement la participation des remplaçants (onze dans chaque camp), des soigneurs, des photographes et de quelques « battants » d’on ne sait où et on ne sait trop pourquoi … Intervention de la police, longs palabres, entrecoupés de reprises partielles des hostilités, reprise du jeu … Aucun joueur n’a été expulsé ! »
Caramba ! Vous imaginez que ces articles émoustillaient autant mon esprit que les fanzines des aventures de Butch Cassidy ou Kit Carson.
Un une-deux avec son ailier gauche Lousteau, un tir terrible de 25 mètres et Di Stefano scelle le sort de la Céleste, surnom accordé à l’équipe d’Uruguay en raison de la couleur ciel de son maillot.
L’enthousiasme retombé, le championnat d’Argentine vit bientôt de multiples conflits entre joueurs et dirigeants de clubs à cause de conditions de salaires et surtout le régime des contrats qui fait des joueurs la propriété des clubs. La Fédération Argentine décide de suspendre la compétition de plus en plus fréquemment troublée par des manifestations des joueurs professionnels qui exigent donc, outre des revalorisations salariales, la modification de leur statut sous la forme de la reconnaissance du contrat à temps. Foin de ces menaces, les footballeurs argentins regroupés en un syndicat se mettent en grève générale pendant six mois. La crise qui touchait l’Argentine de Peron et les descamisados (sans-chemise) adorateurs de leur madone Evita, n’épargne donc pas le foot !
La catastrophe aérienne de Superga met entre parenthèses le conflit. Le 4 mai 1949, l’avion Fiat G212 transportant les dix-huit joueurs du club italien du Torino, de retour d’un match amical à Lisbonne, percute la colline sur laquelle se dresse la basilique de Superga. Tous les membres de la légendaire équipe italienne de l’après-guerre périssent dans le crash qu’on associe souvent à celui des Açores, survenu quelques mois plus tard, dans lequel le boxeur Marcel Cerdan trouva la mort. J’aurai peut-être l’occasion de vous en parler dans un prochain billet car j’achève la lecture de Constellation, l’excellent ouvrage d’Adrien Bosc qui vient d’obtenir le Grand Prix de l’Académie française.
River Plate, qui est à l’origine le club de la colonie italienne de Buenos Aires, décide de venir jouer à Turin un match contre une sélection italienne qui a revêtu pour la circonstance les couleurs du Torino. La recette est versée aux familles des victimes. La péninsule entière touchée par leur geste réserve un accueil enthousiaste à Di Stefano et ses équipiers. Même le pape Pie XII les reçoit.
La trêve est terminée, le président de River Plate repart en guerre contre ses joueurs : « Si ça ne vous plait pas, je vous transfère au Torino, vous y serez peut-être mieux ! »
Di Stefano, depuis qu’il est gosse, a du caractère, vous le savez. Sûr de la légitimité de ses droits et bien décidé à les faire valoir, il accepte la proposition mirifique du club des Millonarios de Bogota, au nom aussi prédestiné que celui de l’aéroport de la capitale colombienne où il débarque avec son coéquipier Nestor Rossi : El Dorado !
Il se place cependant dans une situation illégale car les clubs colombiens ne sont pas reconnus par la Fédération Internationale de Football (FIFA). Son avenir matériel est assuré, son futur sportif est beaucoup plus incertain.
En moins de quatre mois, les Millonarios sont champions. Les dirigeants sont si enthousiastes qu’ils offrent un voyage au pays à leurs vedettes argentines. Le président de River Plate en profite pour offrir à Di Stefano des conditions salariales cinq fois supérieures à celles consenties auparavant. Peine perdue, Alfredo signe juste un contrat de … mariage avec la señorita Sara Alicia Freitas et retourne vers Bogota.
Des surnoms poétiques sont attribués aux clubs colombiens : la danza del sol pour Medellin, los cardinales de Santa Fe à cause de la couleur de leurs maillots, la furia guarani de Cali en raison du tempérament ardent de ses joueurs paraguayens, el rodillo negro, le genou noir, à cause de la couleur de peau d’une majorité des joueurs. Les Millonarios, c’est El ballet azul, le ballet bleu, pas seulement pour les chemisettes bleu azur qu’ils portent, mais aussi pour leur jeu élevé au niveau de l’Art. Admirables jongleurs de balles (les malabaristos), ils prônent un futbol de ataque siempre. En 1951, Ils sont champions sans connaître aucune défaite. Alfredo est maximo goleador (31 buts) et … papa d’une petite fille.
Bientôt, les exploits de cette extraordinaire équipe contés jusqu’alors par quelques récits de voyageurs friands d’aventures franchissent les frontières avec des tournées triomphales à travers l’Amérique du Sud puis l’Europe. Á Madrid, on n’a jamais vu un footballeur de la classe de Di Stefano.
Il ne va pas tarder à y revenir après quelques mélimélos juridiques. En effet, les deux grands clubs rivaux espagnols se l’arrachent. Barcelone obtient l’accord du président de River Plate qui considère toujours que Di Stefano lui appartient compte tenu que la Colombie n’est pas affiliée à la FIFA. Mais le Real Madrid possède celui des Millonarios avec qui Di Stefano est lié par un contrat valable devant la juridiction civile.
Sacré dilemme face auquel la fédération espagnole tranche par un jugement de Salomon : les deux clubs ibériques payeront les indemnités de transfert à River Plate et aux Millonarios et Di Stefano jouera … alternativement une saison à Madrid et une autre en Catalogne !
Imaginez-vous Ibrahimovic jouant un championnat de France sur deux au PSG et à Marseille ?
Sagement, les deux clubs espagnols finissent par régler la situation à l’amiable et el Señor Bernabeu, président du Real (le stade porte son nom aujourd’hui), emporte l’affaire. On a dit parfois, mais cela est très contesté, que le caudillo Franco pesa sur la décision …
Di Stefano est désormais madrilène juste avant le début de la saison 1953-1954. Le 1er novembre, le Barça vient étrenner son récent titre à Chamartin (le stade porte alors le nom du quartier de Madrid où il est construit). Di Stefano marque deux buts et le Real écrase son ennemi juré cinq buts à zéro.
Vous connaissez la suite triomphale …
En 1959, je suivis à la télévision, enfin entrée au domicile familial, la quatrième finale de Coupe d’Europe remportée consécutivement par l’invincible Real Madrid, cette fois encore contre le Stade de Reims. L’attaque « espagnole » était composée du Français Raymond Kopa dit le Napoléon du Football, de Ferenc Puskas dit le Major galopant, un exilé magyar (après l’invasion de Budapest par l’armée soviétique en 1956) du Onze d’or de l’extraordinaire équipe de Hongrie, et de Di Stefano devenu le Divin chauve au fil des ans et de la perte de ses cheveux. Un trio de rêve !
Mais le chef-d’œuvre d’Alfredo et du Real date du 18 mai 1960 : ce soir-là, à Glasgow, Puskas, quatre buts, et Di Stefano, trois buts, écrasèrent à eux deux l’Eintracht de Francfort (7 à 3 !), offrant au Real sa cinquième Coupe d’Europe. Inoubliable !
Deux ou trois ans plus tard, lors d’un voyage en Écosse, je voulus visiter l’Hampden Park, le théâtre de ce chef-d’œuvre.
Couronnement suprême, en septembre 1960, le Real remporte le titre officieux de champion du monde des clubs en battant le Penarol de Montevideo en finale de la Coupe intercontinentale.
Un demi-siècle après, défilent encore dans ma tête plein d’images du joueur absolument exceptionnel que fut Alfredo. Il m’a procuré sans doute mes émotions footballistiques les plus intenses.
Diego Maradona, autre génie argentin de la balle ronde, déclara à son sujet, avec un brin d’humour : « Je ne sais pas si j’ai été un meilleur joueur que Pelé, mais sans aucun doute Di Stefano était meilleur que lui. »
Bien avant que l’on parle de football total ou moderne, Di Stefano révolutionna ce sport. Le journaliste Gabriel Hanot, créateur de la Coupe d’Europe, disait de lui qu’il était une tactique à lui tout seul.
J’ai le souvenir précis d’un joueur omniscient sur le terrain, en défense pour récupérer le ballon, au milieu pour organiser le jeu, en attaque pour marquer. Comme un aimant, il attirait la balle à lui. Nulle surprise finalement que je voulus m’en inspirer dans ma solitude de footballeur-reporter dans la cour d’école !
J’ai encore en mémoire sa posture altière tel un danseur de tango … argentin bien sûr. Admirez sur les photographies et les rares extraits vidéo de l’époque, son élégance dans le geste, son équilibre dans ses contrôles et ses feintes. Une pure merveille !
Je me faisais une joie de revoir Alfredo en chair et en os, une dernière fois, à l’occasion d’un match France-Espagne, à Colombes, en décembre 1961.
Un pion du lycée Corneille de Rouen faillit me priver de ce cadeau de Noël anticipé. Répondant au nom sulfureux de Bousquet, il avait cru (à tort) que j’avais collaboré à un chahut monstre au dortoir. Le verdict fut terrible : privation de sortie du pensionnat jusqu’aux vacances de Noël. Adieu maestro Di Stefano !
Mon père plaida ma cause avec efficacité auprès du surveillant général grand amoureux de football et … adorateur de Di Stefano. Ma peine fut ajournée. Je me souviens encore du regard envieux du surgé : « Vous penserez à moi en voyant Di Stefano et vous me raconterez lundi ! » Dans le doute, il avait saisi la possible injustice et la trop grande sévérité de la punition, ce qui démontrait aussi l’aura que possédait Alfredo.
En la circonstance, Di Stefano, âgé de 35 ans, dansa son dernier tango à Paris sous le maillot de la Roja, l’équipe nationale d’Espagne. Il ne connut jamais en sélection la même réussite qu’avec ses clubs successifs, ainsi il ne disputa jamais la Coupe du Monde.
Quant à moi … je n’ai jamais effectué mes week-ends de colle ! Merci l’artiste !
Mon billet pourrait s’achever ici. L’heure du déclin avait sonné. Di Stefano remporta cependant encore trois fois le championnat d’Espagne avec le Real Madrid. Il acheva son parcours de joueur à l’Español de Barcelone, puis effectua une carrière d’entraîneur au FC Valence qu’il emmena à la victoire en Coupe d’Europe des vainqueurs de coupes 1980, puis à « son » Real Madrid.
Un incident inattendu nourrit encore sa légende. En août 1963, alors qu’il effectuait une tournée avec le Real au Venezuela, Alfredo fut enlevé par des guérilleros locaux. Alfredo fut relâché sain et sauf, deux jours plus tard, devant l’ambassade d’Espagne à Caracas. Les ravisseurs auraient voulu démontrer la popularité et la notoriété de l’immense footballeur qu’ils ne s’y seraient pas pris autrement.
Moi, durant ce temps, je redoublais d’ardeur au lycée dans l’apprentissage de ma deuxième langue, celle de Cervantès. Je ne perdais pas une occasion de me perfectionner en feuilletant quelque quotidien ibérique à la recherche d’articles sur les exploits madrilènes d’Alfredo beaucoup moins utopiques que ceux de l’homme de la Mancha.
Pour la beauté de mon billet et me remercier de l’admiration que je lui portais, Di Stefano me rendit visite le 10 juin 1964 ! Plus sérieusement, ce jour-là, le Football Club de Rouen organisa un match de gala contre le Real Madrid, avec en son sein Alfredo bien sûr, Puskas et le Français Lucien Muller, pour l’inauguration de la nouvelle tribune d’honneur du stade Robert Diochon.
Quelques jours plus tard, je foulai la même pelouse avec mes camarades Francs Joueurs (c’est le nom de l’association sportive) du lycée Corneille, très modestes héritiers de Jean Nicolas, Roger Rio et Bernard Antoinette qui avaient effectué aussi leurs humanités au lycée avant de constituer la légendaire « attaque mitrailleuse » du F.C.R dans les années trente et de devenir internationaux. Avec Alfredo, m’avaient-ils envouté, je marquai les deux buts qui nous donnèrent la victoire en finale de la Coupe du F.C Rouen, compétition regroupant tous les lycées de l’agglomération rouennaise. J’ai retrouvé dans un carton, il n’y a pas longtemps, la médaille qui nous avait été offerte en récompense.
Autre clin d’œil de la vie, la jeune collégienne, que mes commentaires faisaient rêver, accomplit sa carrière de professeure agrégée de Lettres au lycée français de … Madrid où elle réside toujours.
Dans la propriété castillane de Di Stefano, un artiste avait sculpté un ballon en marbre de Carrare. Alfredo fit graver sur son socle : Gracias Vieja, merci ma vieille !
Gracias Alfredo pour toutes les joies enfantines que tu me procuras !
« Un Stradivarius dans un écrin rouge, une vieille lettre intacte, une clé USB volée, un précieux masque mexicain… Un inventaire à la Prévert ? Non, des nouvelles, empreintes de poésie, ancrées dans le quotidien, qui basculent dans l’insolite ou le drame. »
Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente vient de faire paraître Le Masque mexicain, un livre de nouvelles chez L’Harmattan dans la collection Archipels.
Le Violon de Maman est toujours disponible chez Numilog, Je publie.
23 mars 2015 ! Je reçois un courrier de Marie-Thérèse Bitaine, l’ancienne pensionnaire du collège dirigé par ma maman, tellement subjuguée à l’époque par mes pitreries journalistico-sportives.
Professeure au lycée Français de Madrid, elle évoque une inspection pour laquelle elle avait choisi l’étude d’un texte tiré des Olympiques de Montherlant, je suppose Leçon de football dans un parc :
» C’était une classe de cinquième. J’avais une inspection. Les autorités étaient rentrées et s’étaient installées au fond de la salle après un petit remous inévitable dû à leur apparition. L’inspecteur et le proviseur. Des gens impressionnants qu’on ne voyait pas tous les jours. Donc beaucoup d’yeux s’étaient attardés sur eux un long moment. Mais maintenant le calme était revenu. Leurs livres ouverts à la page indiquée, les élèves s’offraient tous à mon regard : ceux-ci, je ne sais par quelle magie, j’avais su les conquérir peu à peu. À force de passion. Ils étaient incroyablement à l’écoute. Dans l’attente de l’événement. Car pour eux l’événement, ce n’était plus l’arrivée des messieurs. L’événement, c’était la page du livre qui allait leur livrer ses secrets comme une levée d’oiseaux de feu. Mon dieu, qu’ils étaient petits ! Je les dominais de toute ma grandeur et ils s’offraient à moi dans leur confiance aveugle.
Je me sentais tout-à-fait tranquille. J’avais décidé de ne pas faire preuve d’érudition, ni de démontrer à toutes forces des acquis ou un savoir-faire quelconques. De penser même à une méthode. Elle n’était pas encore sacro-sainte, heureusement dans l’enseignement à cette époque ! Elle se mettrait en place d’elle-même. Je n’étais pas dans une classe de première : avec les très jeunes, je faisais confiance à mon instinct.
J’avais choisi un texte de Montherlant tiré des Olympiques sur le foot. Peut-être parce qu’il y avait un peu plus de garçons dans la classe. Mais il faut dire aussi que ce sport à l’époque était loin d’être aussi fanatisé et même répandu qu’aujourd’hui. Ce n’était pas encore un sport de masse à l’échelle mondiale mais la grande équipe du Real Madrid avait déjà éclipsé toutes les autres…Moi-même je l’aurais ignorée si l’enthousiasme des hommes de ma famille, l’oreille collée à la radio les jours de match ou les cris d’un petit gosse de six sept ans qui, tout seul dans la cour de récréation du pensionnat où j’avais été interne jusqu’à la troisième, et qui jetait bien haut les noms de Di Stefano ou de Gento que l’écho reprenait, ne m’avaient pas mise au courant…Et sur la page du livre de cinquième, pour illustrer et animer le passage des Olympiques, il y avait une énorme photo en noir et blanc qui prenait toute la page et qui montrait un impeccable shoot de di Stefano !
Mais le texte, quelle beauté, quelle force ! C’est cela qu’il fallait transmettre, c’est cela qu’il fallait faire passer… Nous avons joué avec le texte comme les footballeurs avec leur ballon, goûtant les sonorités, les reprises, le rythme des phrases, la magie des versets presque incantatoires : cet ailier, cet enfant perdu, c’est chacun d’eux maintenant. J’y crois si fort que la classe s’emballe. J’adore ces yeux pétillants qui suivent mes lèvres avec avidité, cette confiance, cette reconnaissance même. Je crois deviner qu’ils sentent la dimension spirituelle du sport, du vrai…
Nous ne vîmes pas le temps passer. Nous étions sur le terrain immense et suivions les avancées des joueurs. Nous avions complétement oublié les deux là-bas au fond de la classe. Quand nous revînmes à la réalité, leur présence nous gêna presque : leur qualité d’intrus nous fut presque désagréable. »