Gilberte Coffin, ma chère et tendre maman (2)
Pour lire la première partie : http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/14/
La guerre est finie. Quoiqu’une décennie plus tard, ma mère se fera encore bien du souci sur une éventuelle incorporation de mon frère aîné pour la guerre d’Algérie.
Maman a la douleur de perdre, à deux ans d’intervalle, ses chers parents. Je regrette beaucoup ne pas les avoir connus, en particulier le « bon papa », quelqu’un d’extrêmement gentil m’assure mon frère. Ils reposent dans le petit cimetière campagnard de Hacqueville (Eure). Je m’y rends régulièrement pour fleurir et entretenir la chapelle.
Maman a bientôt la joie de me mettre au monde dans l’école-même, c’est ainsi que j’appartiens aux générations du baby boom que l’on rend coupables aujourd’hui du déséquilibre du régime des retraites. Je devais être bien tranquille dans son ventre car je l’entendis parfois dire qu’elle enseignait encore quinze jours avant que je fasse irruption sur cette terre. Était-ce pour fustiger quelque absentéisme abusif d’aujourd’hui ?
Ma « maison d’école » fait peau neuve. L’inspecteur en visite, André Barrès, consigne dans son rapport (13 décembre 1948) : « La tenue matérielle de l’école et de ses dépendances est parfaite. Les cours ont été bitumées. Le portail restauré. Des parterres semés et plantés de fleurs. Aux dortoirs, de belles armoires blanches en accroissent l’agrément. » Le contenu est à la hauteur du contenant : « Enseignement Rédaction : Madame la Directrice a fait un plan méthodique d’initiation à la rédaction. Elle étudie aujourd’hui le portrait et elle a choisi un texte extrait des « Célibataires » de Montherlant. Chaque élève a le texte sous les yeux. Le professeur dirige son explication avec une incontestable maîtrise pédagogique. Elle contraint les élèves à trouver les idées, à préciser leur pensée. Elle fait appel aux souvenirs et à la jeune expérience des élèves, elle provoque les réminiscences littéraires, elle fait comparer avec un texte récemment étudié « Le pauvre nègre » de Gide... Résultats aux examens : Toutes les candidates présentées au B.E.P.C ont été reçues. Á l’École Normale, un succès sur deux candidates. Au C.E.P.C, 22 reçues sur 23 candidates. Au C.E.P.E, 11 sur 12. 9 élèves admises en sixième … Observations générales et conclusions : Mme Coffin est une excellente pédagogue et une directrice d’élite. Elle a su faire de son établissement l’un des meilleurs de la circonscription. Sa calme autorité, son dévouement à toutes les œuvres postscolaires et sociales, sa conscience professionnelle au-dessus de tout éloge, en font une éducatrice exemplaire. Félicitations. »
Une admiration respectueuse réciproque rapprocha bientôt les familles respectives de l’un et de l’autre. Je conserve de mon enfance des souvenirs heureux d’un voyage en Espagne en compagnie de la famille Barrès ainsi que de séjours dans sa propriété sur le causse quercynois.
Maman montra la même reconnaissance à l’égard d’Eugène Anne, l’inspecteur (déjà évoqué dans la première partie) qui l’avait encouragée à postuler à la direction du collège. Musicien et historien, il publia plusieurs livres sur Gisors, Dieppe et le Pays de Bray et dispensa même, au début de sa retraite, des cours d’histoire locale aux élèves de troisième du collège ; qui sait si ne naquit pas là la future vocation d’écrivain régional de mon père. Monsieur Anne créa aussi à Forges une université populaire. Mes parents œuvrèrent pour que son nom soit donné à l’école primaire.
Désormais, vivant au cœur de l’école, il me suffit de rassembler mes propres souvenirs. Je laisse, cependant, la parole à l’une de ses anciennes élèves pensionnaires :
« Pour des générations et des générations de Brayonnes (du Pays de Bray ndlr), la rue qui longe l’église de Forges-les-Eaux menait au pensionnat de jeunes filles, rue Beaufils, c’est-à-dire chez Madame Coffin.
En bas, à droite, se trouvait son bureau ; à côté, la petite étude … au premier étage, le logement de fonction que Monsieur et Madame Coffin habitaient avec leur famille. Les appartements étaient au cœur du pensionnat.
Madame Coffin était conjointement directrice de l’École Élémentaire et directrice du Cours Complémentaire qui préparait les élèves au Brevet puis au concours d’entrée à l’École Normale d’Institutrices ou éventuellement à des concours administratifs.
Diriger un Cours Complémentaire, c’était remplir le rôle dévolu aujourd’hui au Principal de Collège, c’est-à-dire celui de responsable pédagogique et administratif. C’était aussi être intendant et gestionnaire car, sans personnel pour assurer ces tâches, il fallait héberger les élèves qui venaient de la campagne environnante, les ramassages scolaires n’existant pas.
Toutes étaient pensionnaires sauf celles qui habitaient Forges même.
Épaulée par Monsieur Coffin dans les charges d’intendance, Madame Coffin vivait, à semaine entière et à longueur d’année, entourée de ses pensionnaires de plus en plus nombreuses. On imagine mal, à notre époque d’individualisme forcené, ce que pouvait représenter de fatigue et de contraintes, la présence continuelle d’une centaine de filles de 11 à 16 ans, même si le rythme de leur vie était parfaitement réglé.
Prendre tous ses repas, du petit déjeuner au dîner, près d’un bataillon bavard et parfois agité, obliger au silence dans les études, éviter ou subir les cavalcades lors de la montée dans les dortoirs, calmer les bavardages ou les fous rires, ne devaient rien avoir d’une sinécure. Madame Coffin me confia, un jour, pourtant que pour elle, « une école sans élèves était une cage sans oiseaux ». Nous étions, sans doute parfois, des perruches bruyantes que calmaient à peine les services de vaisselle distribués par les surveillantes ou par Monsieur Coffin, mais il suffisait que Madame Coffin entrouvre la porte de son bureau pour que l’ordre se réinstalle aussitôt.
Madame Coffin jouissait, en effet, d’une autorité naturelle reconnue de toutes. Élégante, distinguée, elle nous impressionnait. Pourtant, elle ne haussait jamais vraiment le ton. Je ne me souviens pas l’avoir entendue extérioriser une colère. Quelques mots et tout était dit : les plus hardies ou les plus espiègles avaient compris la semonce. »
Je ne peux qu’acquiescer devant tant d’éloges. J’ai vécu les quinze premières années de ma vie au milieu de ces perruches, peut-être bruyantes, charmantes cependant, pour preuve, je ressentis mes premiers béguins pour certaines d’entre elles.
J’ajoute qu’outre sa fonction directoriale, ma mère assurait les cours de français dans les classes de troisième et de préparation au concours de l’École Normale.
Il régnait une confraternité totale entre les personnels enseignants de l’école primaire et du collège auxquels maman vouait la même gratitude et reconnaissance. Une attitude que devraient méditer les jeunes générations de professeurs parfois hautaines avec leurs aînés.
Je ne me souviens plus s’il existait une salle des professeurs. Par contre, je garde en mémoire l’image de ma mère arpentant la cour avec ses adjointes, pendant les récréations. Voici ce que m’écrivit l’une d’entre elles :
« J’étais jeune enseignante et, pendant neuf ans, j’eus le privilège de travailler sous son autorité. Autorité … le terme est inexact. Madame Coffin n’aimait pas imposer, elle animait, elle suggérait, elle conseillait si nous le lui demandions, et elle était un tel exemple que nous la suivions de façon naturelle comme un guide évident, reconnu. Je la revois nous accueillant dans la cour de l’école, tous les matins, quel que soit le temps et quelles que soient les multiples occupations qui suivaient dans ses longues journées. Elle s’ingéniait à épanouir nos personnalités, elle s’émerveillait de nos enthousiasmes et finalement nous nous surpassions, tant elle nous renvoyait de nous-mêmes une image positive…
Je ne voudrais pas omettre une autre facette de sa personnalité. Sous un aspect réservé et une grande pudeur de sentiments, elle cachait une sensibilité profonde. Je me rappelle avec émotion le fait que, pendant un trimestre, elle n’omit jamais de me demander la veille mes préparations de deux heures de cours du samedi matin. Elle les assurait à ma place parce qu’elle savait que mon père était mourant et que je rejoignais son domicile tous les soirs. C’était sa façon à elle, dans une totale discrétion, de m’éviter la fatigue et de comprendre la détresse qui était la mienne. »
C’était aussi une forme de respect à l’égard des élèves en assurant l’enseignement de qualité qu’elles et leurs parents étaient en droit d’attendre.
De la même manière, elle l’exerça lorsque que sa sœur Émilienne disparut prématurément après une longue et lente agonie.
« Madame Coffin donna ainsi au Cours Complémentaire de Filles, une renommée qui dépassa le cadre du canton voire de la circonscription. Reconnue pour sa compétence et l’intérêt qu’elle portait à chacune de ses élèves, pour sa probité intellectuelle et morale, pour sa volonté à valoriser l’école publique, elle avait la confiance de toutes les familles. Faire entrer en sixième (ce qui était un choix à l’époque) un enfant de la campagne brayonne isolée, en lui imposant l’internat car les cars de ramassage n’existaient pas, c’était pour les parents une promesse de promotion intellectuelle et sociale et beaucoup de ses anciennes élèves en ont, aujourd’hui, encore profondément conscience. »
Alors jeunes adolescentes, c’est souvent à l’âge adulte qu’elles comprirent, en effet, véritablement toute cette richesse, en particulier, celles qui étaient pensionnaires. Force est de reconnaître maintenant que la vie à l’internat semblait rigide et austère ; moi, évidemment, j’étais du bon côté … cour (de récréation) comme le relate une ancienne élève Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente dans un émouvant livre de souvenirs Le violon de maman (voir billet du 1er mars 2014). Car, un demi-siècle après la lecture du Grand Meaulnes, j’ai eu l’heureuse surprise dans son récit qu’on y parlait aussi d’un petit Coffin, mais cette fois, ce n’était pas un figurant de roman, il était vrai, c’était moi, et en plus, on évoquait aussi de « grands Coffin », mes parents :
« … Après le premier souper pris en commun, nous sommes toutes montées au dortoir pour installer notre linge marqué à notre nom dans notre armoire métallique, et nous coucher. Ma sœur et moi tâchions de nous réconforter mutuellement de l’inévitable angoisse qui nous assaillait, feignant des gestes d’insouciance et riant de nos longues chemises de nuit toutes neuves. Je ne sais si ce fut à cause de cela, mais bizarrement, puisque ce n’était pas du tout une habitude chez moi, je montai debout toute droite sur mon lit pour me coucher ! Par malchance, la directrice arrivait justement à ce moment-là pour vérifier le bon fonctionnement de l’installation des pensionnaires. Elle fut horrifiée de me voir ainsi dans cette position de domination, me vit peut-être comme une future meneuse, et prit sans doute mon attitude comme une marque de provocation qu’il fallait étouffer au berceau. Elle ne me réprimanda pas devant tout le monde, mais me convoqua d’un ton sec le lendemain au bureau de son mari que j’avais juste aperçu à l’arrivée : c’était un homme impressionnant par sa taille et son physique. Je n’en dormis pas de la nuit, dupe de n’avoir pas su me contrôler, tourmentée à l’idée de m’être fait remarquer de cette façon stupide aux yeux de tous, et révoltée par une punition qui me paraissait injuste et disproportionnée. »
Pas cool ma maman sur ce coup ! Quoique …
« Heureusement, le lendemain au réveil, je fus vite soulagée : monsieur Coffin, assis à son bureau, restait impressionnant par sa carrure, mais sa bonhommie naturelle se lisait sur son visage ; il me reçut avec gentillesse et un brin d’humour, et je fus d’emblée l’une de ses inconditionnelles. En mon for intérieur, je pardonnai à sa femme, mettant sa réaction sur le compte du surmenage de la rentrée. »
Vous voyez bien ! Commentaire de l’auteur : « Maintenant, je souris en pensant combien la discipline a évolué et quelles précautions sont prises pour ne pas traumatiser les élèves ! »
Je souris à mon tour en me remémorant quelques roustes, sans doute justifiées, que mon papa soi-disant bonhomme tentait de m’infliger, une règle à la main, en me poursuivant autour du vaste bureau carré à quatre places où, en soirée, il effectuait assidûment corrections et préparations en compagnie de ma maman. Agile et menu, je finissais par me réfugier sous le bureau en attendant la fin de l’orage … à savoir quelques paroles douces et apaisantes de ma mère.
Elle serait encore de ce monde, elle s’amuserait du malentendu du dortoir, regretterait même sans doute sa réaction, d’autant plus qu’elle n’eut pas à attendre votre livre, chère Marie-Thérèse, pour savoir que votre maman à vous fut la première victime civile de Rouen, lors de bombardements de juin 1940, laissant orphelines deux jumelles de neuf mois.
Ma mère, et par voie de conséquence mon père, se sentaient investis d’une mission de « seconds parents ». Je fus toujours admiratif et attendri que, jusqu’aux derniers mois de sa vie, elle puisse évoquer avec moult détails le souvenir de ses anciennes élèves, leur parcours scolaire, leur origine sociale et familiale, souvent aussi leur carrière professionnelle. Elle était fière d’avoir contribué à leur ascension sociale.
Encore aujourd’hui, beaucoup de noms de ces jeunes filles reviennent en écho dans ma mémoire, tant je les entendis prononcer en privé.
Comme un champion sportif décline son palmarès, ou un écrivain ses œuvres, maman, à l’autre extrémité de son carnet d’inspection, inscrivait soigneusement, année après année, tous les succès des élèves de son collège aux différents examens. Plus encore que les appréciations de ses inspecteurs successifs, c’était, à ses yeux, sa véritable récompense, celle pour laquelle elle avait embrassé cette profession. Souvenez-vous la petite carte de Monique : « ce souci des autres … aimer secrètement » !
Je lis :
15 reçues sur 25 à la 1ère session du B.E.P.C de 1955 :
Bitaine Annie, Bitaine Marie-Thérèse (les deux jumelles de la maman au violon ndlr), Dénain Reine, Grossier Lydia, Lamuré Odile, Lecocq Jacqueline, Lasnier Lucette, Mesnier Annick, Podvin Cécile, Quatresous Micheline, Revel Jeannine, Rigollot Denise, Thirion Françoise, Vasselin Nicole.
Sept autres réussirent à la seconde session. Leur avenir était assuré.
Dans Le violon de Maman, je relève à la page 110 : « La grande affaire était, pour la plupart des élèves, l’obtention du Brevet. On s’y préparait toute l’année, la réputation de l’établissement en dépendait et on nous le faisait bien sentir … On retrouvait donc, dès la rentrée, le rythme d’études et la motivation intenses qui avaient été ceux, déjà lointains, de l’entrée en sixième. Il fallait réduire le temps des loisirs, déjà limités, de l’internat, aller plus tôt en salle d’étude, se consacrer plus efficacement aux révisions qui étaient plus souvent contrôlées. Mais je dois dire qu’étrangement, un véritable plaisir naissait de ces obligations, comme j’imagine qu’il peut naître de l’observation stricte des règles monastiques dans un couvent. Je crois d’ailleurs que s’est consolidé là mon goût naissant de la pédagogie. »
Détail cocasse, maman avait noté sur son carnet la liste des objets nécessaires à l’examen du brevet (j’en ignore l’année) : 1 sous-main, stylo avec encre ou porte-plume avec plumes, crayon, buvard, gomme, crayons de couleurs, canif, double-décimètre, compas, équerre, rapporteur, papier millimétrique, feuilles de brouillon, papier transparent, éponge, peintures, pinceaux, godet, encre de chine, chiffon, cahier de récitations et chants, liste d’œuvres, et pour l’option couture, fil moyen pour boutonnière et fil fin, coton à broder, attache pour torchon, pressions, agrafes, boutons, étamines, étoffes blanche, à carreaux, à rayures et fleurette, aiguilles, ciseaux, dé, crochet laine … Un véritable inventaire à la Prévert ! Un temps révolu, linge et vêtements made in China remplacent les draps et pulls cousus ou tricotés patiemment autrefois.
Signe des temps, démocratisation pour certains, dégradation de l’enseignement pour d’autres, probablement les deux, le brevet n’a plus aujourd’hui aucune signification.
Un autre hommage :
« Aujourd’hui que madame Coffin nous a quittés ce sont ces images là qui me reviennent, celles d’une grande dame qui dominait parfaitement son métier et assumait à la perfection la mission qui était la sienne. Il émanait de sa personne douceur et fermeté.
À côté de ce rôle éducatif et maternel qu’elle jouait si bien au pensionnat, elle était « Le » professeur de français de la classe de troisième. Sa rigueur intellectuelle, ses connaissances précises qui savaient exciter les esprits curieux, sa sensibilité devant les beaux textes qu’elle nous faisait aimer et surtout le goût du mot juste, allaient nous obliger à bien des efforts. Qui ne se souvient des corrections de rédaction, et des corrections de corrections reprises le samedi après-midi (on ne parlait pas alors de semaine de quatre jours ou quatre jours et demi ndlr) durant l’étude, qu’elle surveillait elle-même bien sûr, et qui devaient être parfaites si l’on voulait partir chez soi et ne pas rater la voiture postale qui passait vers 17 heures …
Il fallait traduire précisément sa pensée, trouver le terme exact et l’expression élégante. Madame Coffin savait obtenir le meilleur de nous-mêmes. Elle savait aussi et surtout reconnaître les qualités des unes et des autres. Elle respectait nos personnalités, nous corrigeait avec conviction mais toujours avec équité et bonté. Nous ressentions inconsciemment ces qualités-là et nous nous efforcions de progresser comme elle le souhaitait. »
Comme le sportif entretient sa forme, ma mère ne se satisfaisait pas de vivre sur ses acquis et son expérience. Je me souviens des innombrables soirées où, assise avec mon père au fameux bureau carré, ils choisissaient de nouvelles lectures, de nouveaux sujets de rédaction, compulsaient des revues pédagogiques, envisageaient une manière plus efficace pour inculquer telle ou telle notion. Les murs de la pièce étaient masqués par des casiers et étagères regorgeant de documents.
Pour illustrer tout cela, j’ai envie de vous offrir quelques morceaux choisis de son dernier rapport d’inspection en date du 8 juin 1951 :
« Cahiers : l’examen des cahiers de cours dénote non seulement un travail méthodique et un enseignement fidèle aux programmes mais une pédagogie inspirée des techniques nouvelles. Les exercices exigent un effort d’intelligence et de réflexion, de recherche de la part des élèves. Le professeur contrôle avec minutie, relève les fautes d’orthographe, apprécie avec soin et précision.
Sujets de rédaction et thèmes de commentaires : très bien choisis, souci d’éviter les sujets passe-partout, de susciter le besoin d’expression. Certains thèmes révèlent une connaissance concrète de la mentalité de l’adolescent …
Plus loin :
Pensionnat : Entretien et aménagement parfaits. Des améliorations constantes. Des locaux trop petits eu égard au nombre de demandes. Un souci général de beauté (rideaux, cuivres, vases, miroirs, tableaux) donne à l’établissement une atmosphère familiale. Les enfants sont heureuses. Si les locaux le permettaient, le nombre de pensionnaires pourrait être facilement doublé.
Repas : Café au lait tous les matins (du lait cru trait quelques minutes avant à la ferme de M. Graire près du calvaire ndlr), chocolat et petits pains le dimanche ; des hors d’œuvres variés à midi. Un plat substantiel à midi et le soir. Dessert, fromage, confitures, fruits. Un repas plus fin le dimanche. Très bien préparés, abondants. Les félicitations que mérite cet excellent pensionnat sont aussi bien à adresser à M. Coffin qu’à Mme Coffin.
Observations générales et conclusions : Mme Coffin dirige un établissement très prospère dont l’essor n’est limité que par l’exiguïté des locaux. Brillante directrice qui a su créer un pensionnat d’une atmosphère parfaite et une équipe unie de maîtresses dont l’enseignement excellent au point de vue de la préparation aux examens, s’inspire des meilleurs procédés de la pédagogie nouvelle.
Toujours égale à elle-même dans l’excellence. Mes compliments. »
Cela lui valut la note de 19 sur 20 de la part d’André Barrès, son inspecteur chouchou, penseront quelques esprits chagrins. Pour ceux-ci, je préciserai qu’à cause de ses convictions novatrices et gauchisantes, cet homme remarquable fut « muté » en Ardèche avant de fuir une administration médiocre et mesquine et s’engager dans une brillante carrière au sein de l’UNESCO.
N’imaginez pas que mes parents me délaissaient ! Au contraire même ! En permanence au cœur du dispositif éducatif, j’avais le sentiment inconscient d’être associé à leurs joies, inquiétudes et réflexions professionnelles. Maman, au milieu de son inlassable activité scolaire, me consacrait toujours un moment de tendresse. J’ai souvenir que dans ma prime enfance, elle me lisait ou me racontait, à ma demande, le tragique destin de la chèvre de monsieur Séguin, une des célèbres Lettres de mon moulin. Je fondais systématiquement en larmes. Avec beaucoup de talent et de tendresse, elle retardait la fatale échéance, monsieur Séguin semblait plus convaincant, Blanchette plus combative et héroïque, le loup moins affamé … mais rien n’y faisait ! Complètement maso, j’espérais malgré tout des soirs meilleurs …
Quand je fus plus grand, elle contrôlait mes devoirs afin que je n’incommode pas … mon professeur de père !
L’heure de la détente enfin venue, maman s’adonnait à la couture et au tricot, ou se plongeait dans la lecture d’un roman. J’ai souvenir qu’elle porta beaucoup d’intérêt aux récits autobiographiques de Simone de Beauvoir considérée alors comme une théoricienne du féminisme. Il ne faut pas oublier que les femmes ne jouissaient du droit de vote que depuis à peine une décennie. Peut-être, maman retrouvait-elle dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, des évocations de séjours heureux semblables aux siens sur le littoral de la Manche. À travers La force de l’âge, elle revivait la période de l’École Normale jusqu’à la Libération.
Rien n’était finalement gratuit, futile, et il transpirait en elle un souci constant d’apprendre, de se cultiver, de comprendre aussi sans doute une société qui allait chanceler quelques années plus tard.
Le samedi soir, nous allions en famille fréquemment au cinéma situé à une cinquantaine de mètres du collège. Eu égard à mon âge et à la censure, je fus privé de la « scandaleuse » Jument verte et de Bourvil (L’évêque de Tulle parvint à interdire le film en Corrèze ! Dans la ville de Tours, on laissa même les lumières de la salle allumées pour démasquer d’éventuels spectateurs de moins de vingt-et-un ans !). Inexplicablement, je pus voir Les Tricheurs de Marcel Carné et la sublime chute de reins de la craquante Pascale Petit.
Parfois, maman préférait l’écoute d’un disque microsillon. Elle adorait Gérard Philipe dans quelques extraits choisis du Prince de Hombourg et du Cid ( de Normandie, l’auteur Corneille est en effet rouennais !) ainsi que de Pierre et le Loup en ma compagnie. Une ancienne élève, dans un courrier, plusieurs décennies après, se souvenait de maman déclamant les Stances de Rodrigue en classe de préparation à l’École Normale.
C’était une époque sans radio ni télévision à l’internat, sans portables et internet évidemment. Je me rappelle de ma maman, très affectée, annonçant la mort prématurée de l’immense acteur aux pensionnaires en étude. Aux vacances suivantes, elle souhaita se rendre sur sa tombe dans le petit cimetière varois de Ramatuelle.
À chacun ses idoles ! En lisant les souvenirs de Marie-Thérèse Bitaine, j’ai découvert que l’occupation la plus passionnante des internes pour combler les longues heures des jeudis et des fins de semaine, était de découper dans les journaux et revues, puis coller sur un grand cahier, les photos de la star en vogue, Elizabeth Taylor.
Mon idole, c’était notre champion cycliste normand Jacques Anquetil à propos duquel je collectionnais tout ce que je trouvais (voir billets des 15 mai et 22 août 2009). Mais ma vraie star à moi, c’était ma maman ! Ne la trouvez-vous pas glamour avec ses lunettes de soleil sur les planches d’un quelconque lido ?
Comme son père, maman s’engageait avec dynamisme dans les œuvres post et périscolaires. Ainsi, en prenant possession de son poste, elle souhaita poursuivre l’activité de ses prédécesseurs en développant l’association de l’Amicale des anciennes élèves de l’école dite des « Pervenches », créée en 1925. Chaque année, sauf en temps de guerre, un spectacle artistique était organisé au théâtre municipal.
« Bien des brayons se souviennent aussi des « Pervenches » … du mois de décembre, où pendant deux soirées, les élèves se produisaient dans la salle des fêtes. Danses, chants, théâtre, saynètes et productions artistiques se succédaient, créés par les enseignants qui devenaient chorégraphes et metteurs en scène dans une joie de travail et un enthousiasme que je n’ai jamais connus aussi intenses par la suite. Un bal clôturait les festivités et nous étions tous le lendemain, épuisés, ravis et … à l’heure au travail ! »
La préparation des différents numéros ne se substituait pas à l’enseignement quotidien et beaucoup de répétitions s’effectuaient hors des cours.
Je relève, amusé, dans le compte-rendu de la manifestation de décembre 1957 : « Que dire du ravissant ballet évoquant « La chèvre de monsieur Séguin » ? La récitante, Mlle Bulvestre, nous fait suivre toutes les péripéties s’y rattachant. La décoration de la montagne avec ses grosses fleurs à clochettes derrière lesquelles se découvrent de gracieuses fillettes, est du meilleur effet. Toute la forêt s’anime pour prendre part à la joie de la jeune chèvre, ivre de liberté, chaque phase est mimée excellemment. Mention spéciale à Mlle D. traduisant avec infiniment d’expression les angoisses de la pauvre petite chèvre, et qui, à n’en pas douter, possède de réels talents chorégraphiques. »
En la circonstance, foin de mes peurs et contradictions, j’aurais bien aimé jouer le loup pour croquer la charmante chèvre qui était un de mes béguins, ou alors créer une adaptation avant-gardiste du conte lui épargnant son funeste destin ! Au lieu de cela, à quoi bon ( !), je composais un impertinent pic-vert narguant, sur la route de la Roche-aux-fées, un Sous-préfet aux champs en calèche et en mal d’inspiration pour son discours : Messieurs et chers administrés …
Marie-Thérèse Bitaine consacre aussi un chapitre à l’événement artistique :
« De tous les moments importants vécus à Forges, celui sans conteste le plus exaltant fut lors d’une représentation théâtrale, ma vraie montée sur les planches …
Un jour, à la fin d’un cours de français dont il était le professeur, le mari de la directrice, cet homme qui ressemblait à Flaubert et dont la culture nous étonnait, nous annonça qu’on jouerait la Farce de Maître Pathelin. Je fus ravie, mais vite consternée lorsqu’il me désigna d’office pour le rôle de Guillemette. Je craignais de ne pas être à la hauteur. Il ne s’agissait pas à cette époque de discuter quoi que ce soit. J’appris donc mon rôle consciencieusement…
Je doutai soudain que l’on m’ait choisie pour ma bonne diction ; ma grande taille, qui me donnerait facilement une allure de femme, avait dû jouer un rôle déterminant. En plus, c’était mon premier contact avec un garçon de mon âge qui m’apparut tout de suite comme très séduisant et mûr. J’eus toutes les peines du monde à cacher mon embarras, je me sentais maladroite dès qu’il me regardait, et je me souviens de l’émoi qui me saisit lorsque, tout à coup, nous dûmes nous envelopper chacun à un bout d’une immense pièce de drap et nous enrouler dedans jusqu’à tomber l’un sur l’autre … »
Finalement, elles étaient torrides, ces Pervenches !
Les professeurs ne se contentaient pas de mettre en scène ; en baisser de rideau, ils jouaient souvent deux ou trois actes d’une pièce classique, ainsi je me souviens de mon père interprétant un très crédible monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir.
Les recettes des spectacles, qui affichaient complet, avaient deux destinations principales : l’achat de matériel pour améliorer l’enseignement et l’organisation d’un voyage.
J’ai relevé dans des comptes-rendus de réunions de l’amicale, dans les années d’après-guerre : acquisition d’une machine à coudre et d’une cuisinière pour les enseignements ménagers (en 1946), d’un électrophone Ducretet pour les répétitions du concert et faire écouter en classe des disques de musique classique et faire connaître les œuvres des grands compositeurs aux élèves (en 1949), un appareil de projection de vues, un rideau noir pour permettre les projections cinématographiques, du matériel éducatif pour la classe enfantine, une machine à imprimer, du matériel pour des expériences de chimie (en 1954), un magnétophone (en 1956)… ! Les conditions de travail étaient précaires. Quand je pense aux désormais généreuses dotations des conseils généraux et régionaux, parfois dans une certaine gabegie …
Sans doute est-ce grâce à l’un de ses appareils que Marie-Thérèse Bitaine garde un souvenir émerveillé de sa jeune professeure de musique :
« C’était une jeune femme très vive et passionnée, qui nous mettait des disques de musique classique et nous faisait découvrir les mouvements et les phrases musicales des morceaux écoutés. Ce fut une révélation. Nous nous livrâmes avec délice aux exaltations romantiques d’Une nuit sur le mont chauve, et nous laissâmes emporter dans les remous inconnus de La Mer de Debussy. Des horizons noirs et bleus remplaçaient soudainement l’espace familier de la salle de classe et je croyais parfois pouvoir deviner dans les replis glauques où nous entraînaient les violons, le profil familier d’une jeune femme disparue … »
Vers la fin de l’année scolaire, un voyage était donc aussi organisé avec une gratuité partielle ou totale pour les élèves reçus aux examens (je ne suis pas persuadé que cette mesure serait populaire aujourd’hui !). Maman coordonnait le choix du programme, l’itinéraire, la réservation des cars et des billets, le pique-nique.
Je ne résiste pas à vous livrer quelques mots d’une fillette à la suite d’une excursion à Dieppe, en juin 1936 : « C’était une récompense pour les lauréates du certificat d’études. Le voyage leur était offert par l’Amicale, et il n’y avait aucune exception puisque les trente candidates avaient été reçues … Nous nous dirigeons vers la plage pour le déjeuner. Le mari de la directrice a aimablement apporté toutes les victuailles : pain, œufs durs, viande froide, fruits variés, cidre, vins (pour les enseignants, je suppose, ndlr)… Après la visite du château, la petite troupe désire retourner à la plage. Il est permis de se déchausser. Cette autorisation est accueillie par des cris de joie. Pendant plus d’une heure, les pieds trempent dans l’eau … » Y’a d’la joie, bonjour, bonjour les demoiselles ! Prologue à un été mythique avec les premiers congés payés suite à la victoire du Front Populaire de Léon Blum.
A-t-on conscience du bonheur qui envahissait ces enfants ? Gosse finalement privilégié, j’étais surpris, dans les années 1950, que certains de mes camarades de classe n’aient jamais vu la mer (à seulement cinquante kilomètres pourtant), encore moins Paris (à cent-vingt kilomètres).
J’étais de la partie, le jeudi 11 juillet 1957 (il n’était pas question de « prendre » sur un jour de classe !). Les collégiennes effectuèrent la visite du musée de Cluny puis de la Mosquée de Paris, une promenade en bateau-mouche sur la Seine, et en soirée, assistèrent à une représentation à la Comédie Française.
D’autres années, nous nous rendîmes aux châteaux de Versailles, Chantilly, Compiègne, Rueil-Malmaison, au musée Carnavalet, à la maison de Victor Hugo place des Vosges, et celle de Claude Monet à Giverny, au théâtre du Châtelet pour l’opérette Rose de Noël avec André Dassary, à l’Opéra Comique, aux Floralies internationales, à l’aéroport d’Orly et même à une séance de cinérama (procédé de projection révolutionnaire) sur les 7 merveilles du monde.
Lors des ultimes années de sa carrière, les représentations théâtrales des Pervenches ne furent plus organisées, était-il plus difficile de motiver les adolescentes ? Maman encouragea ses adjointes du primaire dans la fabrication d’un char fleuri à l’occasion de la grande Cavalcade qui drainait, en juin, plusieurs dizaines de milliers de spectateurs dans les rues de Forges.
Là encore, la médiocrité n’était pas de mise. Je me souviens, empreints de grâce et de poésie, d’une ombrelle, d’une boîte de dragées et surtout d’un bouquet pour maman entièrement composé de plusieurs centaines d’œillets naturels acheminés directement des serres la Côte d’Azur.
Le soir, j’assistais, dans le parc de l’hôtel de ville, au récital de la vedette du music-hall invitée, Marcel Amont, les Compagnons de la chanson, Petula Clark, Dalida, Fernand Raynaud.
Maman participait aussi à l’organisation de l’Arbre de Noël pour récompenser les écoliers du primaire, souvent démunis en ce temps-là. Je possède encore dans une valise tout l’attirail vestimentaire, canne comprise, du monsieur à la barbe blanche !
En déroulant le fil de la carrière professionnelle de ma mère, je brosse finalement le portrait d’une enseignante des troisième et quatrième Républiques, avec ce que cela représentait d’implication, d’investissement, de dévouement, de tolérance, de valeur morale et pédagogique, dans sa noble mission. On parlait alors de sacerdoce, on le raille parfois aujourd’hui.
Et moi dans tout ça ? J’étais avide, attentif, curieux de tout, partageant confusément les joies et les soucis professionnels de mes parents. Tout était imbriqué, maman exprimait indistinctement au travail comme en famille, sa finesse d’esprit, sa générosité de cœur, sa chaleur humaine. J’étais heureux au cœur de cette grande maison de l’éducation, la maison de mon enfance, la plus belle que j’ai connue.
Pourtant, le logement de fonction était précaire. Que n’ai-je entendu maman se plaindre des autorités municipales sourdes à l’installation d’un cabinet de toilettes ! Longtemps, nous nous satisfîmes d’une cuvette et d’un broc d’eau tirée et chauffée à la cuisine en bas, d’une brique chaude au fond du lit, les froides nuits d’hiver. Les pensionnaires étaient logées à meilleure enseigne. Mais, moi, j’avais les deux cours de l’école comme terrain d’aventures, ainsi qu’un vaste grenier contigu à ma chambre comme … bibliothèque (voir billet La maison de mon enfance du 17 décembre 2008). Des trésors inestimables !
Nous mangions comme les pensionnaires … c’est dire si les repas proposés à l’internat étaient de qualité. Toute la gestion de l’approvisionnement et le stockage des aliments, la conception des menus, étaient évidemment de la responsabilité de mes parents. Un potager servait d’appoint en légumes et fruits de saison. Mon père réquisitionnait parfois quelques internes pour les ramasser. La cuisine était préparée par des jeunes femmes de la campagne brayonne, aimables et dévouées. Certaines remplirent aussi la fonction de nounou dans ma prime enfance, ainsi madame Leloup que j’appelais Loulou (pour exorciser mes peurs ?).
Le dimanche, maman prenait souvent place devant les fourneaux pour exercer ses talents de bonne cuisinière. Á notre table, étaient aussi conviées des assistantes en langue anglaise et des surveillantes originaires de provinces lointaines. Ainsi, j’ai déjà raconté l’anecdote, l’une d’elle, également enseignante, me cousit un éclatant maillot bouton d’or aux initiales du créateur du Tour de France, Henri Desgrange. C’est dire s’il régnait une ambiance familiale.
Réminiscence de ses sorties à l’École Normale, maman, aux beaux jours, abandonnait avec plaisir son bureau, quelques heures, pour accompagner les pensionnaires dans les traditionnelles promenades du jeudi après-midi. Elles ne manquaient pas de charme au printemps avec les talus remplis de primevères et de violettes. Marie-Thérèse Bitaine les évoquent aussi : « Nous allions souvent dans les sous-bois odorants au bord de l’étang, près duquel nous buvions l’eau d’une source fraîche et ferrugineuse (source de la Chevrette ndlr)… Nous rentrions ravigotées par l’air vif et enivrées de l’odeur prenante des fougères. »
Durant la seconde quinzaine de juillet, maman réglait encore les affaires administratives de l’année scolaire achevée, préparait déjà la suivante, avant de profiter enfin de la parenthèse d’août pour goûter à une détente bien méritée en famille. Qu’ils étaient enivrants ces départs en vacances !
« …Tout excités, on chante, on fête
Les oliviers sont bleus, maman Gilberte,
L´amour joyeux est là qui fait risette
On est heureux Nationale 7 »
Mes parents revenaient, chargés d’images au propre comme au figuré, prêts pour une nouvelle année studieuse. Si j’en crois encore l’intarissable Marie-Thérèse, ils suscitaient des envies :
« Curieusement, en pensant à eux, je découvre que c’est peut-être justement à leur enthousiasme que je dois le hasard qui, bien plus tard, m’a attachée à l’Espagne pour la plus longue partie de ma vie. En effet, et alors que ce pays n’existait pour moi que par un vague tracé sur une carte, ils nous le firent découvrir, au retour d’un voyage de vacances, par une séance de diapositives commentées longuement. Je me souviens de vues de la Costa Brava encore préservée du boom touristique, de références à Dali, de l’audace onirique des monuments et des maisons de Barcelone, mais ce qui marqua le plus ma jeune mémoire furent les diapos des plateaux de Castille brûlés de soleil, ou celles montrant le dénuement atroce des Hurdes … »
Comme monsieur Jourdain avec la prose, nous nous cultivions sans le savoir.
En ce qui me concerne, je revins de la péninsule ibérique avec le rêve de devenir le premier matador normand dans l’histoire de la tauromachie ! De Sanlùcar de Barrameda à Elbeuf, des « toros » d’Andalousie aux vaches paisibles de Normandie … qu’est-ce qui peut traverser la tête des enfants !
Tout s’arrêta en 1962. J’étais entré au lycée Corneille de Rouen. Maman, ayant atteint l’âge légal, partit à la retraite. Il n’y avait pas de lassitude, juste le sentiment du devoir accompli et le temps venu de laisser la place aux jeunes générations.
Le 19 septembre 1962, ses collègues, des anciennes élèves, les enfants de l’école, de nombreux instituteurs de la région, les autorités municipales et pédagogiques, ses amis, se réunirent au théâtre pour dire adieu à madame la Professeure.
Les éloges furent multiples. Maman y répondit avec beaucoup de modestie, de poésie et de sentiment, si j’en crois la presse locale.
« Mme Coffin mit sa réussite sur le compte de la chance. Chance d’avoir eu d’excellents parents. Chance d’avoir eu le poste de Forges. Chance d’avoir trouvé en son mari un partenaire pédagogique parfait et un maître à philosopher. Chance d’avoir vécu avec des jeunes : « L’amitié des jeunes est un merveilleux élixir qui vous oblige à rester jeune ».
Ma mère se vit offrir une très belle tapisserie d’Aubusson signée Jean Lurçat, représentant la colombe de la paix. Tout un symbole !
Avec humour, maman faisait remarquer qu’elle passa plus de temps à la retraite qu’à enseigner. En effet, elle vécut trente-huit ans dans la nouvelle demeure familiale sise avenue des Sources. Papa accomplit encore six années au collège avant de se retirer avec les événements de mai 68. N’y voyez aucune corrélation car il aurait su, je n’ai aucun doute, adapter, si nécessaire, son enseignement aux soubresauts de la société.
Maman vécut alors dans l’ombre de mon père, en lui permettant de s’épanouir dans ses multiples fonctions et activités municipales, ainsi que dans l’écriture de ses six ouvrages Promenades historiques et géographiques en Pays de Bray.
Comme elle répugnait à se mettre en avant, on ignore souvent qu’elle fut son inspiratrice avisée. Il ne manquait jamais de soumettre à son jugement un discours, un article, un chapitre. Malgré quelques entêtements, il finissait toujours par admettre la pertinence des remarques et suggestions.
Durant toutes ces années, je fus témoin de l’empreinte que maman avait laissée dans le cœur et l’esprit de nombreuses anciennes élèves et enseignantes.
En période du nouvel an, la boîte aux lettres débordait de cartes de vœux auxquelles maman répondait avec chaleur. Au premier mai, les fleuristes du bourg défilaient pour livrer d’odorants pots de muguet qu’elle replantait dans son jardin. À la fête des Mères, elle recevait de nombreuses compositions florales et bouquets, en souvenir de la « seconde maman » qu’elle avait été autrefois. À travers une carte postale ou une longue lettre, presque durant quatre décennies, elle fut informée, outre de leur reconnaissance pérenne, de la vie familiale et professionnelle de beaucoup des … « perruches bruyantes ». Plusieurs fois par mois, elle recevait aussi la visite d’anciennes adjointes. Toutes ces marques de sympathie lui permettaient de garder le contact avec le milieu scolaire en mutation. Je ne l’ai jamais entendue porter un quelconque jugement sur son évolution.
Maman consacrait ses matinées à l’entretien de la maison. Elle pouvait, mieux encore qu’autrefois, s’adonner à la confection de ses délicieuses recettes de cuisine. Avec les volailles de la basse-cour de ma mémé Léontine, elle nous gâtait en préparant une succulente poule à la sauce blanche ou une compote de lapin. Le vendredi, immuablement, elle cuisinait un poisson tout frais en provenance directe de la côte dieppoise ; ah, « son » cabillaud ou colin à la Dugléré ! Des saveurs définitivement perdues malheureusement !
L’après-midi, elle accompagnait parfois mon père dans ses glanes à travers le Pays de Bray pour ses futurs écrits. Je l’imagine heureuse dans ces promenades à l’ombre des pommiers en fleurs.
Amoureuse de la nature, à la belle saison, elle s’installait dans le jardin devant la façade de la maison envahie de rosiers grimpants. Elle y accueillait anciennes adjointes et élèves qui égrenaient des souvenirs d’antan ou l’informaient des mutations de l’éducation. Elle y lisait aussi beaucoup.
Privilège de l’âge, maman avait également acquis le statut de grand-mère. Elle s’en acquittait avec une infinie tendresse et aussi bienveillance et tolérance face à une jeunesse déjà un peu plus turbulente.
L’aïeule n’était pas oubliée ; mon père et ma mère se rendaient, presque chaque semaine, en Picardie, pour aider ma grand-mère paternelle, future centenaire, dans sa marche vers le siècle. En entretenant son jardin, maman se remémorait peut-être les heures passées autrefois dans le potager de Saint-Rémy-des-Landes et le verger d’Hacqueville.
Mes parents qui avaient parcouru autrefois l’Europe de long en large, accomplirent un ultime voyage à l’étranger en s’envolant à l’été 68 vers le Nouveau Monde pour un périple à travers les Etats-Unis. Par la suite, ils restreignirent leurs déplacements à la redécouverte de leur douce France, son histoire et sa géographie, à la rencontre aussi de la famille, des amis, d’anciennes élèves.
Seule entorse au programme, mon père, plus cartésien que platonicien, bien que les deux soient proches, n’étant pas, étonnamment, attiré par un tel voyage, maman prit l’initiative de découvrir la civilisation grecque, seule avec sa « sœurette » Reine. Elle en revint avec un carnet d’impressions aussi riche et documenté que ses préparations de classe d’autrefois.
Le 15 mars 1992, à l’initiative d’anciennes élèves, fut organisée une journée de retrouvailles avec la création d’une nouvelle amicale au sein du collège devenu d’enseignement secondaire. Trente ans après que maman fût partie à la retraite, des mères, des grands-mères, des enseignantes, des fonctionnaires, des commerçantes, des employées, des retraitées, éparpillées à travers la France, se réunirent, accompagnées parfois de leur conjoint, pour réanimer la flamme scolaire et postscolaire d’antan. Deux d’entre elles louèrent mes parents en termes vibrants et émouvants. Une exposition de photographies et de documents scolaires de l’époque décorait la salle. À la fin du repas, une autre ancienne élève récita un poème de Jacques Prévert qu’elle avait appris au collège et qui lui avait valu un prix de diction. La seule ombre au tableau fut … l’absence de l’héroïne de la fête, maman étant alitée suite à une très sévère chute, une manière bien involontaire d’échapper aux louanges et honneurs qu’elle ne recherchait jamais. Quelques semaines plus tard, elle eut, cependant, la joie de retrouver ses chères élèves à l’occasion d’une promenade en car, commentée par mon père, écrivain régional oblige, à travers le Pays de Bray.
Avec discrétion, avec avidité, maman cueillait et savourait tous ces petits bonheurs de la retraite qu’il est malaisé d’exprimer en quelques lignes.
J’étais toujours heureux auprès d’elle. Nul besoin de mots, ses yeux rayonnaient … jusqu’à ce que son cher et fidèle compagnon depuis plus de soixante ans, emporté par un cancer foudroyant, la quitte.
Dans le deuil puis dans ses six années de solitude, maman resta digne, ne nous imposant jamais sa peine pourtant immense. Notre père parti, elle se comporta comme l’enseignante et l’éducatrice qu’elle avait été, toujours discrète, réservée, tolérante, généreuse, aimante, rassurée aussi, qu’avec papa, ils aient fourni à mon frère et moi les armes nécessaires pour le bon cheminement de notre vie.
Affres de la vieillesse et conséquence de plusieurs chutes, sa mobilité se réduisit considérablement, réclamant une présence et une attention plus constantes.
Elle ne fut jamais vraiment seule au sens physique du mot. Une autre Marie-Thérèse veillait sur elle avec un profond dévouement et attachement, lui épargnant courses et corvées ménagères.
Régulièrement, les visites d’anciennes collègues et élèves venaient égayer quelques heures de l’après-midi.
Maman, par contre, ne perdit jamais sa finesse et sa vivacité d’esprit. Les livres continuaient aussi à l’accompagner. Elle ne porta jamais de lunettes et, jusqu’à quelques semaines de sa mort, elle lut avec intérêt et plaisir les ouvrages qu’une de ses anciennes adjointes empruntait à la bibliothèque chaque semaine.
Autant qu’il m’était possible, je partageais mes vacances et mes week-ends avec elle. Ses yeux qui s’éclairaient alors, constituaient ma plus belle récompense. Je veillais maintenant sur elle avec la même tendresse qu’elle avait prodiguée à mon égard. Je garde de cette époque le souvenir de moments et conversations merveilleusement tendres et profonds, moralement quasi testamentaires.
À défaut, je lui téléphonais presque quotidiennement. Je me souviens d’un étrange et exceptionnel appel, le 11 août 1999 : je me trouvais en Corse, elle me décrivit en direct avec toujours le même souci du mot juste, l’éclipse totale de soleil qui plongeait le Pays de Bray dans une pénombre irréelle, la dernière du millénaire.
Comme un symbole ! Maman s’éteignit le 8 septembre 2000, le jour de la rentrée des classes, une date qui, autrefois, la remplissait de bonheur. À l’aube d’un vingt-et-unième siècle qui ne l’inspirait pas.
Les hommages furent nombreux :
« C’est une femme d’exception qui disparaît du monde de l’éducation nationale et de l’horizon brayon auxquels elle consacra sa vie. »
« Elle a incarné à la perfection le rôle de maître qui a fait la grandeur de notre école et les générations de jeunes filles qu’elle a formées avec Monsieur Coffin ont eu bien de la chance ! »
Moi aussi, j’ai eu une chance inouïe de posséder cette maman-là. Étonnamment, magnifiquement, parce que c’était sa vocation et son choix de vie, elle fut aussi une maman pour beaucoup de jeunes filles qui en gardent un souvenir ne cessant de m’émouvoir.
Une fois absente, rongé par l’émotion, j’eus de plus en plus de mal à tourner la clé dans la serrure de l’ancienne maison du bonheur.
Le plaid en laine que maman avait tricoté patiemment l’attendait sur son fauteuil. Je passais des heures au grenier à fouiner dans des armoires et des cartons débordant d’ouvrages, documents et cahiers dont je ne parvenais pas à me séparer. Ils constituaient les témoignages, les marqueurs de la vie professionnelle admirable de mes parents et de leur « si belle école » (titre d’un émouvant ouvrage de Christian Signol).
Ici, empilés, des numéros de L’École Libératrice (quel joli nom !), une revue syndicale et pédagogique ! Son fondateur Georges Lapierre fut le secrétaire général du SNI (Syndicat National des Instituteurs) clandestin pendant l’Occupation et membre du réseau de Pierre Brossolette. Il fut arrêté par la Gestapo et mourut en déportation comme d’ailleurs son successeur Joseph Rollo. Le philosophe Alain y publia un certain nombre de ses Propos.
Là, des centaines, peut-être des milliers, de feuilles doubles, les préparations de cours de mon père et ma mère, manuscrites, annotées, complétées en marge, des devoirs aussi qu’ils avaient conservés de leurs élèves.
J’y retrouvais la belle écriture de maman. Il y a quelques jours, son ancienne élève Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente, professeure agrégée au lycée Français de Madrid durant 34 ans, m’a adressé ce courrier :
« Je garde encore, je crois, quelques rédactions corrigées patiemment par elle. Conseils dans les marges, longue appréciation, elle se voulait un vrai guide. Son écriture : penchée, déliée, élégante comme elle. Ce n’est pas un hasard si la mienne est un peu calquée sur la sienne car cette femme était notre référence en tout : moi qui avais pris l’habitude du « script » alors à la mode à l’école primaire, je m’exerçais avec passion aux belles lettres étirées…j’ai dû faire de nombreux essais en étude sur mes cahiers de brouillon pour imiter sa belle écriture. Inconsciemment j’espérais sans doute emprunter un peu de son élégance.
Oui, je viens de retrouver ces quelques rédactions annotées par madame Coffin. Je confirme : plus encore que dans mon souvenir, son écriture authentique est d’une régularité rare, d’une grande fermeté et le trait des notes sur vingt, vigoureusement tracé, énergique, remontant sans hésitation sur la droite. Optimiste donc, malgré les apparences. Et cette force, même si nous avions tout à apprendre, même si je découvre avec consternation la médiocrité de mes devoirs, je crois qu’elle a su d’une certaine façon, nous la transmettre…l’envie d’aller plus loin, d’arriver, peut-être.
Était-ce d’elle ou de monsieur Coffin que je dois mon amour des lettres et des arts? Des deux sans doute. C’est au long des années avec eux que se fit cette imprégnation des beaux textes qui conditionne une vie. »
J’ai retrouvé aussi des rédactions, elles sont même signées. Janine Gosset, née le 11 mars 1932, raconte pourquoi un objet lui est si cher :
« … C’est une vieille horloge de style rustique. Elle ne rivalise pas, certes, avec les réveils, les montres, les pendules de nos jours, mais peu importe, je l’aime.
Dans sa longue robe effilée de noyer, les deux gros poids de fonte et les contrepoids suspendus aux cordes, remplacent le moteur. En haut, à travers la porte vitrée, entre les guirlandes de roses finement sculptées, l’on aperçoit son cadran immaculé décoré de quelques fleurettes. Sur le pourtour, se dressent, majestueux, de grands chiffres romains d’émail bleu, et les deux aiguilles poursuivant leur marche éternelle indiquent les principaux moments de la journée, de la vie …
… Je me souviens d’un jour où ces aiguilles arrêtées soudain par un choc violent ont marqué le plus triste moment de ma vie. C’était par une radieuse matinée de printemps, maman et moi préparions le déjeuner, lorsque tout à coup, nous nous sentîmes fortement secouées. Je courus vers maman et nous nous réfugiâmes dans un des coins de la cuisine, les carreaux se brisaient, les portes s’arrachaient, le tout en quelques minutes. Le calme rétabli, nous sortîmes : quel spectacle ! Le toit complètement arraché rendait sinistre notre logis. Mon regard se porta vers la pendule : le balancier était immobile, les aiguilles marquaient dix heures vingt, heure qui restera toujours marquée dans ma mémoire … »
Voici encore, de Raymonde Chaplot originaire du même village de Conteville que Marie-Thérèse :
« Notre auto file sur la route brûlée par le soleil d’août. Elle se dirige sur Avallon puis sur Sainte-Magnance, petit village où nous passerons une quinzaine de jours.
Ce sont les vacances, combien croise-t-on d’automobiles qui, comme nous, se pressent vers les plages et les stations estivales. Rose semble joyeuse, elle marche à merveille ; La joie règne parmi nous, joie de revoir la famille et de voyager … »
Nous retrouvons Rose après la traversée de Paris : « Après un repos d’une heure, un coup de manivelle et Rose démarre à nouveau. L’immense forêt de Fontainebleau s’étend devant nous. Quelle région magnifique que cette banlieue de Paris ! Stop ! Venez respirer l’air pur semble nous dire Rose ! Nous nous asseyons dans la verdure, une légère collation nous attend, un zéphyr nous caresse de ses souffles doux. Le soleil baisse à l’horizon, Rose paraît parfaitement décidée à ne plus stationner avant Sainte-Magnance. Nous admirons le paysage. Que vois-je apparaître ? Un fleuve ! Oh ! Ce n’est pas un grand fleuve, non ! C’est l’Yonne, affluent turbulent dit-on, mais calme en ces jours d’été … »
On est heureux Nationale 6 aussi !
Ces deux textes, dans leur écriture originelle (le correcteur orthographique est resté muet !) ont, aujourd’hui, valeur documentaire en exprimant les douleurs de la guerre et les joies des vacances.
Souvenez-vous, maman excellait dans l’analyse et le commentaire de fables de La Fontaine. Ainsi, demanda-t-elle à ses élèves d’en rédiger une à leur tour. En voici une 100 % normande, La livre de beurre et la jatte de crème :
« Sur l’étagère d’une laiterie
Se trouve dans une jatte fleurie
De la crème. Et dans un joli beurrier,
Une livre de beurre prête à utiliser.
La livre de beurre interpellant sa voisine de la jatte
« Comment vous n’êtes pas encore passer à la baratte ?
Certes vous êtes fière de votre pure blancheur,
Mais dans deux jours à peine, vous frémirez de peur
De vous voir murir et surir
Comme j’ai failli devenir.
Faites comme moi ma chère
Et vous n’en aurez pas regret.
Vous serez encore plus fière
De vous voir apprécier des gourmets. »
« Ne vous tracassez pas de mon sort »
Répondit la modeste crème alors
« Car peut-être ce soir serez-vous utilisée
Pour une friture dans la poêle rouillée,
Tandis que moi je serai transformée
En une délicieuse crème fouettée
Qui fera la joie des enfants,
Et même aussi des parents »
Ne vantez pas vos qualités
Elles ne sont parfois qu’éphémères ! »
Et pour faire la dernière rime, c’est signé Odile Grimbert, née le 25 novembre 1934.
Loin d’être éphémères, quatorze ans après que ma mère m’ait quitté, ses qualités sont toujours profondément ancrées en mon cœur et mon esprit.
Me voilà parvenu au bout de l’évocation, partielle sans doute, partiale peut-être, de sa vie de plénitude. L’exercice fut difficile tant l’émotion m’étreignit souvent.
À l’instant de cette conclusion, je prends connaissance, amusé, d’un récent mail d’une ancienne élève: « Madame Coffin était d’apparence sévère. On la voyait rarement sourire, d’ailleurs riait-elle parfois ? J’espère pour elle que oui. »
Je la rassure : oui maman riait parfois, elle partait même dans de sacrés fous rires avec sa chère sœurette Reine qui a quitté, à son tour, cette terre l’an dernier à l’âge de cent quatre ans. Cela dit, elle souriait plus qu’elle ne riait. Dans les yeux de ma mère, il y avait toujours une lumière qui servait de phare pour mieux nous guider.
Vous l’avez suivie, chère ancienne élève : « Son sérieux était la dominante de son caractère, au moins en tant que professeur. Elle avait une très haute idée de son travail. De sa mission pédagogique, de l’efficacité de sa transmission à une époque où on ne faisait pas dans les finesses psychologiques et où ce qui comptait était l’urgence et la solidité des acquis. Alors la régularité, l’exigence, la patience, tout en elle favorisait les apprentissages. Elle a été l’un de mes meilleurs professeurs. »
S’ils étaient encore de ce monde, mes parents auraient été ravis de mon initiative de blog, née possiblement du goût de l’écriture qu’ils m’inculquèrent. D’ailleurs, sans nul doute, en auraient-ils créé un au collège s’ils avaient eu accès à ces technologies d’information et de communication. Maman, enseignante-soleil dans l’ombre aurait été moins enthousiaste, par contre, que je lui consacre un billet. Il semble l’entendre me dire : « Tu sais Jeanmi, je n’ai rien fait d’exceptionnel, j’ai simplement accompli sérieusement et consciencieusement la profession que j’avais choisie, en suivant l’exemple de mes parents ».
Je répugne à dire qu’elle aurait (presque) raison, de crainte de minimiser ou banaliser son aura. Elle appartenait, elle animait avec mon père une si belle école comme le fit, dans son petit village de Conteville, le papa d’une jeune Marie-Thérèse qui ne connut le bonheur d’être cajolée par sa maman que durant quelques mois.
En ce vingt-et-unième siècle en perte de repères, pour tenter de trouver quelques motifs d’espérance en une école « désanctuarisée », je pense à eux.
Une suggestion : Maman savait aimer, secrètement, mais bien !
Pour l’écriture de ces billets, j’ai puisé dans :
– le livre Le violon de Maman de Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente (http://marietheresebitaine.blogspot.com)
– le bulletin de l’association amicale des anciennes et anciens élèves de l’École Normale de Seine-Maritime, hommage d’Anne-Marie Alexandre-Pihan (mars 2001)
– la revue municipale de Forges-les-Eaux, hommage d’Arlette Dufeu-Fortier (2000)
– un courrier d’Hélène Leseur-Lefebvre (25 novembre 2000)
– les souvenirs de Paulette Jeantaud-Poulain
Mes remerciements émus à ces anciennes adjointes et élèves de ma mère.
Le 16 décembre 2014, Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente m’a adressé par mail un long éloge de ma maman. Elle reprend, mais pas uniquement, des souvenirs évoqués dans son livre dont j’avais extrait quelques passages pour illustrer mon billet ci-dessus.
Plutôt qu’insérer son émouvant courrier dans les commentaires, je choisis de le publier ici :
« Madame Coffin. Pour moi, une très grande dame. De celles qui vous marquent dans votre préadolescence. Et sans doute pour toute votre vie.
Une rencontre saisissante d’abord. Sa taille. Grande, infiniment grande. C’était comme cela que je la voyais. Grande et maigre. Mais peut-être me trompé-je. Peut-être l’était-elle moins.
Ma sœur et moi venions d’arriver « en pension ». Cet épisode de ma vie, je l’ai déjà raconté dans mon livre Le Violon de maman. À l’orée de la sixième. Au cours complémentaire qu’elle dirigeait. La directrice. Une grande dame donc. On avait dû nous la présenter avant; à l’inscription sans doute. Mais de cela je n’ai aucun souvenir. Par contre, celui qui est indélébile, c’est son apparition subreptice tout au fond du dortoir alors qu’au moment du coucher, pour ne pas défaire le lit aux draps parfaitement étirés, je n’avais rien trouvé de mieux, pour m’y glisser, que de me mettre debout dessus. C’était juste quand elle arrivait. Elle a cru forcément que j’avais l’intention de me faire remarquer, d’attirer l’attention des autres, de les haranguer peut-être, que j’avais en moi une graine de rébellion à étouffer dans l’œuf. Il y allait de son autorité. Elle m’a à peine admonestée mais m’a dit sévèrement que je devais aller voir son mari dans son bureau le lendemain pour lui raconter mon indiscipline. J’étais sidérée car je ne croyais pas avoir fait quelque chose de mal.
Son mari ! Ce monsieur que j’avais à peine entrevu, ce monsieur si impressionnant, si mystérieux, le mari de la directrice ! Si elle était la directrice, lui, forcément, devait être plus important encore…On pensait facilement ainsi à l’époque ! Je n’en ai pas dormi de la nuit.
Notre vraie première rencontre s’est donc établie sur un malentendu. Je suppose qu’elle a vite compris que je n’avais rien d’indisciplinée, que je pouvais être maladroite mais que ce n’était pas du tout dans mon tempérament d’être meneuse. J’étais plutôt du genre curieuse et soumise. Avec une grande envie d’apprendre. Jean-Michel ressentira sans doute la même chose que moi en lisant ces lignes car, en décembre dernier, quand, lors de retrouvailles à cinquante ans d’intervalle dans le village où mon père a été longtemps instituteur, j’ai eu quelques échos d’anciens élèves me disant qu’il leur avait fait peur ou était trop sévère alors que je le croyais adoré de tous…
Mais ce premier incident n’entache en rien l’image de madame Coffin dans mes souvenirs et mon estime. Au contraire, cela me fait sourire. Certes elle était d’apparence sévère. On la voyait rarement sourire, d’ailleurs riait-elle parfois ? J’espère pour elle que oui. Mais son sérieux était la dominante de son caractère, au moins en tant que professeur. Elle avait une très haute idée de son travail. De sa mission pédagogique, de l’efficacité de sa transmission à une époque où on ne faisait pas dans les finesses psychologiques et où ce qui comptait était l’urgence et la solidité des acquis. Alors la régularité, l’exigence, la patience, tout en elle favorisait les apprentissages. Elle a été l’un de mes meilleurs professeurs.
Je garde encore, je crois, quelques rédactions corrigées patiemment par elle. Conseils dans les marges, longue appréciation, elle se voulait un vrai guide. Son écriture : penchée, déliée, élégante comme elle. Ce n’est pas un hasard si la mienne est un peu calquée sur la sienne car cette femme était notre référence en tout : moi qui avait pris l’habitude du « script » alors à la mode à l’école primaire, je m’exerçai avec passion aux belles lettres étirées…j’ai dû faire de nombreux essais en étude sur mes cahiers de brouillon pour imiter sa belle écriture. Inconsciemment j’espérais sans doute emprunter un peu de son élégance. Oui, je viens de retrouver ces quelques rédactions annotées par madame Coffin. Je confirme : plus encore que dans mon souvenir, son écriture authentique est d’une régularité rare, d’une grande fermeté et le trait des notes sur vingt, vigoureusement tracé, énergique, remontant sans hésitation sur la droite. Optimiste donc, malgré les apparences. Et cette force, même si nous avions tout à apprendre, même si je découvre avec consternation la médiocrité de mes devoirs, je crois qu’elle a su d’une certaine façon, nous la transmettre…l’envie d’aller plus loin, d’arriver, peut-être.
Était-ce d’elle ou de monsieur Coffin que je dois mon amour des lettres et des arts? des deux sans doute : dès la sixième, je fus Guillemette dans La farce de Maître Pathelin puis à la fameuse fête des Pervenches je découvris la grâce et la beauté dans la danse. Mais plus encore c’est au long des années avec eux que se fit cette imprégnation des beaux textes qui conditionne une vie.
Bien plus tard je pensais à madame Coffin lorsque je découvris le personnage de madame de Maintenon, embonpoint mis à part : sa culture, son sens du devoir, son apparent puritanisme : tout cela ne cachait-il pas, solidement encadrées, une véritable fièvre, une grande capacité d’émotion, de passion même ? C’est ce que je devinais à l’époque, mais cela, seuls les intimes peuvent le dire. »