La Primavera en été sur la route de Milan-San Remo
Lundi 28 juillet 2014 ! La veille je me trouvais encore, comme dans mon précédent billet, à Galéria, petit bout du monde attachant de Haute-Corse. Lors de la traversée, je n’ai point aperçu le bateau de croisière Costa Concordia, de sinistre mémoire, maintenu à distance respectable, sous la surveillance de notre Marine nationale, au large de l’île d’Elbe, avant son retour à Gênes pour démantèlement.
Depuis de nombreuses années, bien avant que la SNCM ne naufrage dans ses grèves prolongées, je choisis la compagnie italienne Corsica Ferries. Sept heures du matin, nous débarquons à Savone. Le temps est superbe, un sentiment imperceptible me laisse penser que la matinée sera belle.
Plutôt que rejoindre au plus vite ma douce France par l’acrobatique autostrada dei fiori (autoroute des fleurs) et sa multitude de tunnels et d’ouvrages d’art, je préfère goûter à quelques heures de Dolce Vita en empruntant la Via Aurelia, dérivée d’une ancienne voie romaine, qui colle au plus près aux sinuosités de la côte.
La chère petite fille, à l’arrière de la voiture, réclame le siège de sa grand-mère à côté du conducteur, afin de mieux photographier à la volée avec son I Phone, les paysages qui défilent à la vitre. Mon modeste maniement de la langue de Dante calme son étonnement devant l’inflation de panneaux Galleria : il ne s’agit plus de son cher village corse quitté la veille mais des fréquents tunnels creusés dans la corniche !
Félicitations à la jeune photographe !
Elle a vite fait cependant de succomber aux charmes de la Riviera et ses maisons de couleur ocre, rose ou safran. Maîtrisant la technologie numérique (ah, ces jeunes !), elle « travaille » même en direct la teinte de certains de ses clichés qui rappellent les pellicules Ferrania des années cinquante et le fameux pigment inventé deux siècles après la mort du célèbre peintre maniériste italien Paul Véronèse, « ce vert glauque et prasin, vert idéal et fabuleux, où l’outremer domine et que les peintres appellent vert Véronèse » comme écrivait Théophile Gautier dans son Histoire de l’Art dramatique.
Sur les lungomare (promenades sur le front de mer), en cette heure encore matinale, seul, quelques joggers friqués s’époumonent, branchés à leurs oreillettes, le long des rangées de cabines, parasols et chaises longues des plages privées passées au râteau par les maîtres nageurs. Se passent-ils en boucle le grand succès de Gino Paoli dans les années sixties ? Sapore di sale, sapore di mare, saveur de sel, saveur de mer que tu as sur la peau, que tu as sur tes lèvres quand tu sors de l’eau et que tu viens t’étendre près de moi … j’arrête là eu égard à ma désormais jeune voisine !
Les attractions, personnages grotesques et animaux qui peuplent inévitablement les promenades me renvoient à Fellini il maestro et l’éblouissante et poétique scène finale de son film Huit et demi où acteurs et figurants forment une ronde en dansant aux accents de la musique sautillante de Nino Rota. Retour aux origines du cinéma comme spectacle de foire …
« Papy, tu parles du Moyen-Âge ! », l’adolescente s’intéresse plutôt au ballet de Fiat et Vespa partant vers les bureaux et usines, … et moi, aux montures magnifiques des cyclistes qui filent bon train le long de la corniche.
Bianchi, Coppi, Bartali, Girardengo, Legnano, Campagnolo, Colnago et … Milano-Sanremo ! Tant pis pour elle (et tous ceux réfractaires à la chose pédalante), je vais vous conter la Primavera en été, ainsi surnomme-t-on la plus prestigieuse des classiques cyclistes italiennes, disputée au printemps depuis plus de cent ans. Longue de près de trois cents kilomètres, elle emprunte sur la moitié de son parcours, la Via Aurelia, en bordure de mer. Un monument du cyclisme et du sport en général auquel de nombreux cyclotouristes rendent hommage quotidiennement. Et aujourd’hui, plus que jamais, ils ont tous en eux quelque chose de Nibali qui a remporté, la veille, sur les Champs-Élysées, le Tour de France.
L’Italie s’est vêtue de jaune. Même la Gazzetta dello sport, le plus ancien quotidien sportif de la péninsule, traditionnellement imprimée sur du papier rose (d’où la couleur du maillot de leader du Giro qu’elle organise), s’est parée d’une couverture bouton d’or à la gloire du « requin de Messine », le surnom de Vincenzo Nibali.
Dans les années 1950-1960, la Riviera et la Côte d’Azur française constituaient pour les coureurs, des terrains d’entraînement privilégiés, compte tenu du relief et de la clémence du climat, afin de préparer leur saison. Les magazines spécialisés regorgeaient alors, à la fin de l’hiver, de photographies de champions vêtus de pulls à grosses cotes, de pantalons golf et hautes chaussettes de laine.
Ce matin, la traversée du long chapelet de stations balnéaires me rappelle que les premières compétitions de la saison se déroulaient dans le coin, telles Gênes-Nice, Nice-Alassio et le Trofeo de Laigueglia (qui existe toujours en février).
L’intensification de la circulation automobile et la mondialisation font qu’à l’ère des jets, le calendrier international débute désormais en Afrique du sud, Australie et les Émirats arabes !
Permettez que, l’espace de quelques lignes, je franchisse la frontière et évoque la mémoire de Louis Nucera, écrivain niçois à la plume généreuse et brillante (Prix Interallié et Grand Prix de littérature de l’Académie française). Il raconta son amour de la petite reine dans Mes rayons de soleil et comment il tomba en pâmoison devant elle.
« Mon grand-père, qui était maçon et adroit de ses mains, peuplait des crèches pour moi. Il pétrissait, je me régalais de voir la terre moelleuse prendre forme sous ses doigts. Tantôt il mettait les petits bonshommes et les animaux modelés à sécher au soleil ; d’autres fois, il les plaçait, à feu doux, dans le four de la cuisinière en fonte de la maison, près de l’évier. Il ne restait qu’à les colorier, les harnacher ou les vêtir selon les canons de la mode des temps anciens.
– Nous sommes tous de la même argile, disait-il d’un ton pénétré …
– Par ta faute, ce gosse ne quittera jamais l’enfance, pestait ma grand-mère.
… Le comble fut atteint le soir de Noël où elle découvrit l’apparition de bicyclettes dans la crèche. Elle n’en crut pas ses yeux. Paysans et bergers se rendaient à Bethléem en vélocipède ! Même Gaspard, Melchior et Balthazar suivaient l’étoile en des trains dont l’Évangile ne font pas état. Pour me complaire, grand-père les avait affublés de casaques qui les apparentaient à des coureurs cyclistes. Il les avait rebaptisés. L’un se prénommait André, l’autre Antonin, le troisième Roger, à l’instar de Leducq, Magne et Lapébie, trois valeureux de haute pédalée. Une banderole portant l’indication ARRIVÉE était tendue au-dessus de la sainte étable.
– C’est un outrage à la religion ! s’écria grand-mère, prête à joindre des patenôtres à l’emportement …
… Elle songea alors à la bicyclette qui encombrait l’appartement (comme les autres jours de l’année d’ailleurs) en ce mois de juillet 1928 où je naissais. Elle était de marque Alcyon, la même que chevauchait un Luxembourgeois, Nicolas Frantz, qui, cet été-là, venait de gagner l’étape du Tour de France à Nice, devant un public accordé dans l’exaltation. Autant avouer qu’un peu de sacré s’était coulé en elle. Fiche-t-on le sacré à la cave à moins de la transformer en crypte ? Grand-père, propriétaire du noble engin, ne le concevait pas. Comme il n’admettait pas qu’au repos, les pneus touchassent le sol. Conséquence : tenu sous la selle et au guidon par quelques maillons de chaîne accrochés à deux pitons plantés au plafond, l’Alcyon, en majesté, se balançait au-dessus du plancher, dans le corridor. Déclarer que la rencontre avec cet oiseau d’acier était toujours présage de paix et de sérénité serait duper. Surtout quand un membre de la famille se heurtait à une pédale ou aux papillons serrant la roue. « C’en est assez ! C’en est trop ! » On écumait. Cependant, élevée tel le saint-sacrement, la bicyclette demeurait. »
Le grand-père mourut et, pour son dernier voyage, voulut emporter les trois mages vélocipédistes. Voilà comment on est vacciné pour la vie avec un rayon de bicyclette !
À l’approche de la soixantaine, Louis Nucera souhaita refaire, à vélo, le parcours du Tour de France 1949 (4 813 km) gagné par cet être de tragédie qui fascina Curzio Malaparte et Dino Buzzati : Fausto Coppi. C’est cette odyssée qu’il raconte dans ses Rayons de soleil. Comme l’a fait un de mes lecteurs, en créant un blog Mon Tour de France 1959, où il nous offre son carnet de route en parcourant toutes les étapes de la grande boucle disputée l’année de sa naissance et remportée par l’Aigle de Tolède Federico Bahamontès. Beaucoup moins ambitieux, je devrais, un jour, parcourir les cent quarante kilomètres du Grand Prix des Nations 1953, une célèbre course contre la montre aujourd’hui disparue, à l’occasion duquel mon idole Jacques Anquetil se révéla à la planète vélo.
Louis Nucéra n’est plus, victime de son amour du vélo et surtout d’un chauffard qui le renversa mortellement alors qu’il randonnait dans la banlieue niçoise. Ce matin, je pense à lui à chaque fois que je dépasse un cycliste assouvissant sa passion.
Arriva Coppi ! Mon affection pour la Primavera remonte sans doute à la lecture du livre éponyme de Pierre Chany qui évoque justement l’édition 1946 de Milan-San Remo :
« Percé dans la muraille, cinq cent mètres au-dessus du niveau de la mer, le tunnel du Turchino relie l’humidité du Val d’Orba aux fumées noires de Voltri. Derrière ces fumées, la mer. D’où que l’on vienne, de la Riviera ou de la Lombardie, de Varazze ou de Milan, on accède à ce lieu par une route de montagne obstinément filiforme et plus hésitante que la marche d’un ivrogne. Situé dans l’arrière-pays génois, à mi-chemin entre Milan et San Remo, le passo del Turchino a perdu de son utilité pratique depuis la construction d’une autoroute qui accueille les « dix tonnes » et séduit la topolino (voiture de petite cylindrée), mais il reste un lieu de pèlerinage et figure le point fixe du sport italien. Une fois l’an, le jour de la Saint-Joseph, l’interminable file des pèlerins s’engage sur cette route et prend position sur le flanc de la colline…
… Ce jour-là, a lieu Milan San Remo, la course la plus prisée des Italiens, qui occupe une place prépondérante dans la hiérarchie internationale du cyclisme. La conjonction de ces deux événements, Milan-San Remo d’abord, la Saint-Joseph ensuite, explique ce rassemblement populaire au cœur d’une montagne austère dépourvue de véritable attrait touristique. Les Italiens appellent Milan-San Remo la Primavera, la course de printemps et, le jour de cette fête, l’Italien ne travaille pas. Les privilégiés qui habitent dans les parages des lieux saints affluent par dizaines de milliers tandis que les déshérités des Abbruzzes, ou de la lointaine Calabre, s’installent devant les postes de radio et de télévision, non sans maudire le sort qui les a fait naître si loin du Turchino, et tous, absolument tous, attendent, souhaitent, espèrent la victoire d’un Italien.
Ce tunnel du Turchino est de dimension modeste, tout juste cinquante mètres, mais le 19 mars 1946 il prenait des proportions exceptionnelles au regard du monde. Il était long de six années, et les ténèbres y régnaient car la paix qui se laisse souvent prendre de vitesse n’avait pas encore rétabli l’électricité. On signalait des observateurs étrangers mêlés à la foule des pèlerins. Ils attendaient avec une curiosité inquiète que le trou noir leur livra des secrets d’État jusqu’alors défendus par la censure de guerre, et quelques raisons majeures susceptibles de rallier à l’amitié des peuples un instant séparés.
Un grondement se fit entendre à l’intérieur des six années et, dans l’instant, apparut au grand jour une voiture de couleur olivâtre qui soulevait sur son passage un nuage de poussière blanche, de cette polvere poudreuse des anciennes routes italiennes qui irrite les paupières. Debout dans la voiture, et rigides comme des mannequins, deux policiers agitaient frénétiquement leurs bâtons de signalisation, sorte de pelles à tartes, rouges sur le côté pile, verte sur le côté face. Une seconde voiture souleva encore de la poussière, puis une autre, et encore une autre jusqu’au moment où il devint impossible de les compter. Des motocyclistes vêtus de cuir, avec de gros yeux noirs qui les faisaient ressembler à des monstrueux têtards, se faufilaient entre les véhicules à quatre roues, comme les gosses dans les jambes des grandes personnes à l’entrée d’une baraque foraine. Enfin le silence succéda au vacarme. Une dernière voiture sortit du tunnel avec une lenteur majestueuse, surprenant la vigilance des guetteurs, et les déconcertant par son pittoresque appareillage, une voiture couleur lie-de-vin. Au-dessus du toit, un tronc muni de bras articulés commandait aux pèlerins de laisser le champ libre. Ce tronc avait un prénom et un nom : Giuseppe Ambrosini, le pape de la secte italienne du cyclisme. Un rictus empoussiéré apparaissait sous une casquette blanche à la portière du dessous, et ce rictus hurlait à l’adresse du peuple assemblé une formule magique qui jetait chaque destinataire dans les transes, et le faisait bondir aussitôt comme un lion piqué au fer rouge :
« Arriva Coppi ! » annonçait le messager. Cette révélation que seuls les initiés avaient pressentie fila aussitôt vers la vallée, rebondissant d’un rocher sur l’autre, s’échappant d’entre deux lèvres pour s’engouffrer immédiatement dans une trompe d’Eustache : « Arriva Coppi ! Arriva Coppi ! » répétait la rumeur ; avec l’accent tonique sur la première voyelle du nom.
Et Coppi arriva, très vite, beaucoup trop vite au gré des photographes. Il avait les jambes fines, démesurément longues, le buste court, la tête enfouie dans les épaules, l’œil globuleux, et la bouche en appel d’air dans un ensemble paradoxalement harmonieux. Le héron paré des couleurs italiennes, haut perché sur une selle invisible, avait semé la course. Ses traits figés dans l’indifférence trahissaient moins l’effort que l’ennui, et beaucoup plus la résignation que l’enthousiasme. Mais cet étrange cavalier disparut, presque instantanément escamoté par un repli de la montagne, silhouette bizarre comme celle de cet équipage célèbre imaginé par Cervantes quatre siècles plus tôt, et dont le cavalier était, lui aussi, « de solide complexion, sec de corps, et maigre de visage … »
J’avais fait (évidemment !) le pèlerinage du Turchino lors d’un précédent embarquement à Savone. Ce tunnel mythique de la légende des cycles, inadapté au trafic moderne, est aujourd’hui désaffecté et sert de lieu de stockage de sel de déneigement pour les ponts et chaussées locaux.
Il en aurait fallu lors de l’édition de 1910 disputée dans des conditions dantesques et remportée par le français Eugène Christophe, célèbre par ailleurs pour avoir porté le premier maillot jaune attribué au leader du Tour de France, ainsi que pour avoir réparé la fourche brisée de son vélo chez un forgeron de Sainte-Marie-de-Campan au pied du col du Tourmalet. Voici ce qu’écrit avec lyrisme Michel Crépel sur le site Vélo101 :
« … Le ciel bas, le froid glacial et la tempête de neige qui sévit lors de cette 4ème édition embrument les faciès congestionnés et éberlués des suiveurs, pourtant rares à cette époque, et des organisateurs locaux. Le train de sénateurs emprunté pour la circonstance par le serpentin humain n’en est que plus irrationnel. Ainsi, se faufile-t-il cahin-caha, en ordre presque martial jusqu’aux contreforts machiavéliques du Turchino. À l’approche de celui-ci, dans ce paysage d’une austérité alarmante et d’une désolation sans nom, le blizzard a redoublé d’effroi et la température avoisine l’insupportable. Le mercure enregistre alors une descente vertigineuse vers le néant, ce même néant qui transpire dans le subconscient, fragilisé à l’extrême, de ces « gladiateurs de l’apocalypse ».
L’ascension du col, ultime rempart avant de fondre et de rejoindre le bord de mer, est toujours envoûtée par les frimas et appréhendée par un peloton transi de façon collégiale. Les coursiers qui composent ce macabre enchevêtrement de corps désarticulés sont frigorifiés, les pieds deviennent insensibles, les jambes sont raidies et durcies par tant d’agonie et les mains sont crispées et épousent les cocottes de freins comme jamais auparavant. Eugène Christophe, quant à lui, ne fait pas exception à la règle et à l’instar de ses compagnons de galère, le Vieux Gaulois, arc-bouté sur sa monture, se bat tel un démon contre les éléments contraires. Au détour d’un lacet, le Titi Parisien saute de sa machine prestement, malgré l’engourdissement, et commence un étirement en règle. Le peloton a depuis longtemps volé en éclats et les rares coureurs qui n’ont pas encore bâchés sont désormais éparpillés au sein de ce no man’s land lunaire.
Lorsque le Français franchit enfin le tunnel qui délimite le sommet du Turchino, la chaussée est absente car abondamment enneigée. Par endroit, des couches de poudre blanche de vingt centimètres rendent caduque tout acheminement raisonnable. Il devient irréel de progresser à bicyclette. Christophe souffre le martyr, le froid le tenaille et les crampes commencent à diligenter leurs poisons dans son organisme passablement entamé et soumis à rude épreuve. Son estomac est victime de maux terribles et cruels dus à la malnutrition. La plupart du temps, à pied, il converge, aveugle, vers une destinée incertaine. Las, adossé à un rocher salvateur, le Vieux Gaulois attend. Qu’attend-il ? Il n’en sait fichtrement rien ! Toujours est-il qu’à un moment donné, il subodore plus qu’il n’aperçoit une ombre dans cette Sibérie alpine. Cette ombre se libère imperceptiblement de sa chape opaque et ses contours apparaissent, enfin, rassurantes.
« Gégène » hèle alors à pleins poumons ce sauveur venu du diable vauvert. L’inconnu, paysan hirsute, conduit l’infortuné coursier jusqu’à une auberge bienvenue où le tenancier du lieu le fera se dévêtir afin de sécher ses vêtements souillés et trempés. Enroulé dans une couverture de laine, généreusement offert par son hôte providentiel, le Vieux Gaulois, de nouveau guilleret, ingurgite, engloutit même, un grog bouillant. Rasséréné et gonflé à bloc par cette obole improbable quelques instants auparavant mais ignorant tout de la situation de la course, le Français, tel un grognard lors d’un remake de la campagne d’Italie, chevauche pour la énième fois sa monture, rejoint le bord de mer et file ardemment et vaillamment vers San Remo.
À 25 printemps, Eugène Christophe remporte cette Primavera d’anthologie. Quatre rescapés seulement se présenteront sur la Via Roma, terme de cette course hallucinante. Un mois de soins dans une clinique lui seront nécessaires pour recouvrer l’intégralité de ses membres endoloris et deux longues années pour retrouver la plénitude de son potentiel initial. »
La première édition de Milan-San Remo, disputée sous la pluie en 1907, avait souri à un autre Français, Louis Mazan dit Petit-Breton, vainqueur au sprint, sur sa bécane Bianchi (!), de son compatriote Gustave Garrigou. Deux patronymes qui fleurent bon la bonne vieille France du terroir.
J’ai déniché quelques actualités de ces temps héroïques. Nous sommes en 1922 : un mois auparavant, l’Assemblée constituante de Fiume était renversée par un coup d’État fasciste ; à la fin d’octobre, le roi Victor-Emmanuel III allait nommer un certain Benito Mussolini président du Conseil d’Italie !
Si ce n’est le noir et blanc et le tremblé des images, on se croirait presque dans quelques séquences du film Les Cracks dans lequel Jules Auguste Duroc alias Bourvil tente de remporter la course cycliste Paris- … San Remo (voir billet du 5 septembre 2012). Pour la petite histoire du Cinéma, l’arrivée dans la station phare de la Riviera fut tournée au stade du Fort Carré d’Antibes.
Ces images émouvantes du temps de nos arrières grands-pères annonçaient peut-être le néoréalisme, cet extraordinaire courant cinématographique italien qui apparut à la fin de la seconde guerre mondiale : Le voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, La Strada et Il Bidone de Federico Fellini … !
Ce dernier titre signifie en argot l’arnaque et n’a donc aucun rapport avec la célèbre anecdote de l’échange du récipient d’eau entre Coppi et Bartali (évoquée dans le même billet du 5 septembre 2012). Par contre, j’ai souvenir, gamin, qu’avec mes parents, on se bidonna bien d’un bidonnage d’une modeste course cycliste d’amateurs, lors d’un de nos voyages en Italie. Loin des regards, les coureurs musardaient dans la campagne, abusant de poussettes et se tenant aux scooters, avant d’effectuer un simulacre de course en se déchaînant dans la traversée des villages devant un public de tifosi crédules. Combinazione !
La Primavera est un prétexte à une échappée belle, une respiration, la première expression d’un week-end à la campagne en fuyant la fraîcheur et les brumes lombardes de mars pour la lumière, les couleurs, la douceur et enfin le bleu de la mer de la côte Ligure.
Le temps m’est malheureusement mesuré, un comble en vacances, j’aurais aimé m’arrêter quelques instants devant le Muretto d’Alassio :
L’idée originale de ce mur d’un jardin public vint d’un peintre local qui souhaita lui donner un soupçon de grâce en y appliquant des carreaux de grés de formes et couleurs variées avec les signatures imprimées des célébrités de passage dans la station.
À la suite d’Ernest Hemingway, le premier signataire en 1951, le muretto devint un véritable album d’autographes en plein air. Fausto Coppi, Gino Bartali et Alfredo Binda, icônes du cyclisme transalpin, y côtoient ainsi des célébrités aussi diverses que Jacques Prévert, Jean Cocteau, Louis Armstrong, le clown Grock, Raf Vallone l’Obsession de Michèle Morgan, et aussi Anita Ekberg, mon obsession dans la scène de la Dolce Vita dans la fontaine de Trevi à Rome.
Laigueglia, Diano Marina, Imperia, on passe de l’une à l’autre de ces cités balnéaires, en sauts de puce avec les ascensions de la célèbre trilogie des capi : Capo Mele, Capo Cervo et Capo Berta. Au sommet de ce dernier, en retrait de la route, un petit mémorial rend hommage à trois « monuments » du cyclisme italien : les campionissimi Costante Girardengo, six fois vainqueur à San Remo dans les années vingt, Gino Bartali quatre fois victorieux, et Fausto Coppi (trois succès). Une messe y est dite en cette occasion. Oui le cyclisme est une religion en Italie.
Pour anticiper l’éventuel ras-le-bol de mes passagères sur mes considérations vélocipédiques, toutes fenêtres ouvertes, je glisse dans le lecteur de CD un des immenses succès d’Eros Ramazzotti qu’il présenta au Festival della canzone italiana di Sanremo en 1985.
Ouf ! Subjuguées, je peux poursuivre ma Storia importante de la Primavera.
Donc, autrefois, cette succession de capi opérait une certaine sélection dans le peloton. Mais après que les sprinters stranieri (étrangers) eussent imposé leur loi trop souvent au cours des années 1950, les organisateurs envisagèrent d’inscrire d’autres difficultés dans le final du parcours, en dénichant quelques « raidards » dans les collines surplombant la côte.
Bien qu’elles soient impressionnées par le style racé d’une cyclotouriste cinquantenaire, je n’impose pas à mes deux passagères de la suivre et de faire le détour par la montée de la Cipressa vers le joli village éponyme perché.
Par contre, vous n’échapperez pas à un moment de pur romantisme : je vous propose d’accompagner la chevauchée, au milieu des serres de fleurs et des oliviers, de Marco Pantani en 1999 sur l’émouvante chanson Tradimento e perdono (Trahison et pardon) d’Antonello Venditti.
Venditti est un compositeur interprète très populaire en Italie pour ses textes abordant des thèmes de société comme le prolétariat et l’émigration. Ici, il dédie sa chanson à son ami footballeur, ancien capitaine du club de la Roma, Agostino Di Bartolomei, qui se tira une balle dans le cœur, une semaine après la défaite de son équipe en finale de la Ligue des Champions 1984. Il y associe deux autres personnages connus, le chanteur Luigi Tenco et donc Marco Pantani qui connurent un même destin tragique.
« …Mi ricordi di Marco e di un albergo
nudo e lasciato li
era San Valentino l’ultimo arrivo
e l’hai tagliato tu
questo mondo coglione piange il campione
quando non serve piu
ci vorrebbe attenzione verso l’errore oggi sarebbe qui
se ci fosse piu amore per il campione oggi saresti qui … »
Quelques mois avant cette journée lumineuse, le Pirate, ainsi le surnommait-on avec son bandana, avait réalisé le rare exploit de remporter, la même année, Giro d’Italia et Tour de France. Plus encore, il avait sauvé du naufrage médiatique, par ses performances prodigieuses, la grande boucle complètement discréditée par le scandale de l’affaire Festina (vous vous souvenez de Virenque dopé à l’insu de son plein gré !).
Quelques semaines après, à Madonna di Campiglio, le 5 juin 1999, la veille d’une nouvelle victoire certaine dans le Tour d’Italie, au petit matin, une équipe médicale de l’Union cycliste Internationale débarqua à l’improviste dans les hôtels où séjournaient les coureurs pour contrôler leur taux d’hématocrite (taux de globules rouges dans le sang). Dans cette opération expédiée au pas de charge, l’ensemble des coureurs fut déclaré apte à poursuivre la course sauf un : Marco Pantani, immédiatement exclu de l’épreuve.
Ce jour-là, Marco cessa d’être Pantani et passa du rang de héros à celui de paria, c’est le sens de la chanson de Vendetti. L’excellent journaliste Philippe Brunel a écrit un ouvrage très sérieux sur la déchéance du champion qu’on retrouva mort d’une overdose, dans une résidence de Rimini, le 14 février 2004 (San Valentino l’ultimo arrivo !)
Il y a quelques semaines, la justice italienne a rouvert l’enquête sur les circonstances de la mort du Pirate qui pourraient être beaucoup plus troubles.
Nous voilà dans les faubourgs de San Remo ! J’ai préparé mes voisines à l’inéluctable, à l’incontournable, faisant mienne la recommandation d’Alfred de Vigny (Les Destinées) reprise en épitaphe par Pierre Chany dans son livre Arriva Coppi : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ».
Pour la première fois, et sans doute, l’unique fois de ma vie, je m’apprête à découvrir le Poggio.
- Quèsaco Poggio ?
– Géographiquement parlant, pas grand-chose : une colline culminant à 169 mètres d’altitude, couronnée en son sommet par un hameau du même nom. On y accède par une montée longue de 3, 650 kilomètres avec une déclivité moyenne de 3,7%.
– OK, et alors ?
– Alors … Dussiez-vous douter de ma santé mentale, je vous explique : au même titre que la tranchée d’Arenberg dans Paris-Roubaix (billet du 15 avril 2011), le col de l’Izoard dans le Tour de France (billet du 9 juillet 2009), celui du Perjuret dans les Cévennes où Roger Rivière acheva sa carrière dans un ravin (billet du 23 juin 2009), le Mont Ventoux en Provence fatal à Tom Simpson, le Poggio di San Remo appartient à la légende des cycles. Et même si des côtes comme ça, il en existe des milliers en France et en Italie, celle-ci est mythique, et celui qui prend la tangente à droite, après la petite église de Bussana, commence l’ascension vers un petit paradis cycliste.
Justification implacable qui laisse muettes mes passagères ! D’ailleurs, à l’écart de mes délires vélocipédiques, elles sont loin d’être insensibles au charme de cette petite route sinuant entre les serres de fleurs vidées de leurs œillets en cette saison, les oliviers, les palmiers, les citronniers, et les gros réservoirs d’eau destinés à l’irrigation des cultures en terrasses. Chaque épingle à cheveux constitue un belvédère avec une vue vertigineuse sur la mer toute bleue ou des échappées sur les jolis villages perchés en haut des collines alentours.
J’ai toujours imaginé que les paysages d’Italie étaient l’œuvre d’artistes.
La circulation y est rare en ce lundi, et le lieu est essentiellement rendu à l’indicible légèreté de l’être cyclotouriste dans sa conquête du Graal, le Poggio !
C’est en 1960 que les organisateurs, inquiets de la tournure ennuyeuse prise par leur épreuve, décidèrent de placer cet obstacle supplémentaire, à proximité de l’arrivée à San Remo.
Leur initiative sourit aux Francese. En effet, deux de nos compatriotes, d’ailleurs porteurs du même maillot violine de l’équipe Mercier, construisirent leur succès dans le Poggio lors des deux premières éditions avec cette difficulté. En 1960, c’est l’Ardéchois René Privat qui plaça un de ses violents démarrages qui lui valaient le surnom de Néné la Châtaigne.
Dans le court film d’actualités ci-après, à l’atmosphère toute printanière et émolliente, moderato cantabile aurait écrit Marguerite Duras, on entrevoit l’entrée dans le tunnel du Turchino ainsi que le bas du Poggio.
L’année suivante, succédant à René Privat au palmarès, un nouveau venu entre dans la carrière : Raymond Poulidor. La légende de l’éternel second était déjà mort-née !
Celle de Poupou le malchanceux faillit naître, ce jour-là, sous la forme d’un carabiniere qui, à grands renforts de mouvements de bras, l’aiguilla tout droit vers la mer, à quelques centaines de mètres de l’arrivée !
Qui sait, peut-être, pour conjurer le sort, avait-il brûlé un cierge, la veille, au magnifique Santuario Nostra Signora della Guardia (Notre-Dame de la Garde) situé, à l’entrée du hameau, à 1400 mètres du sommet.
Légende encore, la Vierge Marie serait apparue, en 1667, à Giovanni Peri, un modeste agriculteur du village de Poggio, et lui aurait demandé d’ériger une chapelle sur le site de la ferme plantée d’oliviers et de citronniers.
À cette époque, bien qu’on ne parlât pas encore d’amphétamines, de corticoïdes et d’EPO, bref de la pharmacopée des coureurs cyclistes, la population locale douta fortement des facultés mentales de Giovanni, ce qui conduisit Marie à apparaître une seconde fois. Les dons affluèrent alors, et la construction du sanctuaire fut achevée en 1671.
Ici, comme souvent en Italie, les portes de l’édifice religieux sont grandes ouvertes : pas de gardien, ni bedeau ni sacristain, pas de curé non plus à la ronde. Nostra Signora, l’enfant Jésus dans les bras, est de garde pour surveiller les éventuels « drôles de paroissiens » !
L’émotion est palpable : à l’intérieur de la chapelle déserte, nous nous recueillons tous les trois devant les riches œuvres d’art qu’elle détient.
Un tableau représente Saint Joseph sur son lit d’agonie, assisté de son épouse Marie et de son fils Jésus. Enfin … cela, c’est de l’histoire sainte : « Marie, la mère de Jésus avait été accordée en mariage à Joseph ; or, avant qu’ils aient habité ensemble, elle fut enceinte par l’action de l’Esprit Saint. Joseph, son époux, qui était un homme juste, ne voulait pas la dénoncer publiquement ; il décida de la répudier en secret. Il avait formé ce projet, lorsque l’ange du Seigneur lui apparut en songe et lui dit : « Joseph, fils de David, ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse : l’enfant qui est engendré en elle vient de l’Esprit Saint … » (Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu).
C’est ainsi qu’en Italie, Giuseppe est le patron des pères de famille et que le 19 mars, jour de la Saint Joseph, on célèbre la fête des Pères, et sans qu’il n’y ait de rapport … fut courue pendant longtemps la Classicissima Milan-San Remo !
La loi de l’audimat et la dictature des chaînes de télévision ont battu en brèche la tradition sportive.
Contiguë à la chapelle, une esplanade ombragée offre un splendide panorama sur la baie de San Remo.
Encore quelques centaines de mètres d’ascension ! Quelle surprise d’y retrouver la valeureuse cyclotouriste qui nous avait abandonnés pour grimper la Cipressa ! Changeant de braquet, elle nous gratifie d’une brutale accélération qui laisse sur place son compagnon de route. Ils nous rejoignent, bientôt, au sommet devant la trattoria au cœur du hameau de Poggio di Sanremo.
Ce n’est pas le contrôle de ravitaillement, encore que je reluque avec envie les gâteaux à la vitrine du magasin d’alimentation, en face.
Pause de dix heures à la terrasse du Monte Calvo ! Cri du cœur de la chère adolescente : « Qu’il est délicieux cet expresso ! ». En effet, en Italie, nul besoin de Georges Clooney pour déguster un excellent café. What else ?
À la table voisine, trois anciens du village commentent les nouvelles du quotidien conservateur La Stampa. Aimables et malicieux, ils devinent aisément la raison et la passion qui m’ont amené dans leur hameau. Depuis des décennies, ils voient, chaque jour, défiler des dizaines de cyclotouristes, affutés ou bedonnants, dans leurs maillots vintage à la gloire des machines à café Faema ou de la charcuterie Molteni, les tenues mythiques que porta jadis l’immense champion belge Eddy Merckx, recordman absolu de Milan-San Remo avec sept victoires. Sur cette seule épreuve, il méritait bien son surnom de Cannibale.
Ni par contradiction, ni par réflexe « montebourgien » du made in France, je vous le montre en action au cours de l’édition 1967, ceint du fameux maillot blanc à damiers de la formation Peugeot.
Spectateurs enthousiastes juchés imprudemment sur les parapets, voitures gênantes obligeant Merckx à freiner dans un des virages, c’était toute la liesse du Poggio. D’autant que ce jour-là, le champion belge dut en découdre avec un sacré trio de coureurs ritals portés par tout un peuple : Gianni Motta, Franco Bitossi et Felice Gimondi.
En décidant d’ajouter le Poggio au menu, les organisateurs nourrissaient le secret espoir de mettre un terme aux victoires des sprinters flamands sur la via Roma.
Pour leur malheur, arriva Merckx ! Sept fois en dix ans, le Cannibale se servit du Poggio à toutes les sauces, de sa montée et de sa descente, pour neutraliser, dégoûter, anéantir ses adversaires et briser le cœur de dizaines de milliers de tifosi.
J’ai tellement suivi les retransmissions de la course sur le petit écran, encore que leur qualité technique laissât longtemps beaucoup à désirer, j’avais déjà en tête avant ce matin le profil de l’ascension et repéré les endroits stratégiques.
Volontiers cocardier, la regarderont les lecteurs accros de vélo, je vous propose encore la chevauchée victorieuse de Laurent Fignon en 1989. Un petit chef-d’œuvre !
Vous survolerez la chapelle avec l’hélicoptère. Le ciel était gris sur San Remo et, encore une fois, dans le cœur des tifosi.
Il avait déjà gagné l’année précédente. J’avais beaucoup d’admiration pour ce champion plein de panache. Je garde un souvenir ému, quand il était consultant pour la télévision, de ses commentaires éclairés par sa science tactique de la course et son expérience personnelle de la Primavera, la voix brisée par le cancer qui allait l’emporter quelques mois plus tard. Forza Fignone !
Dommage qu’il soit trop tôt, j’aurais bien dégusté quelques antipasti dans la sympathique brasserie dont j’imagine l’effervescence, chaque année, le jour de la Primavera. J’aurais, qui sait, engagé la conversation avec les trois septuagénaires. Sûrement, plutôt qu’évoquer l’époque sombre des années 90 où, en raison des moyennes effarantes réalisées par des coureurs shootés à l’’érythropoïétine, l’on surnomma la fameuse côte l’EPOggio, leur aurais-je demandé leur avis sur une conversation dans un bistrot de Montmartre, entre Jean Cocteau et Curzio Malaparte. « « Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur. Les Italiens des Français de bonne humeur ». À cela, Malaparte répondit : « Je me console de savoir que la bicyclette a été inventée par un Italien de mauvaise humeur : un Français. Un Français, c’est tout de même un Latin ! Car, s’il y a au monde quelque chose qui mérite d’avoir été inventé par un Italien, c’est bien la bicyclette ! » » Imparable !
Français d’excellente humeur, je m’attarde sur la placette du hameau. La commune reconnaissante y a érigé un buste de Giovanni Marsaglia, Poggisi (habitant de Poggio) éminent.
Homme d’affaires et ingénieur, il collabora, au dix-neuvième siècle, aux constructions vitales pour l’économie ligure, de la ligne de chemin de fer Gênes-Vintimille et d’un aqueduc pour l’approvisionnement en eau nécessaire à la floriculture.
La voie ferrée du bord de mer, aujourd’hui désaffectée, est réhabilitée sur un tronçon de 24 kilomètres … en piste cyclable pour ceux qui ne verraient aucun intérêt à mon pèlerinage vélocipédique. Encore que, ils n’échapperont tout de même pas à la légende. Ils devront emprunter en effet un tunnel de 1 800 mètres, « la Milano-Sanremo Gallery », avec sous la voute, une centaine de panneaux en demi-lune racontant, photos à l’appui, l’Histoire de la Primavera !
Il est temps de descendre maintenant vers San Remo, plonger est plus exact, tant la pente est raide dès le départ de la trattoria. Le pied constamment à proximité du frein, je frissonne presque d’imaginer que les coureurs puissent atteindre sur leur frêle engin le double de ma vitesse.
Un véritable plongeon vertigineux tant, avec les lacets serrés, les virages en épingles à cheveux et les parapets un peu effrayants, on se retrouve rapidement au niveau de la grande bleue, sur le Corso Cavallotti et l’ultimo kilometro.
Je reconnais bientôt l’élégante fontaine qui ouvre sur la via Roma, devenue piétonnière, où, durant très longtemps, fut jugée l’arrivée.
Imaginez le délire lorsque, en 1974, l’italien Felice Gimondi y franchit la ligne en vainqueur avec son maillot arc-en-ciel de champion du monde, frappé de la marque Bianchi. Il s’était pour une fois libéré du totalitarisme du « merckxisme » !
Je repense encore, à cet instant, au regretté Louis Nucera : « Je l’avais vu (Fausto Coppi ndlr) à quatre reprises. D’abord, le jour de la Saint-Joseph 1946. C’était sur la via Roma. Le premier Milan-San Remo de l’après-guerre s’achevait. Un énorme concours de peuple, des frémissements, une clameur allant crescendo –« Coppi ! Coppi ! », des pétarades, des cris, une forme vêtue de bleu ciel et de blanc au milieu de la voie : « l’Insuperabile, l’Intramontabile, l’Unico ! » arrivait et confortait sa légende. Depuis la montée du Turchino, cent-quarante-cinq kilomètres durant, seul contre tous, il n’avait fait qu’augmenter son avance. Son second, un Azuréen, Lucien Teisseire, suivait à près d’un quart d’heure. Bartali, que des séraphins devaient soulever dans ce fameux Turchino afin qu’il survolât l’obstacle- un envoyé du ciel sur terre l’avait annoncé à un mage, selon les journaux- terminait à vingt-cinq minutes. »
J’ai vu Coppi en chair et en os dont une fois, ceint de son maillot arc-en-ciel, juché sur les épaules de mon papa, lors d’un Critérium des As autour de l’hippodrome de Longchamp.
En ce jour historique (pour le cyclisme) de mars 1946, aussitôt après que Fausto fût arrivé, le radioreporter annonça au studio et à ses auditeurs: « En attendant les autres concurrents, envoyez la musique de danse ! »
Ce n’est sans doute pas un hasard si cette chanson fut un grand succès de Dalida. Son auteur et interprète, ici, s’appelle Luigi Tenco, le Luigi auquel Antonello Venditti rend hommage avec Marco tandis que Pantani monte le capo de la Cipressa. Tenco la présenta au célèbre Festival della canzone italiana di San Remo en janvier 1967.
Le verdict est pour lui une véritable humiliation : 38 voix seulement sur 900. On le retrouve le lendemain matin, dans sa chambre de l’hôtel Savoy de la ville, baignant dans son sang, et ayant laissé un mot étrange et vengeur. La police retient hâtivement la thèse du suicide. Dalida, avec laquelle on lui prête une idylle réelle ou fantasmée ( ?), remonte précipitamment sur Paris et tente de mettre fin à ses jours quelques semaines plus tard.
Dans son livre documentaire La nuit de San Remo, le journaliste sportif Philippe Brunel, déjà auteur de Vie et mort de Marco Pantani, relève, encore une fois, de multiples anomalies dans l’enquête judiciaire, tendant à mettre en doute l’hypothèse trop simple du suicide. « Le livre se transforme en enquête sur Tenco lui-même, personnage assez fascinant ; cultivé, révolté, littéraire, grand admirateur notamment de Pavese, joueur de saxo, intègre (« un baladin en costume blanc dans un commerce de charbon », dit – superbement – un témoin) parlant le grec et le latin, en lutte contre le système – une espèce de Paul Nizan au pays du hit-parade. »
On ne va pas se quitter sur cette note tragique, n’est-ce-pas ?
Du Poggio à la Pioggia, il n’y a que deux lettres de différence, et c’est l’occasion d’écouter un grand succès de Gigiola Cinquetti qu’elle présenta au festival de San Remo 1969.
« La pioggia non bagna il nostro amore
quando il cielo è blu.
La pioggia, la pioggia non esiste
se mi guardi tu.
Butta via l’ombrello amor
che non serve più,
non serve più, se ci sei tu.
Il termometro va giù,
il sole se ne va,
l’inverno fa paura a tutti, ma
c’è un fuoco dentro me
che non si spegnerà.
Lo sai perché? … »
« La pluie ne mouille pas notre amour lorsque le ciel est bleu, la pluie n’existe pas si tu me regardes, le thermomètre descend, le soleil est parti, l’hiver fait peur à tous, mais il y un feu à l’intérieur de moi qui ne s’éteint pas … »
Eh bé ! Elle avait grandi la sage jeune fille vainqueur du concours Eurovision, le 21 mars 1964 (presque le jour de la saint Joseph). Il est vrai qu’à l’époque de Non ho l’età, elle n’avait pas l’âge de … !
En route vers la frontière !
Quand on part de bon matin
Quand on part sur les chemins
De Milano Sanremo à vélo
Nous sommes quelques bons copains
Y a Marco et y a Fausto
Y a Eddy et puis Laurent
Et le Poggio …
J’arrête, je ne voudrais pas que la pioggia troublât cette matinée lumineuse!