Ici la route du Tour de France 1964 ! (2)
Pour lire la première partie du billet: http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/11/
Le Tour de France 1964 n’a plus qu’une semaine à vivre. Je vous avais promis un grand millésime. Pour le moment, je le concède, il n’a pas cassé des manivelles de pédalier. Déçus de mon premier billet, patience, ça arrive.
On s’est quitté lors de la journée de repos dans la principauté d’Andorre. En fait, elle ne fut pas de tout repos pour certain, à en croire l’écrivain Christian Laborde, « frère de race mentale » de Claude Nougaro. À défaut de les entendre, lisez ses Vélociférations slameuses sur la route de Toulouse, ô Toulouse !
« Nous sommes le dimanche 3 juillet 1964, à Andorre, c’est l’étape de repos. Anquetil refuse de quitter sa chambre, il dit je vais mourir. Il ne fait que répéter ce que le mage Béline a prédit et écrit dans la presse une semaine avant le départ du Tour : Jacques Anquetil mourra dans les Pyrénées du côté d’Andorre.
Donc, Anquetil claquemuré dans sa piaule, déprimé à mort : ne rien faire, ne voir personne.
Le téléphone sonne dans le hall de l’hôtel. C’est pour Géminiani. Un journaliste de Radio-Andorre lui rappelle qu’il est invité au méchoui, le méchoui de Radio-Andorre, sangria and Co. Tu viens ? J’arrive, tu penses bien. ET Gem file dans la chambre de Jacques. Jacques, ça te dit un dégagement ? Quel genre de dégagement ? Un méchoui, Jacques. Tu viens ? Évidemment que je viens …
Et Jacques se régale, c’est l’Alambic : rognons, mouton, litrons, sangria ! Scène incroyable : un vainqueur possible du Tour, à fond les ballons, à fond dans le mouton, les côtelettes et le litron, se rit de la diététique, de la récupération, de la préparation.
Et pendant ce temps, les rivaux qu’est-ce qu’ils font ? Ils font ce que doit faire tout champion durant la journée de repos : ils roulent. Poulidor roule, Bahamontes roule, Jimenez roule, Henry Anglade roule.
Ils roulent et ils sont vexés, furieux, furax : faut-il qu’Anquetil nous prenne pour des billes pour aller ripailler au lieu de s’entraîner. Il va voir ce qu’il va voir, le blondinet, le mec à la mèche pareille à celle de Johnny Hallyday.
Ce qu’il doit voir, le lundi 4 juillet, il le voit tout de suite, Anquetil. Raymond Poulidor, Federico Bahamontes et Julio Jimenez attaquent ensemble dès le pied du col d’Envalira.
C’est pas le Tourmalet, OK, mais c’est 27 bornes.
Devant, ils sont trois, et c’est le gratin des pentes : Poulidor, Jimenez, Bahamontes. Et ils envoient du bois ! Et ils envoient du steak ! Et ils sont aériens ! Et ils se relaient !
Derrière, ils sont très nombreux sur le vélo d’Anquetil. Sur le vélo d’Anquetil, il y a Anquetil, le méchoui, les rognons, le mouton, la sangria dans les verres ballon.
Jacques est blanc. Blanc comme un linge. Comme une feuille de format A4 dans le bac de la photocopieuse. Blanc de chez blanc. Malade à mort.
Le sommet est encore loin, et l’ardoisier lui indique que son retard sur le trio de tête atteint déjà les deux minutes.
Anquetil va-t-il abandonner ? C’est la question que se posent les journalistes, les motos qui l’entourent.
Anquetil, il monte le col à deux à l’heure, épaulé par son équipier Rostollan. Rostollan se porte à sa hauteur, glisse son coude sous le coude de Jacques afin de le soulager, de le hisser sur quelques mètres.
Le retard d’Anquetil est maintenant de 3 minutes. Il atteint les 4 minutes quand Jacques parvient au sommet. Au sommet, il y a un épais brouillard. Jacques va-t-il abandonner ? Jacques va-t-il mourir comme l’a prédit le mage Béline ?
Géminiani au volant de sa voiture se porte à la hauteur de Jacques et lui tend un bidon rempli de champagne Brut. Il lui dit : « Bois ça, Jacques, et si tu dois crever aujourd’hui, que ce soit devant ! »
Anquetil avale le bidon et se jette dans la descente, dans le brouillard.
Mesdames et messieurs, regardez Anquetil, regarder la machine IBM ! Anquetil fonce dans le brouillard, calcule ses trajectoires en se repérant aux feux stop des voitures. Jacques Anquetil fait du ski en plein brouillard, se prend pour Isabelle Mir.
La descente terminée, il est revenu sur un groupe d’échappés. Le soleil est là, l’Alambic a tout digéré, la sangria, le mouton, les verres ballon, les rognons, et très vite Raymond Poulidor est en ligne de mire, et voici, mesdames et messieurs, le Réacteur ! … »
Comme dans une course à l’américaine, Abel Michea prend le relais de Christian Laborde :
« Ah, quelle poursuite, mes aïeux. J’aime autant vous dire que chez les suiveurs, c’était la polka des trotteuses. Tous les chronomètres fonctionnaient, et comme suspense, c’était particulièrement bien organisé … Une minute vingt secondes, ils se rapprochent … Une minute quarante, ils reperdent du terrain … Mais dans l’ensemble, les poursuivants grignotaient tout doucement l’avance des fuyards. Là, tout le monde y allait, mais Poulidor était le plus généreux de tous. Ah, on lui reprochait de ne pas attaquer ? Eh bien, il attaquait, superbe, sans compter …
Les suiveurs, debout dans les voitures, sur les motos, la main au-dessus des yeux, étaient autant d’amiraux sur la dunette … Ceux qui avaient projeté, dans la caravane, d’aller se taper en douce un cassoulet ou une truite de l’Ariège, devaient se contenter de bouffer de la poussière, parce que ça allait terriblement vite. Et, j’en ai vu des spectateurs sur le bord de la route qui, l’appareil photo en main, ont cru fixer sur leur pellicule les traits tirés d’Anquetil, le visage résolu de Georges Groussard, et qui, quand leur film sera développé, ne retrouveront que … la voiture de monsieur le directeur de la course.
On continuait d’additionner les secondes. À Notre-Dame-de-Sabart, au 87e kilomètre, il y en avait soixante. Puis 55 deux kilomètres plus loin … On traversa Foix en trombe … « Il était une fois dans la ville de Foix, un bonhomme qui avait les foies … » Il s’appelait Geminiani, ah qu’il a dû regretter à ce moment son comptoir de la place de Jaude, et comme il a dû penser à cette vaine poursuite qu’il livra, en 1958, à Gaul dans la vallée de l’Isère.
Mais dans la vallée de l’Ariège, « son » Anquetil n’était pas seul. Enfin, pas seul à chasser, car du point de vue de ses équipiers, il n’en avait pas un à ses côtés. Mais son sort était fort heureusement lié à celui de Georges Groussard, fortement épaulé par ses copains, lui … Et un peu après Faoure, au 114e kilomètre, les poursuivants rejoignaient leur gibier. Poulidor fit la moue, Anquetil respira, Gem s’épongea … »
Mais on n’était pas au bout de nos émotions :
« La route, gentillette, se promenait sous les platanes. Un vent léger caressait les grands maïs. Depuis un moment, Antonin Magne surveillait Poulidor. Il avait une roue voilée. « Il faut changer de vélo, Raymond. » Poulidor fit non de la tête. Pourtant, il restait encore vingt-huit kilomètres. Ça pouvait s’aggraver. Il fallait profiter du calme. À contre cœur, Poulidor s’arrêta. Il était fatigué par sa folle équipée du matin. Il était un peu nerveux. Il remonta à vélo, poussé par son mécano. Déséquilibré, il chuta … Le petit groupe du maillot jaune (et d’Anquetil) était déjà à 200 mètres quand Poulidor repartit. Robert Poulot attendit son chef de file, mais il était cuit le Poulot, et Raymond l’oublia sur la route …
… Alors, Poulidor, la rage au ventre, vit ses espoirs s’effondrer. La fatigue, le moral … Seul sur la route, il peinait. C’était écœurant cette poisse noire. Il était désemparé, vidé, au bord des larmes. Et quand se retournant, il vit arriver le gros peloton, les larmes perlèrent … »
Et Laborde de conclure : « Anquetil qui au sommet d’Envalira avait 4 minutes de retard sur Poulidor, franchit la ligne d’arrivée à Toulouse avec 2 minutes d’avance … Anquetil c’est Anquetil ! Point barre. »
L’expression de la Rome antique n’avait jamais été aussi signifiante, pour Anquetil, le Capitole (de Toulouse) avait succédé à la Roche (d’Envalira) Tarpéienne.
Que n’écrivit-on pas sur ces péripéties peut-être décisives pour la victoire finale ? Un demi-siècle plus tard, des vieux militants des partis Poulidoriste et Anquetiliste, aux cheveux grisonnants ou rares, se perdent encore en exégèses aussi futiles qu’inutiles. Enfin, surtout les inconditionnels du champion limousin car … Anquetil, c’est Anquetil, point barre !
Il paraîtrait que, dans sa terrible défaillance, Anquetil avait bénéficié de poussettes illicites dans l’ascension du port d’Envalira, deux ou trois selon le clan Saint Raphael, beaucoup plus évidemment selon l‘équipe Mercier, combien selon les organisateurs? Ils tranchèrent en sanctionnant Anquetil de quinze secondes de pénalisation.
Il semblerait aussi que la règle admise par tous qu’on ne fasse pas barrage derrière un coureur accidenté, fut bafouée. Raphaël Geminiani et Maurice De Muer, directeur sportif du groupe Pelforth-Sauvage-Lejeune, l’équipe du maillot jaune Groussard, s’empressèrent de bloquer les motos et les voitures suiveuses derrière Poulidor qui se retrouva isolé, le nez dans le vent et l’amertume au cœur. Même Jacques Goddet, le directeur de la course, en convint plusieurs années après.
Mouais ! On pourrait conclure aussi : Poulidor, c’est Poulidor, point barre !
Antoine Blondin, plus enclin à nous parler de Dalida qui chante tous les soirs sur le podium d’Europe n° 1, traite la question de manière lapidaire :
« Nous avons sans doute assisté, hier, à l’étape la plus poignante de ce Tour de France. L’ascension, la descente, le plat, se sont conjurés pour nous offrir un festival de toutes les vertus cyclistes. Il n’est jusqu’au coefficient d’aventure qui ne se soit introduit dans la compétition pour lui donner ses dimensions exactes.
Anquetil, cueilli à froid parmi les edelweiss, peine à monter l’Envalira à l’envers. Il remonte dans la descente, selon l’admirable patois qui est le nôtre. Mais il s’est fait pousser aux approches du sommet. On le pénalise de quinze secondes.
Poulidor, rejoint par son rival, après quatre-vingts kilomètres de chasse éperdue dans la vallée, crève du boyau arrière, descend, repart, se fait pousser, légitimement cette fois, par son soigneur et s’effondre sur les cailloux qui jalonnent son chemin. Cette poussette-là lui vaut plus de deux minutes et demie de retard et la perte de quelques illusions.
Les voilà bien les petits poussés ! »
Avec toutes ces émotions, Antonin Magne, le directeur sportif de Poulidor, ne put même pas se remémorer quelques souvenirs du Tour 1934. Quarante ans auparavant, en effet, sur ces mêmes routes, détenteur du maillot jaune, Antonin Magne, victime d’une chute dans la descente du col du Puymorens, avait brisé sa jante. Son équipier René Vietto, sacrifiant ses chances personnelles, lui donna sa roue. L’image de Vietto, assis sur un muret et pleurant toutes les larmes de son corps, dans l’attitude du penseur d’Auguste Rodin, appartient à l’Histoire du Tour.
Cela dit, parole du normand que je suis, ce pauvre Poupou, c’est vraiment la poisse personnifiée ! Ainsi, le lendemain, tandis qu’il nous gratifie d’une brillante chevauchée sur la route de Luchon, sa performance pyrénéenne est presque occultée, du moins aux yeux d’Antoine Blondin, par l’avalanche dramatique de l’Aiguille verte, dans les Alpes, dans laquelle périssent quatre professeurs de l’École de Haute Montagne, cinq guides stagiaires et le champion du monde de ski Charles Bozon :
« La pureté de l’exploit accompli par Raymond Poulidor dans le col de verdure du Portillon constitue un gain précaire sur la montagne. Cette petite conquête, qui devrait nous ravir sans partager, se trouve compromise par l’annonce de la mort de Charles Bozon et de ses camarades au flanc d’autres montagnes. Si les Pyrénées riment pour un soir avec les Alpes, ce n’est pas dans la joie mais dans le trouble.
Rapprocher la course de Poulidor de la dernière ascension de Bozon peut sembler dérisoire. L’un et l’autre témoignent pourtant de la même volonté d’apprivoiser une planète qui se révèle en définitive parfaitement hostile.
Quand le Tour de France réussit, comme hier, son décollage, quand les hameaux rétrécissent et qu’on voit les sapins par en dessus, quand les fumées se dissipent avant de vous atteindre, la solitude peuplée de rumeurs qui est alors celle de l’homme en marche prend l’aspect d’une sublimation. Ainsi veut-on penser que Charles Bozon et ses camarades se sont taillé un dernier royaume … »
Christian Laborde est plus volubile sur la performance de Poulidor. On le retrouve dans le Val d’Aran, à Bossost. C’est là que je m’approvisionne régulièrement en une excellente sangria. Poulidor, bien placé, depuis la veille, pour connaître l’effet désastreux de cette boisson, préfère sans doute les « petites fioles de monsieur Magne » ;
« Bossost, enfin le Portillon ! Raymond avait giclé, une flèche, une balle de golf, un service gagnant ! Le soir, sur le clavier de sa machine à écrire, Pierre Chany notera : « Au cours d’une carrière de suiveur déjà longue, nous n’avions jamais eu l’occasion de voir un coureur attaquer aussi vite un col, sauf, peut-être, Charly Gaul, dans le Ventoux, lors de ses débuts en France. » Raymond sprintait, volait. À chaque lacet, il avalait un échappé. À chaque lacet, l’accélération était foudroyante. L’espagnol Gabica, équipier de Jimenez, fut le dernier à être rejoint. Il fit mine de s’accrocher à la roue de Raymond. Raymond sprinta, Gabica, qui s’était mis en danseuse, retomba sur sa selle. Raymond, premier au sommet du Portillon, premier à Luchon, avec 1’ 30’’ d’avance sur Anquetil. Le podium, la bise, le bouquet, et les félicitations de Jacques Goddet … »
Pierre Chany, maître en stratégie cycliste, auteur de La fabuleuse Histoire du Tour de France, se répand en éloges :
« Parce qu’il s’est hissé au-dessus de ses adversaires dans le col du Portillon et s’est identifié aux grimpeurs les plus illustres du passé, Raymond Poulidor méritera d’être longuement applaudi mardi prochain au Parc des Princes, quel que soit, alors, son classement. Sur la route étroite et très montante du Portillon, le Limousin a écrit l’une des plus belles pages de ce Tour de France. Il a signé un authentique chef-d’œuvre : en sept kilomètres d’un effort poussé au paroxysme, mais dans un style très uni, il a pris une minute et demie à Federico Bahamontes qui prétend pourtant au titre de meilleur grimpeur. Et, en moins de vingt kilomètres, il a regagné 1’ 34 » » sur Anquetil, temps auquel est venue s’ajouter la minute de bonification.
La performance de Poulidor est trop sensationnelle, elle attisera les regrets. Pourra-t-on oublier que cet athlète a perdu plus de deux minutes et demie, hier, par la faute d’une chute des plus idiotes ? Sans cet accident, et en supposant que la course d’aujourd’hui eût présenté la même physionomie que nous lui avons connue, Poulidor, ce soir, porterait le Maillot Jaune. Mais l’étape aurait peut-être suivi un autre cours … avec des si et de la patience, les journalistes, certaines fois, feraient gagner le Tour à un cul-de-jatte ! »
Poulidor talonne Anquetil de neuf petites secondes au classement général, alors que se profile, le lendemain, la grande étape pyrénéenne Luchon-Pau avec les quatre cols mythiques : Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque.
La parole est à Abel Michea : « Peyresourde, c’était le hors-d’œuvre, Aspin l’entrée. En fait ce ne furent qu’amuse-roues.
Quand il ne resta plus qu’une poignée de coureurs ensemble, on s’aperçut au sommet du Tourmalet que Bahamontes et Jimenez étaient passés depuis 5’ 35’’ … Baha dans la descente … On oubliait qu’après la descente, ça regrimpait.
Vers ce vieux bandit d’Aubisque qui nous faisait l’agréable surprise d’être souriant. Ça alors… Et si Baha et Jimenez n’avaient plus que trois minutes d’avance à l’attaque, ils n’allaient pas tarder à faire fructifier leur pécule. Enfin, ils … non, car Bahamontes plaqua compère Jimenez, comme ça sur la route. Et le voilà, tout frétillant qui se sauve vers le Soulor. Un Soulor qu’on ne traverse plus dans un nuage de poussière dorée, ils l’ont goudronnée la route de Soulor.
Anquetil, Georges Groussard commencèrent à agiter les jambes. Et ça y alla. Ce qui devait arriver arriva, Bahamontes tenait courageusement tête. Mais seul contre cette bande, il perdait de son avance. Et, à l’arrivée, il lui manquait 35 petites secondes pour enfiler le maillot jaune que Georges Groussard conservait une journée de plus. La dernière, peut-être … »
Un fait de course qui passa presque inaperçu mais qu’il est cocasse de mettre en perspective de celui survenu, la veille, à Poulidor, Anquetil fut victime d’une crevaison à vingt kilomètres de l’arrivée à Pau. Que croyez-vous qu’il advînt ? Rien !
De quoi faire baver de haine le spectateur rencontré par Maurice Vidal, directeur de Miroir-Sprint, sur les pentes de l’Aubisque :
« Nous étions arrêtés dans le col d’Aubisque, juste après la courte descente du Soulor. Federico Bahamontes venait de passer, et l’écart avec ses suivants se creusait sans cesse. Un homme s’approcha de nous : le cheveu noir, la quarantaine très épanouie, short et casquette de coureur sur le chef. Un vrai « supporter ». Ses yeux noirs roulaient de façon inquiétante. Arrivé tout près, il me cria au visage : « Alors, ce salaud d’Anquetil est en train de faire perdre le Tour à Poulidor ! » Après un moment de stupéfaction, je tentai de le raisonner. Je lui dis qu’il avait bien le droit de préférer Poulidor à Anquetil. Mais que lorsque deux coureurs sont ensemble à 6 minutes de Bahamontes, il est bien difficile de savoir lequel s’occupe de faire perdre le Tour à l’autre. Peine perdue, il était déchaîné, et lorsque je lui dis que depuis le départ de Luchon, Anquetil était à peu près le seul à mener la chasse contre El Picador (ce qui était pourtant une évidence admise par Poulidor lui-même, il me toisa avec mépris, rengaina une insulte prête à sortir (seul témoignage de lucidité) et s’en fut 50 mètres plus loin, insulter Anquetil tout à son aise. » Les passions s’attisent.
Antoine Blondin prend de la hauteur, logique en soi lors d’une étape de montagne, et évoque un pan de la merveilleuse amitié qui le lie au rugbyman montois Guy Boniface. Peut-être même, en la circonstance, a-t-il endossé le maillot jaune et noir floqué du numéro 13 que lui avait offert Guy, l’année précédente, après la conquête du bouclier de Brennus.
« … Je me trouvais, en compagnie de Guy Boniface, l’hôte de Maurice Vidal. Il est extrêmement dur de quitter sa voiture, sa maison. Mais la passion commune qui nous habitait pour une compétition presque digne du décor nous a valu la grande et joyeuse journée de course, dont nous parlerons cet hiver à la veillée au « Courrier de Lyon » (une brasserie de Saint-Germain-des-Prés ndlr) qui, pour ne rien cacher, est une sorte de club où ce qui concerne le sport n’est jamais étranger.
Il nous faudra peu de persuasion pour faire revivre, derrière un Bahamontes des meilleures années, faire revivre et partager l’image d’Anquetil, tel qu’il nous est apparu en bas de la descente de l’Aubisque, flèche d’or souveraine. Les disciplines athlétiques en venaient à se confondre pour leur plus grand bien. Anquetil allait marquer entre les poteaux, comme on dit d’un essai de rugby. Et nous serons nombreux à attendre à Bayonne la transformation qui s’ensuit.
Guy Boniface, qui devrait se trouver en Afrique du Sud avec son frère André, oubliait de grandes déconvenues dans les joies retrouvées d’assouvir un rêve d’enfance et je m’émerveillais qu’il comprît spontanément l’étape. Il était au courant de ce code secret que des millions de Français détiennent en partage et qui fait du mois de juillet l’un des mois les plus beaux.
L’estime réciproque que des champions peuvent éprouver les uns pour les autres nous a conduits dans l’hôtel de Jacques Anquetil. Il y avait du bonheur à voir trinquer du regard des hommes que l’on aime et que l’on admire. Les notions de professionnalisme et d’amateurisme n’existent plus devant le phénomène de l’exploit … »
Anquetil, l’homme chronomaître, allait-il donc transformer l’essai entre Peyrehorade et Bayonne dans sa spécialité de l’effort solitaire ? « C’est qu’il a fait de sacré progrès, le paysan », peste Geminiani , directeur sportif du Viking !
Effectivement, « Raymond était en train d’accomplir une très grande performance. Hélas, une fois de plus, la chance n’était pas avec le Limousin. La route qui serpentait entre les maïs était envahie par la foule, mouvante, enthousiaste, indisciplinée qui ne laissait qu’un mince couloir. Soudain Poulidor creva, le mécanicien debout avait vu, vélo sur l’épaule, il s’apprêtait à sauter, mais masqué par la foule, Tonin (Magne) dut freiner brutalement et son mécano tomba, faussant le guidon du vélo de rechange qu’il fallut redresser … C’était fini pour Raymond, l’arrivée était proche, il n’eut pas le temps de combler son retard. Pour 37 secondes, il était battu. » Du Poulidor tout craché !
Anquetil a gagné, il endosse enfin le maillot jaune qui ne tient cependant qu’à un fil : 56 secondes d’avance sur Poulidor.
Finalement, la vérité de ce Tour de France sortira du puy … de Dôme.
En attendant, je vous emmène dans la ballade landaise concoctée par l’ami Blondin, sans doute ragaillardi par l’inégalable omelette aux cèpes de madame Kleber Haedens et les nombreux verres de contact trinqués avec ses amis du coin qui aiment tant le pin et les jeux d’Ovalie :
« Regarder le Dauger en face,
Être heureux le temps d’un instant,
Se dire que les Boniface
Sont les meilleurs, quoi que l’on fasse,
Passer près de Mont-de-Marsan,
Connaître la force de frappe,
Dans ce Bordeaux où nous tenons étape,
Sous les aspects de Darrigade,
Que l’on croyait briscard déteint,
Retrouver à la régalade
Le goût des gourdes et le teint
Des aventures – et vive Anglade !
Dis-je pour que la rime ne m’échappe
Dans ce Bordeaux où nous tenons étape… »
Un autre épicurien, Abel Michea, espère que le régional de l’étape André Darrigade va enfin l’emporter sur la piste du parc Lescure de Bordeaux :
« Il y en avait un qui ne l’admirait que d’un œil, le paysage. C’était notre Dédé national. Tout d’abord, parce que ce paysage-là, il le connaît. De Tarnos où régna, dans le temps, Bébert Dolhats « les gros mollets » jusqu’à Bordeaux où tous les ans, en juillet, des dizaines de milliers de gens lui donnent rendez-vous. On se le montre du doigt et on dit : « C’est notrrre Darrigade … » Et ce roulement grandit, s’enfle jusqu’à exploser dans le chaud cratère qu’est le stade vélodrome de Bordeaux. Depuis douze ans, il avait rendez-vous avec ce bouillant public. Et depuis douze ans, régulièrement, il lui posait un lapin, Dédé, à ce public …
Au premier passage sur la ligne d’arrivée, le public ne reconnaît pas « son » Darrigade anonyme, englué dans la masse. Et soudain, voilà un maillot bleu et blanc qui se dégage. Et trente mille gosiers qui s’égosillent : « C’est lui, Dédé Darrigade ! »
Ce fut le plus beau sprint de Dédé, avec celui qui lui permit de remporter le Tour de Lombardie. Il avait gagné. Enfin, à Bordeaux, ça hurlait de partout … »
L’étape suivante, de Bordeaux à Brive, s’annonçait être de transition avant l’explication, le lendemain, au sommet du volcan. Le destin en décida autrement dans la traversée de Port-de-Couze, village tranquille de Dordogne, comme le rapporte Abel Michea :
« Bref, c’était une étape heureuse et sans histoire. Une petite route coquette, bordée de peupliers, flirtait avec la Dordogne. Une tranquille et riante cité nous attendait avec ses ombrages, ses eaux calmes. Des rayons de soleil jouaient sur l’eau qu’enjambait un petit pont rustique, un peu bossu. Là il y avait, comme sur toutes les routes du Tour, des grappes de spectateurs et tout à coup ce fut le drame. Ce camion ivre qui doublait la caravane. Un camion citerne de la gendarmerie qui freina, freina, mais fonça droit dans la foule, enfonça le parapet, écrasa des spectateurs, en précipita à l’eau. Les coureurs qui doivent s’arrêter, découvrent l’horreur de la catastrophe. Une minute de silence. Quel tragique spectacle ! Une jeune fille qui ne sait à qui s’adresser, s’accroche à Anquetil : « Jacques, que faut-il faire ? Ma mère a disparu ». Elle s’apprêtait sans doute joyeuse, à acclamer son idole. Et soudain seule avec son drame, c’est à lui qu’elle se raccrochait.
C’est un pitoyable peloton qui repartait de la cité endeuillée, ce qui n’empêcha pas un spectateur de hurler : « Tas de feignants ! » Le sang de Pierre Everaert ne fit qu’un tour. Il se précipita pompe au poing … Quelques gens calmèrent le spectateur, imbécile, surexcité .. Alors, un lourd voile pesa sur la caravane. »
Ce soir-là, Blondin :
« Je donnerais des années de ma vie pour ne pas me retrouver à Brive dans le climat qui fut le nôtre entre samedi et dimanche. Groupes épars au cour serré inextricablement, les membres du Tour, à quelque catégorie qu’ils appartiennent, se récapitulaient pour se poser une main sur l’épaule et se détourner des flonflons, priant l’accueillante foule corrézienne des joies que nous sommes censés lui donner. La somptueuse machinerie tournait dérisoirement sous un ciel de fête avortée. »
Une stèle, en bordure du canal de Lalinde, rappelle, de nos jours, que neuf personnes (dont trois enfants), amoureuses de la petite reine, périrent ici, vers 13h 10, le 11 juillet 1964.
Le profond chagrin qui l’envahit, en est-il la cause, toujours est-il que Blondin ne consacra pas de chronique dans le quotidien L’Équipe, à l’une des étapes les plus extraordinaires de l’Histoire du Tour de France.
Tant pis, j’en appelle à d’autres brillantes plumes sportives.
Et d’abord, à Abel Michea que je rejoins sur sa route buissonnière :
« Le duel Anquetil-Poulidor devait atteindre, ce dimanche (12 juillet), son sommet : 1 415 mètres. Ce vieux puy de Dôme que Geminiani connaît comme sa poche : « T’en fais pas « disait-il à Jacques, il n’a pas si mauvais cratère que ça ». Seulement, on échafaudait des plans. Et beaucoup étaient prêts à parier que le Tour allait se jouer là-haut sur les pentes du volcan.
C’est à cela qu’on pensait en roulant vers Argentat. Sur la route, des imbéciles avaient tracé en lettres blanches : « Mort à Anquetil ». Des imbéciles ? Plutôt des imbéciles criminels. Des fous, qui font se battre des spectateurs … C’est pour ça que tout le monde s’était précipité sur la route du puy de Dôme… « Entrez, entrez, venez voir le Limousin contre le Normand. » Car elle était payante la route. Deux cents balles les piétons, quatre cents balles les voitures. Des vieux francs bien sûr. Une bonne affaire. Je ne sais pas pour qui. Mais une bonne affaire quand même ! … »
Pour planter le décor, rien de mieux que le lyrisme de Christian Laborde qui consacra un ouvrage complet à l’événement (Duel sur le volcan) :
« Cinq cent cinquante mille personnes venues à pied, à vélo, avec la 403, la DS, la Dauphine. La Régie, Javel, Sochaux, sont sur le volcan. Dans les coffres, sous les capots que le soleil rabote, les cageots, le plaid, les pliants, le vin, la limonade, les saucissons, le pain, le réchaud, la thermos, les chapeaux, les journaux, les numéros des dossards. Ils arrivent, ils arrivent, ils sont ensemble, c’est Jacques, c’est Raymond ! Et les hurlements, prêts depuis des mois, stockés dans la poitrine chaude, emmagasinés dans les recoins rouges de la viande, sortent d’un coup des bouches écartelées, le vent coupant le cordon des salives. Cuvant leur vin sur la banquette arrière de leur voiture, des fans de Jacques et de Raymond ne voient passer ni Raymond ni Jacques. Mais la rumeur puissante, la hurlerie chaleureuse qui accompagne le passage du géant jaune et du géant violet enveloppe les caisses au fond desquelles ils sont vautrés, pénètre par les vitres ouvertes, entre dans les narines, les oreilles, se mêle au ronflement, se loge au fond de la gorge. Demain, en bas, dans les bars de Clermont, de Saint-Étienne-de-Chomeil ou d’Allanche, un coude sur le zinc, près du bec à pression, la Gitane à la bouche et le verre à la main, ils raconteront par le menu ce qu’ils n’auront pas vu, Raymond et Jacques qui se touchaient, qu’ils ont touchés, ils étaient juste devant eux, comme cette table, ces chaises …
Cinq cent cinquante mille gosiers, 550 000 luettes vibrant comme des ailes d’insecte, et plus d’un million de mâchoires, s’ouvrant, se refermant aussitôt, puis s’ouvrant de nouveau, démesurément, de mains applaudissant à tout rompre, de poings fermes s’agitant frénétiquement au passage des roues, de pieds martelant le sol, sprintant sur place : « Vas-y Poupou, allez Raymond ! » Dans ce cri, ce jet, ce son, cette sagaie de sel et de soufre commune à toutes les bouches et gonflant aux tempes tous les vaisseaux, la joie immense de voir passer Raymond, ce « cher monsieur Poupou » auquel on écrit d’Étrépigny –« Toute la famille, papa, maman, Xavier, Édith, Brigitte et moi-même, vous aime bien », et c’est signé Dominique -, d’une ferme en Eure-et-Loir-« Nous possédons dix chats dont un s’est vu attribuer le nom de Poulidor. Tout ça pour te dire que tu as bien gagné ta place dans notre cœur », et c’est signé Danielle -, ou, se Saint-Sulpice-Laurière – « Vous êtes vraiment une idole pour moi. Je vous demande de me renvoyer une casquette car j’ai un vélo violet avec un guidon rouge », et c’est signé Alain. Mais dans ce cri, une inquiétude immense, elle aussi. Car il ne reste que deux kilomètres, et Jacques est toujours là, jaune ventouse, boulet à socquettes blanches, rivé aux blanches socquettes de Raymond. Dans ce cri qui s’élève de chaque côté de la route, dont les syllabes se télescopent de plein fouet au-dessus du dos des deux coureurs, une injonction, un ordre : « Démarre, Raymond ! » Que le maillot change d’épaules ! Que finisse enfin le règne du champion abstrait sur lequel tout glisse et qui glisse tout entier sur la poudreuse du temps ! Un peu moins de chronos, d’intouchable tictac, un peu plus de chair, de géographie, demandent-ils.
Mais que demandez-vous là ? Jacques, n’est-ce pas avant tout une chair, une géographie, du sang au galop ? Sa pédalée est parfaite : applaudissez la perfection ! Ses chronos sont époustouflants : applaudissez les muscles dictant leur loi aux aiguilles cruelles ! Qu’attendez-vous pour l’aimer ? Qu’il vous fasse un signe ? Qu’il sourie devant la caméra ? Qu’il raconte sa vie au micro, au lieu, à chaud, d’analyser la course ? À ceux de ses amis qui lui conseillent, afin de gagner vos cœurs, d’agir de la sorte, il répond toujours : « Je suis coureur cycliste, pas comédien ! » Aimez son orgueil, aimez sa pudeur. Il ne vous donne pas ce qu’il a, il vous offre ce qu’il est : un point jaune sur la ligne du Temps … »
Bien dit Christian !
Longtemps après qu’il eût remisé son vélo, Poulidor confia, dans un documentaire, avoir reçu du courrier de couples ayant divorcé à cause de cette opposition exacerbée parfois malsaine.
Je n’ai jamais véritablement compris le courant populiste envers Poulidor dont Anquetil fit souvent les frais. Que je sache, mon idole de jeunesse, fils de modestes cultivateurs de fraises, était d’extraction aussi rurale que son rival limousin. Étaient-ce son élégance naturelle, sa silhouette affinée, son port altier, sa facilité à gagner (et pourtant il souffrait sur son vélo) que le « grand public » jalousait ?
« Devant Jacques, devant Raymond, la flamme rouge signalant le dernier kilomètre, la pente la plus raide : 13,5%.
Toujours l’épaule jaune et l’épaule violette se frôlant, se touchant, le guidon blanc et le guidon rouge à la même hauteur, toujours la main gauche et gantée de Jacques heurtant la main droite et nue de Raymond.
Cent mètres ensemble, sur la même parcelle de plus en plus étroite de macadam, ensemble entre deux falaises d’hystérique chair, oui, 100 mètres, pas davantage, et Jacques qui tout à coup pique du nez. Le nez de Jacques se plante dans le guidon, comme un révolver qu’on rengaine, une lame rejoignant son fourreau. C’est fini, tout commence, Raymond se met en danseuse afin de maintenir le rythme que depuis la Baraque Jacques impose à Raymond et que Raymond impose à Jacques, ce rythme fou que Jacques ne peut plus tenir.
Derrière les deux champions qui enfin se séparent, encadrés par les motos de presse et de la gendarmerie, Magne et Géminiani, debout dans leurs caisses ! Magne fixe le dossard de Raymond, la tache claire de sa casquette. Jacques a lâché prise. Va-t-il recoller à la roue de Raymond ? Raymond va-t-il accélérer de nouveau, creuser l’écart ? Il dispose de 850 mètres pour s’emparer du maillot. Géminiani regarde le dos de Jacques. Jamais le recordman de l’heure n’a été à ce point couché sur sa machine. Jacques n’a pas besoin de souffler un peu, de rouler pendant quelques mètres à son propre rythme, en dedans : Jacques est tout simplement cuit. Il n’a plus de jus, d’essence, de kérosène. Plus rien dans les muscles, non plus dans les tendons, Jacques est rincé, point final ! Et le paysan, nom de Dieu, qui accélère, appuie comme un dingue sur les mancherons ! Il peut être fier , Martial, le gamin sait labourer …
Le drakkar se brise, la charrue s’envole !
Les gosiers que l’on croyait à fond depuis la Font-de-l’Arbre, les mains qui, pensait-on, frappaient le plus fort qu’elles pouvaient depuis le carrefour du col de Ceyssat, hurlent de plus belle, crépitent plus intensément, à 800 mètres de la banderole. Le sommet est prévenu par le tintamarre : Raymond a démarré ! Le boxon, le tapage, le souk parvient jusqu’aux fenêtres de Clermont, jusqu’aux oreilles des vieux, des vieilles, du chat. Il se passe quelque chose là-bas, sur le sein couvert de gris, de mots, de langues, sur les flancs surpeuplés, volcaniques, de la Tour de Babel. Raymond a démarré, Raymond va prendre le maillot … »
Pour un replay ou presque, je vous offre le témoignage de Paul Fournel, alors tout frais bachelier (il avait plus de chance que moi), un des cinq cent cinquante mille spectateurs agglutinés sur les pentes du vieux volcan :
« La quatrième et dernière fois que j’ai vu Anquetil pour de vrai, je me suis agenouillé devant lui. Je venais de réussir mon premier bac (on en passait alors deux) et mes parents, qui se trouvaient à mes côtés, m’avaient offert un appareil photo que j’allais étrenner. Il faisait beau, la pellicule noir et blanc était neuve et bien engagée sur son rouleau, nous étions le 12 juillet 1964, je me tenais dans le fossé, à deux kilomètres sous le sommet du Puy de Dôme. La route étant interdite à la circulation automobile, nous avions escaladé le puy à pied par une chaleur de bel été en compagnie de quelques dizaines de milliers de spectateurs. Nous étions rouges de soleil et d’impatience. La rivalité entre Anquetil et Poulidor était à son comble et le moment de vérité allait arriver. Sur cette seule montée se déciderait le sort du Tour de France. Si Poulidor, réputé meilleur grimpeur, parvenait à prendre une poignée de secondes à Anquetil, il enfilerait enfin le maillot jaune qu’il n’avait encore jamais porté. À défaut, Anquetil conserverait son bien. La France était alors coupée en deux et je n’étais pas, on le sait, du nombre de poulidoristes qui vociféraient sur le bas-côté. Ils venaient d’apprendre par la rumeur, qui remontait le fossé comme une vague, que leur champion, à quelques encablures au-dessous de nous, venait enfin de lâcher Maître Jacques.
J’ai photographié d’abord Poulidor, j’ai attendu quelques secondes et puis je me suis agenouillé pour ne pas rater Anquetil qui grimpait le buste cassé, le visage livide, à l’extrême milite de ses forces. L’œil dans le viseur et le genou enfoncé dans le grain de la route, j’étais en état de vénération. J’assistais à un des plus grands moments de l’histoire du cyclisme et je le photographiais !
Anquetil arrache les secondes au bitume, le nez collé à la potence, semant son chemin de sueur vers le sommet du puy de Dôme. Mon expérience cycliste était alors largement suffisante pour que je puisse affirmer qu’il ne montait vraiment pas vite. Et que Poulidor, un instant avant lui, ne montait pas beaucoup plus vite non plus.
Si je m’étais tenu seulement trois cents mètres plus bas, c’est moi qui aurais fait la photo où les épaules des deux coureurs, incapables de se départager, se touchent, la photo symbole de leur rivalité. Sur le coup, j’étais heureux d’avoir Anquetil seul, en gros plan, rien que pour moi, mais, à la réflexion, j’aurais bien aimé faire l’autre, celle où les deux hommes ont toute la largeur de la route pour eux seuls mais où l’intensité de l’effort les aimante, où chacun s’appuie de l’épaule sur l’épaule de l’autre avec des regards qui disent en chœur qu’il faut que cela cesse, que la douleur est trop grande et la course trop absurde …
Lorsque les photos furent développées dans mon grenier de la rue Gambetta à Saint-Étienne, je passai un très long moment à les contempler. Poulidor s’y montrait clairement dans un effort athlétique maximal, à l’extrémité de ses forces et dans la grande clarté de son métier de cycliste. Anquetil, lui, était d’une pâleur de cadavre, les yeux perdus dans un monde secret qui n’était pas celui du vélo, puisant des forces dans un lieu illisible, dans un puits de mystère. »
Un demi-siècle après, je me souviens encore précisément de cette montée du puy de Dôme que j’avais suivie sur la bonne vieille télévision familiale Sonolor en noir et blanc (la couleur fit son apparition en 1967). Pour tout vous dire, on ne vit pas grand chose après que Poulidor eût distancé Anquetil. Seule la caméra fixe nous montrait les coureurs franchissant la ligne d’arrivée : Julio Jimenez en tête, puis Bahamontes à 11 secondes et Poulidor à 57 secondes …
Le cœur s’accéléra, l’œil allant et venant entre le petit écran et le cadran de la montre. L’aiguille trottait trop vite … Anquetil n’arrivait pas … Le voici, non ce n’était pas lui, c’était l’italien Adorni revenu d’on ne sait où … Puis quelques secondes plus tard, Jacques apparut enfin au détour du rocher. Il ne semblait pas avancer, pédalant presque dans le vide avec son minuscule braquet … 38, 39, 40, 41, top chrono ! Poulidor lui avait pris 42 secondes … calcul mental instantané, 56 moins 42, ouf, mon Jacques sauvait son maillot jaune pour 14 misérables secondes. Pour moi, c’était réglé, il venait de gagner son cinquième Tour de France ! Dans deux jours, il conforterait son avance dans l’ultime étape contre la montre entre Versailles et Paris.
Les échotiers journalistes nous révélèrent, par la suite, que Poulidor avait commis, pour cette ascension du puy, un choix catastrophique de braquet en optant pour une couronne de roue libre de 25 dents. Devant l’étonnement de son directeur sportif, Poulidor s’était justifié en affirmant qu’il avait reconnu la montée du volcan avant le départ du Tour de France. Bien évidemment, sa pédalée était moins souple, le braquet plus dur à emmener, son démarrage moins sec qu’à l’accoutumée … Comme un gamin pris le doigt dans la confiture, force fut au brave Poupou, d’avouer au doctoral monsieur Magne dans sa blouse blanche, qu’il n’était jamais monté au puy de Dôme auparavant. Sans doute, cela contribua à une perte préjudiciable de secondes.
Encore quarante-huit heures durant lesquelles les foules partisanes s’entredéchirent en faveur de leur champion. « Le public acclame Poulidor, c’est très bien. Quelques énergumènes insultent Anquetil. Ça devient odieux. C’est ainsi que réagissent d’ailleurs toujours les médiocres à l’égard de la classe. Les vandales qui profanent les œuvres d’art sont le plus souvent des jaloux … »
Plus nobles sont les pancartes de protestation contre les licenciements de plusieurs centaines d’ouvriers aux Forges Saint-Jacques du bassin de Montluçon. La réalité économique est malheureusement déjà inquiétante.
À la veille de la fête nationale, le maillot bleu blanc rouge hisse pavillon haut à Orléans. Mais la victoire de Jean Stablinski n’est qu’anecdotique. Le spectacle est ailleurs comme le raconte Michel Seassau dans L’Équipe :
« Jamais peut-être Orléans n’avait connu de tels embouteillages. À 18h 30, la rue de la République qui va de la place Jeanne d’Arc à la gare était totalement obstruée. Face à l’hôtel du terminus, des centaines de personnes occupaient la chaussée et scandaient : « Pou-li-dor, Pou-li-dor … » Les automobilistes, pourtant excédés par cette trop longue attente, s’arrêtaient, s’interrogeaient de voiture en voiture et souriaient. La foule continuait à réclamer Poulidor avec plus d’insistance encore. À l’entrée de l’hôtel, des femmes, des enfants, des adolescents suppliaient qu’on les laissât entrer. Ces gens, dans leur affection et leur admiration, ne comprenaient pas qu’on puisse leur interdire de voir Raymond.
Et soudain, une énorme rumeur monta de la rue. Il avait compris qu’il devait céder à cet enthousiasme et, très gêné, il ouvrit la fenêtre, sourit, remercia de la main, puis rentra dans sa chambre. Il était ému et nous dit : « Cette année, j’ai collectionné les coups durs, et si je termine deuxième, on dira que je suis la victime. Ça m’ennuie un peu car Jacques ne mérite pas d’être sifflé et encore moins insulté. C’est une honte ! On ne vole jamais un Tour de France. Celui qui ne comprend pas cela ne doit pas se déplacer et venir sur la route … »
Antoine Blondin diagnostique une fièvre jaune :
« La tension qui ne devrait être que de l’attention, règne en ce moment sur les routes que nous empruntons avec un enthousiasme dont l’aloi semble parfois douteux. Ramener en vainqueurs, dans quelque ordre que ce soit, les deux meilleurs champions français de Versailles à Paris, sceller leur rivalité sur le plan le plus noble, les flanquer de Bahamontes qui complète admirablement ce service trois pièces, c’est ramener sur la voie royale « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Que demande le peuple ?
Bien sûr, le peuple attend que Poulidor, que l’on a très longtemps fait passer pour un « sans-culot », prenne la Bastille. La vox populidor ne s’en cache guère et son exaltation n’est pas pour nous déplaire à condition qu’elle ne s’entache pas de goujaterie à l’endroit de l’extraordinaire aristocrate de la bicyclette qu’est Jacques Anquetil.
On ne demande pas la tête de l’homme de tête aussi impudemment que nous l’avons vu faire sur les routes, pourtant débonnaires, du Bourbonnais, de la Sologne et du Berry… »
Et, maître es calembour, il conclut : « Il ne leur (Anquetil et Poulidor ndlr) reste plus qu’à exercer leur droit de vélo. Tout le reste est température » !
Dans son éditorial, Jacques Goddet, lui, fait référence au récent baccalauréat (ne m’en parlez plus !) :
« Qu’ont répondu les candidats au bac philo, obligés de repasser un nouvel examen par suite de l’affaire des fraudes, au sujet suivant : « La justice est-elle une institution, une vertu ou un idéal ? » Comment auraient-ils disserté sur ce sujet d’équivalence opposée : « L’injustice est-elle un effet du destin, une faute ou une chute d’idéal ? » Comment philosopher à propos d’un débat aussi cartésien qu’est une compétition sportive, sur le sens de l’injustice qui place un brave garçon comme notre Poupou dans la position d’avoir à accomplir une prouesse, à renverser une idole, pour réussir le miracle de récupérer une victoire qui, en théorie arithmétique, devrait déjà lui appartenir ? »
Ça promet, ça craint même ! Je n’ose imaginer le déferlement de haine si Twitter avait existé.
Ce 14 juillet, gais et contents, nous (mon père, ma mère, mon oncle et moi) marchons triomphants, en allant vers Jouy-en-Josas, le cœur à l’aise, sans hésiter, car nous allons fêter, voir et complimenter les deux vedettes françaises … l’une un peu plus que l’autre ( !) bon sang de normand.
Ce fut l’avant-dernière fois que je vis en vrai mon champion en course. Je le revis, en une ultime circonstance, lors d’un Critérium National disputé sur ses terres, le circuit de Rouen-les-Essarts, et remporté, ô sacrilège, par … Poulidor.
Nous trouvâmes place dans une longue ligne droite sur le plateau de Buc. Mon père connaissait les lieux stratégiques pour les avoir fréquentés, dans sa jeunesse, lors de son séjour à l’École militaire des Transmissions de Versailles-Satory, J’ignorais alors que ma vie professionnelle m’amènerait, trois ans plus tard, dans ce coin de (ce qui était encore) Seine-et-Oise.
Tandis qu’une foule immense et joyeuse, comme un jour de fête nationale de cette époque, s’agglutine peu à peu le long du parcours, les coureurs effectuent une demi étape apéritive entre Orléans et Versailles. « Le soleil est bleu comme les yeux d’Anquetil et la Beauce a le visage florissant de Poulidor » lequel tente de démarrer dans la célèbre côte de Dourdan. En vain ! Pour la petite histoire, et d’une certaine façon par respect pour la grande, c’est le champion du monde Benoni Beheyt qui l’emporte dans la ville royale.
Dans un pique-nique géant, en grappes serrées, sans laisser un quelconque espace vide, le public, après s’être empiffré moult victuailles, mange peu à peu la chaussée. Le passage échelonné des rescapés de la grande boucle dans leur effort solitaire du contre la montre ne calme évidemment pas son appétit. Le plat de résistance lui sera servi beaucoup plus tard : très précisément, à 16 heures quarante-sept minutes et trente secondes, quand Poulidor s’élancera sur l’avenue de Paris face au château.
Au fil des heures, l’excitation croît, les clameurs s’amplifient. Même l’orage gronde. Pourvu qu’il n’éclate pas, Jacques, quoique normand, a toujours détesté la pluie.
On applaudit chaleureusement les valeureux coursiers, le coq de Fougères Georges Groussard, l’aigle de Tolède Bahamontes, le colosse de Mannheim Rudi Altig …
Ça y est ! Ils sont partis ! Anquetil cent cinquante secondes après Poulidor …
L’équation est simple pour que le Limousin comble son mimime retard de 14 secondes : devancer Anquetil de 5 secondes au moins ; la différence de 10 secondes entre les bonifications attribuées au premier et deuxième de l’étape ferait le reste.
Nul besoin d’écran géant, ça n’existe d’ailleurs pas, mais une cacophonie de transistors hurlants. Fernand Choisel et Jacques Forestier pour Europe n°1, Guy Kedia et Jacques Seguy pour Radio-Luxembourg, distillent leurs pointages, kilomètre par kilomètre.
ILS approchent, un hélicoptère tourne tout près, le ciel menace mais il ne pleut pas, ouf !
Je ne me souviens pas de comportements partisans, au contraire même, la foule s’est rassemblée pour acclamer unanimement les deux champions, même si le cœur de chacun bat, malgré tout, pour son protégé.
Bahamontes passe devant nous et … très vite, apparaît dans un essaim de motos, Poulidor en route pour la gloire avec un maillot jaune !
Il semble, à en croire les radioreporters hystériques, qu’Anquetil soit parti très vite. Dans moins de cent cinquante secondes, il doit être là.
Ça gronde, la clameur enfle au loin dans la campagne, deux minutes que Poulidor est passé et … voilà mon champion, le teint presque aussi jaune que son maillot, dans son style incomparable, coulant sur le goudron. Top chrono : 12 secondes d’avance pour An-que-til ! J’ai raté mon bac mais Jacques réussit son Tour !
Du moins, je le pense car … à en croire Pierre Chany, l’affaire n’est pas dans le sac :
« Selon son habitude, Anquetil avait pris un départ rapide, et dans la côte de la Minière, à la sortie de Versailles, il précédait déjà Poulidor de six secondes. Après sept kilomètres, l’écart atteignait treize secondes. Les « anquetilistes » respiraient déjà mieux !
Le parcours devint alors plus accidenté, la route moins linéaire, les virages plus resserrés. En quelques minutes, l’avance du Normand fondait : 12 secondes à mi-parcours, 6 secondes à 12 kilomètres de l’arrivée … 3 malheureuses secondes à Meudon !
… La foule innombrable, enfin débarrassée de ses tendances partisanes, unissait les deux champions dans ses encouragements. Debout dans sa voiture, Geminiani avait perdu sa verve. Il ne pouvait plus articuler un mot, et dans le vacarme de cette course tonitruante, effrénée et bondissante, il renseignait Anquetil à l’aide d’une ardoise.
Dans le sillage de sa « 404 », Antonin Magne n’avait plus de couleur. Il vivait comme nous tous l’instant le plus exaltant et le plus rude d’une course qui ne lui avait pourtant pas ménagé les émotions …
La course passa alors le pont de Sèvres, pour s’engager dans la longue et large avenue du général Leclerc, à Boulogne-Billancourt. Le terrain redevenait favorable à Jacques Anquetil qui avait amorcé son rush final dans la descente des Gardes.
Sur le sol uniforme, le Normand usa merveilleusement du grand braquet, et sollicita sa dernière parcelle d’énergie, dans le même temps où Poulidor, posé très à l’avant sur sa selle rejoignait Bahamontes.
Le Normand au style de poursuiteur marqua alors un léger avantage et s’assura les 21 secondes qui allaient lui permettre de conserver définitivement le Maillot Jaune, avec une avance totale de 55 secondes, bonification comprise, au classement général…
… Aussi extraordinaire que cela paraisse, Jacques Anquetil a gagné son cinquième et plus dur Tour de France dans la fraction du parcours comprise entre Meudon-Bellevue et le Parc des Princes ! Le bouleversant combat qui l’a opposé à Raymond Poulidor dans le cadre d’une banlieue parisienne miraculeusement surpeuplée a marqué le point culminant de l’action commencée trois semaines plus tôt sur une route de Bretagne. Les deux champions que nulle difficulté matérielle, aucun coup du sort n’avaient pu départager d’une façon définitive dans le cours pourtant tumultueux de 4 504 kilomètres, ces deux très grands coureurs pour qui la France s’était divisée en deux camps rivaux, ont lutté, hier après-midi, jusqu’à l’épuisement complet de leurs forces et de leur énergie.
Cette fantastique confrontation devant 600 000 témoins directs équipés de transistors, a pris fin sur la victoire du coureur le plus stupéfiant de la génération, celui qui a ramené le Maillot Jaune à cinq reprises déjà sans jamais adopter deux fois la même manière. Cette année, Jacques Anquetil voulait renouveler l’exploit jusqu’alors unique dont Fausto Coppi s’honorait le plus, l’exploit, ou plutôt la gageure, qui consistait à gagner, à quelques semaines d’intervalle, et le Tour d’Italie et le Tour de France.
Le pari était des plus audacieux, le Normand ayant laissé une part de ses réserves sur les routes d’Italie, où une redoutable coalition l’avait contraint à fournir de très gros efforts. Des efforts supérieurs sans aucun doute à ceux, plus calculés, que Coppi avait fournis en 1949 et 1952, dates de ses performances majeures.
Blondin conclut ce 14 juillet superbement: « On n’a pas été de la revue ! ».
Maurice Vidal donne à Poulidor à méditer une phrase d’Alain : « Les belles chances sont plus difficiles à suivre que les mauvaises ».
Le directeur de la course Jacques Goddet intitule son dernier éditorial L’ex æquo virtuel :
« Ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre aussitôt la ligne d’arrivée franchie, aussitôt la décision du dieu du vélo prononcée. Ils ont accompli, à la demande du plus heureux, le vainqueur, leur tour d’honneur côte à côte, joints dans le même élan du cœur comme ils avaient été joints dans l’effort affreusement douloureux de leur lutte sur le puy de Dôme. Rien ne les séparera plus dans la légende du Tour. Le succès d’Anquetil est grand par la qualité de l’adversaire qu’il lui a fallu surpasser et le nom de Poulidor est nécessaire, restera nécessaire pour donner toute sa valeur à la cinquième victoire d’un coureur dans le Tour.
Leur dernière empoignade a eu la dimension d’un événement attendu du monde entier, et peut-être aucune manifestation sportive n’avait-elle appelé à sa célébration une foule aussi fabuleusement importante de spectateurs. Spectateurs dont la conduite exemplaire s’aligna sur la perfection du comportement observé par les deux héros.
Quant à nous, suiveurs, saoulés d’émotion, renouvelant toute nos réserves d’enthousiasme déjà tant sollicitées durant ce Tour, électrisés par les ondes portantes qui fixaient, dans l’instantanéité des renseignements obtenus puis transmis par radio, la condition du combat, comme si les opposants se trouvaient face à face, nous avions atteint le degré d’extase…
C’est en dégringolant des coteaux de Meudon pour franchir la Seine que le champion de Saint-Raphaël-Gitane-Dunlop, par sa capacité d’emballer le régime, de parvenir à propulser les pédales alors que leur rotation est précipitée, par son aérodynamisme, qui mériterait un jour une étude en soufflerie, a fini de gagner le Tour 64. Qu’après un meilleur départ, il se soit fait presque entièrement remonté dans la partie la plus difficile de la course, côte de l’Homme-Mort, en particulier, tout se trouvait en conformité avec les phases essentielles de la lutte qui se déclencha pour la première fois sur la route de Thonon : supériorité de Poulidor sur parcours accidenté, meilleur rendement de la mécanique Anquetil partout ailleurs.
Cet épilogue, dont la pure beauté a servi, comme on pouvait l’espérer, la circonstance unique de la fin du Tour, est venu nous rappeler, encore une fois, que c’est par son inflexibilité que, au solde des comptes, Jacques Anquetil a sauvé sa victoire. Une victoire que, pour la première fois depuis qu’il remporte la grande épreuve, il a arraché du gouffre ; L’Envalira a été pour lui presque la faillite. Le Portillon a été une défaite radicale. Le puy de Dôme a été son calvaire. Pourtant, et c’est là la marque du vrai champion, le Normand a pu dominer sa détresse, se sortir, seul, de la catastrophe. Seul, oui, car s’il a bénéficié du concours naturel des magnifiques Pelforth-Sauvage-Lejeune pour la chasse sur Poulidor et Bahamontes sur la route de Toulouse, il avait fallu qu’il leur reprit, afin de les rejoindre, plus de deux minutes entre le sommet de l’Envalira et Ax-les-Thermes.
Quant à notre Poupou, modèle de loyauté, de droiture, garçon fruste qui n’a eu besoin d’autre leçon que celles que lui ont données, par leur exemple, les gens de cette campagne de France où il a été élevé, pour se comporter avec une éducation de gentilhomme, il a perdu un Tour et gagné une réputation. Il sort de l’épopée, lui le modeste Creusois, enveloppé dans le péplum des héros antiques.
Ayant limité les dégâts dans l’ensemble, total formé par les trois épreuves contre la montre, où il s’est étonnamment rapproché du super spécialiste qu’est Anquetil, il a remporté davantage de temps par ses deux succès formels, Portillon, puy de Dôme. C’est donc le mauvais sort qui l’a dépouillé de la différence bénéficiaire ? Aucun doute. Mais comme un Tour de France est fait de tout, il ne faudra jamais oublier, cher Raymond, qu’une épreuve de ce volume ne peut plus être remporté à points fixes. Il faut y ajouter de l’imagination, improviser, chercher les profits inattendus. Sauf le coup de Thonon , merveilleusement réussi, tout a paru trop rigide, trop convenu dans votre attitude générale.
N’est-ce-pas, en fin de compte, à Monaco, tout simplement, que la partie s’est jouée ? D’abord, vous avez commis une faute, personnelle celle-là, impardonnable, en vous trompant d’un tour pour l’arrivée. Ensuite, Anquetil a gagné, par sa lucidité, sa froide résolution, un sprint sur cendrée difficile à négocier, qu’il avait engagé franchement. Une minute ! Soixante secondes ! Faites le calcul : il est édifiant … »
Pierre Chany surenchérit :
« Anquetil reste tel qu’en lui-même, c’est-à-dire le numéro un du cyclisme contemporain pour ce qui concerne les grands Tours, l’athlète le plus doué qu’il m’ait été donné de voir sur une bicyclette depuis Fausto Coppi, avec qui il partagera désormais, le plus précieux des trophées : le Tour et le Giro au cours de la même année. Voilà qui vaut tous les titres officiels !
Je viens de suivre le Tour le plus passionnant et le plus attachant de ma carrière journalistique, et, ce soir, en dépit des fatigues accumulées, malgré la joie que me procure le retour au foyer, la mélancolie me gagne. Tout à l’heure, le Tour me manquera, déjà, et pour onze longs mois … »
Depuis, j’ai pensé souvent à ce 14 juillet qui fut moins révolutionnaire qu’une France cycliste frondeuse eût souhaité.
Quelques années plus tard, dans un style infiniment moins académique, j’ai sillonné souvent à vélo ces routes des Yvelines. À une lieue de là, au sommet de la côte de Chateaufort, une stèle rend hommage aux exploits qu’Anquetil accomplit ici : neuf Grands Prix des Nations, un Bordeaux-Paris et ce Tour de France 1964.
Jacques Anquetil prédit à Raymond Poulidor qu’il remportera le Tour l’an prochain. À voir, un jeune italien Felice Gimondi vient de rafler le Tour de l’Avenir lors de la dernière étape, au nez et à la barbe du français Lucien Aimar…
Mais de cela, je vous parlerai peut-être … dans un an.
Un immense merci à tous ces écrivains et journalistes qui me font toujours rêver en racontant la légende des cycles :
Antoine BLONDIN : Tours de France Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982, La Table Ronde
Jacques AUGENDRE : Un divorce français Anquetil et Poulidor, Bernard Pascuito éditeur
Christian LABORDE : Duel sur le volcan, Albin Michel
Paul FOURNEL : Anquetil tout seul, Seuil
Philippe BORDAS : Forcenés, édition Folio
Abel MICHEA : chroniques La route buissonnière, Miroir-Sprint juin-juillet 1964
Maurice VIDAL: chroniques Une course et des hommes, Miroir-Sprint 1964 et Miroir du Cyclisme
Pierre CHANY, Jacques GODDET, Michel SEASSAU : articles dans journal L’Équipe 14 et 15 juillet 1964
Et à tous les photographes pour leurs belles images
