Archive pour juillet, 2014

Ici la route du Tour de France 1964 ! (2)

Pour lire la première partie du billet: http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/11/

Le Tour de France 1964 n’a plus qu’une semaine à vivre. Je vous avais promis un grand millésime. Pour le moment, je le concède, il n’a pas cassé des manivelles de pédalier. Déçus de mon premier billet, patience, ça arrive.
On s’est quitté lors de la journée de repos dans la principauté d’Andorre. En fait, elle ne fut pas de tout repos pour certain, à en croire l’écrivain Christian Laborde, « frère de race mentale » de Claude Nougaro. À défaut de les entendre, lisez ses Vélociférations slameuses sur la route de Toulouse, ô Toulouse !
« Nous sommes le dimanche 3 juillet 1964, à Andorre, c’est l’étape de repos. Anquetil refuse de quitter sa chambre, il dit je vais mourir. Il ne fait que répéter ce que le mage Béline a prédit et écrit dans la presse une semaine avant le départ du Tour : Jacques Anquetil mourra dans les Pyrénées du côté d’Andorre.
Donc, Anquetil claquemuré dans sa piaule, déprimé à mort : ne rien faire, ne voir personne.
Le téléphone sonne dans le hall de l’hôtel. C’est pour Géminiani. Un journaliste de Radio-Andorre lui rappelle qu’il est invité au méchoui, le méchoui de Radio-Andorre, sangria and Co. Tu viens ? J’arrive, tu penses bien. ET Gem file dans la chambre de Jacques. Jacques, ça te dit un dégagement ? Quel genre de dégagement ? Un méchoui, Jacques. Tu viens ? Évidemment que je viens …
Et Jacques se régale, c’est l’Alambic : rognons, mouton, litrons, sangria ! Scène incroyable : un vainqueur possible du Tour, à fond les ballons, à fond dans le mouton, les côtelettes et le litron, se rit de la diététique, de la récupération, de la préparation.
Et pendant ce temps, les rivaux qu’est-ce qu’ils font ? Ils font ce que doit faire tout champion durant la journée de repos : ils roulent. Poulidor roule, Bahamontes roule, Jimenez roule, Henry Anglade roule.
Ils roulent et ils sont vexés, furieux, furax : faut-il qu’Anquetil nous prenne pour des billes pour aller ripailler au lieu de s’entraîner. Il va voir ce qu’il va voir, le blondinet, le mec à la mèche pareille à celle de Johnny Hallyday.

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Ce qu’il doit voir, le lundi 4 juillet, il le voit tout de suite, Anquetil. Raymond Poulidor, Federico Bahamontes et Julio Jimenez attaquent ensemble dès le pied du col d’Envalira.
C’est pas le Tourmalet, OK, mais c’est 27 bornes.
Devant, ils sont trois, et c’est le gratin des pentes : Poulidor, Jimenez, Bahamontes. Et ils envoient du bois ! Et ils envoient du steak ! Et ils sont aériens ! Et ils se relaient !
Derrière, ils sont très nombreux sur le vélo d’Anquetil. Sur le vélo d’Anquetil, il y a Anquetil, le méchoui, les rognons, le mouton, la sangria dans les verres ballon.
Jacques est blanc. Blanc comme un linge. Comme une feuille de format A4 dans le bac de la photocopieuse. Blanc de chez blanc. Malade à mort.
Le sommet est encore loin, et l’ardoisier lui indique que son retard sur le trio de tête atteint déjà les deux minutes.
Anquetil va-t-il abandonner ? C’est la question que se posent les journalistes, les motos qui l’entourent.
Anquetil, il monte le col à deux à l’heure, épaulé par son équipier Rostollan. Rostollan se porte à sa hauteur, glisse son coude sous le coude de Jacques afin de le soulager, de le hisser sur quelques mètres.
Le retard d’Anquetil est maintenant de 3 minutes. Il atteint les 4 minutes quand Jacques parvient au sommet. Au sommet, il y a un épais brouillard. Jacques va-t-il abandonner ? Jacques va-t-il mourir comme l’a prédit le mage Béline ?
Géminiani au volant de sa voiture se porte à la hauteur de Jacques et lui tend un bidon rempli de champagne Brut. Il lui dit : « Bois ça, Jacques, et si tu dois crever aujourd’hui, que ce soit devant ! »
Anquetil avale le bidon et se jette dans la descente, dans le brouillard.
Mesdames et messieurs, regardez Anquetil, regarder la machine IBM ! Anquetil fonce dans le brouillard, calcule ses trajectoires en se repérant aux feux stop des voitures. Jacques Anquetil fait du ski en plein brouillard, se prend pour Isabelle Mir.
La descente terminée, il est revenu sur un groupe d’échappés. Le soleil est là, l’Alambic a tout digéré, la sangria, le mouton, les verres ballon, les rognons, et très vite Raymond Poulidor est en ligne de mire, et voici, mesdames et messieurs, le Réacteur ! … »
Comme dans une course à l’américaine, Abel Michea prend le relais de Christian Laborde :
« Ah, quelle poursuite, mes aïeux. J’aime autant vous dire que chez les suiveurs, c’était la polka des trotteuses. Tous les chronomètres fonctionnaient, et comme suspense, c’était particulièrement bien organisé … Une minute vingt secondes, ils se rapprochent … Une minute quarante, ils reperdent du terrain … Mais dans l’ensemble, les poursuivants grignotaient tout doucement l’avance des fuyards. Là, tout le monde y allait, mais Poulidor était le plus généreux de tous. Ah, on lui reprochait de ne pas attaquer ? Eh bien, il attaquait, superbe, sans compter …
Les suiveurs, debout dans les voitures, sur les motos, la main au-dessus des yeux, étaient autant d’amiraux sur la dunette … Ceux qui avaient projeté, dans la caravane, d’aller se taper en douce un cassoulet ou une truite de l’Ariège, devaient se contenter de bouffer de la poussière, parce que ça allait terriblement vite. Et, j’en ai vu des spectateurs sur le bord de la route qui, l’appareil photo en main, ont cru fixer sur leur pellicule les traits tirés d’Anquetil, le visage résolu de Georges Groussard, et qui, quand leur film sera développé, ne retrouveront que … la voiture de monsieur le directeur de la course.
On continuait d’additionner les secondes. À Notre-Dame-de-Sabart, au 87e kilomètre, il y en avait soixante. Puis 55 deux kilomètres plus loin … On traversa Foix en trombe … « Il était une fois dans la ville de Foix, un bonhomme qui avait les foies … » Il s’appelait Geminiani, ah qu’il a dû regretter à ce moment son comptoir de la place de Jaude, et comme il a dû penser à cette vaine poursuite qu’il livra, en 1958, à Gaul dans la vallée de l’Isère.
Mais dans la vallée de l’Ariège, « son » Anquetil n’était pas seul. Enfin, pas seul à chasser, car du point de vue de ses équipiers, il n’en avait pas un à ses côtés. Mais son sort était fort heureusement lié à celui de Georges Groussard, fortement épaulé par ses copains, lui … Et un peu après Faoure, au 114e kilomètre, les poursuivants rejoignaient leur gibier. Poulidor fit la moue, Anquetil respira, Gem s’épongea … »
Mais on n’était pas au bout de nos émotions :
« La route, gentillette, se promenait sous les platanes. Un vent léger caressait les grands maïs. Depuis un moment, Antonin Magne surveillait Poulidor. Il avait une roue voilée. « Il faut changer de vélo, Raymond. » Poulidor fit non de la tête. Pourtant, il restait encore vingt-huit kilomètres. Ça pouvait s’aggraver. Il fallait profiter du calme. À contre cœur, Poulidor s’arrêta. Il était fatigué par sa folle équipée du matin. Il était un peu nerveux. Il remonta à vélo, poussé par son mécano. Déséquilibré, il chuta … Le petit groupe du maillot jaune (et d’Anquetil) était déjà à 200 mètres quand Poulidor repartit. Robert Poulot attendit son chef de file, mais il était cuit le Poulot, et Raymond l’oublia sur la route …
… Alors, Poulidor, la rage au ventre, vit ses espoirs s’effondrer. La fatigue, le moral … Seul sur la route, il peinait. C’était écœurant cette poisse noire. Il était désemparé, vidé, au bord des larmes. Et quand se retournant, il vit arriver le gros peloton, les larmes perlèrent … »
Et Laborde de conclure : « Anquetil qui au sommet d’Envalira avait 4 minutes de retard sur Poulidor, franchit la ligne d’arrivée à Toulouse avec 2 minutes d’avance … Anquetil c’est Anquetil ! Point barre. »

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L’expression de la Rome antique n’avait jamais été aussi signifiante, pour Anquetil, le Capitole (de Toulouse) avait succédé à la Roche (d’Envalira) Tarpéienne.
Que n’écrivit-on pas sur ces péripéties peut-être décisives pour la victoire finale ? Un demi-siècle plus tard, des vieux militants des partis Poulidoriste et Anquetiliste, aux cheveux grisonnants ou rares, se perdent encore en exégèses aussi futiles qu’inutiles. Enfin, surtout les inconditionnels du champion limousin car … Anquetil, c’est Anquetil, point barre !
Il paraîtrait que, dans sa terrible défaillance, Anquetil avait bénéficié de poussettes illicites dans l’ascension du port d’Envalira, deux ou trois selon le clan Saint Raphael, beaucoup plus évidemment selon l‘équipe Mercier, combien selon les organisateurs? Ils tranchèrent en sanctionnant Anquetil de quinze secondes de pénalisation.
Il semblerait aussi que la règle admise par tous qu’on ne fasse pas barrage derrière un coureur accidenté, fut bafouée. Raphaël Geminiani et Maurice De Muer, directeur sportif du groupe Pelforth-Sauvage-Lejeune, l’équipe du maillot jaune Groussard, s’empressèrent de bloquer les motos et les voitures  suiveuses  derrière Poulidor  qui se retrouva isolé, le nez dans le vent et l’amertume au cœur. Même Jacques Goddet, le directeur de la course, en convint plusieurs années après.
Mouais ! On pourrait conclure aussi : Poulidor, c’est Poulidor, point barre !
Antoine Blondin, plus enclin à nous parler de Dalida qui chante tous les soirs sur le podium d’Europe n° 1, traite la question de manière lapidaire :
« Nous avons sans doute assisté, hier, à l’étape la plus poignante de ce Tour de France. L’ascension, la descente, le plat, se sont conjurés pour nous offrir un festival de toutes les vertus cyclistes. Il n’est jusqu’au coefficient d’aventure qui ne se soit introduit dans la compétition pour lui donner ses dimensions exactes.
Anquetil, cueilli à froid parmi les edelweiss, peine à monter l’Envalira à l’envers. Il remonte dans la descente, selon l’admirable patois qui est le nôtre. Mais il s’est fait pousser aux approches du sommet. On le pénalise de quinze secondes.
Poulidor, rejoint par son rival, après quatre-vingts kilomètres de chasse éperdue dans la vallée, crève du boyau arrière, descend, repart, se fait pousser, légitimement cette fois, par son soigneur et s’effondre sur les cailloux qui jalonnent son chemin. Cette poussette-là lui vaut plus de deux minutes et demie de retard et la perte de quelques illusions.
Les voilà bien les petits poussés ! »

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Avec toutes ces émotions, Antonin Magne, le directeur sportif de Poulidor, ne put même pas se remémorer quelques souvenirs du Tour 1934. Quarante ans auparavant, en effet, sur ces mêmes routes, détenteur du maillot jaune, Antonin Magne, victime d’une chute dans la descente du col du Puymorens, avait brisé sa jante. Son équipier René Vietto, sacrifiant ses chances personnelles, lui donna sa roue. L’image de Vietto, assis sur un muret et pleurant toutes les larmes de son corps, dans l’attitude du penseur d’Auguste Rodin, appartient à l’Histoire du Tour.
Cela dit, parole du normand que je suis, ce pauvre Poupou, c’est vraiment la poisse personnifiée ! Ainsi, le lendemain, tandis qu’il nous gratifie d’une brillante chevauchée sur la route de Luchon, sa performance pyrénéenne est presque occultée, du moins aux yeux d’Antoine Blondin, par l’avalanche dramatique de l’Aiguille verte, dans les Alpes, dans laquelle périssent quatre professeurs de l’École de Haute Montagne, cinq guides stagiaires et le champion du monde de ski Charles Bozon :
« La pureté de l’exploit accompli par Raymond Poulidor dans le col de verdure du Portillon constitue un gain précaire sur la montagne. Cette petite conquête, qui devrait nous ravir sans partager, se trouve compromise par l’annonce de la mort de Charles Bozon et de ses camarades au flanc d’autres montagnes. Si les Pyrénées riment pour un soir avec les Alpes, ce n’est pas dans la joie mais dans le trouble.
Rapprocher la course de Poulidor de la dernière ascension de Bozon peut sembler dérisoire. L’un et l’autre témoignent pourtant de la même volonté d’apprivoiser une planète qui se révèle en définitive parfaitement hostile.
Quand le Tour de France réussit, comme hier, son décollage, quand les hameaux rétrécissent et qu’on voit les sapins par en dessus, quand les fumées se dissipent avant de vous atteindre, la solitude peuplée de rumeurs qui est alors celle de l’homme en marche prend l’aspect d’une sublimation. Ainsi veut-on penser que Charles Bozon et ses camarades se sont taillé un dernier royaume … »

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Christian Laborde est plus volubile sur la performance de Poulidor. On le retrouve dans le Val d’Aran, à Bossost. C’est là que je m’approvisionne régulièrement en une excellente sangria. Poulidor, bien placé, depuis la veille, pour connaître l’effet désastreux de cette boisson, préfère sans doute les « petites fioles de monsieur Magne » ;
« Bossost, enfin le Portillon ! Raymond avait giclé, une flèche, une balle de golf, un service gagnant ! Le soir, sur le clavier de sa machine à écrire, Pierre Chany notera : « Au cours d’une carrière de suiveur déjà longue, nous n’avions jamais eu l’occasion de voir un coureur attaquer aussi vite un col, sauf, peut-être, Charly Gaul, dans le Ventoux, lors de ses débuts en France. » Raymond sprintait, volait. À chaque lacet, il avalait un échappé. À chaque lacet, l’accélération était foudroyante. L’espagnol Gabica, équipier de Jimenez, fut le dernier à être rejoint. Il fit mine de s’accrocher à la roue de Raymond. Raymond sprinta, Gabica, qui s’était mis en danseuse, retomba sur sa selle. Raymond, premier au sommet du Portillon, premier à Luchon, avec 1’ 30’’ d’avance sur Anquetil. Le podium, la bise, le bouquet, et les félicitations de Jacques Goddet … »
Pierre Chany, maître en stratégie cycliste, auteur de La fabuleuse Histoire du Tour de France, se répand en éloges :
« Parce qu’il s’est hissé au-dessus de ses adversaires dans le col du Portillon et s’est identifié aux grimpeurs les plus illustres du passé, Raymond Poulidor méritera d’être longuement applaudi mardi prochain au Parc des Princes, quel que soit, alors, son classement. Sur la route étroite et très montante du Portillon, le Limousin a écrit l’une des plus belles pages de ce Tour de France. Il a signé un authentique chef-d’œuvre : en sept kilomètres d’un effort poussé au paroxysme, mais dans un style très uni, il a pris une minute et demie à Federico Bahamontes qui prétend pourtant au titre de meilleur grimpeur. Et, en moins de vingt kilomètres, il a regagné 1’ 34 » » sur Anquetil, temps auquel est venue s’ajouter la minute de bonification.
La performance de Poulidor est trop sensationnelle, elle attisera les regrets. Pourra-t-on oublier que cet athlète a perdu plus de deux minutes et demie, hier, par la faute d’une chute des plus idiotes ? Sans cet accident, et en supposant que la course d’aujourd’hui eût présenté la même physionomie que nous lui avons connue, Poulidor, ce soir, porterait le Maillot Jaune. Mais l’étape aurait peut-être suivi un autre cours … avec des si et de la patience, les journalistes, certaines fois, feraient gagner le Tour à un cul-de-jatte ! »

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Poulidor talonne Anquetil de neuf petites secondes au classement général, alors que se profile, le lendemain, la grande étape pyrénéenne Luchon-Pau avec les quatre cols mythiques : Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque.
La parole est à Abel Michea : « Peyresourde, c’était le hors-d’œuvre, Aspin l’entrée. En fait ce ne furent qu’amuse-roues.
Quand il ne resta plus qu’une poignée de coureurs ensemble, on s’aperçut au sommet du Tourmalet que Bahamontes et Jimenez étaient passés depuis 5’ 35’’ … Baha dans la descente … On oubliait qu’après la descente, ça regrimpait.
Vers ce vieux bandit d’Aubisque qui nous faisait l’agréable surprise d’être souriant. Ça alors… Et si Baha et Jimenez n’avaient plus que trois minutes d’avance à l’attaque, ils n’allaient pas tarder à faire fructifier leur pécule. Enfin, ils … non, car Bahamontes plaqua compère Jimenez, comme ça sur la route. Et le voilà, tout frétillant qui se sauve vers le Soulor. Un Soulor qu’on ne traverse plus dans un nuage de poussière dorée, ils l’ont goudronnée la route de Soulor.

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Anquetil, Georges Groussard commencèrent à agiter les jambes. Et ça y alla. Ce qui devait arriver arriva, Bahamontes tenait courageusement tête. Mais seul contre cette bande, il perdait de son avance. Et, à l’arrivée, il lui manquait 35 petites secondes pour enfiler le maillot jaune que Georges Groussard conservait une journée de plus. La dernière, peut-être … »
Un fait de course qui passa presque inaperçu mais qu’il est cocasse de mettre en perspective de celui survenu, la veille, à Poulidor, Anquetil fut victime d’une crevaison à vingt kilomètres de l’arrivée à Pau. Que croyez-vous qu’il advînt ? Rien !

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De quoi faire baver de haine le spectateur rencontré par Maurice Vidal, directeur de Miroir-Sprint, sur les pentes de l’Aubisque :
« Nous étions arrêtés dans le col d’Aubisque, juste après la courte descente du Soulor. Federico Bahamontes venait de passer, et l’écart avec ses suivants se creusait sans cesse. Un homme s’approcha de nous : le cheveu noir, la quarantaine très épanouie, short et casquette de coureur sur le chef. Un vrai « supporter ». Ses yeux noirs roulaient de façon inquiétante. Arrivé tout près, il me cria au visage : « Alors, ce salaud d’Anquetil est en train de faire perdre le Tour à Poulidor ! » Après un moment de stupéfaction, je tentai de le raisonner. Je lui dis qu’il avait bien le droit de préférer Poulidor à Anquetil. Mais que lorsque deux coureurs sont ensemble à 6 minutes de Bahamontes, il est bien difficile de savoir lequel s’occupe de faire perdre le Tour à l’autre. Peine perdue, il était déchaîné, et lorsque je lui dis que depuis le départ de Luchon, Anquetil était à peu près le seul à mener la chasse contre El Picador (ce qui était pourtant une évidence admise par Poulidor lui-même, il me toisa avec mépris, rengaina une insulte prête à sortir (seul témoignage de lucidité) et s’en fut 50 mètres plus loin, insulter Anquetil tout à son aise. » Les passions s’attisent.
Antoine Blondin prend de la hauteur, logique en soi lors d’une étape de montagne, et évoque un pan de la merveilleuse amitié qui le lie au rugbyman montois Guy Boniface. Peut-être même, en la circonstance, a-t-il endossé le maillot jaune et noir floqué du numéro 13 que lui avait offert Guy, l’année précédente, après la conquête du bouclier de Brennus.
« … Je me trouvais, en compagnie de Guy Boniface, l’hôte de Maurice Vidal. Il est extrêmement dur de quitter sa voiture, sa maison. Mais la passion commune qui nous habitait pour une compétition presque digne du décor nous a valu la grande et joyeuse journée de course, dont nous parlerons cet hiver à la veillée au « Courrier de Lyon » (une brasserie de Saint-Germain-des-Prés ndlr) qui, pour ne rien cacher, est une sorte de club où ce qui concerne le sport n’est jamais étranger.
Il nous faudra peu de persuasion pour faire revivre, derrière un Bahamontes des meilleures années, faire revivre et partager l’image d’Anquetil, tel qu’il nous est apparu en bas de la descente de l’Aubisque, flèche d’or souveraine. Les disciplines athlétiques en venaient à se confondre pour leur plus grand bien. Anquetil allait marquer entre les poteaux, comme on dit d’un essai de rugby. Et nous serons nombreux à attendre à Bayonne la transformation qui s’ensuit.
Guy Boniface, qui devrait se trouver en Afrique du Sud avec son frère André, oubliait de grandes déconvenues dans les joies retrouvées d’assouvir un rêve d’enfance et je m’émerveillais qu’il comprît spontanément l’étape. Il était au courant de ce code secret que des millions de Français détiennent en partage et qui fait du mois de juillet l’un des mois les plus beaux.
L’estime réciproque que des champions peuvent éprouver les uns pour les autres nous a conduits dans l’hôtel de Jacques Anquetil. Il y avait du bonheur à voir trinquer du regard des hommes que l’on aime et que l’on admire. Les notions de professionnalisme et d’amateurisme n’existent plus devant le phénomène de l’exploit … »
Anquetil, l’homme chronomaître, allait-il donc transformer l’essai entre Peyrehorade et Bayonne dans sa spécialité de l’effort solitaire ? « C’est qu’il a fait de sacré progrès, le paysan », peste Geminiani , directeur sportif du Viking !

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Effectivement, « Raymond était en train d’accomplir une très grande performance. Hélas, une fois de plus, la chance n’était pas avec le Limousin. La route qui serpentait entre les maïs était envahie par la foule, mouvante, enthousiaste, indisciplinée qui ne laissait qu’un mince couloir. Soudain Poulidor creva, le mécanicien debout avait vu, vélo sur l’épaule, il s’apprêtait à sauter, mais masqué par la foule, Tonin (Magne) dut freiner brutalement et son mécano tomba, faussant le guidon du vélo de rechange qu’il fallut redresser … C’était fini pour Raymond, l’arrivée était proche, il n’eut pas le temps de combler son retard. Pour 37 secondes, il était battu. » Du Poulidor tout craché !
Anquetil a gagné, il endosse enfin le maillot jaune qui ne tient cependant qu’à un fil : 56 secondes d’avance sur Poulidor.
Finalement, la vérité de ce Tour de France sortira du puy … de Dôme.

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En attendant, je vous emmène dans la ballade landaise concoctée par l’ami Blondin, sans doute ragaillardi par l’inégalable omelette aux cèpes de madame Kleber Haedens et les nombreux verres de contact trinqués avec ses amis du coin qui aiment tant le pin et les jeux d’Ovalie :

« Regarder le Dauger en face,
Être heureux le temps d’un instant,
Se dire que les Boniface
Sont les meilleurs, quoi que l’on fasse,
Passer près de Mont-de-Marsan,
Connaître la force de frappe,
Dans ce Bordeaux où nous tenons étape,

Sous les aspects de Darrigade,
Que l’on croyait briscard déteint,
Retrouver à la régalade
Le goût des gourdes et le teint
Des aventures – et vive Anglade !
Dis-je pour que la rime ne m’échappe
Dans ce Bordeaux où nous tenons étape… »

Un autre épicurien, Abel Michea, espère que le régional de l’étape André Darrigade va enfin l’emporter sur la piste du parc Lescure de Bordeaux :
« Il y en avait un qui ne l’admirait que d’un œil, le paysage. C’était notre Dédé national. Tout d’abord, parce que ce paysage-là, il le connaît. De Tarnos où régna, dans le temps, Bébert Dolhats « les gros mollets » jusqu’à Bordeaux où tous les ans, en juillet, des dizaines de milliers de gens lui donnent rendez-vous. On se le montre du doigt et on dit : « C’est notrrre Darrigade … » Et ce roulement grandit, s’enfle jusqu’à exploser dans le chaud cratère qu’est le stade vélodrome de Bordeaux. Depuis douze ans, il avait rendez-vous avec ce bouillant public. Et depuis douze ans, régulièrement, il lui posait un lapin, Dédé, à ce public …
Au premier passage sur la ligne d’arrivée, le public ne reconnaît pas « son » Darrigade anonyme, englué dans la masse. Et soudain, voilà un maillot bleu et blanc qui se dégage. Et trente mille gosiers qui s’égosillent : « C’est lui, Dédé Darrigade ! »
Ce fut le plus beau sprint de Dédé, avec celui qui lui permit de remporter le Tour de Lombardie. Il avait gagné. Enfin, à Bordeaux, ça hurlait de partout … »

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L’étape suivante, de Bordeaux à Brive, s’annonçait être de transition avant l’explication, le lendemain, au sommet du volcan. Le destin en décida autrement dans la traversée de Port-de-Couze, village tranquille de Dordogne, comme le rapporte Abel Michea :
« Bref, c’était une étape heureuse et sans histoire. Une petite route coquette, bordée de peupliers, flirtait avec la Dordogne. Une tranquille et riante cité nous attendait avec ses ombrages, ses eaux calmes. Des rayons de soleil jouaient sur l’eau qu’enjambait un petit pont rustique, un peu bossu. Là il y avait, comme sur toutes les routes du Tour, des grappes de spectateurs et tout à coup ce fut le drame. Ce camion ivre qui doublait la caravane. Un camion citerne de la gendarmerie qui freina, freina, mais fonça droit dans la foule, enfonça le parapet, écrasa des spectateurs, en précipita à l’eau. Les coureurs qui doivent s’arrêter, découvrent l’horreur de la catastrophe. Une minute de silence. Quel tragique spectacle ! Une jeune fille qui ne sait à qui s’adresser, s’accroche à Anquetil : « Jacques, que faut-il faire ? Ma mère a disparu ». Elle s’apprêtait sans doute joyeuse, à acclamer son idole. Et soudain seule avec son drame, c’est à lui qu’elle se raccrochait.

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C’est un pitoyable peloton qui repartait de la cité endeuillée, ce qui n’empêcha pas un spectateur de hurler : « Tas de feignants ! » Le sang de Pierre Everaert ne fit qu’un tour. Il se précipita pompe au poing … Quelques gens calmèrent le spectateur, imbécile, surexcité .. Alors, un lourd voile pesa sur la caravane. »
Ce soir-là, Blondin :
« Je donnerais des années de ma vie pour ne pas me retrouver à Brive dans le climat qui fut le nôtre entre samedi et dimanche. Groupes épars au cour serré inextricablement, les membres du Tour, à quelque catégorie qu’ils appartiennent, se récapitulaient pour se poser une main sur l’épaule et se détourner des flonflons, priant l’accueillante foule corrézienne des joies que nous sommes censés lui donner. La somptueuse machinerie tournait dérisoirement sous un ciel de fête avortée. »
Une stèle, en bordure du canal de Lalinde, rappelle, de nos jours, que neuf personnes (dont trois enfants), amoureuses de la petite reine, périrent ici, vers 13h 10, le 11 juillet 1964.
Le profond chagrin qui l’envahit, en est-il la cause, toujours est-il que Blondin ne consacra pas de chronique dans le quotidien L’Équipe, à l’une des étapes les plus extraordinaires de l’Histoire du Tour de France.
Tant pis, j’en appelle à d’autres brillantes plumes sportives.
Et d’abord, à Abel Michea que je rejoins sur sa route buissonnière :
« Le duel Anquetil-Poulidor devait atteindre, ce dimanche (12 juillet), son sommet : 1 415 mètres. Ce vieux puy de Dôme que Geminiani connaît comme sa poche : « T’en fais pas « disait-il à Jacques, il n’a pas si mauvais cratère que ça ». Seulement, on échafaudait des plans. Et beaucoup étaient prêts à parier que le Tour allait se jouer là-haut sur les pentes du volcan.
C’est à cela qu’on pensait en roulant vers Argentat. Sur la route, des imbéciles avaient tracé en lettres blanches : « Mort à Anquetil ». Des imbéciles ? Plutôt des imbéciles criminels. Des fous, qui font se battre des spectateurs … C’est pour ça que tout le monde s’était précipité sur la route du puy de Dôme… « Entrez, entrez, venez voir le Limousin contre le Normand. » Car elle était payante la route. Deux cents balles les piétons, quatre cents balles les voitures. Des vieux francs bien sûr. Une bonne affaire. Je ne sais pas pour qui. Mais une bonne affaire quand même ! … »
Pour planter le décor, rien de mieux que le lyrisme de Christian Laborde qui consacra un ouvrage complet à l’événement (Duel sur le volcan) :
« Cinq cent cinquante mille personnes venues à pied, à vélo, avec la 403, la DS, la Dauphine. La Régie, Javel, Sochaux, sont sur le volcan. Dans les coffres, sous les capots que le soleil rabote, les cageots, le plaid, les pliants, le vin, la limonade, les saucissons, le pain, le réchaud, la thermos, les chapeaux, les journaux, les numéros des dossards. Ils arrivent, ils arrivent, ils sont ensemble, c’est Jacques, c’est Raymond ! Et les hurlements, prêts depuis des mois, stockés dans la poitrine chaude, emmagasinés dans les recoins rouges de la viande, sortent d’un coup des bouches écartelées, le vent coupant le cordon des salives. Cuvant leur vin sur la banquette arrière de leur voiture, des fans de Jacques et de Raymond ne voient passer ni Raymond ni Jacques. Mais la rumeur puissante, la hurlerie chaleureuse qui accompagne le passage du géant jaune et du géant violet enveloppe les caisses au fond desquelles ils sont vautrés, pénètre par les vitres ouvertes, entre dans les narines, les oreilles, se mêle au ronflement, se loge au fond de la gorge. Demain, en bas, dans les bars de Clermont, de Saint-Étienne-de-Chomeil ou d’Allanche, un coude sur le zinc, près du bec à pression, la Gitane à la bouche et le verre à la main, ils raconteront par le menu ce qu’ils n’auront pas vu, Raymond et Jacques qui se touchaient, qu’ils ont touchés, ils étaient juste devant eux, comme cette table, ces chaises …
Cinq cent cinquante mille gosiers, 550 000 luettes vibrant comme des ailes d’insecte, et plus d’un million de mâchoires, s’ouvrant, se refermant aussitôt, puis s’ouvrant de nouveau, démesurément, de mains applaudissant à tout rompre, de poings fermes s’agitant frénétiquement au passage des roues, de pieds martelant le sol, sprintant sur place : « Vas-y Poupou, allez Raymond ! » Dans ce cri, ce jet, ce son, cette sagaie de sel et de soufre commune à toutes les bouches et gonflant aux tempes tous les vaisseaux, la joie immense de voir passer Raymond, ce « cher monsieur Poupou » auquel on écrit d’Étrépigny –« Toute la famille, papa, maman, Xavier, Édith, Brigitte et moi-même, vous aime bien », et c’est signé Dominique -, d’une ferme en Eure-et-Loir-« Nous possédons dix chats dont un s’est vu attribuer le nom de Poulidor. Tout ça pour te dire que tu as bien gagné ta place dans notre cœur », et c’est signé Danielle -, ou, se Saint-Sulpice-Laurière – « Vous êtes vraiment une idole pour moi. Je vous demande de me renvoyer une casquette car j’ai un vélo violet avec un guidon rouge », et c’est signé Alain. Mais dans ce cri, une inquiétude immense, elle aussi. Car il ne reste que deux kilomètres, et Jacques est toujours là, jaune ventouse, boulet à socquettes blanches, rivé aux blanches socquettes de Raymond. Dans ce cri qui s’élève de chaque côté de la route, dont les syllabes se télescopent de plein fouet au-dessus du dos des deux coureurs, une injonction, un ordre : « Démarre, Raymond ! » Que le maillot change d’épaules ! Que finisse enfin le règne du champion abstrait sur lequel tout glisse et qui glisse tout entier sur la poudreuse du temps ! Un peu moins de chronos, d’intouchable tictac, un peu plus de chair, de géographie, demandent-ils.
Mais que demandez-vous là ? Jacques, n’est-ce pas avant tout une chair, une géographie, du sang au galop ? Sa pédalée est parfaite : applaudissez la perfection ! Ses chronos sont époustouflants : applaudissez les muscles dictant leur loi aux aiguilles cruelles ! Qu’attendez-vous pour l’aimer ? Qu’il vous fasse un signe ? Qu’il sourie devant la caméra ? Qu’il raconte sa vie au micro, au lieu, à chaud, d’analyser la course ? À ceux de ses amis qui lui conseillent, afin de gagner vos cœurs, d’agir de la sorte, il répond toujours : « Je suis coureur cycliste, pas comédien ! » Aimez son orgueil, aimez sa pudeur. Il ne vous donne pas ce qu’il a, il vous offre ce qu’il est : un point jaune sur la ligne du Temps … »
Bien dit Christian !
Longtemps après qu’il eût remisé son vélo, Poulidor confia, dans un documentaire, avoir reçu du courrier de couples ayant divorcé à cause de cette opposition exacerbée parfois malsaine.
Je n’ai jamais véritablement compris le courant populiste envers Poulidor dont Anquetil fit souvent les frais. Que je sache, mon idole de jeunesse, fils de modestes cultivateurs de fraises, était d’extraction aussi rurale que son rival limousin. Étaient-ce son élégance naturelle, sa silhouette affinée, son port altier, sa facilité à gagner (et pourtant il souffrait sur son vélo) que le « grand public » jalousait ?

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Duel sur le volcan

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« Devant Jacques, devant Raymond, la flamme rouge signalant le dernier kilomètre, la pente la plus raide : 13,5%.
Toujours l’épaule jaune et l’épaule violette se frôlant, se touchant, le guidon blanc et le guidon rouge à la même hauteur, toujours la main gauche et gantée de Jacques heurtant la main droite et nue de Raymond.
Cent mètres ensemble, sur la même parcelle de plus en plus étroite de macadam, ensemble entre deux falaises d’hystérique chair, oui, 100 mètres, pas davantage, et Jacques qui tout à coup pique du nez. Le nez de Jacques se plante dans le guidon, comme un révolver qu’on rengaine, une lame rejoignant son fourreau. C’est fini, tout commence, Raymond se met en danseuse afin de maintenir le rythme que depuis la Baraque Jacques impose à Raymond et que Raymond impose à Jacques, ce rythme fou que Jacques ne peut plus tenir.
Derrière les deux champions qui enfin se séparent, encadrés par les motos de presse et de la gendarmerie, Magne et Géminiani, debout dans leurs caisses ! Magne fixe le dossard de Raymond, la tache claire de sa casquette. Jacques a lâché prise. Va-t-il recoller à la roue de Raymond ? Raymond va-t-il accélérer de nouveau, creuser l’écart ? Il dispose de 850 mètres pour s’emparer du maillot. Géminiani regarde le dos de Jacques. Jamais le recordman de l’heure n’a été à ce point couché sur sa machine. Jacques n’a pas besoin de souffler un peu, de rouler pendant quelques mètres à son propre rythme, en dedans : Jacques est tout simplement cuit. Il n’a plus de jus, d’essence, de kérosène. Plus rien dans les muscles, non plus dans les tendons, Jacques est rincé, point final ! Et le paysan, nom de Dieu, qui accélère, appuie comme un dingue sur les mancherons ! Il peut être fier , Martial, le gamin sait labourer …
Le drakkar se brise, la charrue s’envole !
Les gosiers que l’on croyait à fond depuis la Font-de-l’Arbre, les mains qui, pensait-on, frappaient le plus fort qu’elles pouvaient depuis le carrefour du col de Ceyssat, hurlent de plus belle, crépitent plus intensément, à 800 mètres de la banderole. Le sommet est prévenu par le tintamarre : Raymond a démarré ! Le boxon, le tapage, le souk parvient jusqu’aux fenêtres de Clermont, jusqu’aux oreilles des vieux, des vieilles, du chat. Il se passe quelque chose là-bas, sur le sein couvert de gris, de mots, de langues, sur les flancs surpeuplés, volcaniques, de la Tour de Babel. Raymond a démarré, Raymond va prendre le maillot … »

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Pour un replay ou presque, je vous offre le témoignage de Paul Fournel, alors tout frais bachelier (il avait plus de chance que moi), un des cinq cent cinquante mille spectateurs agglutinés sur les pentes du vieux volcan :
« La quatrième et dernière fois que j’ai vu Anquetil pour de vrai, je me suis agenouillé devant lui. Je venais de réussir mon premier bac (on en passait alors deux) et mes parents, qui se trouvaient à mes côtés, m’avaient offert un appareil photo que j’allais étrenner. Il faisait beau, la pellicule noir et blanc était neuve et bien engagée sur son rouleau, nous étions le 12 juillet 1964, je me tenais dans le fossé, à deux kilomètres sous le sommet du Puy de Dôme. La route étant interdite à la circulation automobile, nous avions escaladé le puy à pied par une chaleur de bel été en compagnie de quelques dizaines de milliers de spectateurs. Nous étions rouges de soleil et d’impatience. La rivalité entre Anquetil et Poulidor était à son comble et le moment de vérité allait arriver. Sur cette seule montée se déciderait le sort du Tour de France. Si Poulidor, réputé meilleur grimpeur, parvenait à prendre une poignée de secondes à Anquetil, il enfilerait enfin le maillot jaune qu’il n’avait encore jamais porté. À défaut, Anquetil conserverait son bien. La France était alors coupée en deux et je n’étais pas, on le sait, du nombre de poulidoristes qui vociféraient sur le bas-côté. Ils venaient d’apprendre par la rumeur, qui remontait le fossé comme une vague, que leur champion, à quelques encablures au-dessous de nous, venait enfin de lâcher Maître Jacques.
J’ai photographié d’abord Poulidor, j’ai attendu quelques secondes et puis je me suis agenouillé pour ne pas rater Anquetil qui grimpait le buste cassé, le visage livide, à l’extrême milite de ses forces. L’œil dans le viseur et le genou enfoncé dans le grain de la route, j’étais en état de vénération. J’assistais à un des plus grands moments de l’histoire du cyclisme et je le photographiais !
Anquetil arrache les secondes au bitume, le nez collé à la potence, semant son chemin de sueur vers le sommet du puy de Dôme. Mon expérience cycliste était alors largement suffisante pour que je puisse affirmer qu’il ne montait vraiment pas vite. Et que Poulidor, un instant avant lui, ne montait pas beaucoup plus vite non plus.
Si je m’étais tenu seulement trois cents mètres plus bas, c’est moi qui aurais fait la photo où les épaules des deux coureurs, incapables de se départager, se touchent, la photo symbole de leur rivalité. Sur le coup, j’étais heureux d’avoir Anquetil seul, en gros plan, rien que pour moi, mais, à la réflexion, j’aurais bien aimé faire l’autre, celle où les deux hommes ont toute la largeur de la route pour eux seuls mais où l’intensité de l’effort les aimante, où chacun s’appuie de l’épaule sur l’épaule de l’autre avec des regards qui disent en chœur qu’il faut que cela cesse, que la douleur est trop grande et la course trop absurde …
Lorsque les photos furent développées dans mon grenier de la rue Gambetta à Saint-Étienne, je passai un très long moment à les contempler. Poulidor s’y montrait clairement dans un effort athlétique maximal, à l’extrémité de ses forces et dans la grande clarté de son métier de cycliste. Anquetil, lui, était d’une pâleur de cadavre, les yeux perdus dans un monde secret qui n’était pas celui du vélo, puisant des forces dans un lieu illisible, dans un puits de mystère. »

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Un demi-siècle après, je me souviens encore précisément de cette montée du puy de Dôme que j’avais suivie sur la bonne vieille télévision familiale Sonolor en noir et blanc (la couleur fit son apparition en 1967). Pour tout vous dire, on ne vit pas grand chose après que Poulidor eût distancé Anquetil. Seule la caméra fixe nous montrait les coureurs franchissant la ligne d’arrivée : Julio Jimenez en tête, puis Bahamontes à 11 secondes et Poulidor à 57 secondes …
Le cœur s’accéléra, l’œil allant et venant entre le petit écran et le cadran de la montre. L’aiguille trottait trop vite … Anquetil n’arrivait pas … Le voici, non ce n’était pas lui, c’était l’italien Adorni revenu d’on ne sait où … Puis quelques secondes plus tard, Jacques apparut enfin au détour du rocher. Il ne semblait pas avancer, pédalant presque dans le vide avec son minuscule braquet … 38, 39, 40, 41, top chrono ! Poulidor lui avait pris 42 secondes … calcul mental instantané, 56 moins 42, ouf, mon Jacques sauvait son maillot jaune pour 14 misérables secondes. Pour moi, c’était réglé, il venait de gagner son cinquième Tour de France ! Dans deux jours, il conforterait son avance dans l’ultime étape contre la montre entre Versailles et Paris.
Les échotiers journalistes nous révélèrent, par la suite, que Poulidor avait commis, pour cette ascension du puy, un choix catastrophique de braquet en optant pour une couronne de roue libre de 25 dents. Devant l’étonnement de son directeur sportif, Poulidor s’était justifié en affirmant qu’il avait reconnu la montée du volcan avant le départ du Tour de France. Bien évidemment, sa pédalée était moins souple, le braquet plus dur à emmener, son démarrage moins sec qu’à l’accoutumée … Comme un gamin pris le doigt dans la confiture, force fut au brave Poupou, d’avouer au doctoral monsieur Magne dans sa blouse blanche, qu’il n’était jamais monté au puy de Dôme auparavant. Sans doute, cela contribua à une perte préjudiciable de secondes.
Encore quarante-huit heures durant lesquelles les foules partisanes s’entredéchirent en faveur de leur champion. « Le public acclame Poulidor, c’est très bien. Quelques énergumènes insultent Anquetil. Ça devient odieux. C’est ainsi que réagissent d’ailleurs toujours les médiocres à l’égard de la classe. Les vandales qui profanent les œuvres d’art sont le plus souvent des jaloux … »

Plus nobles sont les pancartes de protestation contre les licenciements de plusieurs centaines d’ouvriers aux Forges Saint-Jacques du bassin de Montluçon. La réalité économique est malheureusement déjà inquiétante.

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À la veille de la fête nationale, le maillot bleu blanc rouge hisse pavillon haut à Orléans. Mais la victoire de Jean Stablinski n’est qu’anecdotique. Le spectacle est ailleurs comme le raconte Michel Seassau dans L’Équipe :
« Jamais peut-être Orléans n’avait connu de tels embouteillages. À 18h 30, la rue de la République qui va de la place Jeanne d’Arc à la gare était totalement obstruée. Face à l’hôtel du terminus, des centaines de personnes occupaient la chaussée et scandaient : « Pou-li-dor, Pou-li-dor … » Les automobilistes, pourtant excédés par cette trop longue attente, s’arrêtaient, s’interrogeaient de voiture en voiture et souriaient. La foule continuait à réclamer Poulidor avec plus d’insistance encore. À l’entrée de l’hôtel, des femmes, des enfants, des adolescents suppliaient qu’on les laissât entrer. Ces gens, dans leur affection et leur admiration, ne comprenaient pas qu’on puisse leur interdire de voir Raymond.
Et soudain, une énorme rumeur monta de la rue. Il avait compris qu’il devait céder à cet enthousiasme et, très gêné, il ouvrit la fenêtre, sourit, remercia de la main, puis rentra dans sa chambre. Il était ému et nous dit : « Cette année, j’ai collectionné les coups durs, et si je termine deuxième, on dira que je suis la victime. Ça m’ennuie un peu car Jacques ne mérite pas d’être sifflé et encore moins insulté. C’est une honte ! On ne vole jamais un Tour de France. Celui qui ne comprend pas cela ne doit pas se déplacer et venir sur la route … »
Antoine Blondin diagnostique une fièvre jaune :
« La tension qui ne devrait être que de l’attention, règne en ce moment sur les routes que nous empruntons avec un enthousiasme dont l’aloi semble parfois douteux. Ramener en vainqueurs, dans quelque ordre que ce soit, les deux meilleurs champions français de Versailles à Paris, sceller leur rivalité sur le plan le plus noble, les flanquer de Bahamontes qui complète admirablement ce service trois pièces, c’est ramener sur la voie royale « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Que demande le peuple ?
Bien sûr, le peuple attend que Poulidor, que l’on a très longtemps fait passer pour un « sans-culot », prenne la Bastille. La vox populidor ne s’en cache guère et son exaltation n’est pas pour nous déplaire à condition qu’elle ne s’entache pas de goujaterie à l’endroit de l’extraordinaire aristocrate de la bicyclette qu’est Jacques Anquetil.
On ne demande pas la tête de l’homme de tête aussi impudemment que nous l’avons vu faire sur les routes, pourtant débonnaires, du Bourbonnais, de la Sologne et du Berry… »
Et, maître es calembour, il conclut : « Il ne leur (Anquetil et Poulidor ndlr) reste plus qu’à exercer leur droit de vélo. Tout le reste est température » !
Dans son éditorial, Jacques Goddet, lui, fait référence au récent baccalauréat (ne m’en parlez plus !) :
« Qu’ont répondu les candidats au bac philo, obligés de repasser un nouvel examen par suite de l’affaire des fraudes, au sujet suivant : « La justice est-elle une institution, une vertu ou un idéal ? » Comment auraient-ils disserté sur ce sujet d’équivalence opposée : « L’injustice est-elle un effet du destin, une faute ou une chute d’idéal ? » Comment philosopher à propos d’un débat aussi cartésien qu’est une compétition sportive, sur le sens de l’injustice qui place un brave garçon comme notre Poupou dans la position d’avoir à accomplir une prouesse, à renverser une idole, pour réussir le miracle de récupérer une victoire qui, en théorie arithmétique, devrait déjà lui appartenir ? »
Ça promet, ça craint même ! Je n’ose imaginer le déferlement de haine si Twitter avait existé.
Ce 14 juillet, gais et contents, nous (mon père, ma mère, mon oncle et moi) marchons triomphants, en allant vers Jouy-en-Josas, le cœur à l’aise, sans hésiter, car nous allons fêter, voir et complimenter les deux vedettes françaises … l’une un peu plus que l’autre ( !) bon sang de normand.
Ce fut l’avant-dernière fois que je vis en vrai mon champion en course. Je le revis, en une ultime circonstance, lors d’un Critérium National disputé sur ses terres, le circuit de Rouen-les-Essarts, et remporté, ô sacrilège, par … Poulidor.
Nous trouvâmes place dans une longue ligne droite sur le plateau de Buc. Mon père connaissait les lieux stratégiques pour les avoir fréquentés, dans sa jeunesse, lors de son séjour à l’École militaire des Transmissions de Versailles-Satory, J’ignorais alors que ma vie professionnelle m’amènerait, trois ans plus tard, dans ce coin de (ce qui était encore) Seine-et-Oise.
Tandis qu’une foule immense et joyeuse, comme un jour de fête nationale de cette époque, s’agglutine peu à peu le long du parcours, les coureurs effectuent une demi étape apéritive entre Orléans et Versailles. « Le soleil est bleu comme les yeux d’Anquetil et la Beauce a le visage florissant de Poulidor » lequel tente de démarrer dans la célèbre côte de Dourdan. En vain ! Pour la petite histoire, et d’une certaine façon par respect pour la grande, c’est le champion du monde Benoni Beheyt qui l’emporte dans la ville royale.

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Dans un pique-nique géant, en grappes serrées, sans laisser un quelconque espace vide, le public, après s’être empiffré moult victuailles, mange peu à peu la chaussée. Le passage échelonné des rescapés de la grande boucle dans leur effort solitaire du contre la montre ne calme évidemment pas son appétit. Le plat de résistance lui sera servi beaucoup plus tard : très précisément, à 16 heures quarante-sept minutes et trente secondes, quand Poulidor s’élancera sur l’avenue de Paris face au château.
Au fil des heures, l’excitation croît, les clameurs s’amplifient. Même l’orage gronde. Pourvu qu’il n’éclate pas, Jacques, quoique normand, a toujours détesté la pluie.
On applaudit chaleureusement les valeureux coursiers, le coq de Fougères Georges Groussard, l’aigle de Tolède Bahamontes, le colosse de Mannheim Rudi Altig …
Ça y est ! Ils sont partis ! Anquetil cent cinquante secondes après Poulidor …
L’équation est simple pour que le Limousin comble son mimime retard de 14 secondes : devancer Anquetil de 5 secondes au moins ; la différence de 10 secondes entre les bonifications attribuées au premier et deuxième de l’étape ferait le reste.
Nul besoin d’écran géant, ça n’existe d’ailleurs pas, mais une cacophonie de transistors hurlants. Fernand Choisel et Jacques Forestier pour Europe n°1, Guy Kedia et Jacques Seguy pour Radio-Luxembourg, distillent leurs pointages, kilomètre par kilomètre.
ILS approchent, un hélicoptère tourne tout près, le ciel menace mais il ne pleut pas, ouf !
Je ne me souviens pas de comportements partisans, au contraire même, la foule s’est rassemblée pour acclamer unanimement les deux champions, même si le cœur de chacun bat, malgré tout, pour son protégé.
Bahamontes passe devant nous et … très vite, apparaît dans un essaim de motos, Poulidor en route pour la gloire avec un maillot jaune !
Il semble, à en croire les radioreporters hystériques, qu’Anquetil soit parti très vite. Dans moins de cent cinquante secondes, il doit être là.

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Ça gronde, la clameur enfle au loin dans la campagne, deux minutes que Poulidor est passé et … voilà mon champion, le teint presque aussi jaune que son maillot, dans son style incomparable, coulant sur le goudron. Top chrono : 12 secondes d’avance pour An-que-til ! J’ai raté mon bac mais Jacques réussit son Tour !
Du moins, je le pense car … à en croire Pierre Chany, l’affaire n’est pas dans le sac :
« Selon son habitude, Anquetil avait pris un départ rapide, et dans la côte de la Minière, à la sortie de Versailles, il précédait déjà Poulidor de six secondes. Après sept kilomètres, l’écart atteignait treize secondes. Les « anquetilistes » respiraient déjà mieux !
Le parcours devint alors plus accidenté, la route moins linéaire, les virages plus resserrés. En quelques minutes, l’avance du Normand fondait : 12 secondes à mi-parcours, 6 secondes à 12 kilomètres de l’arrivée … 3 malheureuses secondes à Meudon !
… La foule innombrable, enfin débarrassée de ses tendances partisanes, unissait les deux champions dans ses encouragements. Debout dans sa voiture, Geminiani avait perdu sa verve. Il ne pouvait plus articuler un mot, et dans le vacarme de cette course tonitruante, effrénée et bondissante, il renseignait Anquetil à l’aide d’une ardoise.

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Dans le sillage de sa « 404 », Antonin Magne n’avait plus de couleur. Il vivait comme nous tous l’instant le plus exaltant et le plus rude d’une course qui ne lui avait pourtant pas ménagé les émotions …
La course passa alors le pont de Sèvres, pour s’engager dans la longue et large avenue du général Leclerc, à Boulogne-Billancourt. Le terrain redevenait favorable à Jacques Anquetil qui avait amorcé son rush final dans la descente des Gardes.
Sur le sol uniforme, le Normand usa merveilleusement du grand braquet, et sollicita sa dernière parcelle d’énergie, dans le même temps où Poulidor, posé très à l’avant sur sa selle rejoignait Bahamontes.

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Le Normand au style de poursuiteur marqua alors un léger avantage et s’assura les 21 secondes qui allaient lui permettre de conserver définitivement le Maillot Jaune, avec une avance totale de 55 secondes, bonification comprise, au classement général…
… Aussi extraordinaire que cela paraisse, Jacques Anquetil a gagné son cinquième et plus dur Tour de France dans la fraction du parcours comprise entre Meudon-Bellevue et le Parc des Princes ! Le bouleversant combat qui l’a opposé à Raymond Poulidor dans le cadre d’une banlieue parisienne miraculeusement surpeuplée a marqué le point culminant de l’action commencée trois semaines plus tôt sur une route de Bretagne. Les deux champions que nulle difficulté matérielle, aucun coup du sort n’avaient pu départager d’une façon définitive dans le cours pourtant tumultueux de 4 504 kilomètres, ces deux très grands coureurs pour qui la France s’était divisée en deux camps rivaux, ont lutté, hier après-midi, jusqu’à l’épuisement complet de leurs forces et de leur énergie.
Cette fantastique confrontation devant 600 000 témoins directs équipés de transistors, a pris fin sur la victoire du coureur le plus stupéfiant de la génération, celui qui a ramené le Maillot Jaune à cinq reprises déjà sans jamais adopter deux fois la même manière. Cette année, Jacques Anquetil voulait renouveler l’exploit jusqu’alors unique dont Fausto Coppi s’honorait le plus, l’exploit, ou plutôt la gageure, qui consistait à gagner, à quelques semaines d’intervalle, et le Tour d’Italie et le Tour de France.
Le pari était des plus audacieux, le Normand ayant laissé une part de ses réserves sur les routes d’Italie, où une redoutable coalition l’avait contraint à fournir de très gros efforts. Des efforts supérieurs sans aucun doute à ceux, plus calculés, que Coppi avait fournis en 1949 et 1952, dates de ses performances majeures.
Blondin conclut ce 14 juillet superbement: « On n’a pas été de la revue ! ».
Maurice Vidal donne à Poulidor à méditer une phrase d’Alain : « Les belles chances sont plus difficiles à suivre que les mauvaises ».
Le directeur de la course Jacques Goddet intitule son dernier éditorial L’ex æquo virtuel :
« Ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre aussitôt la ligne d’arrivée franchie, aussitôt la décision du dieu du vélo prononcée. Ils ont accompli, à la demande du plus heureux, le vainqueur, leur tour d’honneur côte à côte, joints dans le même élan du cœur comme ils avaient été joints dans l’effort affreusement douloureux de leur lutte sur le puy de Dôme. Rien ne les séparera plus dans la légende du Tour. Le succès d’Anquetil est grand par la qualité de l’adversaire qu’il lui a fallu surpasser et le nom de Poulidor est nécessaire, restera nécessaire pour donner toute sa valeur à la cinquième victoire d’un coureur dans le Tour.

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Leur dernière empoignade a eu la dimension d’un événement attendu du monde entier, et peut-être aucune manifestation sportive n’avait-elle appelé à sa célébration une foule aussi fabuleusement importante de spectateurs. Spectateurs dont la conduite exemplaire s’aligna sur la perfection du comportement observé par les deux héros.
Quant à nous, suiveurs, saoulés d’émotion, renouvelant toute nos réserves d’enthousiasme déjà tant sollicitées durant ce Tour, électrisés par les ondes portantes qui fixaient, dans l’instantanéité des renseignements obtenus puis transmis par radio, la condition du combat, comme si les opposants se trouvaient face à face, nous avions atteint le degré d’extase…
C’est en dégringolant des coteaux de Meudon pour franchir la Seine que le champion de Saint-Raphaël-Gitane-Dunlop, par sa capacité d’emballer le régime, de parvenir à propulser les pédales alors que leur rotation est précipitée, par son aérodynamisme, qui mériterait un jour une étude en soufflerie, a fini de gagner le Tour 64. Qu’après un meilleur départ, il se soit fait presque entièrement remonté dans la partie la plus difficile de la course, côte de l’Homme-Mort, en particulier, tout se trouvait en conformité avec les phases essentielles de la lutte qui se déclencha pour la première fois sur la route de Thonon : supériorité de Poulidor sur parcours accidenté, meilleur rendement de la mécanique Anquetil partout ailleurs.
Cet épilogue, dont la pure beauté a servi, comme on pouvait l’espérer, la circonstance unique de la fin du Tour, est venu nous rappeler, encore une fois, que c’est par son inflexibilité que, au solde des comptes, Jacques Anquetil a sauvé sa victoire. Une victoire que, pour la première fois depuis qu’il remporte la grande épreuve, il a arraché du gouffre ; L’Envalira a été pour lui presque la faillite. Le Portillon a été une défaite radicale. Le puy de Dôme a été son calvaire. Pourtant, et c’est là la marque du vrai champion, le Normand a pu dominer sa détresse, se sortir, seul, de la catastrophe. Seul, oui, car s’il a bénéficié du concours naturel des magnifiques Pelforth-Sauvage-Lejeune pour la chasse sur Poulidor et Bahamontes sur la route de Toulouse, il avait fallu qu’il leur reprit, afin de les rejoindre, plus de deux minutes entre le sommet de l’Envalira et Ax-les-Thermes.
Quant à notre Poupou, modèle de loyauté, de droiture, garçon fruste qui n’a eu besoin d’autre leçon que celles que lui ont données, par leur exemple, les gens de cette campagne de France où il a été élevé, pour se comporter avec une éducation de gentilhomme, il a perdu un Tour et gagné une réputation. Il sort de l’épopée, lui le modeste Creusois, enveloppé dans le péplum des héros antiques.
Ayant limité les dégâts dans l’ensemble, total formé par les trois épreuves contre la montre, où il s’est étonnamment rapproché du super spécialiste qu’est Anquetil, il a remporté davantage de temps par ses deux succès formels, Portillon, puy de Dôme. C’est donc le mauvais sort qui l’a dépouillé de la différence bénéficiaire ? Aucun doute. Mais comme un Tour de France est fait de tout, il ne faudra jamais oublier, cher Raymond, qu’une épreuve de ce volume ne peut plus être remporté à points fixes. Il faut y ajouter de l’imagination, improviser, chercher les profits inattendus. Sauf le coup de Thonon , merveilleusement réussi, tout a paru trop rigide, trop convenu dans votre attitude générale.
N’est-ce-pas, en fin de compte, à Monaco, tout simplement, que la partie s’est jouée ? D’abord, vous avez commis une faute, personnelle celle-là, impardonnable, en vous trompant d’un tour pour l’arrivée. Ensuite, Anquetil a gagné, par sa lucidité, sa froide résolution, un sprint sur cendrée difficile à négocier, qu’il avait engagé franchement. Une minute ! Soixante secondes ! Faites le calcul : il est édifiant … »
Pierre Chany surenchérit :
« Anquetil reste tel qu’en lui-même, c’est-à-dire le numéro un du cyclisme contemporain pour ce qui concerne les grands Tours, l’athlète le plus doué qu’il m’ait été donné de voir sur une bicyclette depuis Fausto Coppi, avec qui il partagera désormais, le plus précieux des trophées : le Tour et le Giro au cours de la même année. Voilà qui vaut tous les titres officiels !
Je viens de suivre le Tour le plus passionnant et le plus attachant de ma carrière journalistique, et, ce soir, en dépit des fatigues accumulées, malgré la joie que me procure le retour au foyer, la mélancolie me gagne. Tout à l’heure, le Tour me manquera, déjà, et pour onze longs mois … »

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Depuis, j’ai pensé souvent à ce 14 juillet qui fut moins révolutionnaire qu’une France cycliste frondeuse eût souhaité.
Quelques années plus tard, dans un style infiniment moins académique, j’ai sillonné souvent à vélo ces routes des Yvelines. À une lieue de là, au sommet de la côte de Chateaufort, une stèle rend hommage aux exploits qu’Anquetil accomplit ici : neuf Grands Prix des Nations, un Bordeaux-Paris et ce Tour de France 1964.
Jacques Anquetil prédit à Raymond Poulidor qu’il remportera le Tour l’an prochain. À voir, un jeune italien Felice Gimondi vient de rafler le Tour de l’Avenir lors de la dernière étape, au nez et à la barbe du français Lucien Aimar…
Mais de cela, je vous parlerai peut-être … dans un an.

Un immense merci à tous ces écrivains et journalistes qui me font toujours rêver en racontant la légende des cycles :
Antoine BLONDIN : Tours de France Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982, La Table Ronde
Jacques AUGENDRE : Un divorce français Anquetil et Poulidor, Bernard Pascuito éditeur
Christian LABORDE : Duel sur le volcan, Albin Michel
Paul FOURNEL : Anquetil tout seul, Seuil
Philippe BORDAS :  Forcenés, édition Folio
Abel MICHEA : chroniques La route buissonnière, Miroir-Sprint juin-juillet 1964
Maurice VIDAL: chroniques Une course et des hommes, Miroir-Sprint 1964 et Miroir du Cyclisme
Pierre CHANY, Jacques GODDET, Michel SEASSAU : articles dans journal L’Équipe 14 et 15 juillet 1964
Et à tous les photographes pour leurs belles images

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 18 juillet, 2014 |4 Commentaires »

Ici la route du Tour de France 1964 ! (1)

Comme chaque année, à la même époque, alors que commence la grande boucle à vélo, je préfère vous faire revivre le Tour de France d’il y a un demi-siècle, à travers les récits d’écrivains et journalistes qui exerçaient leur plume brillante pour notre plus grand plaisir, le mien en tout cas.
Que reste-t-il de ces beaux jours vélocipédiques ? De vieilles photos vertes et sépia de ma jeunesse, des billets doux signés Antoine Blondin, Abel Michea, Pierre Chany, des souvenirs qui me poursuivent sans cesse … et ressuscitent quand je puise, avec émotion et nostalgie, dans mes cartons, des revues un peu jaunies, un brin écornées.
22 juin 1964 : J’attends les résultats de la seconde partie du baccalauréat (eh oui, jeunes lecteurs, nous passions deux bacs !). Pour détourner mon inquiétude justifiée (je serai recalé), le Tour de France démarre de Rennes.
Comme les œnologues annoncent une grande cuvée avant les vendanges, non seulement les spécialistes de cyclisme mais la France entière pressent, d’ores et déjà, un grand millésime pour l’édition 1964.
Pour appâter mes lecteurs réfractaires à la chose pédalante, sans en déflorer le suspense, le Tour de France de cette année-là est considéré, encore de nos jours, comme le plus beau couru en un siècle de compétition, et est entré au Panthéon du sport en général. Laissez-vous tenter donc par les morceaux choisis à venir !
Quelques jours avant le départ, dans son éditorial du Miroir du Cyclisme, Maurice Vidal écrit : « Le Tour 1964 possède assez d’atouts pour constituer une passionnante compétition et un passionnant spectacle. Peut-être même soulèvera-t-il des passions un peu apaisées depuis quelques années. Cela dépend d’un homme … Pour le public français, le seul problème est celui-ci : Raymond Poulidor va-t-il cette fois mener contre Jacques Anquetil la lutte sans merci que nous attendons ? Va-t-il triompher de l’imbattable ou bien forcer celui-ci à atteindre les cimes du grandiose ? Poulidor a beau ne pas être bavard, la parole lui est donnée. »
Les techniciens dans leur ensemble pronostiquent la cinquième victoire de Jacques Anquetil qui vient de remporter le Giro d’Italia, mais le peuple sentimental attend avec ferveur les efforts de Raymond Poulidor, son dauphin, récent vainqueur de la Vuelta (Tour d’Espagne). Anquetil est à tel point obnubilé par Poulidor que, sur les routes d’Italie, il étouffait dans l’œuf, toute tentative d’échappée d’un obscur gregario transalpin nommé … Polidori !

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Une quinzaine d’années après que la botte italienne ait été divisée par la rivalité entre Coppi et Bartali, talentueusement racontée par Curzo Malaparte, la France s’entredéchire, à son tour, comme l’évoque aussi magnifiquement Jacques Augendre dans son livre « Anquetil et Poulidor, un divorce français » :
« C’étaient les années soixante, c’étaient les années Anquetil-Poulidor. En ces temps de turbulences et d’interrogations, les nerfs sont à vif. Les passions exacerbées alimentent la menace d’une déflagration dévastatrice et les détonateurs se multiplient comme les mauvaises herbes. De Gaulle est un président en sursis. Au quartier latin, les étudiants se préparent à descendre dans la rue. Le paquebot France, la fierté du Général, prend la mer pour un voyage incertain. Les Américains s’engagent au Vietnam et préparent le débarquement sur la Lune. Kennedy tombe à Dallas, assassiné par un tueur mystérieux. Édith Piaf chante Je ne regrette rien et meurt peu après. Le même jour que Jean Cocteau.
Dans ce contexte chargé d’événements considérables, deux champions cyclistes font la une des journaux. Il est vrai que Maître Jacques et Poupou, deux surnoms qui symbolisent leurs différences, s’affrontent surtout dans le Tour de France, la plus prestigieuse épreuve cycliste du monde, la plus populaire aussi, dont Tristan Bernard disait qu’elle installe la nation sur le pas de la porte.
Depuis la conquête de la Gaule par les Romains, la France a beaucoup emprunté à l’Italie et le cyclisme a rapproché les sœurs latines qui ont définitivement tourné la page sur la période des sœurs fâchées, pour se réconcilier autour de leurs champions. Les deux pays se sont retrouvés sur la même longueur d’ondes, réunifiés par leur culture commune. De chaque côté des Alpes, l’actualité s’est nourrie d’aventures comparables.
Après l’affrontement Coppi-Bartali qui devait embraser la péninsule pendant près de quinze ans, la rivalité Anquetil-Poulidor déchira la France aussi sûrement que peut le faire la politique …
… Si elle occupe une place aussi importante dans les gazettes, c’est sans doute qu’elle représente la rivalité idéale, en effet. Elle oppose deux athlètes et deux hommes totalement antinomiques. Le blond et le brun, le Viking mâtiné teuton au visage émacié et le campagnard limousin à la mine épanouie, l’introverti et l’extraverti, le mondain et le rustique, le routier de la ville et le routier des champs, le rouleur longiligne et le grimpeur musclé, celui qui commande et celui qui subit. Politiquement, et sans que ce soit forcément rationnel, l’un, Anquetil, incarne la droite réaliste et triomphante. L’autre, Poulidor, illustre la gauche, plus populaire, mais moins victorieuse. »
Voici ce qu’en dit encore Philippe Bordas, très subjectivement, dans ses Forcenés :
« C’était (Anquetil) un poète d’une espèce ténue, extraordinairement rare. Il voulut révolutionner le cyclisme comme Malherbe la langue française. Il imposa des tournures au millimètre, ratura les redites du temps ancien, les lourdeurs paysannes et le parler rugueux. Poulidor fut son pendant régionaliste ; il fut son maudit, son second, son ennemi dialectal, héros des publics patoisants. Anquetil voulut rénover le peloton comme on rénove la langue. Il secoua les mots de la tribu, quitte à se faire haïr, forçant sur la métrique et croyant fort aux chiffres. Pointilleux sur l’attaque, il surveillait les chutes. D’une jambe l’autre, cisaillant l’hémistiche, il pédalait en alexandrin. Dans le plus fort des cols, entre les congères et les spectateurs emmitouflés, quand les coureurs balbutiaient, hagards, à rimes pauvres, Anquetil assurait la maintenance parfaite du sonnet … »
Tout cela semble futile, incongru, voire ridicule en nos temps dictés par l’évolution quotidienne du CAC 40. Nous vivions alors les Trente Glorieuses, heureux et insouciants dans une France peu à peu remise du cauchemar de la seconde guerre mondiale. Les soirs d’été, le bon peuple français se rassemblait dans les cafés pour suivre à la télévision les joutes épiques d’Intervilles arbitrées par Guy Lux, Léon Zitrone, Roger Couderc et Simone Garnier.
Pour ce qui me concerne, enfant d’un couple de hussards noirs de la République, loin donc d’une « droite réaliste et triomphante », je votais aveuglément pour mon idole Jacques Anquetil (voir billets des 15 avril et 22 août 2009), le Viking de Quincampoix, petit village situé à une vingtaine de kilomètres du domicile familial. Ne me taxez pas d’opportunisme, c’était ainsi depuis 1952, ses exploits dans les courses du Maillot des As de Paris-Normandie et son succès, à Carcassonne, dans le championnat de France amateurs sur route. Je ne veux pas imaginer ce qu’il serait advenu si j’avais vu le jour à Chaumeil au cœur des Monédières …
En ce 22 juin 1964, sur la route de Rennes à Lisieux, la digue, la digue … excusez, je blasphème, les coureurs arrivent au pied de la basilique Sainte-Thérèse, il semble qu’il ne se passe pas grand chose, aussi les pensées d’Antoine Blondin voguent vers d’autres rivages, ceux qu’aborde à Newport, Éric Tabarly, victorieux quelques jours auparavant dans la Transat en solitaire sur son bateau révolutionnaire Pen Duick II :
« Le cyclisme, lui aussi, est une navigation. Ses péripéties sont tributaires du beau temps et de la pluie, de la crête des côtes et du creux des vallées. Il offre les caractères de l’aventure, et ce qu’il pourrait présenter d’anachronique ne l’est pas moins qu’une traversée de l’Atlantique accomplie au rythme de la « marine en bois », ce bois serait-il du contreplaqué, quand l’époque est aux Caravelles et aux Boeings … »
Et pourtant ! À lire la route buissonnière d’Abel Michea :
« À peine étions-nous au milieu des pommiers que Monty attaquait. Tout seul, en franc-tireur. Cette offensive de Monty, sur les routes de Normandie, en juin 1964, ça nous rappelait quelque chose. S’il n’y eut point pas de mise au point d’Eisenhower, il y en eut une, immédiate, de Rik Van Looy.
On traversa Flers, où Federico Bahamontes dut s’arrêter pour changer de vélo. Ce qui lui permit d’apprendre la légende de l’étang du château. Sur l’emplacement de cet étang se trouvait un couvent dont la vie fut longtemps édifiante. Mais les écus affluant dans leurs caisses, ils trouvèrent que la vie avait du bon et que le vin de messe pouvait être bu ailleurs qu’aux saints offices … C’est sans doute une histoire que devait connaître Alphonse Daudet quand il écrivit « Les trois messes basses ». En effet, le soir de Noël, au lieu de célébrer la messe de minuit, nos moines se tapèrent un gueuleton à faire rêver. Ce fut leur dernier. À minuit, le couvent disparut. Il n’y a plus aujourd’hui que l’étang.
Si je vous raconte cette histoire, c’est dans l’espoir que quelques-uns de mes amis du peloton la liront. Elle leur rappellera que dans le Tour de France, il ne faut pas s’écarter du droit chemin. À table et à vélo. »
Conseil non suivi :
« Il ne restait plus que trois kilomètres. Tout le monde voulait être en tête, pour avoir la meilleure place. Ça roulait bigrement vite. Et la tactique unanime semblait être le « ôte-toi de là que je m’y mette ».
Il y eut un brusque écart, un grand cri de Van Looy qui voltigea, guidon par-dessus selle, retomba sur Darrigade. Ce fut une bûche magistrale où on reconnaissait sanguinolents, emmêlés, Van Looy, Darrigade, Van Coningsloo, Kunde, Poulidor. Ils ne furent que quelques-uns à passer au travers de ce piège stupide. Presque tous avaient pris … Deux seulement allaient parvenir à rejoindre ceux qui avaient évité la chute. Ces deux-là s’appelaient Anquetil et Elliott. »

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On avait conscience qu’une page de l’histoire de ce Tour venait d’être déchirée et qu’on allait peut-être s’embêter sans le « dynamitero » Van Looy auquel la victoire et la prise du maillot jaune par Edward Sels, un de ses coéquipiers, mettaient un peu de baume au cœur.

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On ne s’aperçut guère, dans l’affaire, que Poulidor avait déjà perdu vingt secondes sur Anquetil. On solderait les comptes, trois semaines plus tard, à l’arrivée à Paris.
Le lendemain, le Tour passait près de chez moi.
« À travers ces paysages de Haute-Normandie que je sillonnais jadis, sans aucune prétention, sur les bicyclettes de l’adolescence, au détour de ces vallées contrastées, dont chaque coude m’est familier, appelé par ces horizons qu’ébranle soudain le galop pesant des troupeaux, je n’avais d’yeux, malgré la tentation douce-amère des réminiscences, que pour un garçon frileusement voûté en queue du peloton, ce qui nous imposait, des heures durant, l’évidence obsédante de son dossard numéro 33. Ainsi, les syllabes barbares de son nom rythmaient-elles la cadence de notre trajectoire : Van Coningsloo … »
Rendons à Blondin ces lignes qui ne m’appartiennent pas. Je confirme, le regretté Antoine fréquenta cette contrée dans sa jeunesse, notamment lors de ses séjours dans la résidence secondaire familiale de Lyons-la-Forêt. Mieux encore, il prépara le bac au lycée Corneille de Rouen, décentralisé à Forges-les-Eaux pour cause d’occupation allemande, dans les locaux qui constituèrent mon école communale, quelques années plus tard.
Permettez-moi d’humer l’air du pays encore quelques instants avec la plume savoureuse d’Abel Michea.
« … Le peloton vola en éclats et notre malheureux Van Looy, et notre malheureux Van Coningsloo se trouvèrent à la traîne dans un wagon de troisième classe. C’est ainsi qu’ils traversèrent Ferrières-en-Bray, un patelin où –parole d’honneur- fut inventé le petit suisse.
… Et puis, ce n’est pas une galéjade, on débarqua dans un gros bourg qui s’appelait … Marseille-en-Beauvaisis. Aussi, quand Poulot, Bracke, Georges Groussard jouèrent la Fille de l’Air, Rostollan en appela à la Bonne Mère. Et c’est lui qui alla chercher ces fadas. Même si c’est en Beauvaisis, Marseille c’est d’abord à Rostollan … ! »
À défaut de petit suisse, la musette des coursiers était copieuse à en juger le menu présenté par Federico Bahamontes.

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Pour la petite histoire, le « lévrier landais » André Darrigade remporte sa vingt-et-unième étape sur le Tour, en réglant un peloton de 127 coureurs, sur le circuit de la Hotoie à Amiens.

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Quant à Blondin, il conclut : « Hier soir encore, à Amiens, Van Coningsloo, retranché de la liesse générale, s’offrait, inconscient, dans le clair-obscur de sa chambre, à des examens qui se poursuivront ce matin à l’ambulance. Quand j’ai refermé sa porte, on l’auscultait, et j’ai bien cru entendre que, par un juste retour, c’était lui, cette fois, qui disait : « Trente-trois … ». »

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Il faut bien reconnaître que la course qu’on promettait haletante, est pour l’instant insipide, les « grands » du peloton adoptant une attitude attentiste qui fait le jeu d’Anquetil.
Cela n’altère en rien la verve d’Antoine Blondin qui trouve, tardivement dans une chambre d’hôtel, l’angle d’attaque pour traiter la stratégie défensive des coureurs entre Amiens et Bruxelles :
« … C’est au paysage que la journée dut ses rebondissements, rebondissements parfaitement naturels puisqu’ils furent provoqués par l’étonnant dédale de côtes et de descentes abruptes où se développe le faubourg bruxellois de Forest. Ce circuit miniature offre, dans le cadre d’une petite ville chaussée de pavés, un raccourci de toutes les difficultés qui peuvent se proposer à un routier. Il y a des raccourcis qui semblent longs. Celui-là provoqua la décision, une décision qui n’est certes pas celle des grands « juges de paix » des Pyrénées ou des Alpes, mais d’un bon petit juge de banlieue …
… Il est permis de la méditer. Elle nous conduit dans le cadre de l’hôtel où loge l’équipe Solo, qui fut jusqu’à Amiens, celle de l’infortuné Van Looy. Là, deux garçons qui partagent la même chambre se regardent avec une amitié parvenue à un tournant ? L’un a, tout à l’heure, détrôné l’autre à la tête du classement général. Cela vaut-il de tirer les couteaux ou de trinquer ? En un même jour, en un même temps, ils ont porté le maillot jaune, deux maillots qu’ils ont ramenés au même endroit. Mais cependant que Van de Kerkhove dormira virtuellement avec l’exemplaire flambant neuf qu’il endossera demain, Sels enfouira le sien, maculé sur les routes, dans ces valises de coureurs où dorment des trophées qui deviennent si rapidement des dépouilles.
Pour l’instant, les deux boules de laine jaune sur la blancheur des draps évoquent des œufs au plat particulièrement réussis. Allons, il n’y a pas que de la dentelle dans cette aventure et le duo des Solo nous chante quelque chose. »

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Le lendemain, Antoine emprunte à l’actualité météorologique pour évoquer la lente procession des coureurs agacés par la longueur de l’étape, près de trois cents kilomètres, les amenant à Metz, ville des artilleurs, la mal nommée en la circonstance :
« Nous pouvons, en moyenne, observer une éclipse de Lune chaque année. Mais cette nuit, l’événement aura été exceptionnel par son importance.
Cette proposition de notre éminent confrère Albert Ducrocq, parue hier dans sa chronique de L’Équipe, intitulée : « Autour de l’éclipse », nous l’approuvons sans réserves, à ceci près qu’il nous est donné à nous, d’étudier depuis la planète où nous avons pris pied l’existence d’un phénomène qui nous apparaît à la fois comme la Lune et comme présentant les caractères mêmes de l’éclipse à tous les étages, phénomène dont certains instruments de mesure ne peuvent rendre compte.
Nous devons ainsi considérer que si un cosmonaute s’était trouvé sur une trajectoire mettant en conjonction Forest, en Belgique, et Metz, en France –tel fut notre cas-, il aurait enregistré une magnifique disparition de la constellation du peloton, dont nous étions chargé de suivre la marche. Cette éclipse d’une durée de quatre heures cinquante-neuf avait été précédée, durant trois heures vingt-six, par une phase d’absorption progressive de la comète nommée Daems … »
Certains journalistes, friands de calembours, n’hésitent pas à parler du long chemin de Daems, clin d’œil à Paul de Tarse alias Saint Paul qui dit avoir eu une apparition du Christ sur la route de Damas.

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« Néanmoins, le phénomène qui présentait le plus grand intérêt scientifique est celui dont nous fûmes témoins à l’aplomb de Metz.
À 17 h 05, sur le boulevard Henri Poincaré, un géant blond allemand exultait au sommet d’un podium et une charmante Lorraine, en costume folklorique, l’embrassait sur les deux joues. Bien mieux : au délire ambiant, on pouvait estimer que Rudi Altig était réellement attendu comme le Messin. Et ce signe des temps nous démontrait que beaucoup de vieilles notions subissent elles aussi de durables éclipses. »

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Avec vingt-quatre heures d’avance, le Kolossal Teuton, coéquipier d’Anquetil, fête donc l’entrée du Tour de France en Allemagne, événement hautement symbolique à l’époque. Mais l’air du pays ne l’incite pas à se reposer sur ses lauriers, bien au contraire.
Ainsi, Maurice Vidal écrit dans sa chronique « Une course et des hommes » :
« « Ce n’est pas ma faute si Wagner se joue fortissimo » s’écriait un personnage du film « Avant le déluge ». Ce pourrait être la meilleure défense de Rudi Altig devant ceux qui l’ont accusé d’aller trop vite entre Lunéville et Fribourg !
Nous venions de franchir le Rhin, ce qui est tout à fait exceptionnel dans un Tour de France. Les motards verts de la « polizei » aboyaient autour des voitures françaises des « schnell, schnell » dont ils ne savent sans doute pas qu’ils nous rappellent quelque chose. Les civils, par contre, se montraient souriants, accueillants, apparemment heureux de nous voir. Beaucoup de soldats français « d’occupation » aussi « tringlots » qu’à Thionville ou Romorantin.
La chaleur était lourde, moite. Au loin, par-delà Fribourg, la Forêt Noire coupait de sa masse sombre un ciel tout à fait wagnérien. Le décor était de circonstance. La pièce ne l’était pas moins.
Depuis cent kilomètres, Rudi Altig faisait rugir ses cuivres. Il avait avalé comme un grimpeur les deux petits cols, pas si commodes, de la journée. En tête de son groupe de cinq hommes, il tirait sur son guidon comme si sa vie en dépendait. Siegfried, anéanti il y a peu, forgeait à nouveau sa Parsifal, et la course, secouée, violentée, adoptait en grognant le rythme du colosse déchaîné qu’une lumière d’orage rendait plus fascinant : sa face écarlate, ses étonnants yeux clairs, sa courte chevelure blonde, tout contribuait au mirage … »
De même, nous accompagnons Blondin dans sa Marche commune de haute volée :
« Il s’est produit hier ce que nous n’osions plus attendre, et qui tient en même temps du miracle et du Marché commun : la France et l’Allemagne ont échangé leurs légendes pour les associer.
En exportant pour la première fois au-delà du Rhin le Tour, qui est l’un des duvets les plus précieux de sa civilisation, lorsqu’il se présente sous son rituel exact, son climat de rigueur, avec sa charge utile d’hommes et de kilomètres, son vrai visage enfin, la France proposait le thème, le décor, la figuration.
L’Allemagne assura à point nommé la distribution, en inscrivant dans la partition qui se proposait son héros le plus représentatif : un colosse blond descendu directement du Walhalla, le séjour des guerriers morts, en la personne de Rudi Altig, terrible et ressuscité.
Cette rencontre sur les rives du fleuve wagnérien entre un système cartésien, si frivole qu’il puisse paraître, et un aspect de la mythologie germanique, rendue à ses dimensions plus quotidiennes, nous a valu un de ces opéras cyclistes qui laissent des traces dans la mémoire. On en fredonnera longtemps quelques fragments à la veillée. «

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Rudi Altig troquait certes son maillot vert contre le paletot jaune, mais en côtoyant la ligne Siegfried, avant de sécher son linge, il fallut le laver dans la famille Saint-Raphaël. Geminiani, son directeur sportif, le fustigea d’avoir, dans sa folle chevauchée, emmené dans sa roue, le petit grimpeur espagnol Galera, susceptible de donner du fil à retordre au patron Anquetil en montagne.
Des considérations dont était loin François Mahé, valeureux coureur breton, ancien coéquipier d’Anquetil lors de son Tour de France victorieux de 1957, qu’une méchante chute en dévalant le col du haut de Ribeauvillé, contraignait à l’abandon.

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Qui sait si Blondin honora trop immodérément les délicieux vins blancs de la vallée du Rhin, je n’ai pas trouvé trace de sa chronique au soir de l’arrivée sur la piste de Besançon, celle-là même où, trois ans plus tard, Anquetil prépara sa nouvelle tentative victorieuse contre le record de l’heure.
Plutôt que m’appesantir sur le succès anecdotique du néerlandais Henk Nijdam je préfère vous conter l’excellente initiative d’un enseignant de l’école primaire du quartier Rosemont à Besançon.
J’ai toujours rêvé, dans mon enfance, d’un instituteur qui, afin de nous stimuler à la veille des grandes vacances, profiterait du passage du Tour de France pour faire réviser quelques notions.
C’est le cas de Monsieur Deliot qui proposa à ses élèves, les devoirs suivants : en Français, « Du point de vue géographique, quel est l’intérêt de l’étape Rennes-Lisieux ? » ; en calcul, « Les roues de Poulidor ont 650 mm de diamètre. Combien font-elles de tours d’une borne kilométrique à la suivante ? », et « Sels ayant parcouru les 215 kilomètres en 5h 14’ 57’’, quelle est sa moyenne horaire ? ».
Le jeune écolier Denis Grenouillet, au bout de son raisonnement implacable, conclut de manière un peu … vache pour les journalistes qu’ils s’étaient trompés !

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Quant à l’Antoine, ayant recouvré son esprit sur la route de Thonon, il intitule sa chronique L’Ercole du soir en hommage au valeureux maître et au campionissimo Baldini :
« … Trente-cinq kilomètres avant Besançon, le long des rives torrides de l’Ognon, l’évidence que nous appréhendions en secret de rencontrer nous sauta à la figure : Baldini donnait sa roue à Vito Taccone et demeurait planté sur le bord de la route, dans l’attitude résignée du serviteur à qui l’on vient d’emprunter sa cravate pour aller à une cérémonie dont il se sent exclu.
Je veux bien que Taccone, petit personnage noiraud, soit la nouvelle idole des Italiens, et surtout des Italiennes, qui en font une consommation effrayante, mais, enfin, naguère, le seul nom d’Ercole Baldini enflammait la péninsule : il avait été champion olympique et recordman du monde de l’heure, il venait de gagner le Tour d’Italie et d’être sacré champion du monde à Reims, où se font les souverains. Qu’il en fût réduit à assumer l’une des plus basses charges de la condition d’équipier, non pas celle qui consiste à se mettre au service d’un chef de file ce qui vous reste de classe et d’expérience, mais celle qui exige qu’on s’ampute soi-même, véritable péché mortel, analogue au suicide pour un coureur cycliste, transformait la route du Tour en Boulevard du Crépuscule.
Baldini, c’était le prince russe devenu chauffeur de taxi ou, pis encore, devenu maître d’hôtel dans son propre palais … » Être ou ne plus être, pendant ce temps, ça s’anime dans la traversée du Jura, sur la route buissonnière d’Abel Michea :
« … À peine, avait-on salué la dernière maison de Champagnole que le grand Aerenhouts fichait le camp. Et le bal commença. Ah ! ce joyeux dimanche, vous connaissez le Jura, ses sapins, ses gentianes, ses prairies et ses vaches qui font, tout à la fois, « meuh-meuh » et « ding-ding » … Alors des dizaines de milliers de gens les avaient prises d’assaut et nous saluaient au revers des talus, à l’entrée des clairières, une serviette autour du cou, le litre ou le saucisson à la main. Dans les villes, c’était le petit paquet de gâteaux du dimanche, qu’on agitait sur notre passage … pour les coureurs, ce dimanche c’était une drôle de fête.
Elle commença vraiment la fête après Saint-Claude. Fini de se fendre la pipe, les choses sérieuses allaient commencer avec les lacets de Septmoncel. Septmoncel c’est connu dans le monde entier pour ses lapidaires et en France pour ses fromages. Anglade, lui, connaît les fameux lacets de Septmoncel comme le fond de sa musette. Ce n’est pas une spécialité du pays. C’est tout simplement la route qui grimpe vers la coquette station qui porte ce nom. Col, ça fait prétentieux. Puis ça peut faire peur aux touristes, c’est pourquoi on a choisi cette appellation un peu ficelle de lacets. D’ailleurs, c’est mérité, puisque dans les grands pâturages, au côté des fières gentianes jaunes, on trouve beaucoup … d’œillets. Sauvages, il est vrai. Donc l’ami Anglade attaqua dans ces lacets qu’il connaît si bien.
Que Rudi Altig ignore l’histoire de France, personne ne lui en fera reproche. Il devrait cependant connaître ce qui arriva à Napoléon au sommet de ses conquêtes. La coalition qui se forma sur les routes du Chablais avait à son origine, ça ne surprendra personne, l’Angleterre, commandée par Vic Denson. Tout partit de là … Guy Épaud, Limousin engagé sous la bannière de Jan d’Orange, et Paul Vermeulen, tout dévoué à Poulidor le Limousin, poursuivirent les opérations.
Confiance, faiblesse momentanée, on ne saura jamais. Commencée par des activités de patrouille, la bataille s’engagea alors franchement dans la plaine du Chablais. Sans surprise. Il n’y eut pas une attaque, mais plusieurs. En vagues successives, comme causait mon adjudant. Et les officiers en tête, ma parole, Poulidor, Janssen, Junkerman en étaient … »

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« Ah ! madame, cette méchante valse des mollets. Anquetil, Altig et les autres n’amusaient pas le macadam. Mais les coalisés, eux, ne dormaient pas non plus. Ils ne furent pas rejoints. Au sprint, Jan Janssen, ce garçon étonnant de santé l’enlevait, en même temps qu’il enlevait à Rudi Altig un de ses trophées, le maillot vert. Et tous on s’exclamait sur cette fin de course. On s’excitait sur les secondes prises à Anquetil par Janssen et Poulidor, on supposait, on parlait, on se demandait … »
Anquetil, souriant, fournit la réponse : « Trente-quatre secondes ? Vous n’allez tout de même pas en faire une montagne … La montagne, c’est demain qu’elle commence. Et là, on comptera en minutes … »

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« L’été avait repeint de frais la verte montagne savoyarde, les sapins sortaient de chez le coiffeur, les torrents à truites bondissaient sur les rochers en chantant des chansons de marche. On les contournait ces montagnes, on se glissait dans les vallées et comme il fallait bien en sortir, on escalada le col de Tamie pour aller rendre visite à la vallée de l’Isère. Oui, tout ça vous donnait envie d’aller « faire de la montagne » … Là-bas, dans le lointain, le Galibier riait déjà dans sa barbe de neige blanche. Ah ! Il pouvait rire le Galibier. Il savait, lui …
… C’était le moment de recueillement avant l’instant si redouté du premier contact avec la haute montagne. Alors, notre vieux Federico Bahamontes n’attendit pas. Il va fêter ses 36 ans bientôt, le fameux Aigle de Tolède, et il ménage ses jambes … Dans le temps, c’était un joyeux fantaisiste sans autre règle de courir que son bon plaisir… »
Une dizaine d’années auparavant, non loin de là, au pays de Vercors (et non, d’Aragon), le champion castillan s’était arrêté au sommet du col de Romeyère pour déguster une glace à la vanille et se tremper les pieds dans un ruisseau en attendant le peloton !
«Tandis que l’Arc choquait ses eaux noires contre le parapet, il soliloquait le « picador » : « Si moi, il attaque dans le col, Perez-Frances ou Gabica, ils viendront m’embêter. Moi, il faudra toujours redémarrer, pour lâcher Poulidor. Mais si moi, il s’en va avant le col, moi il pourra grimper à mon allure, et comme moi, il est le plus fort »…
… C’était puissamment raisonné. Ah ! Bonne mère. Quel numéro que celui du picador. À quoi le comparer ? À un chamois bondissant, à un moineau voletant ? Non, il n’est comparable qu’à Federico Martin Bahamontes de Santo Domingo. Quelques coups de pédales alertes, secs, nerveux qui le font sautiller sur son vélo. Puis une seconde de détente, la tête rejetée en arrière, un bras qui lâche le guidon pour fouetter l’air… De nouveau, toc, toc … »

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Cela a mis en appétit l’ami Blondin qui choisit de nous confier la recette d’une spécialité locale :
«Vous vous procurerez chez votre fournisseur habituel un peloton de cent à cent-vingt unités, selon le nombre de convives. Il convient de rappeler ici que, lorsque le peloton est cuit, il a tendance à réduire. Vous y adjoindrez deux côtes substantielles que vous vous ménagerez soit par télégraphe, soit en vous adressant directement au « gars Libier », qui consent parfois à faire le détail, moyennant un fort pourcentage. Auparavant, vous aurez fait passer ce gros du peloton au Tamie, qui est une sorte de col étroit destiné à le filtrer, sans grand résultat d’ailleurs, mais il ne faut pas vous décourager si après cette opération votre peloton demeure encore très saignant. Scindez-le alors en plusieurs tronçons, en prenant soin d’isoler un maillot, dont vous réserverez le jaune.
Ensuite, levez délicatement un grimpeur ailé en veillant bien à ce que l’aile ne se détache pas. Un Bahamontes, que vous aurez au préalable fait blanchir sous le harnais, fera d’autant mieux l’affaire que sa cuisse peut entrer dans d’autres préparations. Contrairement à ce que certaine école affirme, il est inutile de retirer les boyaux, qui ne donnent aucun goût d’amertume. Au demeurant, l’animal se vide de lui-même au cours de l’opération. Ce Bahamontes sera destiné à fournir le dessus du gratin dauphinois… »
Quelques heures et deux cols plus tard : « … Il se pose alors le problème de la descente, où il sera bon d’utiliser une cocotte de frein en fonte, à parois épaisses. Numérotez soigneusement vos abattis, vous les retrouverez plus tard avec plaisir. La descente a pour objet de décanter un peu plus ce qu’il reste de votre peloton. Certains chefs ont prétendu qu’on pouvait s’en passer, on ne les a pas suivis avec juste raison : la cuisine n’est pas une affaire en l’air. Dans le même temps qu’il se décante, le peloton se trouve partiellement reconstitué, grâce à des liaisons à la farine ou à tombeau ouvert, selon qu’on en possède un sous la main ou pas.
De toute façon, le moment est venu où le peloton vous a livré ses meilleurs morceaux. Vous les ferez revenir sur le plat, ou à la poêle, sur les hommes de tête. Ceux-ci, qui demandent au dernier moment, à être garnis d’un bouquet du même nom, constituent à proprement parler le gratin. »

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« Une telle recette ne prend que sept à huit heures. Elle est à la portée de toutes les courses
Lorsque nous l’avons dégusté, hier, à Briançon, il entrait dans la composition, outre le Bahamontes et l’Anglade présélectionnés, du Poulidor, de l’Anquetil, du Foucher, toutes denrées de qualité extra, et le jaune, préalablement réservé au début de notre préparation, enrobait comme une pochette-surprise, un jeune Groussard, sorte de petit coq de Fougères, à la fois tendre et coriace, véritable émincé de leader. »

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Vous savez bien, c’est le problème avec les recettes des grands chefs, il manque toujours le petit détail qui compromet la complète réussite du plat.
En la circonstance, après avoir montré quelques signes de fléchissement en haut du Galibier mais rejoint dans la descente, le groupe de chasse derrière Bahamontes, Jacques Anquetil est victime d’une crevaison en vue de Briançon. Il concède ainsi dix-sept secondes à Poulidor auxquelles il faut ajouter la bonification de trente secondes dont le champion limousin bénéficie pour sa seconde place.

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L’air de rien, après huit étapes, Poulidor précède son grand rival normand d’une minute et quinze secondes au classement général.
Cette année, le Tour ne traîne pas dans les Alpes et dès l’étape suivante, placée sous le signe neige et mer, on allait se balader sur la plus haute route d’Europe (col de Restefond) avant de faire trempette (au propre ou au figuré?) dans la Méditerranée, à Monaco. Faites vos jeux !

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« Restefond, c’est la seconde fois que nous le montions. La première fois, d’ailleurs, dans ce sens, c’est pourquoi tous nous le respecterons peut-être quand nous le connaîtrons mieux. Il s’est pourtant trouver quelqu’un pour le tutoyer, lui taper sur le ventre, ce ne pouvait être qu’un Marseillais. Et voilà donc notre Louis Rostollan à tu et à toi, avec le plus haut col d’Europe (2802 m) ma chère … mais sans compter la couche de neige. Le grand Louis estimait que c’était un col à sa hauteur… »

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Le peloton, lui, allait fondre plus vite que la neige. Derrière, ils étaient quatre, Federico Bahamontes, Raymond Poulidor, Jacques Anquetil et Hans Junkermann. Georges Groussard, le coq de Fougères, commençait à avoir chaud à ses plumes jaunes.
Finalement, tout le monde se retrouva dans la vallée de la Tinée qui sentait si bon les figues fraîches. La cause était entendue … ou presque. Sur la piste en cendrée du stade Louis II de Monaco, Poulidor sprinta un tour trop tôt. Un normand compterait-il mieux ses gains qu’un auvergnat ? Anquetil remporta l’étape raflant au passage une minute de bonification qui aurait, peut-être, son importance au moment des comptes finaux.

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« Rien ne sert de partir, il faut courir à temps ». Ce fut la morale de cette étape qu’évoquait brillamment Antoine Blondin dans sa fable L’aigle et le canari :

« De Briançon à Monaco
Le Tour transformé en volière
Conduisait pas plus tard qu’hier,
Groussard, Bahamontes and Co.
Le premier est un canari
Qui court comme l’on s’égosille
Mais il a de bien jolis trilles
Et sa chanson monte à Paris.
Le second, malgré son grand âge,
Demeure un aigle dans les cols,
Convoitant le jaune plumage
Du poussin sorti de l’école.
L’aigle, donc, dit au canari :
« Abandonnez cette tunique,
Il vaut mieux qu’elle vous soit unique
Comme le gage d’un pari.
La porter par deux fois serait prendre habitude,
C’est un fâcheux péché pour la tendre jeunesse.
Au demeurant, sur les sommets, mon droit d’aînesse
S’exerce sans partage, je suis le roi de l’altitude …

… Mais c’était méconnaître un Groussard dans le vent
Décidé à rejoindre l’aigle avant Levens.
Ce fut une folle poursuite
Menée à Georges déployée
Dans les gorges de la Tinée
Où se forge la destinée.
Le long des torrents et des grottes,
Une vraie course : Allez, Charlotte !
Comme on dit en Principauté !
Ce maillot, en principe ôté,
Il l’avait reconquis quand on quitta l’Ubaye.
Car un Groussard ne court jamais à la journée :
Le canari exige un bail … »

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La présence des géants de la route au pied du rocher princier ne soulève que l’indifférence générale :
« On ne fait pas tomber impunément au cœur d’une civilisation indolente et satinée des coureurs qui se sont boucané le teint sur les pavés du Nord, sous les pluies de Lorraine, dans les froidures d’Allemagne, et qui dégringolent à l’instant du plus haut col d’Europe. À Monaco déjà la rupture était flagrante dans le hall des palaces en forme de pâtisseries, où notre irruption parmi le thé de cinq heures mit le comble au désespoir des douairières et des caniches. On vit se suspendre des parties de bridge ; le zéro sortit trois fois de suite à la roulette, comme par inadvertance. Rien n’alla plus. De tenaces effluves de sueur et d’embrocation eurent tôt fait de réduire le parfum subtil d’eau de Cologne, de cuir et de Havane, qui flotte à l’ordinaire du côté des messieurs. Dans les vitrines des joailliers qui scintillent discrètement dans l’ombre des piliers on n’eût pas été autrement surpris de voir à l’étalage en de précieux écrins les fameux pignons de treize ou quelque patin de frein. L’enfer du Sud est celui des tentations. Cela sentait d’une lieue les délices de Capoue … »
Comprenez, avec Blondin, que les coureurs se laissent bercer par une course trop facile entre Monaco et Hyères :
« Rien ne nous fut épargné d’un chemin de croix à rebours, dont les stations s’appelaient Nice, Juan-les-Pins, Cannes, Sainte-Maxime, Cavalaire, Le Lavandou … L’itinéraire avait des saveurs de dépliant touristique et des couleurs de carte postale. Il tirait, par surcroît, son seul relief de l’anatomie humaine, échantillonnée le long de la route dans des postures d’abandon qui évoquaient davantage le pédalo que la bicyclette … »
Lors du Tour 1950, au cours de l’étape caniculaire Toulon-Menton, dans la traversée de Sainte-Maxime, à l’initiative de l’azuréen Apo Lazarides dit le Grec, une grande partie du peloton piqua une tête dans la mer. Le facétieux André Brulé, au nom prédestiné, pénétra même dans l’eau sans descendre de machine. En reprenant la route, les coureurs prirent conscience qu’ils s’étaient baignés avec leur ravitaillement dans leurs poches. Les sandwiches, les gâteaux de riz, les cuisses de poulet imprégnés d’eau salée étaient immangeables. Résultat : Bim Diederich, un ressortissant du Grand-D(o)uché du Luxembourg, qui avait été l’un des rares à ne pas se jeter à l’eau, gagna l’étape.
Cette fois, seul le régional de l’étape Louis Rostollan en profite pour prendre un bain de pied dans la Grande Bleue.

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TOUR 1964 blog 53 Hyères

L’ambiance émolliente ne refroidit pas les ardeurs de certains : « C’est à peine si Vito Taccone et l’Espagnol Manzaneque s’efforcèrent de rompre l’harmonie de l’instant en descendant de vélo pour se rouer de coups sur le bas-côté de la route. On classa l’incident au rang de ces affaires de chaînes de bicyclette où s’affrontent les joyeux et oisifs Teddy boys, un épisode du « dolce vito » en somme ».
Changement de décor, après les palaces princiers, tout ce petit monde se retrouve, l’après-midi, sous le préau ou dans les salles de classe de l’école Jules Ferry de Hyères.
C’est l’heure pour les coureurs de s’arracher de l’envoûtement du chromo pour une bataille de vingt kilomètres contre le chrono.
Dans cet exercice où il excelle, Jacques Anquetil, le « chronomaître », remet les pendules à l’heure et devance Poulidor de 36 secondes. En vingt-quatre heures, il a retourné la situation en sa faveur et pointe, désormais, à la seconde place du classement général, avec 31 secondes d’avance sur son principal rival.

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Le lendemain, après l’effort solitaire, on a le droit à une étape roupillon juste troublé par quelques chasses à la canette :
« On se traînait au travers de la Provence brûlante. On traversait la Crau et ses champs de cailloux. Ah ! la première oasis d’ombre, quand on sortit de ce désert, comme elle fut prise d’assaut … la première goutte d’eau, la première pêche

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Sur la route d’ailleurs, les spectateurs s’étaient organisés. Ils faisaient la chaîne, seaux, bassines, jets d’eau, tout était bon pour asperger le peloton qui, quelques minutes après l’arrosage, était de nouveau sec. On se promena sur les Alpilles brûlantes qui embaumaient la menthe et le romarin. On vint frapper à la porte de la Camargue, à Saint-Gilles, où les rizières ressemblaient au paradis. Mais, dans le peloton, personne n’avait envie de jouer les toros. Le picador Bahamontes, cependant, était sur ses gardes. Il avait raison. Dans Lunel, la cité des pêcheurs de lune, Anquetil planta une banderille. Pourquoi ? »
L’explication provint de Jacques Périllat, nom d’emprunt du brillant journaliste de L’Équipe et de But&Club Pierre Chany, pour écrire dans l’hebdomadaire concurrent Miroir-Sprint. Anquetil lui confia donc : « À Thonon, Poulidor et ceux qui l’accompagnaient, m’avaient pris 34 secondes. Dans le peloton, nous avions roulé très fort et je n’arrivais pas à comprendre comment nous avions pu perdre autant de terrain. J’ai décidé donc aujourd’hui de leur faire une démonstration. Après mon démarrage, j’ai filé au milieu des motards, mieux abrité que dans les roues. Dans ces conditions, il n’est pas difficile de gagner des secondes … »
Dont acte, nul doute qu’Anquetil est redevenu le patron du Tour.
Pour les archivistes, des hommes du Nord, le belge Sels à Montpellier, le hollandais De Roo à Perpignan, remportent les deux étapes de transition disputées sous le cagnard qui amènent les coureurs au pied des Pyrénées. Le sprint à pied du breton Jean Gainche fait la joie des photographes.

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« Dans l’ombre dorée du palais des rois de Majorque s’ouvre l’étroite tranchée de la rue des Fabriques-Couvertes. Le soleil se tient en équilibre sur le bord des gouttières, des Catalanes charbonneuses se tiennent en équilibre sur le bord du trottoir. Rien ne bascule. Au seuil d’une échoppe balzacienne, un vieux graveur darde un regard étonné par-dessus ses lunettes : une camionnette et deux voitures hérissées de vélos encombrent l’antre des plaisirs. Des mécaniciens aux torses luisants manipulent des pédaliers et des dérailleurs. Le Tour de France instaure un souk méticuleux au cœur de l’empire indécis du vin de muscat. C’est là que Maurice de Muer, mentor de l’équipe Pelforth-Sauvage-Lejeune, a établi son camp volant, dans un hôtel d’une rare chasteté où l’on s’attendrait néanmoins à entendre tintinnabuler une marche. »
Dans quel lieu de perdition, Blondin s’est-il fourvoyé pour présenter les valeureux coursiers de la marque à la bière qui font sécher leurs trophées au balcon ? Jan Janssen, maillot vert du classement par points, le lyonnais Anglade, le breton Foucher, le charentais Epaud baroudeurs coiffés des casquettes jaunes du Challenge Martini par équipes et, bien sûr, il est temps de le saluer, le canari Georges Groussard qui porte, discrètement, courageusement et talentueusement, le maillot jaune depuis Briançon.
Breton, de justesse car c’est quasiment de Fougères que venant du nord et des terres normandes on pénètre en Bretagne, moins connu que son frère aîné Joseph, vainqueur l’année précédente de la grande classique Milan-San Remo, il est devenu, en quelques jours, la coqueluche du public français qui adore ces histoires éphémères de sans grade élevé au rang du seigneur.

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La question brûle les lèvres des suiveurs : détiendra-t-il encore la toison d’or demain soir à Andorre-la-Vieille après le franchissement pour la première fois du col d’Envalira ?
Blondin fournit la réponse à sa manière :
« Samedi, un Espagnol nommé Jimenez et prénommé Martin, comme dans les romans de Marcel Aymé, nous jouait le « Passe-montagne », réplique du Passe-Muraille cher à ce même auteur, et nous donnait la révélation d’une étonnante disposition à franchir d’autres sommets que la butte Montmartre. Il passait la ligne d’arrivée avec la plus confortable avance qu’on ait enregistré depuis le début de l’épreuve et il se trouvait chez l’Andorran moyen tout un canton de l’âme tourné vers la péninsule ibérique pour s’en réjouir.
Mais celui-ci apprenait du même coup qu’un Breton, en la personne de Georges Groussard, demeurait en tête du classement général, et ce qu’il peut y avoir de français dans un Catalan s’en réjouissait à l’unisson.
Ce triomphe panaché était à l’image complexe mais sans contrainte de la nation qui nous accueillait. Il rassurera ces princes qui la gouvernent sur la pureté de nos intentions. En introduisant une étape dans l’État, notre propos n’était pas de fonder un État dans l’étape … »
Le belge Armand Desmet était à quarante lieues de cette histoire de coprinces. Victime d’une terrible chute dans la descente du col de Puymorens, il était évacué par hélicoptère vers un hôpital de Toulouse. Heureusement, ses jours n’étaient pas en danger.

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Le show must go on après une journée de repos (pour les coureurs) … dans un second billet.

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 11 juillet, 2014 |3 Commentaires »

J’ai rencontré Soungoula le roi des piments

Chers lecteurs, vous avez crié famine durant le mois de juin. « Pas un seul petit morceau de mouche ou de vermisseau » (connaissent-ils cet enfoiré de La Fontaine, nos jeunes twitters candidats au bac de français ?!), ni même un petit billet sur mon blog.
Pour me dédouaner de ce silence, je pourrais emprunter quelque alibi à un chanteur nonagénaire : « mes amis, mes amours, mes emmerdes, les jours du bac, le cognac (je préfère l’armagnac !) »… En réalité, j’avais sans doute besoin d’un petit break après le fort investissement affectif qu’avait nécessité la rédaction de mes billets sur ma chère mère.
En tout cas, entre deux matches de « futebol », j’ai accepté l’invitation du poète danois Per Sørensen à faire connaissance avec Soungoula le roi des piments, le héros de son dernier ouvrage, à l’occasion d’une séance de dédicace dans un sympathique restaurant espagnol de Paris.

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Avouez que fêter, dans un bar à tapas du IXème arrondissement, la sortie d’un conte d’inspiration indienne écrit par un auteur danois, ne manque pas de piment.
Réflexion faite, ce n’est pas si surprenant que cela tant les descendants d’Harald à la dent bleue (un vrai titre de conte !) possèdent une âme de voyageur et une attirance pour notre douce France.
Déjà, à l’aube du dixième siècle, Bernard Ragnvaldsson dit Bernard le Danois, débarquant sur nos côtes, avec quelques compatriotes vikings, épousa bientôt, à Rouen, Sprote de Bourgogne, avant d’être nommé par Rollon gouverneur du duché de Normandie. Ce qui explique, encore de nos jours, l’implantation de plusieurs centaines de Northmen (Normands) au patronyme de Ledanois dans les départements de la Manche et du Calvados.
Sautons dix siècles et dans une fontaine : Un petit jet d’eau, une station de métro entourée de bistrots, Pigalle ! Oui, c’est aussi un Danois, Georges (Jørgen Frederik) Ulmer, qui a écrit et composé cette chanson emblématique de Paris qui a fait le tour du monde.
Per Sørensen, héros du jour, décline volontiers son identité métissée, danoise du côté de ses parents, française du côté de ses enfants, et mauricienne du côté de sa femme regrettée.
Il est arrivé en France en 1969, nourri d’idées d’art public au contenu social. Peintre, créateur, imprimeur – et colleur, en équipe, sur murs et palissades -, il met ses affiches polychromes au service du PCF et plus largement des municipalités d’union de la gauche du 93, soutenu par des décideurs peu bureaucrates qui y croient. Pendant cinq ans, il est sérigraphe à la Maison des jeunes et de la culture Pablo Neruda à Bagnolet. Mais, à la fin des années 70, les solvants nocifs associés à cette merveilleuse technique d’expression qu’est la sérigraphie, l’obligent à « jeter l’éponge ».
Cependant, fidèle à son engagement et à ses thèmes, il renoue, pendant de longues années comme veilleur de nuit, avec son autre compagne de route, l’écriture.
D’abord, en danois, la langue de ses lointains débuts, avec Les tigres de Cardiff et surtout l’album fétiche richement illustré Les banlieues dormeuses, salué en tant qu’évènement poétique-politique à l’imagerie surréaliste par une certaine critique de l’époque, souillé de bile haineuse par une autre.
Puis le français, « langue maternelle » – familiale, collective, de fête et de deuil – de plus d’une moitié de vie, finit par prendre naturellement le dessus, avec des recueils comme La cigale du métro et autres poèmes à haute voix et le poème narratif illustré Le petit joueur de flûte de Babylone.
Per, appartient-il à cette veine d’Étonnants voyageurs que des rencontre littéraires consacrent annuellement à Saint-Malo, et dont, déjà, Baudelaire sollicitait la verve dans un remarquable poème ?

Étonnants voyageurs ! Quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu ?

Et entendu ! Per – qui se considère plutôt « voyageur des profondeurs convergentes humaines » – se souvenait des contes indiens que racontait la belle-maman, le soir aux veillées insulaires. Pour suppléer une mémoire éventuellement fragile, il les enregistra sur un radiocassette de fortune. Mais quelques étourdis, des têtes de dodos en somme (si des irresponsables colonisateurs bataves n’avaient pas exterminé ces oiseaux mythiques), effacèrent les précieux documents en gravant par-dessus quelques variétés bollywoodiennes.
C’est comme cela que fut soulevé le lièvre (expression populaire qui prépare la suite de mon propos !) du progrès illusoire et de la modernité précaire. Combien de clés USB défaillantes, de disques durs externes grillés, de logiciels obsolètes n’ont-ils pas enterré, en quelques nanosecondes, le « fonds mémorial millénaire des anciens » !
Qu’à cela ne tienne, vous savez désormais que le Danois possède des facultés d’adaptation insoupçonnées, (Com)Per(e) Sørensen choisit alors de faire son « folklore » lui-même, comprenez, d’imaginer et de travailler (à) son propre conte. Une sorte d’auto-entreprenant à l’image de son héros, Soungoula, le lièvre en langue swahili, un personnage familier, rescapé métissé, des vieux contes de veillées de l’Océan Indien, à l’Est de Madagascar.
Je ne connaissais de lièvre en littérature, outre le sprinter dilettante de La Fontaine, que le Roussard du bois de Valrimont de Louis Pergaud, le lièvre de Mars de Lewis Carroll, et le compagnon accidentel de Vatanen dans un roman finlandais.
J’ai découvert étrangement, en effectuant quelques recherches pour nourrir mon billet, que le lièvre « bouquine » aussi. Ne voyez là aucune manifestation d’un égo surdimensionné le poussant à lire ce qu’on écrit sur son compte (conte ?), le bouquinage, en l’occurrence, désignant la période des amours où lièvre et hase s’accouplent.
Pour donner une vraisemblance scientifique à son personnage, Per Sørensen a également bouquiné (comprenez, cette fois, au vrai sens humain du terme !), entre autres, les Histoires Naturelles du comte Georges-Louis Leclerc Buffon (bien que « Buffon connaissait mal les tropiques ») pour s’imprégner des mœurs et caractère du léporidé (contrairement aux idées reçues, le lièvre n’est pas un rongeur).
Le lièvre de Sørensen, bien qu’ancré fortement dans la tradition mauricienne, possède une vraie modernité et même humanité, nous le découvrons au fil des pages. Ainsi détail observé lors d’un cyclone tropical, l’une de ses pattes « avait l’aspect du poing serré d’un militant révolutionnaire tombé sur le champ d’honneur, ce qui, à défaut d’affirmer quelque passé gauchisant de l’auteur, dénote une évidente acclimatation du lièvre à nos banlieusardes garennes (Bezons ? Colombes ?) !
Comme un vulgaire touriste en goguette, il enfile « un tee-shirt (au motif à palmiers et au slogan « Le paradis des vacances » fanés) en plus d’un short ». Il ne lui manque sur le nez que les créations des opticiens Atol, mais ça c’était avant, « il les (les lunettes) avait déjà essayées en cachette. L’effrayante netteté avec laquelle il avait vu le monde, l’avait littéralement aveuglé ».
Un sage, ce Soungoula ! Quoique les Piments, autres personnages essentiels du conte, les fameux « piments-de-lièvre », les plus forts du monde, qu’il cultive avec amour, utilise comme médicamentation (ses suppo-z-histoires) et emploie si nécessaire comme arme redoutable, possèdent aussi des propriétés hallucinogènes qui altèrent possiblement sa lucidité, et qui sait, la compréhension du lecteur.
Car en fin de conte, c’est tout l’art de l’écrivain de faire vagabonder notre esprit, nous pouvons envisager une possible mise en abîme de sa part, et si, en fait d’histoire, Compère Lièvre, sous l’empire de ses épices, ne nous raconte pas les siennes rêvées ou pas.
Si cela peut vous rassurer, le phénomène est récurrent dans chacune des œuvres de Per, je ne comprends pas toujours grand-chose, en première lecture, tant le compatriote d’Andersen manie la langue de Molière de manière virtuose, foisonnante, jaillissante, et pour tout dire, surréaliste. Heureusement, j’ai acquis désormais une certaine pratique à travers son jubilant voyage dans le métro en compagnie d’une cigale (1), et ses poèmes sur les PEOPLE (2) dont le photographe Jean-Denis Robert avait tiré le portrait.
Cette fois, on se laisse emporter sans essoufflement dans la course d’un lièvre sympathique, maniant volontiers le calembour (« un sari d’une soie très fine soit très usée »), à travers les champs poétiques de l’écrivain. Du people, justement, l’Oreillard, au fil des pages et de ses pérégrinations, ne cesse d’en rencontrer, de toute condition, qu’elle soit animale (parfois humanoïde), humaine (avec sa part d’animalité) et même végétale (les piments).
Grièvement blessé par une bande de singes, Soungoula quitte ses montagnes et se réfugie dans la plaine, dans le monde des humains, dans une maison habitée par trois générations de femmes de la même famille. Soigné par elles, sinon aux petits oignons du moins aux piments forts, il en oublie sa fiancée, la hase maigrichonne Harita (ne prononcez pas Harissa !), et tombe éperdument amoureux de la jeune fille de la maison pretty ou Pristee woman, aux formes déjà épanouies : « Si les humaines peuvent épouser des ânes- c’est ce qu’un singe vicieux lui avait raconté- pourquoi pas quelqu’un de son espèce ? » Un amour impossible qui le conduira à une tentative de pendaison heureusement avortée grâce à une colonie de serins picorant le nœud de la corde. Une veine de coucou, de serin plutôt !
Comme tout bon lièvre, digne de son espèce, multiplie les fausses pistes autour de son gite pour tromper l’ennemi, Soungoula tourne en rond sur son île. Il quitte la plaine des « Noirs » et part travailler chez les « Grands Blancs ». Il cumule les petits boulots souvent liés aux piments, ainsi se retrouve-t-il unique domestique de son patron, non sans attiser la jalousie de ses rivaux, humains et singes. Il est vrai qu’il n’est pas toujours correct. Ça lui arrive d’avoir des sursauts de nostalgie coloniale … avant que la fraternité et la raison reprennent le dessus.
Comme dans tout conte bien structuré, notre héros « bossu » affronte plusieurs épreuves aussi difficiles qu’absurdes dont il s’acquitte avec succès. En récompense, il rencontre pour la première fois la mer qu’il trouve trop salée en comparaison de ses chères rivières.
On the road again, l’infect Vétalam, ennemi humain numéro un de Soungoula dont il a séquestré et violé Harita sa promise, organise pour faire sortir le héros lièvre de son refuge, une mini guerre civile entre les lièvres et les singes d’un faubourg de la capitale, qui n’est pas sans rappeler les affrontements humains à caractère « ethnique », provoqués par les colons anglais et français juste avant l’accès à l’indépendance de l’Île Maurice.
Dans des décors paradisiaques qui attirent habituellement les jets bondés de touristes, Per nous concocte une distribution de rêve, dans le désordre de leur entrée en scène : des singes, une femme étrangère baptisée Dame de lait à cause de ses attributs généreux, un Grand Blanc sorcier alias monsieur Le Loup, un méchant vrai-faux vampire, une tortue notaire, il en fallait une en clin d’œil à La Fontaine, un Bonhomme Casserole hantise de tout lièvre, une Grand-mère porteuse de la rivière des Crevettes (sans laquelle ce conte n’aurait jamais vu le jour), des Pères Noël noirs, un oncle Gabriel imbibé de rhum, un serin messager d’aérogramme, sans oublier, bien sûr, l’acteur vedette Soungoula et ses deux amours, possible, « l’hase been » Harita, et impossible, l’humaine Pristee woman.
Magiquement, avec ses descriptions de fruits et légumes, ses évocations de plats indiens comme lors du banquet des 7 caris, Per nous convaincrait presque de renoncer à la « cuisine française fade et surchargée des Grands Blancs » (même si un certain monsieur Poivre fut surintendant de l’Isle de France, ex Maurice, après le départ des Hollandais). Un conseil cependant, au marché ou chez votre petit épicier du coin, contentez-vous des piments oiseau et cabri, le piment lièvre est d’ailleurs si redoutable qu’il est introuvable, et pour cause.
Compère Sørensen revendique volontiers puiser une inspiration dans le cinéma d’Emir Kusturica, notamment Chat noir, chat blanc, adapté d’une nouvelle des contes d’Odessa. Il est même persuadé, à juste raison, qu’avec les techniques actuelles des images de synthèse, son conte, de par sa construction, est transposable sur les grands écrans ou les consoles des jeux vidéo interactifs.
Encore faudrait-il qu’il obtienne l’accord de son héros Soungoula, très critique à l’égard des « nouvelles images » : « … Les bombardements par les rayons des postes de télévision constituaient le danger le plus grave… Il se retranchait chez lui, par mesure de sécurité, dès qu’il entendait retentir la fanfare des infos du soir chez sa logeuse et jusqu’à la fin des émissions (p.45) … Dans la pièce attenante, d’autres singes regardaient un film vidéo à la télé : un âne enfourchait, en l’embrassant, une femelle humaine. (p.86)» Il semblerait même que le mari de la Dame de lait ait filmé les ébats de Soungoula et Harita avec une caméra infrarouge. D’ici que tous les internautes puissent les contempler en se connectant sur quelque site hot… !
J’anticipe le scepticisme voire la réprobation de certains d’entre vous éventuellement choqués par quelque situation scabreuse. Aucune inquiétude à avoir pourtant, Per a tout envisagé avec finesse et humour, c’est même Soungoula qui récite « avec la voix apocalyptique d’un orateur politique le message de liberté imaginé et passionné des livres », en l’occurrence, un extrait des Souvenirs (1924) du poète bengali Rabindranath Tagore :
« Le fluide aqueux dans lequel on délaie aujourd’hui le nectar littéraire pour le servir aux jeunes gens est certes adapté à la puérilité des lecteurs, mais il ne tient aucun compte de leurs facultés en voie de croissance. Les livres pour enfants devraient être conçus de telle façon que leurs lecteurs pussent en comprendre une partie, tandis qu’une autre partie échappe à leur entendement … C’est aussi de cette manière que le monde agit sur l’intelligence enfantine. La jeune mentalité assimile ce qu’elle comprend, et ce qui la dépasse la conduit un pas plus loin. »
J’éteins ainsi d’emblée toute polémique analogue à celle qu’un homme politique (au-dessus de tout soupçon ?!) avait déclenchée autour du livre pour enfant Tous à poil qui, d’ailleurs, n’aurait naturellement rien de subversif pour un lièvre ! À propos, l’épreuve du van tournant, accusant Soungoula d’avoir dérobé une somme d’argent, pourrait être infligée au même « politicard » pour connaître toute la vérité sur les contes, comptes pardon, de campagne présidentielle.

BOCATA 2

Il y a donc quelques jours, Per Sørensen a battu le rappel des amis pour leur présenter Soungoula dans le cadre convivial de la Bocata.
Installé à une table, Compère Lièvre, tout feu tout flamme, se propose de dédicacer le récit de ses aventures.

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Bien que proverbialement, il ne soit pas conseillé de courir plusieurs lièvres à la fois, ce soir, le spectacle est partout.
Au comptoir déjà où des verres (de contact) d’un délicieux punch concocté par Per nous sont offerts généreusement. À consommer cependant avec (presque) autant de modération que les piments-lièvres !
Sur les murs ensuite, où le photographe JeanDenis Robert, coauteur avec Per Sørensen du beau-livre PEOPLE (voir billet du 9 mars 2013) ), a accroché quelques impressions d’Inde bien en harmonie avec le thème. Je tente d’y repérer les « ampoules électriques mauves et opaques des aubergines » et le « gros crustacé végétal de la terre avec des cheveux mauves de punk quand ça fleurit » (l’artichaut !) qui poussent dans le potager de Soungoula.

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Même s’il n’a guère d’attrait pour la mer qu’il juge trop salée, Soungoula colle maintenant ses longues oreilles à une « conque ultramarine ». Lui parvient l’écho de la voix du poète slameur JYB (Jean-Yves Bertogal) qui entame une lecture à haute voix de quelques unes de ses aventures, bientôt accompagné par son géniteur littéraire Compère Sørensen hilare de ses propres écrits.

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Magiquement, se greffent dessus les rythmes jazz « roots » du saxophone (et flûte) de Rodolphe Lauretta et des percussions explosives de Serge Marne, maître du djembé et autres peaux. Ça groove à la Bocata.
« H’rrrrrrrrrrrischt … ! H’rooooooooorkh … ! Aaaaaaaaaaahhhhrrrhk … ! » Danse, danse Soungoula, autour de tes piments totémiques ! On n’attrape pas un lièvre avec un tambour, affirme un proverbe auvergnat.
Punch K-Do, San Miguel … Soungoula se trémousse un petit bol à la main sur les sons liquides de la sanza : « Ça ? C’est un accompagnement … un rythme. La plus grandiose des symphonies ne serait rien sans le rythme. C’est la base, l’épine dorsale ! Dans la soucoupe, là, vous en voyez du non broyé, entier, comme dans la nature. Ça donne de l’appétit, certes, mais ça ne se mange pas à la cuillère, ce n’est pas un joujou, les piments de lièvre, les plus forts du monde … plus forts que l’infernal et gros bonda-man-jak (les fesses de Madame Jacques !) des Antilles. »
Maître ès calembour, Soungoula me chuchote au passage que la soirée s’annonce sous les meilleurs épices, ce dont je ne doutais aucunement depuis son banquet des 7 caris.

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les deux dernières photos sont de Gunnar Palander

Dans son coin, en cuisine, le maître de maison Eusebio prépare méticuleusement des poivrons farcis. Dans son auberge espagnole, j’y croise, peut-être, les profondeurs convergentes humaines dont se réclame Per ?
Punch K-Do et Dreano, Michel de son prénom, griot blanc aux racines bretonnes qui conte avec infiniment de sensibilité « le voyage, l’exil, l’amour et le combat pour le droit de vivre dans la dignité et le respect des différences culturelles ». Ce soir, il slame quelques vers de son cru sur la sanza cristalline de Serge Marne :

« Malinké, toubou, bambara, soninké, dogon, dioula
Baoulé, mossi, haoussa, banyamulengé, yoruba
Je suis griot, je suis Djeli
Conteur musicien au Mali
Mon cousin à plaisanteries
M’avait tant parlé de son Paris
Que j’ai pris la route Inch Allah
J’étais si jeune en ce temps là…
Dans ma valise y’a mon n’goni
Dix noix de cola et deux cauris
Dans mon esprit il y a inscrit
Ce que je vais faire à Paris
D’abord gagner l’argent du puits
Quitte à travailler même la nuit… »

Il me parle de Nougaro, de Charlie Mingus, du temps des fortifs … On se promet de se revoir, je lui réserve un espace pour un prochain billet.
Est-ce l’effet piment, je me retrouve maintenant à croire à un Père Noël à la voix tonitruante : Gunnar Palander, sculpteur avant-gardiste, adepte de la « verticalité », né de parents norvégiens dans les Côtes d’Armor, un passeport danois en poche, en résidence dans la Lozère cévenole. On se découvre, entre autre, un passé commun au lycée Corneille de Rouen et, peut-être un futur puisqu’il m’invite à fêter ses 75 berges, dans deux ans, dans les Cévennes !

gunnar-palander-sculpteur-et-pere-noel-reste-avant-tout_884040_667x333photo Midi-Libre

Tard, dans la nuit, il a fallu baisser le rideau. Comme Soungoula dont les méchants ont fini par avoir la peau, au dernier chapitre du conte … quoique le doute subsiste à ce sujet.
Mais vous ne vous débarrasserez pas comme ça de Compère Lièvre car un animal mort fait plus de bruit qu’un animal vivant … en tant que peau tendue sur un tambour !!!
Il serait superfétatoire de me vautrer encore dans un luxe de détails tant j’espère vous avoir convaincu de lire, cet été allongé dans votre transat, cet hiver devant le feu de cheminée, les aventures jouissives et épicées (c’est presque un pléonasme) de Soungoula le roi des piments.
Au fait, saviez-vous que la superfétation, nouvelle fécondation se produisant chez une femelle déjà porteuse d’un embryon, rarissime chez l’humain, est un phénomène typique chez le lièvre ? … Ça a une certaine importance !

Soungoula blog2

Per Sorensen : SOUNGOULA LE ROI DES PIMENTS.
Éd. L’Harmattan.
ISBN : 978-2-343-02857-6
Prix : 18 €
Le livre se procure en passant la commande chez tout bon libraire (insistez !).

Notes et références :
1. LA CIGALE DU MÉTRO et autres poèmes à haute voix, Per Sørensen, édition Toubab Kalo
2. PEOPLE, Gueules d’atmosphère, photographies de JeanDenis Robert et poèmes de Per Sørensen

Note du 25 décembre 2014:
C’est Noël! Même si je n’accorde, depuis longtemps, qu’un crédit fort limité à l’homme à la barbe blanche, il y a des jours comme cela où il est encore bon de croire en L’Humanité!
Ne voilà-t-il pas qu’à la Une numérique du quotidien fondé par Jean Jaurès, Soungoula le roi des piments joue les flambeurs:
http://www.humanite.fr/soungoula-le-roi-des-piments-et-ses-peres-noel-noirs-une-belle-idee-cadeau-561246
Vous me voyez ravi que soit encensé l’écrivain poète Per Sorensen pour ses aventures du lièvre Soungoula et ses Pères Noël noirs. Sans que j’y sois pour quelque chose, je retrouve même le lien du billet ci-dessus à la fin de l’article. Rouges sont mes joues, rouges comme le manteau du Père Noël, comme les idées du journal, comme les épices de Soungoula!

Publié dans:Coups de coeur |on 2 juillet, 2014 |Pas de commentaires »

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