Tous « Avec Dédé »
Ce dimanche après-midi là, j’ai rendez-vous Avec Dédé à Bondy. J’aurais dû le rencontrer plus tôt mais les contraintes de la vie quotidienne m’en ont empêché.
De Bondy, je ne connaissais de réputation que le blog café, un média en ligne explorant d’autres voies pour faire entendre d’autres voix, qui débuta en 2005 dans un modeste local de la cité Blanqui de cette commune de Seine-Saint-Denis, ainsi que le chœur des Petits Écoliers chantants qui accompagna des artistes aussi divers que Michael Jackson, Tino Rossi et Pierre Bachelet.
Est-ce à cause du changement d’heure opéré lors de la nuit précédente, je me retrouve largement en avance sur le lieu de rendez-vous fixé, le cinéma André Malraux. Un mal pour un bien, je fais plus ample connaissance avec cette salle, au cœur de la ville, classée « Art et Essai », qui organise de fréquents mini festivals et rencontres avec des professionnels du cinéma. Ainsi, je remarque Claude Chabrol, Jean-Pierre Mocky, Denis Lavant, Michel Boujut dans la galerie de portraits des invités, derrière le bar. La convivialité ici n’est pas un vain mot et le directeur vient patienter très aimablement en ma compagnie. Il m’offre même la gratuité du billet pour la séance suivante.
En ce jour d’élections municipales et de péril d’une vague bleu marine, je tire encore plus volontiers un grand coup de chapeau à ces gens qui militent pour l’accès à la culture pour tous à travers une programmation et une animation de qualité.
Cette semaine, dans le cadre du festival Itinerrances, le cinéma André Malraux met à l’affiche trois films illustrant, de manière subtile, les temps modernes : Mon Oncle de Jacques Tati, Au bord du Monde, un documentaire de Claus Drexel sur les sans abri, et Avec Dédé … car, oui, Dédé est le héros du nouveau film de Christian Rouaud.
J’ai déjà eu l’occasion dans ce blog de vous parler chaleureusement de Christian, un ex collègue et un toujours copain de plus de trente ans, notamment lors de la sortie de son magnifique Tous au Larzac, récompensé par le César du meilleur film documentaire en 2012 (voir billets des 1er décembre 2011 et 21 février 2013).
J’attends donc avec impatience cette rencontre Avec Dédé que les médias ont parcimonieusement évoqué, peut-être à cause d’une distribution trop confidentielle. D’ailleurs, par manque de soutien financier, Christian Rouaud a filmé Dédé, selon son humeur, presque à ses heures perdues, en attendant qu’il puisse nous conter la grande épopée du Larzac. Cela pourrait laisser croire qu’il nous offre là une œuvre mineure. À tort, je précise immédiatement.
Partant du postulat que Christian ne sait réaliser que des portraits de personnages qu’il aime, je ne doute pas qu’après les ouvriers franc-comtois de LIP et les paysans du Larzac, je vais vite sympathiser avec son ami Dédé alias André Le Meut, un sonneur de bombarde natif du Morbihan.
Dédé, c’est ainsi que tout le monde l’appelle là-bas, possède à l’évidence quelque chose du Monsieur Hulot de Jacques Tati. D’ailleurs, sur l’affiche, sa silhouette dégingandée et penchée constitue un clin d’œil à celle des Vacances de Monsieur Hulot, la bombarde en lieu et place de la pipe.
Le réalisateur qui connaît bien le personnage pour l’avoir filmé, il y a une vingtaine d’années, dans le cadre de son documentaire Bagad, se régale de suivre au plus près ce grand échalas, bourré de tics, monté sur ressorts, grand corps joyeux aux gestes maladroits et imprévisibles ponctués de hop-là. Dédé lui propose involontairement un gag dans chaque séquence : il se cogne aux portes et aux lustres, déclenche la sirène d’un mégaphone dès qu’il s’en saisit, ne trouve pas la bonne vitesse de défilement du magnétophone, s’égare avec sa vieille voiture en sillonnant la campagne. Dans sa bouche, les mots se bousculent, crépitent comme une mitraillette, au point d’en devenir parfois presque incompréhensibles comme certains dialogues de Tati.
Déjà, on sent la patte de Christian Rouaud qui, comme souvent, malgré la gravité des sujets, souhaite nous offrir un film gai sans arrière-pensée de moquerie. Nous rions avec Dédé (comme le titre nous indique), mais jamais à ses dépens.
Pour rester dans l’univers de Jacques Tati, il ne s’agit pas du facteur de Jour de fête mais de quatre-vingts minutes de bonheur avec … un facteur d’instruments, ainsi le film commence sur des gros plans de mains effectuant une dernière retouche à une bombarde.
La petite enfance (autiste ?) de Dédé se déroule comme un film muet. D’une manière stupéfiante, avec clarté cette fois, il consent à nous confier que, né prématurément deux mois avant terme, il passait ses journées à se balancer sur son lit, refusant de parler, jusqu’à ce qu’à l’âge de quatre ans, il sorte enfin ses premiers mots pour l’une de ses sœurs, attristée de le voir ainsi : « Ne pleure pas Isabelle ! » Et d’ajouter : « Depuis, je n’arrête pas de parler, et très vite, sans doute pour rattraper le temps perdu ».
Le pari est d’ores et déjà gagné : le spectateur, touché et conquis, est prêt à entrer dans sa danse virevoltante. Il ne sera jamais déçu car, autant Dédé semble emprunté, maladroit, balourd, brouillon dans son quotidien, mais cependant tellement sympathique, autant devient-il léger, aérien, précis et virtuose, sa bombarde en bandoulière.
Gag encore, le réalisateur lui demande de présenter son instrument de prédilection à la manière « desprogienne » de la minute nécessaire de monsieur Cyclopède. On n’est pas loin non plus de la leçon de guitare sommaire de Boby Lapointe qui pouvait instruire en distraisant, treize ans et demi maximum.
Moins sommairement, la bombarde est une variante de hautbois populaire spécifique à la Bretagne. Celui qui en joue s’appelle un talabarder. C’est un instrument puissant qui, consommant beaucoup d’air, réclame une excellente gestion du souffle. Aussi, l’effort physique intense nécessitant des temps de repos, la bombarde est traditionnellement associée au biniou pour constituer un couple de sonneurs. Cela semble pourtant si facile dès que Dédé la porte à ses lèvres !
À peine moins précoce que le guitariste du fantasque Boby Lapointe (!), André Le Meut, né en 1964 d’une famille paysanne de dix enfants, commence, dès l’âge de quatorze ans, à jouer de l’accordéon chromatique dans les fêtes locales avant d’apprendre le biniou et la bombarde. Curieux de tout, autodidacte, il écoute et observe les musiciens dans les fest-noz et les concerts. En 1986, il entre au bagad Roñsed-Mor de Locoal-Mendon Il en devient le penn-soner (je préfère sonneur en chef, il est des syllabes bretonnes dissonantes en ce jour d’élections !) de 1991 à 2005, et mène le bagad plusieurs fois au titre de champion de Bretagne.
Dédé a grandi en plein dans la période du Revival breton, le réveil de la culture celtique au tournant des événements de 1968, dans le sillage notamment d’Alan Stivell et de Gilles Servat, mêlant le traditionnel au rock électrique.
Sur un plan très personnel, Avec Dédé ressuscite soudain toute une époque de ma jeunesse presque sortie de ma mémoire. Un collègue originaire de Guémené-sur-Scorff m’avait converti alors à cet élan musical. Je me rendis à un concert géant de Stivell au palais des sports de Paris ainsi qu’à une réunion de bagadoù à Lorient. Pis encore, surréaliste même, au bout de la nuit et d’un chemin de terre dans la lande, je me retrouvai dans une grange du pays vannetais. Là, dans une lumière blafarde, quelques autochtones, ayant consommé du chouchen sans modération, écoutaient trois alertes sexagénaires répondant aux doux prénoms de Maryvonne, Eugénie et Anastasie. Certains ont vu Brel en concert (j’en fais partie), moi j’ai vu aussi les sœurs Goadec en fest-noz ! Summum de ma celtitude musicale, je détiens dans ma discothèque de vinyles, des microsillons, outre les pittoresques sœurs, des frères Morvan, de Glenn Mor, et de Jean-Claude Jégat et Louis Yhuel à la bombarde et orgue. De véritables Breizh collectors qui vaudraient peut-être leur pesant de kouign-amann dans les vide-greniers sur la route de Pen-zac gouz gouz la irac ! Quel charlot je fais !
Comme un bain de jouvence, j’ai donc plaisir à suivre le si charismatique Dédé dans le tourbillon de ses rencontres. Je suis presque essoufflé, en tout cas soufflé par son inlassable activité que restitue fort bien le montage rythmé et incisif. Il court, il court notre (plus que) bon barde sans perdre haleine. Comme on sort son pique-nique du coffre de sa voiture, il en extrait une petite valise et prépare sa bombarde. Il accueille les nouveaux mariés à la sortie de l’église, il enseigne sur un parking en plein air à des jeunes avec lesquels il se réfugie précipitamment dans un gymnase … car il pleut parfois en Bretagne. Il s’installe pour un fest-noz, il participe à un modeste concours de sonneurs dans un village, il joue au Stade de France lors d’une nuit celtique où il rencontra sa future épouse.
On assiste à un concert religieux avec l’organiste Philippe Bataille dont voici une Scottish :
Rencontre fabuleuse qu’il était impossible de savourer, il n’y a pas si longtemps. En effet, la bombarde, instrument du diable, était interdite par l’Église. Les sonneurs, symboles de fête et de beuverie, étaient mal considérés par le clergé jusqu’à parfois être excommuniés. Ce n’est que dans les années cinquante que la bombarde rustique a pu s’associer à l’orgue, instrument d’église par excellence. Chouette, Dédé, t’iras au paradis des musiciens !
Christian Rouaud nous refait le coup du « temps des cathédrales ». Après l’extraordinaire séquence du chœur orthodoxe soulignant l’architecture religieuse de la bergerie clandestine de La Blaquière dans Tous au Larzac, il met en scène avec Dédé et la puissance de sa bombarde un magnifique moment de solennité et d’émotion, d’humour et de suspense également.
Il y a du Tati et la bicoque tordue banlieusarde de Mon Oncle dans la manière de filmer Dédé quittant la tribune pour descendre jouer au milieu du public. Il y a du Hitchcock et du suspense lorsque Dédé doit retrouver son chemin dans le labyrinthe d’escaliers et couloirs jusqu’au buffet d’orgue pour reprendre le morceau … À temps ? D’autant qu’il se trompe de porte, et dans quel état d’essoufflement ?
Dédé est un sonneur d’exception. Le célèbre musicien galicien Carlos Nuñez, joueur de gaïta et flûtiste, le compare à John Coltrane, c’est dire. Mais il n’est pas que cela. Il chante aussi. Cela ne lui suffit pas encore, protéiforme infatigable, il s’intéresse et s’investit dans tout ce qui, de près ou de loin, touche au patrimoine musical breton. Pour cela, il a appris, au cours d’un stage intensif de six mois, la langue bretonne de ses aïeux dont une France jacobine l’avait privée.
Glaneur impénitent, il bat la campagne pour recueillir auprès des anciens la culture orale du Morbihan et la valoriser auprès des générations actuelles. Pour ce faire, il est détaché depuis 2005 aux Archives départementales. Il compile et analyse tout ce qu’il déniche puis le publie sous forme de recueils et d’une banque de données sur Internet. Ainsi, en ethnomusicologue, constate-t-il que plus de la moitié des textes exhumés sont des chansons d’amour … un seul évoque l’inceste. Il est des sujets tabous.
Dédé n’est pas du tout passéiste. Quoique profondément ancré à la paysannerie, à sa terre (le réalisateur lui fait traverser symboliquement un labour), sa quête se tourne résolument vers la modernité. Il visualise sur un ordinateur la tessiture mélodique d’un enregistrement d’une chanson ancienne. Dans une belle séquence de pédagogie, Richard Quesnel, au piano, diplômé de l’université de Cambridge et titulaire de l’Agrégation de musique, littéralement sous le charme, adhère à ses suggestions concernant la réappropriation et l’interprétation d’un morceau.
« Rapprochez-vous » dit Dédé aux jeunes sonneurs en stage de formation avec lui. Dédé aime le contact. Il évoque le temps d’avant : « On avait besoin de son voisin, on travaillait avec lui aux champs, et le soir, on faisait le repas avec lui, puis on chantait et on dansait ». Et aussitôt, il nous transmet une note d’espoir et d’optimisme. La vie associative, aujourd’hui, offre de nouveaux prétextes pour se réunir et la musique permet de prendre du plaisir ensemble, jeunes et vieux. Dans sa logorrhée verbale, je perçois même un « c’est peut-être pour ça qu’il n’y a pas trop de F.N par chez nous » qui fait chaud au cœur à quelques heures de la proclamation des résultats des élections municipales.
« La musique parfois a des accords majeurs/ Qui font rire les enfants mais pas les dictateurs » chantait Lavilliers.
Il ne pleut guère mais on se croirait dans certains moments « en-chantés » des Parapluies de Cherbourg tant Dédé aime aussi, plutôt que parler, fredonner ses conseils et remarques à ses interlocuteurs.
Que le temps défile vite « bombarde sonnante » avec Dédé ! Quand les lumières se rallument dans la salle, on le quitte presque à regret, comme lorsqu’on vient de faire connaissance d’un nouvel ami.
L’embellie va se poursuivre une heure encore avec la présence de Christian Rouaud lui-même, interrogé par Christophe Kantcheff, rédacteur en chef de la revue Politis. Comme il aime dire souvent à propos de son travail, « les documentaires ne consistent pas à apporter des réponses mais servent à se poser des questions. »
À travers moult détails et anecdotes, il met en avant les différentes lectures possibles de son film. Au-delà d’un portrait attachant, c’est une œuvre musicale qui dépasse largement la péninsule armoricaine. Christian, cet après-midi, anime sa soixante-neuvième rencontre avec le public d’Avec Dédé, et l’excellent accueil qu’il a reçu dans de nombreuses provinces françaises témoigne sinon de l’universalité, du moins d’une « hexagonalité » de la musique. La preuve en est, d’ailleurs, qu’il eut recours à quelques thèmes bretons pour accompagner la lutte des paysans du Larzac.
Et, pour balayer peut-être l’idée qu’il aurait réalisé là un film mineur, il démontre, en creux, qu’Avec Dédé est un documentaire politique et que son Monsieur Hulot breton est un artiste, un pédagogue, un transmetteur dont la démocratie a besoin.
En dépit de sa distribution chaotique, chers lecteurs, allez à la rencontre d’Avec Dédé s’il vient dans votre région. À défaut, procurez-vous le DVD à sa sortie.
Vous ressentirez peut-être les mêmes frissons qui parcoururent l’échine du petit Rouaud, il y a une soixantaine d’années, quand il découvrit le son de la bombarde et du biniou lors d’un pardon de la saint Yves aux arènes de Lutèce.
La tête toujours pleine de projets, en attendant les financements nécessaires, il commence à tourner avec les comédiens belges de la Fabrique imaginaire. Le film qui racontera une pièce de théâtre en train de se faire, s’appellerait Comment ça s’écrit. Vivement 2015 !
