Archive pour mars, 2014

Vl’à le printemps qui s’amène … avec Roger Riffard

Printempsblog

C’est, aujourd’hui, le printemps ! Et pour fêter son arrivée, je vous en offre un made in France, vintage même, vieille France, ça fait plus authentique, sorti de la fin des années 1950, sous forme d’une petite chanson « rustique, tendre et printanière ». Ainsi, son auteur Roger Riffard la présentait parfois au public.
Je vous parlerai de lui très longuement dans mon prochain billet, c’est promis.
Pour l’instant, plantons le décor, principalement pour les lecteurs de province. La Vache Noire est le nom d’un carrefour situé sur l’ancienne route nationale 20, en bordure des communes d’Arcueil, Montrouge et Bagneux, au sud de Paris.

La Vache noire

Diverses interprétations, plus ou moins fantaisistes, sont avancées pour en expliquer l’origine. La plus plausible viendrait d’une auberge dite de la Vache noire, située en bordure de la route royale n°20, mentionnée dans une ordonnance royale de 1837. L’autre, à laquelle Roger Riffard, ancien cheminot, aurait probablement souscrit, fait référence au train qui y faisait halte et dont la locomotive meuglait, fumait et crachotait d’épaisses fumées sombres.
De 1894 à 1936, un tramway circula également entre Arpajon et Paris. On le surnommait « train des haricots » car chaque nuit, à la Vache Noire, étaient chargés deux wagons de légumes frais produits aux environs du carrefour, dont notamment, les haricots d’Arpajon (appelés aussi « chevrier » du nom de l’agriculteur inventeur).
S’il vivait encore, Roger Riffard ne reconnaîtrait pas les lieux. Une urbanisation galopante a irradié le quartier et la pauvre vache noire a pris la couleur orange de l’entreprise de télécommunications qui y a édifié son siège. Le pire, c’est que la fréquentation du centre commercial voisin serait plutôt synonyme de vache maigre.
Ne gâchons pas notre plaisir ! Comme échappatoire à la grisaille, pour fêter le printemps, retrouvons celui d’un poète, Roger Riffard qui, déjà, chantait l’impérieux besoin de quitter les villes et d’aller vivre à la cambrousse.
Dans une tendre métaphore, de sa voix mal assurée, il associe de manière anodine une petite amoureuse, Mam’zell’ Loulou de la Vache Noire, à l’éclosion du printemps. Lisez et écoutez :

« Mam´zelle Loulou de la Vache Noire
Porte des bijoux de bazar
Mais elle en a d´autres sous la robe
Qu´on dirait le musée des beaux-arts

V´là le printemps qui s´amène
Drapé dans l´or de son genêt
Y en a pour deux à trois semaines
D´ici que la fleur soit fanée

Mam´zelle Loulou de la Vache Noire
Ne s´habille pas de satin
Mais le tissu de sa chair tendre
N´a point d´égal, sûr et certain

V´là le printemps qui s´avance
Avec sa botte de muguet
Mais les promeneurs du dimanche
Ont mis les grelots en bouquets

Mam´zelle Loulou de la Vache Noire
Aura seize ans ce mois de mai
Or elle en a vingt d´ savoir-faire
Pour embrasser son bien-aimé

V´là le printemps qui s´apprête
A sentir la violette au bois
Mais il arrive malheur aux fleurettes
Quand le vent donne de la voix

On dit que l´ vent de la Vache Noire
Chargé des senteurs de Meudon
Aurait dans le cours de l´Histoire
Brisé plus d´une rose en bouton

V´là le printemps qui s´empresse
D´ouvrir la fleur du cerisier
Mais comme la fleur de la jeunesse
Tout ça n´ va point s´éterniser »

Publié dans:Almanach |on 20 mars, 2014 |2 Commentaires »

Jour d’ anniversaire

Je voudrais revenir sur une journée bien particulière, celle où, chaque hiver, je prends un printemps de plus. Je vous sens curieux d’en savoir davantage dans la mesure où il n’est pas inélégant de se renseigner sur la date de naissance d’un individu de sexe masculin. Un indice ?

« … Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix … »

Si j’avais déclamé « Ce siècle avait deux ans … », c’eut été trop facile. Bref, mon père, qui le louait tant, dut sans doute en faire la remarque quand j’apparus, je vins au monde le même jour que Victor Hugo, c’est la faute à ma mère. Pour l’année, je vais jouer les coquettes.
Ce matin-là d’anniversaire, je découvris donc un cadeau posé devant mon ordinateur. Avant même d’enlever l’emballage, j’eus comme un pressentiment qui s’avéra exact.

Cavannaraconteblog

Une heureuse et émouvante apparition, au sens (presque) surnaturel du mot ! Entre mes mains, le visage de Cavanna, décédé quelques jours plus tôt ! Avec son superbe portrait de patriarche, empreint d’une grande douceur, lui l’iconoclaste rebelle, comme apaisé, revenait me raconter quelques pans de sa vie. Je ne vous cache pas qu’une larme perla au coin de la paupière.
Avait-il anticipé mes pensées, toujours est-il que, secrètement, j’avais envisagé, ce jour-là, d’aller traîner mes guêtres au quartier latin, du côté de Maubert, certain que son ombre y planerait et m’inspirerait.
Allons-y donc !
Pas si vite ! Sur la route de Memphis, pardon des Champs-Élysées, ne voilà-t-il pas qu’un drôle de singe en hiver, barbu et un peu hirsute, s’engage sur un passage clouté à l’instant où le feu se met au vert.
Heureusement, j’ai l’œil et de bons réflexes. Mais que fait donc là cette vieille canaille d’Eddy Mitchell en ce milieu de matinée ? Qu’il ne me dise pas qu’il n’a pas cuvé sa cuite de la veille au Théâtre de Paris où il jouait sa première séance de l’adaptation du truculent livre d’Antoine Blondin qu’on qualifie souvent de roman de l’ivresse ! D’abord parce que le personnage qu’il interprète, Albert Quentin, ancien fusilier-marin en Chine, ne boit plus. Ensuite, parce que je l’ai entendu, la veille à la radio, déclarer qu’il ne faut pas boire pour jouer un ivrogne. À moins, autre hypothèse, qu’il ait voulu se mettre, quelques instants, dans la peau d’un torero au milieu des voitures de l’avenue Foch comme autrefois Belmondo dans le film et … Antoine Blondin, dans la vraie vie, rue Mazarine.

https://www.dailymotion.com/video/x4z533

J’adore Eddy mais, de manière gratuite peut-être, je ne le considère pas crédible, pas plus d’ailleurs que son compère Fred Testot, dans leur composition de « princes de la cuite ». Il est vrai qu’ils se lancent un sacré défi en reprenant, un demi-siècle plus tard, les rôles tenus au cinéma par deux monstres sacrés, Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo. Tiens, vous voulez connaître mon casting ? Jean-Pierre Marielle et Romain Duris !
Ce soir, en rentrant, je sortirai mon Blondin de chevet et relirai (au moins) la première page du roman :
« Une nuit sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-Tseu-Kiang dans son lit bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner. Autant dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre … »
En effet, midi approche, et je n’ai pas réservé dans le restaurant rue de Bièvre sur lequel j’ai jeté mon dévolu en ce jour de commémoration.

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Il y a trente-cinq ans, au temps de ma grande aventure avec l’équipe de Charlie-Hebdo, je venais souvent déjeuner dans ce chaleureux « bougnat », c’était d’ailleurs son nom. C’étaient la poésie des comptoirs, le vin des rues, les plats dits canailles, ces plats de bistrot, simples, populaires, à prix modéré.
Les temps ont (à peine) changé. Ici, n’en déplaise à Brice Hortefeux, auvergnats et arabes font bon ménage de longue date. En investissant l’ancienne enseigne aveyronnaise contiguë, Nacef s’est agrandi et propose depuis fort longtemps ses spécialités de tajines et couscous. Il faut toujours se méfier des affirmations non contrôlées (il y a un autre restaurant de couscous dans la même rue) mais il semblerait qu’un ancien président de la République, très proche voisin, venait y manger de temps en temps. La rumeur dit même qu’il y aurait déjeuné avec sa famille (l’officielle évidemment) le jour où il quitta l’Élysée.

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Comme pièces à conviction cédées par François Mitterrand, sont accrochés aux murs, un « galure de tonton », et un plateau en cuivre que l’ancien roi du Maroc Hassan II aurait offert lors d’une visite au chef d’État français.
Plus par goût pour ce type de viande que par sympathie socialiste, j’opte pour le couscous du Président, méchoui et merguez. Autrefois, il vous en coûtait 81 francs en référence à ce mois de mai de fol espoir.
Cavanna avait aussi ses habitudes ici. Il y a peu, son ami Jean Teulé, qui a préfacé sa biographie, lui faisait remarquer affectueusement que ce n’était pas le top pour un « parkinsonien » de commander un couscous au risque de projeter la semoule sur les voisins.
Je m’esclaffe car on ne va pas se la jouer macabre aujourd’hui. Est-ce d’ailleurs parce qu’un auvergnat (de souche ?) Renaud Lavillenie a battu, quelques jours plus tôt, le vieux record du monde de la spécialité que détenait Sergueï Bubka, j’imagine Cavanna, assis sur la banquette, en face de moi, élucubrant sur le saut à la perche, un sport encombrant :
« Un sport est essentiellement un mouvement banal de la vie quotidienne, isolé de son conteste et réduit à un geste – ou à plusieurs – exalté jusqu’à la perfection, canalisant l’effort vers une efficacité sans cesse perfectionnée en vue de ramener une médaille à la maison, si possible en or.
Tout a commencé avec le soldat de Marathon. Lui, c’était la course à pied. On a donc réduit la course à pied aux gestes strictement nécessaires. Pas question, par exemple, de se tricoter un pull-over tout en courant parce qu’on a remarqué que les mains n’ont rien à faire, tout se passe dans les jambes, c’est de l’énergie perdue. Le geste doit être pur.
À l’origine, on courait pour attraper l’antilope nutritive, ou pour fuir le léopard affamé. Supprimez l’antilope, supprimez le léopard, il reste la course, c’est-à-dire le sport. On peut donc dire que le sport est une activité sublimée et ce n’est pas moi qui vous en empêcherai. De la même façon, peut-on déduire que le lancer du disque est une idéalisation de la querelle de ménage, l’haltérophilie une conséquence de l’invention de la roue – on n’avait pas encore bien compris comment ça marchait -, le tennis une façon primitive de cuire les pommes de terre en tapant dessus à coups de poêle à frire. N’accumulons pas les exemples, vous m’avez compris.
… Qui peut dire à quelle activité primaire succéda le saut à la perche ? Quel individu des siècles obscurs se déplaçant dans la nature épaisse de ces temps brutaux portait sur l’épaule – et ne s’en séparait jamais – une perche de cinq ou six mètres de long ? Qu’espérait-il en faire dans sa promenade ? Cueillir des noix de coco ? Certains historiens du sport, et non des moindres, ont suggéré que le saut à la perche était abondamment pratiqué dans les attaques de châteaux-forts. Ce devait être un spectacle fascinant, tous ces bonshommes sautant en l’air comme des puces sur une plaque chauffante et atterrissant dans les marmites d’eau bouillante, car vous pensez bien que le truc était connu. Aujourd’hui encore, le saut à la perche est la plus comique des exhibitions aux Jeux olympiques. Rien ne me passionne que de voir ce petit bonhomme cramponné à son mât de cocagne s’envoyer en l’air dans l’azur, propulsé par l’effet ressort de l’engin pour en fin de course se laisser tomber sur un tas de matelas.
Il paraît que les Grecs inventèrent cette spécialité. C’est bien d’eux, ça ! La circulation devait être problématique dans les rues d’Athènes, à l’heure où les perchistes vont boire au marigot. Les Grecs établirent le premier record, et puis tous les suivants. Des témoignages incontestables affirment qu’ils atteignaient couramment la hauteur d’un sixième étage. Et puis Einstein inventa l’échelle.
Non, décidément, cette pile de matelas me gêne. Ça manque de dignité, voyez-vous. Et le gros bâton, qu’en faites-vous ? Qu’est-ce qu’il devient le gros bâton, quand son propriétaire, au sommet de sa parabole gracieuse, grisé par l’ivresse des altitudes, l’a lâchement abandonné à son malheureux sort ? Eh bien, voilà : on ne sait pas. Il disparaît. Vers où ? Ça … Tout ce que je puis dire, c’est que personne n’a jamais revu une perche de sauteur après usage. Ceci est triste, infiniment.
Il est à mots couverts parlé d’un mystérieux cimetière des perches à sauter, caché dans les tréfonds de la jungle … Je n’en dirai pas plus, j’en ai même déjà trop dit.
Sachez seulement qu’il est fortement question, dans les milieux sportifs au courant des choses, d’un prochain rapprochement entre deux frères ennemis, et que vous aurez bientôt à applaudir les champions d’une nouvelle spécialité, le triple saut à la perche. »
Sacré Cavanna ! Je prends congé de lui pour faire un tour à pied dans le quartier. Pas une marche sportive où l’on se déhanche en tortillant du popotin, ni un raid, sac sur le dos et bâtons à chaque main, comme on le voit pratiquer par les clubs de marche, de plus en plus fréquemment en ville ! Entre Seine et Montagne Sainte-Geneviève, la déclivité n’est pas insurmontable. Non, j’erre, je déambule, j’arpente, je flâne, je baguenaude, je vadrouille je traînaille, sans but vraiment précis. Qu’elle est belle et riche la langue française ! Cavanna s’en friserait ses bacchantes gauloises : sept verbes pour exprimer quasiment la même chose. Ne faudra-t-il pas que, dans une rue voisine, une enseigne commerciale me désespère.

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Nul n’est censé ignorer la loi orthographique !
Ironie de l’Histoire, au cœur du quartier, au Moyen-Âge, pullulaient des collèges en théologie qui n’avaient en commun que le nom avec les établissements actuels dits de la réussite pour se donner sinon espérance, du moins bonne conscience.
Albert de la place Maubert, derrière ce sobriquet qui sonne titi parisien, se cache la « lumière », saint Albert le Grand dit Maître Albert. Il enseigna vers 1245 à l’Université de Paris, au sein de laquelle Robert de Sorbon, confesseur de saint Louis fondit bientôt la Sorbonne. Déjà, les amphithéâtres étaient trop vétustes et Albert faisait cours dehors aux étudiants, parmi lesquels un certain Thomas d’Aquin, assis sur des bottes de paille.
Trois siècles plus tard, la place connut un funeste destin et devint le lieu où l’on tortura et brûla les athées et les hérétiques.
La veille de Noël 1534, suspecté d’hérésie, Antoine Augereau, hommes de lettres, grand érudit, imprimeur, suspecté d’hérésie, y fut pendu et ses livres mis au feu. Il avait édité les œuvres de Clément Marot, de François Villon, et, en typographie, inventé l’usage des accents et de la cédille.
Près de cinq siècles plus tard, l’ombre de Cavanna, contempteur du point virgule qu’il n’utilisait jamais, rôdant encore, m’agrippe par le paletot et décoche un petit coup de goupillon :
– Quel est le grand principe sur lequel se fonde la laïcité ?
– La liberté de conscience
– Qui consiste en quoi ?
– En ce que chacun peut adopter la religion qui lui convient le mieux tout en laissant ses voisins en faire autant. Ou n’avoir aucune religion.
– Ce principe est-il effectivement en usage et où ?
– Il est en usage dans les pays dotés d’une Constitution démocratique.
– Vous affirmez donc que, dans les pays réputés démocratiques, chacun pratique la religion qu’il s’est librement choisi en toute connaissance de cause ?
– C’est évident.
– C’est faux. La totalité des habitants d’une certaine contrée pratique la même religion, voire la même nuance particulière de la même religion, mis à part quelques groupes minoritaires.
– C’est normal. Ils ont tous la même tradition.
– Vous voulez dire qu’on leur inculque à tous les dogmes d’une religion, et d’une seule.
– C’est la religion de leurs ancêtres.
– Toute religion se proclame seule détentrice de la vérité et affirme que les autres ou bien se trompent, ou bien mentent. Donc pratiquer une religion, c’est réprouver toutes les autres. Une réprobation qui peut aller jusqu’à la haine.
– Toutes les religions proclament leur amour de la paix et de la tolérance.
– « Tolérance » ? vous rendez-vous compte de ce que ce mot contient de condescendance, d’arrogance mal réprimée, de mépris pour celui qui croit à ce que d’autres estiment être des billevesées ineptes et peut-être dangereuses ? Une minorité de croyants non conformes à la foi de la masse de la nation est toujours en danger.
Vous parliez de libre choix. Très bien. Alors, dites-moi à quel moment le citoyen à la recherche d’une croyance dont il estime avoir besoin est-il mis devant ce fameux choix ? La réponse est : jamais. Dans les faits, l’enfant suit les pratiques de ses parents. À aucun moment, on ne lui a demandé son avis, en tout cas jamais il n’a reçu le minimum de renseignements concernant le catalogue des religions qui s’offrent à son besoin de « spiritualité ».
L’enfant hérite tout naturellement des convictions, rituels, usages et explications du monde qui furent ceux de ses parents et de leurs propres parents, et aussi ceux de la masse humaine partageant la même culture.
– S’il fallait, en plus du travail scolaire, imposer aux enfants l’étude, même abrégée, des systèmes religieux, où irions-nous ?
C’est pourtant important, la religion. Tout au moins l’affirme-t-elle. Il y a du salut dans l’éternité, de la conduite morale, des choses qui, si l’on y croit, ont infiniment plus d’importance que toute autre circonstance de la vie d’un être humain. Or, nous venons de le voir, l’appartenance à telle ou telle religion est le fait du pur hasard. Tu nais de l’autre côté de la rue, tu seras musulman ou chrétien. Cela ne devrait-il pas donner à penser ? Minimiser l’importance de la chose ?
– Eh bien, non ! Tout au contraire. Cette répartition de hasard, dont, par cela même, éclate le caractère purement fantasmatique du fait religieux, unit les hommes avec une force terrifiante. Car, outre l’explication du but de la vie, elle est l’affirmation, la preuve tangible du lien qui unit ces hommes. Le patriotisme ou même l’idéal politique commun n’ont jamais réussi à prendre le pas sur le fait religieux ;
Où l’athéisme est-il enseigné ? À quel moment de leurs études les jeunes gens apprennent-ils que tout ce qu’on attribue à l’action d’un créateur s’explique tout aussi bien sans lui ? Aucune structure n’existe qui permettrait de comparer les religions, de juger de leur vraisemblance, de leurs arguments, de leur « logique », aucun cours sommaire de psychologie expliquant pourquoi ce besoin de surnaturel, cette peur de la mort, ce besoin d’un « père » et, surtout, cette recherche d’un mythe commun scellant l’appartenance à du collectif. Le sujet sera superficiellement évoqué en philosophie, sans conclure, évidemment. »
À partir de 1981, durant deux septennats, il fallait montrer patte blanche pour emprunter l’étroite rue de Bièvre alors barrée et boire un canon chez le bougnat. On trinquait fréquemment au comptoir (ainsi que dans les locaux de Charlie Hebdo) avec le chauffeur du président.
Aujourd’hui, nostalgiques ou déçus du socialisme, ralentissent le pas devant son ancienne demeure. La sonnette mentionne toujours les initiales DM de l’ex première dame de France (l’officielle encore) qui vécut ici jusqu’à sa mort. À quelques pas de là, en hommage, un bucolique square en travaux porte désormais son nom.

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Il n’y a pas que les présidents de la République qui découchent. Le ruisseau de Bièvre (ancien nom du castor) se jetait dans la Seine, non loin de là où passe la rue éponyme aujourd’hui. Ce sont les chanoines de l’abbaye voisine de Saint-Victor (aujourd’hui détruite) qui obtinrent sous le règne de Louis XII que le cours d’eau soit détourné de son lit originel pour baigner leur enclos et actionner un moulin.
Outre le souvenir de « Tonton », la rue de Bièvre est également hantée par celui du troquet du Père Hubert et d’un mystérieux gitan. À chacun, son petit Rom dont les conteurs font gorge chaude !
Il y avait de l’eau (de la Bièvre ?) dans le gaz entre le tenancier Valentin et son épouse, la plutôt jolie Paulette. Un jour, alors que le bistrotier était de sortie, un gitan que personne n’avait jamais vu, entra dans le café désert. « Un visage maigre, barbu, deux yeux de braise noire, de longues mains d’une étonnante finesse », de quoi ne pas laisser Paulette indifférente. Sur la toile cirée, il étala un jeu de tarots … En rentrant, Valentin, très jaloux et soupçonneux, intima au gitan de prendre la porte sur le champ, le menaçant même de lâcher son chien, un bas-rouge peu aimable. Le client indésirable obtempéra non sans avoir auparavant tendu deux doigts vers la gueule ouverte du molosse et prononcé quelques mots incompréhensibles. La bête mourut après une lente agonie, quelques jours plus tard.
Valentin jura de se venger et lorsque le gitan réapparut, il empoigna un couteau et se rua sur lui. Comme la première fois, le romanichel tendit deux doigts en baragouinant son invocation. La santé de Valentin se dégrada tant qu’il ne pouvait même plus empêcher le bohémien de faire ses tours de cartes avec Paulette. Un beau matin, il mourut. Bientôt, le rade resta fermé et … des passants auraient vu le gitan tendre une dernière fois ses doigts vers la maison avant de s’éloigner avec Paulette.
La façade se lézarda. L’immeuble qui menaçait ruine fut livré aux démolisseurs. Quelques jours après le début des travaux, les six ouvriers du chantier tombèrent malades, victimes d’une pelade (comme le chien de Valentin). Les autorités allemandes (nous étions en 1943) réquisitionnèrent alors un camion d’ouvriers polonais qui rasèrent tout en deux jours.
Depuis, au 1 bis de la rue, dans l’alignement des maisons, là où le mètre carré est dans les plus chers de Paris, il y a un trou, un minuscule coin de terrain vague envahi par les herbes pas plus folles que les conteurs qui se régalent et arrangent à leur manière cette malédiction.

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La rue a bien changé en un siècle comme en témoignent les photographies. Dans les années 1981-1995, l’automobile du président attendait en quasi lieu et place des charrettes.
Les clichés de Atget, Doisneau ont figé pour l’éternité ce Paris des petits métiers, des gitans et des clodos, des soupentes et des bistrots.

ruedesBernardinsblog

Je traverse le quai de la Tournelle, histoire de fouiner quelques minutes chez les bouquinistes en bord de Seine, à la recherche d’un ouvrage qui m’aurait échappé. Aucune bonne pioche aujourd’hui ! Par les rues étroites qui, si l’on est un peu curieux, conservent encore quelques vestiges du Moyen-Âge, je retombe à la Maub’. Plus qu’une place, c’est aujourd’hui, un tronçon du boulevard Saint-Germain élargi.
Il est difficile d’imaginer qu’elle fut un lieu important d’exécutions publiques. On y brûla des penseurs, des écrivains, des imprimeurs, des éditeurs et leurs livres. Une photographie d’Eugène Atget montre qu’y fut érigée, en 1889, une statue en bronze d’Étienne Dolet, écrivain, poète, imprimeur, martyr de la libre pensée du seizième siècle. Elle fut enlevée et fondue en 1942 par les autorités françaises sous l’occupation allemande pour récupérer le métal.

Place_Maubert_-_Atget

« Je m’ demande à quoi qu’on songe
En prolongeant la ru’ Monge,
A quoi qu’ ça nous sert
Des esquar’s, des estatues,
Quand on démolit nos rues,
A la plac’ Maubert ?… »

J’imagine le petit monde interlope et argotique d’Aristide Bruant chanté par l’ami Brassens, entouré de Maxime Le Forestier, Marcel Amont et quelques amis disparus comme Pierre Louki et Marcel Dadi.

https://www.dailymotion.com/video/x5fvf4

Il ne manque que la gargote du père Hubert ! « Mes chansons, je les ai prises dans la rue. Je suis venu de la rue, je les rends à la rue » disait Bruand qui eut la coquetterie pour le cabaret de troquer le d final de son nom pour le t de l’oiseau.
Qui sait si nous ne reverrons pas bientôt les purotins rouscailler (rouspéter ceux qui vivent dans la misère) quand ils fileront la cloche (vagabonderont) !

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Je décide de prolonger ma promenade dans le quartier en remontant la rue Monge. J’accélère le pas devant l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui, depuis une quarantaine d’années, est devenue le lieu « culte » de culte du mouvement catholique traditionaliste. Ici, ce sont les curetons intégristes qui rouscaillent !
L’ami Cavanna qui a décidé de surveiller ma flânerie du coin de l’œil, m’apostrophe de nouveau. Il me semble, cette fois, bien remonté :
« La liberté de conscience est une énorme connerie, et une connerie criminelle …
… La liberté de conscience, dîtes-vous ? Une des plus belles conquêtes de la démocratie ! D’ailleurs, c’est bien simple, sans liberté de conscience il n’est pas de démocratie.
Je concède que, bien utilisée, une liberté de conscience prise assez tôt et nourrie au biberon peut offrir une certaine utilité. Moi personnellement – comme on se plait à dire quand on aime les proverbes d’une certaine longueur-, moi, donc, personnellement, je possède une liberté de conscience très mignonne, je la porte toujours dans la poche intérieure de mon veston, elle me mordille gentiment le sein quand, dans la rue, un intégriste farouche ou un abstinent du boudin le Vendredi saint me frôle d’un peu trop près. Vous comprenez, ça sent Dieu. Elle ne supporte pas. C’est une liberté de conscience comme ça. La moindre odeur un peu métaphysique, le moindre « floc » de deux genoux s’affalant sur le pavé pourtant lointain de la grotte de Lourdes pour faire repousser une jambe de bois la met en émoi. Elle ne tolère aucune manifestation d’aucune divinité. Je sais qu’il y a des libertés de conscience moins intransigeantes qui vont jusqu’à permettre à des dieux de toute sorte de s’ébattre et de s’entremêler dans le grand vide cosmique, humant le parfum des prières et tendant l’oreille au bruit rafraîchissant des piécettes tombant dans le tronc. C’est d’elles, de ces libertés de conscience-là, que vient tout le malheur. Venez un peu par ici, je vous fais voir.
La liberté de conscience, la seule, la vraie, c’est : « Fous le bon dieu dehors et ferme bien la porte ! » pas de bon dieu, pas de religion non plus, donc, par voie de conséquence. Il faut faire une loi pour, naturellement. Comme ça, c’est parfait. Mais attention ! Sois vigilant ! Tu te laisses attendrir, tu tolères un bon dieu, même un tout petit, même une seule fois par an, c’est foutu. N’insiste pas, c’est foutu. Cherche-toi une autre planète.
Tu ne me crois pas ? Regarde mieux. Que vois-tu ? Tu vois ton petit bon dieu tout mignon empalé par le cul sur un machin pointu qui fait très mal, et tout autour des hommes et des femmes, certains portant des oripeaux extravagants avec beaucoup de doré et des chapeaux pointus, qui tournent en rond tout en chantant des choses un peu bébêtes. Ces gens apportent un nouveau bon dieu, le vieux ne leur plaisait plus. L’empalement, c’est comme tout, on s’en lasse, le Nouveau est pendu par les couilles, la tête, conséquemment, tournée vers le bas et une bougie sacrée plantée dans le fondement. Ces gens aiment les dieux souffrants. Ça fait beaucoup de théologie, je ne sais pas si vous suivez bien.
Redevenons simple. Ouvrons le dictionnaire. Ou bien interrogeons Wikipédia. « La liberté de conscience, apprenons-nous avec un sourire comblé, consiste à laisser tout un chacun adorer le bon dieu qui lui plaît et à laisser les autres en faire autant. » Bien.
Or, chaque bon dieu est en principe seul et unique de son espèce. Ah, ah … Et ceux qui l’adorent détestent ceux qui adorent d’autres dieux, lesquels d’ailleurs n’existent pas. Vous êtes toujours là ? Tous ces gens se détestent entre eux et s’unissent pour haïr ceux qui n’en adorent aucun. Que de haine !
Je lis dans vos yeux que vous avez tout compris : les bons dieux sont des éléments excessivement dangereux. Leur présence dans un groupe humain est un facteur de malheur et de mensonge. En admettant même que l’un d’eux soit vrai, tous les autres sont faux.
– Mais, me direz-vous, il est impossible, par une loi, d’interdire le culte des bons dieux. L’homme a besoin de croire, et que son voisin croie come lui. Les bolcheviks même n’ont pas réussi à extirper le bon dieu des Russes. En soixante-dix ans ! La liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire en des conneries malsaines et de les prêcher, est un moindre mal ;
– Vous n’avez pas tort. Mais ce « moindre mal » est quand même un mal, un facteur de mort riche de Saint-Barthélémy en puissance. Oui, c’est un peu symbolique, l’athéisme ne peut pas –et ne veut pas- s’imposer par la force, et plus que du pain, l’homme a besoin de se bourrer la tête de conneries. Eh bien, bon. On continue comme ça. Moi, je m’en lave les mains. Mais je vous aurai prévenus. »
Maintenant qu’il a rejoint l’au-delà, il pourrait nous dire ce qu’il en est exactement.
Tiens, ça fait longtemps que je ne suis pas allé jeter un œil aux arènes de Lutèce, un peu plus loin. Oui, lecteurs de Mont-de-Marsan, Dax, Arles et Nîmes, nous avons aussi nos arènes dans la capitale.

ArènesLutèceblog

Elles sont même bien plus anciennes que les vôtres, nananère, puisqu’il s’agit d’un amphithéâtre gallo-romain construit au premier siècle de notre ère.
Promis, je vous les ferai visiter dans un billet futur. Aujourd’hui, je décampe vite car l’ombre de Cavanna, « anti corrida notoire », se profile déjà. Or, lors de l’hommage qu’il lui rendit sur LCI, Michel Field avoua qu’il passa la plus mauvaise nuit de sa vie à parler de tauromachie avec Cavanna !

800px-Escalier_rue_Rollinauteur : LPLT / Wikimedia Commons

Je m’éloigne par l’élégant escalier fontaine qui permet d’accéder à la rue Rollin. Descartes y passa une ou deux années de sa jeunesse : « Heureux qui a vécu caché ». Blaise Pascal y mourut en 1662. Ses derniers mots auraient été : « Puisse Dieu ne jamais m’abandonner », vous savez ce qu’en pense Cavanna. Il fut inhumé, tout près de là, à l’église Saint-Étienne-du-Mont. Une épitaphe en latin célébrant sa piété y fut gravée, « ce qui donna la jalousie à (ses) ennemis qui furent trouver Monsieur l’Archevêque pour faire lever la tombe » ou du moins effacer le texte. Il y est toujours.
Au bout de la rue, est scellée une plaque commémorative sur la façade de la maison où Ernest Hemingway passa, avec sa première femme, deux des plus belles années de sa vie. On peut y lire : « Tel était le Paris de notre jeunesse / au temps où nous étions très pauvres et très heureux. », une phrase tirée de Paris est une fête, livre de souvenirs inachevé qui ne fut publié qu’après le suicide du romancier. Lui était un aficionado convaincu mais chut !
Un bref crochet par la Contrescarpe où parade toujours l’enseigne colonialiste du Nègre Joyeux (voir billet du 24 mars 2009 Le temps pas béni des colonies … ou quelques élucubrations vers la rue Mouffetard ) puis je me glisse dans la rue Descartes.
Des nourritures terrestres aux nourritures spirituelles, il n’y a que la chaussée à traverser : d’un côté, le restaurant La Maison de Verlaine où vécut et mourut effectivement le poète ; de l’autre, un pub le Bateau ivre. Je doute que les jeunes clients branchés, en sirotant leurs cocktails aux happy hours, pensent à l’Orgie Parisienne d’Arthur Rimbaud :

« … Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n’allez pas baver, sans geste, sans parole,
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,
Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
Ecoutez l’action des stupides hoquets
Déchirants ! Ecoutez sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais ! … »

Ne vous méprenez pas ! Ce poème, écrit dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante de mai 1871, dresse en réalité un tableau ironique de la restauration de l’ordre bourgeois à Paris et fait mine d’encourager les « lâches, les pantins et leurs laquais » à célébrer dans l’orgie la défaite de la Commune.
Ce n’est pas l’envie qui me gratte de vous offrir le Sonnet du Trou du Cul, poème parodique composé en duo par les deux compères Paul (pour les quatrains) et Arthur (pour les tercets). Vous le trouverez sans difficulté sur la Toile. Comme l’esprit de Hara-Kiri rôde encore, je pasticherais bien (au degré d’humour que vous désirez) la réflexion de mon éminent « collègue » le professeur Choron lorsque je le filmais à propos de la création : « Il ne faut pas croire que Verlaine et Rimbaud ne se sont pas fait chier à écrire ça ! »
Je vous recommande chaleureusement le roman Ô Verlaine de Jean Teulé, celui-là même qui a préfacé Cavanna, pour retrouver les derniers mois de la vie du poète. Et comme vous tomberez sous le charme de son style truculent (« cavannesque » ?), vous dévorerez ensuite ses deux autres biographies, Rainbow pour Rimbaud et Je, François Villon. Au fait, Jean Teulé fête son anniversaire le même jour que moi !

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A quelques pas, au 33 de la rue Descartes, une plaque discrète rappelle que, pendant une quinzaine d’années, la fine fleur du music-hall français se produisit ici dans ce qui était un des grands  cabarets de la rive gauche : Bobby Lapointe, Anne Sylvestre, Raymond Devos, Ricet-Barrier, Pierre Étaix, Pierre Louki, Roger Riffard et même Jean Ferrat.
L’heure avance, je redescends la colline jusqu’à la Maub’. Que la Montagne (Sainte-Geneviève) est belle ! Est-ce par association d’idées que, chez le caviste, j’achète deux bouteilles de Coteaux d’Ardèche. À deux euros pièce, ça vaut bien la piquette des vieux paysans chantée par Jean Ferrat (dont on célèbre ces jours-ci le quatrième anniversaire de sa mort). Quoique elle faisait des centenaires à ne plus que savoir en faire …
J’achève mon pèlerinage avec un petit détour par la rue des Trois Portes. Elle doit son nom au fait qu’au XIIIème siècle, il n’y avait que trois maisons. C’est au numéro 10 de cette voie tranquille du Quartier Latin qu’au cours des années 1960, s’installa la joyeuse bande de trublions de Hara-Kiri puis Charlie-Hebdo. Souvenirs heureux que j’égrène pour vous dans un billet du 23 décembre 2010 !

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C’est là aussi que Cavanna écrivit, jusqu’aux ultimes jours de sa vie, dans la petite pièce qui faisait office autrefois de bureau au professeur Choron.
Aubaine, le porche est ouvert ; (oh ce point-virgule qu’il honnissait) je m’avance dans la cour pour voir une dernière fois cet endroit mythique que j’avais fréquenté. Les ouvriers portugais et maghrébins qui rénovent les façades, savent-ils que vécut là un fils de maçon rital, un amoureux fou de la langue française ?
Peut-être, plus tard, une plaque le rappellera aux passants. Pour l’instant … sa boîte aux lettres en témoigne.

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Un petit coup d’œil à la supérette 8 à Huit de la rue Lagrange : il n’y a pas si longtemps dans une de ses chroniques, un jour peut-être que sa muse littéraire l’avait délaissé (encore que … vous allez voir), Cavanna avait fait l’éloge de ce commerce de quartier à taille humaine où l’accorte caissière saluait les clients et lui permettait notamment de tâter par deux les kiwis pour évaluer leur degré de maturité, d’autant disait-il que ces fruits mûrs avaient la consistance de seins féminins. Bon sang de rital !
Au moment de reprendre mon véhicule, je m’interroge, c’est mercredi, si j’achète ou pas, au kiosque à côté, le nouveau numéro de Charlie-Hebdo orphelin de son génial fondateur. Allez, sait-on jamais, il se sera peut-être encore rappelé à notre bon souvenir !

Publié dans:Almanach |on 13 mars, 2014 |4 Commentaires »

Bonjour chers auditeurs … ou le commentaire sportif

J’écarquille les yeux. Voici ce que je lis à la page 98 de Le violon de Maman, un livre que m’a envoyé récemment son auteur Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente :
« La pièce que nous appelions « l’étude » était longue et bien chauffée, car nous y passions le plus clair de notre temps en dehors des heures de classe. Il y avait comme une chaleur animale dans la proximité de ces corps à moitié vautrés sur les livres, dans un temps qui s’éternisait alors que les esprits tentaient de comprendre ou de mémoriser les leçons de la journée. La torpeur gagnait parfois la bataille, mais il arrivait qu’un spectacle singulier nous en tire : le fils de la directrice faisait une irruption bruyante dans la cour jusque-là silencieuse, un ballon de foot aux pieds, et commençait tout seul une incroyable partie de football où il était tour à tour chacun des protagonistes. Ballon au pied, il faisait l’équipe entière et le commentateur. On eût même dit qu’une foule invisible l’applaudissait, car il en imitait les remous et les exaltations par des sons plus assourdis. Malgré nous, nous suivions les aléas du match, ses fougueuses galopades l’entraînant aux quatre coins du stade imaginaire :
Navarro passe à Real, qui reçoit net, passe à Gento, qui dribble avec habileté », et il avançait en zigzag, se déhanchant parfois comme s’il évitait deux joueurs de l’équipe adverse …on entendait son souffle qui s’accélérait, il bavait dans l’excitation du jeu et la précipitation des commentaires. « … Sur un corner de Gento, Di Stefano s’élève plus haut que tout le monde, en plein cœur de la défense, et propulse le ballon … goal … GOALLL … » En haletant, il traversait à nouveau toute la cour qui résonnait du bruit de ses chaussures et des frôlements du ballon. Il était difficile de reprendre le fil de nos lectures, car même lorsque la tête replongeait dans les livres, nous ne pouvions nous retenir de suivre d’une oreille les nouveaux rebondissements du match. Je suis sûre que plus d’une vocation sportive a dû naître de ces viriles évolutions si passionnément commentées. »
« Le petit garçon footballeur qui l’a tant fait rêver », l’auteur le présente ainsi dans sa dédicace, c’est MOI ! Je vous offre même sa photo, la fenêtre de l’étude est même ouverte en arrière-plan :

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Comme tout journaliste (même en herbe) digne de ce nom, précis dans ses informations, je corrige ce qui est peut-être une coquille –et puis, un demi-siècle plus tard, la mémoire peut flancher non ?- Navarro effectuait la passe à Hector Rial, un remarquable joueur argentin du déjà grand Real Madrid des années cinquante !
Détail vestimentaire, j’admirais l’équipe castillane, outre son jeu exaltant, pour sa tenue immaculée, vierge à l’époque de toute inscription publicitaire. La machine à laver n’étant pas encore apparue dans la maison, ma maman borna mon souci du mimétisme aux chaussettes blanches comme atteste la photographie. La réclame OMO lave plus blanc naquit pourtant en 1952 !
Qui eut pu penser, pas moi en tout cas jusqu’à il y a encore quelques jours, que le grand club espagnol deviendrait objet de référence obligé dans la vie future de l’auteur qui a accompli toute sa carrière d’enseignante à Madrid et y demeure encore.
En égrenant mes souvenirs à l’encre violette, je vous ai déjà entretenu de la maison de mon enfance, un pensionnat de jeunes filles dont ma mère était la directrice :
« Enfants des villes, mômes des champs, vous ne pouvez pas imaginer les merveilleux terrains d’aventures que constituèrent ces deux cours ; un véritable complexe omnisports exclusivement pour moi, sans gardien, ouvert jour et nuit ! Selon mon humeur, il devenait terrain de football, court de tennis, vélodrome, parcours de Tour de France … »
L’enfant, sage voire même timide sur les bancs de l’école, devenait, par je ne sais trop quel dédoublement de la personnalité, expansif, intarissable et volubile dès qu’il tapait dans un ballon … une fois les devoirs accomplis et les leçons bien apprises.
Avec le recul, j’imagine votre frustration, Marie-Thérèse, recluse dans votre vie monotone de pensionnaire, entre cahiers et livres, en attendant le dîner au réfectoire, tandis qu’ivre de liberté, je courais en tous sens de l’autre côté de la fenêtre ouverte.
À cet instant, je pense au merveilleux poème de Prévert sur comment peindre un oiseau. Pour le pasticher, si je commentais, c’était bon signe et, longtemps après, vous avez pris doucement votre plume et écrit votre nom au coin d’un livre. Tant mieux, si je vous ai fabriqué du rêve, vous l’avez même concrétisé en fréquentant sans doute les gradins du stade Santiago Bernabeu (on disait Chamartin à l’époque).
Ma santé mentale dut-elle en souffrir, il me faut vous préciser encore que j’étais un petit homme orchestre au propre et au figuré. En effet, dans mes simulacres journalistiques, à l’occasion des matches internationaux, seul aligné devant une tribune imaginaire, j’interprétais, à la prise d’antenne, les hymnes des deux nations en présence. C’est ainsi qu’à défaut des paroles, sinon pour La Marseillaise, merci les cours d’instruction civique, je chantonnais très approximativement l’air de La Brabançonne quand j’étais sélectionné contre la Belgique, et Fratelli d’Italia quand j’affrontais la Squadra azzura !
Curieux, avide, particulièrement dans le domaine sportif, je me nourrissais de tout ce que lisais, de tout ce que je voyais par exemple … sur les épaules de mon papa dans les virages du stade de Colombes … notamment, ces musiciens de je ne sais quel régiment, qui effectuaient quelques tours au rythme de marches militaires sur la piste en cendrée avant d’exécuter les hymnes au centre de la pelouse. Psychologues de pacotille, ne diagnostiquez rien sur quelque éveil précoce au nationalisme, sinon un penchant perfectionniste : tout commentaire d’un match international digne de ce nom se devait de commencer par ce moment solennel.
Je m’abreuvais de tout ce que j’entendais. Forza Marconi, à l’origine de la télégraphie sans fil ! Dans mon enfance, on n’écoutait pas la radio mais la grésillante TSF. On la regardait même, la famille en rond autour du poste à galène avec sa litanie de stations aux noms quasi exotiques : Radio Sottens, Radio Droitwich, Monte Ceneri, Beromunster …
Je trépignais de plaisir lorsque, après le délicieux repas dominical préparé par ma chère maman, mon père tentait de localiser Paris-Inter sur les ondes moyennes avec le plus satisfaisant confort d’écoute.
Il est quinze heures, un dimanche des années 1950. Écoutez !

Le populaire chanteur d’opérette André Dassary entonnait ainsi l’indicatif de l’émission Sport et musique présentée par Georges Briquet. J’ignorais bien sûr que, quelques années auparavant, le premier chantait Maréchal, nous voilà ! alors que le second avait refusé de travailler pour Radio Paris contrôlée par les Allemands durant la seconde guerre mondiale, puis avait été déporté à Dachau pour « activités suspectes ».
En ce temps-là, par crainte que la radiodiffusion des matches du championnat de France de football nuisît à la fréquentation des stades par le public, les reportages en direct n’étaient autorisés qu’en seconde mi-temps.
On se contentait de « triplex » ; Georges Briquet animait l’émission souvent depuis un stade et partageait l’antenne avec deux autres confrères.
Ô voix magiques de ces radioreporters, je les ai encore dans les oreilles.
Tel le chant des cigales qui nous surprenait soudain sur la route des vacances lorsque nous approchions de la Provence, Bruno Delaye, avec son accent délicieux, sa diction impeccable, sa scansion volubile, m’envoyait, chaque dimanche, une carte postale sonore et ensoleillée depuis les stades méditerranéens.
Sa voix chaude était mes yeux. Il avait, en effet, une façon unique de mettre en images ses propos : « Attaquant vers la droite en regardant votre poste, l’Olympique Gymnaste Club de Nice en maillot rayé rouge et noir, culotte noire, bas noirs ; en face, le Racing Club de Paris en maillot cerclé bleu ciel et blanc, culotte noire, bas noirs à liserés bleu et blanc. » Avec lui, nous étions assis dans la tribune d’honneur du stade du Ray.
Au Nord, c’étaient les corons et la voix chaleureuse de Jean Crinon qui nous emmenait au bord de la pelouse des stades Henri Jooris de Lille et Félix Bollaert de Lens. La terre, c’était le charbon et les hommes dont il parlait, des enfants de mineurs de fond qui s’appelaient, immigration polonaise oblige, César Ruminski, Bieganski, Sommerlynck, Wisniewski, Sowinski, Théo Szkudlapski.
Et voici Georges Briquet et son reportage très littéraire en direct de Nîmes : « Ici le Parc des Sports de Nîmes, nous sommes très exactement à la 10ème minute de la première mi-temps qui oppose le Nîmes Olympique au Stade de Reims. Vous savez que cette dernière équipe est en tête du championnat avec 20 points alors que les Nîmois sont cinquièmes, à 7 points du leader, à égalité avec l’Olympique Lyonnais. Pour les Nîmois ce match est d’une importance capitale s’ils ne veulent pas être définitivement décrochés de la tête du classement. Il fait très beau dans la préfecture du Gard et les 13793 spectateurs payants, sans être transportés de joie, semblent ravis de la combativité des crocodiles. Il est vrai que le terrain du Parc des Sports, un peu dur et bosselé, ne favorise pas la manière plus classique, plus décomposée des Rémois et s’accommode mieux au jeu moins romantique, moins fouillé, mais aussi plus incisif des footballeurs locaux. Mais voici que Rahis s’échappe sur son aile gauche. Il passe à son intérieur-gauche Mazzouz, le demi-centre rémois Jonquet tente de s’interposer, sans succès, la balle est dans les pieds d’Akesbi qui se débarrasse de l’emprise de Penverne, et voici que le demi-gauche Barlaguet accouru en renfort de l’arrière tire aux seize mètres et marque le but … »
J’étais aussi attentif qu’en classe sur le phrasé du commentateur, le choix de son vocabulaire, la précision des informations qu’il fournissait, le timbre de sa voix et ses élans d’enthousiasme ou de … désespoir. Je m’appropriais tout cela pour le réinvestir dans mes propres reportages. Je ne dis pas que dans ma logorrhée, je ne cédais pas à la fameuse paragoge « le Parc-eu des Princes » qui m’irrite tellement aujourd’hui.

GeorgesBriquet 1936

Les reporters se trouvaient au bord du terrain ou au milieu du public dans les tribunes. Ainsi, nous percevions les bruits mats du ballon et les exclamations des spectateurs proches. Sans doute, est-ce pour cette raison que je les restituais dans mes commentaires.
Une ordonnance de 1945 interdisait l’établissement d’émetteurs privés dans tout l’hexagone, mais pas la diffusion depuis les pays voisins. Ainsi, dans les années cinquante, Radio-Luxembourg (l’ancêtre de RTL) proposait Le dimanche des auditeurs, une émission animée par André Bourillon. Le talentueux journaliste de L’Équipe Jacques de Ryswick ainsi que Patrick Saint-Maurice, commentaient plutôt les matches des équipes, géographie oblige, du Nord et de l’Est de la France. Le stade Saint-Symphorien à Metz, la Meinau à Strasbourg, Bonal à Sochaux, le maillot grenat flanqué de la croix de Lorraine du Football Club de Metz, m’étaient devenus coutumiers.
D’ailleurs, je suis persuadé aujourd’hui que mon intérêt persistant pour les enceintes sportives naquit à cette époque. J’ai voulu visiter les théâtres des joies de mon enfance.
C’est ainsi qu’une vingtaine d’années plus tard, je me rendis à Wembley, le « temple du football ». Le mercredi 25 novembre 1953 s’y était déroulé le « match du siècle » entre l’Angleterre invaincue à domicile depuis la naissance du « football association », et la Hongrie, la meilleure équipe du monde. Ce jour-là, à la sortie de l’école, je surpris mon père devant la TSF en compagnie de la professeure d’Anglais du collège qui lui traduisait les commentaires de la BBC. Le Onze d’or, ainsi est surnommée l’équipe magyare pour l’éternité, l’emporta 6 à 3. « Ici Londres, les carottes sont cuites pour les rosbifs, je répète … ». Deux ans plus tard, à Colombes, juché sur les épaules de mon papa, je vis en chair et en os ces joueurs de légende, Puskas, Kocsis, Hidegkuti, Czibor, Grosics. Les chars russes allaient provoquer peu après leur exil vers de grands clubs espagnols.
L’écrivain qui fait de moi le héros d’un chapitre de son livre ne mentionne pas que j’étais également un commentateur zélé de cyclisme. Et pour cause, à la saison du Tour de France, l’année scolaire s’achevait et les pensionnaires rejoignaient leur famille.
Il me manque tellement depuis quelques semaines que je vous livre encore quelques lignes de Cavanna. Oui, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, il écrivit un petit ouvrage sur le Tour au début des années 60. J’en possède un exemplaire jauni, froissé et écorné qui appartint à une école primaire de Seine-et-Marne. Pour se justifier de son acte littéraire, Cavanna disait qu’il fallait bien nourrir les enfants, le père aussi !
« Le Tour de France, c’était notre Iliade, notre Odyssée, notre Chanson de Roland et notre guerre des Malouines. Cherchez dans le dictionnaire les mots que vous ne comprenez pas. Je veux dire que nous en étions dingues, archi-dingues. Nous volions des sous à nos parents, crime inouï et fort difficile à mener à bien, ou, si pas possible, nous volions directement les journaux chez le marchand, pour comparer les louanges fabuleuses des journalistes sportifs et calculer les chances des champions d’après leurs écarts, les bonifications, des tas de paramètres très compliqués que le plus borné en calcul maniait avec une dextérité de surdoué … »
Les géants de son époque s’appelaient Antonin Magne, Bartali (un rital évidemment), Charles Pélissier, Vietto. Mes fidèles lecteurs le savent, moi je n’avais qu’une idole : Jacques Anquetil, mon proche voisin de Quincampoix, qui se révéla à la planète cycliste en 1953.
Le Tour de France, c’était effectivement le récit d’une épopée moderne avec ses personnages, sa dramaturgie jour après jour.
Ce n’est sûrement pas un hasard si le cyclisme et le journalisme sont nés en même temps par activités réciproques. C’est le journal L’Auto avec son emblématique directeur Henri Desgrange qui créa le Tour de France en 1903. La couleur jaune de son papier inspira plus tard le maillot distinctif du premier de la course. De la même façon, le quotidien rose La Gazetta dello Sport fondit le Giro ou Tour d’Italie.
Dès que madame Solle-Tourette, ma valeureuse enseignante du cours préparatoire, m’eut appris à lire, je me mis à farfouiller dans les collections de Miroir-Sprint, But&Club (et France-Football) que mon père achetait puis rangeait au grenier. Quelques années plus tard, je me plongeai dans la lecture mensuelle du Miroir du Cyclisme et du Miroir du Football (« une certaine idée du football » était son leitmotiv !), des revues dans la mouvance du quotidien L’Humanité.
N’imaginez pas que c’était de la littérature au rabais. Je vous en fournis la preuve, régulièrement, quand je vous raconte les Tours de France d’antan en empruntant aux grandes plumes de l’époque, Abel Michea et ses Histoires racontées à Nounouchette, Émile Besson, Maurice Vidal et sa chronique Les Compagnons du Tour, Pierre Chany …
Une colonne dans le quotidien L’Humanité du 13 juillet 1951, le Tour visite le village martyr d’Oradour-sur-Glane : « Un vélo calciné … un vélo noir sans roues … un guidon tordu … Zaaf, le Nord-Africain, regardait cela hier, à Oradour ; il écoutait le curé lui raconter la triste histoire. Oradour, c’est une étape du tour. Zaaf pensait en lui-même que les enfants du village auraient pu l’applaudir … s’ils n’avaient été assassinés en 1944. Zaaf et ses amis pensent que le Tour est une chose vivante, joyeuse ; qu’il faut le défendre contre la guerre. Le vélo noir accroché aux murs nus de la maison en ruine, restera dans le cœur de Zaaf. »
Hélène Parmelin, brillante journaliste, romancière, critique d’art et épouse du peintre Édouard Pignon, suivit la grande boucle pour le compte de l’organe de presse du Parti Communiste. Voici un extrait, plus léger, d’un délicieux billet rédigé lors du Tour 1950, lors de la traversée d’un village de Charente :
« Villeneuve-la-Comtesse … Le Tour va passer. Ordre d’enfermer les chiens et de rentrer les poules. Ordre de coucher les vélos dans l’herbe et d’échouer les voitures dans les fossés. Une camionnette rafle toutes les grand’mères, et les amène avec leurs pliants. Il y en a une qui a 99 ans … On transporte une accouchée de sept jours. Il ne reste personne, qu’un bébé dans une voiture et sa mère-grand qui dit : « Pauvre petite poule, va. Moi, je t’aime mieux que tous les Bartali. »
Écoutez une des photographies sonores que Georges Briquet nous offrait dans son émission de commentaires, le soir à l’étape :

Vous comprenez comment j’ai appris à connaître ma douce France, ses paysages, ses personnages illustres, son histoire. Si, bien plus tard, je surprenais mes passagers en parlant de Giraudoux dans la traversée de Bellac, c’est sans doute au Tour de France que je le dois. La guerre de Troie n’aura pas lieu mais les batailles sur la route du Tour se déroulaient chaque jour de juillet. Une année, je fus fier qu’après le passage des coureurs devant la maison, le grand Briquet évoque mon bourg natal « dans le poste ». On n’avait pas besoin d’un « Polo la Science » pour nous faire découvrir les beautés de notre pays. L’érudition était fréquente chez les journalistes sportifs de l’époque. Bien évidemment, dès que l’occasion se présentait, j’enrichissais mes reportages de ces détails glanés ici ou là.
J’ai déjà raconté l’anecdote tant elle semble maintenant surréaliste. Le 29 juin 1956, assis avec mon père toujours devant l’antique TSF, « j’assistai » en direct à la tentative victorieuse de Jacques Anquetil contre le mythique record de l’heure de Fausto Coppi. Je ne sais plus le nom du radioreporter mais il lui fallait un sacré talent pour nous tenir en haleine en décrivant l’heure merveilleuse de mon champion, moulé dans son maillot de soie verte de la marque Helyett, tournant au rythme d’une horloge imaginaire sur la piste du vélodrome Vigorelli de Milan.
Quelques mois plus tard, survint un événement considérable dans ma jeune vie. Croyais-je encore en lui, en tout cas, le monsieur à la barbe blanche m’apporta un poste à transistors de marque Pizon Bros. De leur côté, mes parents qui n’y croyaient plus s’offrirent un téléviseur de marque Grandin à l’occasion de la visite officielle en France de la jeune Elizabeth II reine d’Angleterre … No comment comme on dirait à Buckingham Palace.
Avec ces arrivées technologiques, le cercle de famille se déforma quelque peu. Équipé de mon « transistor » portatif, je manifestai rapidement mes premières velléités d’indépendance en m’isolant dans ma chambre. D’autant qu’entre temps, était née Europe n°1, une nouvelle station de radio privée française émettant dans la région de la Sarre.
Les mois de juillet furent désormais rythmés au quotidien par les flashes toutes les demi-heures et les reportages « permanents » lors des grandes étapes de montagne ou faits exceptionnels de course.
Métaphore honnête du sport en chambre, l’oreille collée à mon transistor, j’écoutais, tous les après-midis, allongé sur mon lit, les commentaires enflammés de Fernand Choisel, Émile Toulouse, Jacques Forestier, à bord de motos et voitures, au cœur de la course.
J’adorais leurs pointages fréquents effectués pour évaluer les écarts entre les échappés et le peloton, voire les retardataires. L’un des reporters informait son confrère à l’arrière : « Attention, je déclenche un top au niveau d’une caravane surmonté d’un drapeau bleu blanc rouge ! ou Top, nous franchissons un passage à niveau ! … Parfois, aléas du direct, le journaliste à l’arrière ne voyait pas le repère convenu. Ma montre au poignet (celle offerte pour ma première communion !), je regardais la trotteuse tourner sur le cadran avec plus ou moins d’inquiétude selon que mon champion se trouvait à l’avant de la course ou non. Le journal L’Équipe ouvert à la page des classements de la veille, à proximité, je supputais sur ses chances de prendre ou conserver le maillot jaune. C’était sans compter avec les bonifications attribuées aux deux futurs premiers coureurs de l’étape. L’école était finie mais mes révisions sur le tas en calcul mental et sur les nombres complexes valaient tous les cahiers de devoirs de vacances !
Lorsque Europe n°1 quittait quelques instants la route du Tour pour un flash d’informations, la diffusion d’une réclame ou une pause musicale, je basculais sur l’antenne de Radio-Luxembourg. J’étais moins réceptif à la voix monocorde et au débit très lent de Alex Virot, que voulez-vous, j’allais bientôt appartenir à la génération yéyé de Salut les Copains. Il fallait que ça twiste !
Alex Virot était pourtant, avec Georges Briquet, un des pionniers du radioreportage sportif et un grand nom du journalisme. Sous le pseudonyme de Capitaine Alex, il avait eu aussi une conduite héroïque pendant la Résistance. Peu charitable, je me moquais notamment de ses reportages des combats de boxe très populaires à l’époque. Avec sa manière si personnelle d’effectuer un commentaire très fouillé et son souci du détail, j’avais l’impression que les boxeurs décochaient un coup de poing … toutes les deux minutes. Vous imaginez ce que cela donnait lorsqu’il assurait le passage des coureurs au sommet des cols ou les sprints à l’arrivée. J’exagère probablement. En Autriche, pour suivre les championnats du monde de ski alpin de 1938 pour Radio Cité, il abandonna toutes les compétitions pour venir au plus vite à Vienne assister à l’entrée de l’armée allemande. Avec le téléphone d’un café, il fit même entendre en direct le bruit des bottes des troupes hitlériennes. Que dire en comparaison, des gauloiseries récentes de Nelson Montfort et Candeloro?
Alex Virot, ce très respectable et talentueux journaliste, mourut en service commandé sur la route du Tour de France 1957. Les auditeurs de Radio-Luxembourg entendirent pour la dernière fois sa voix, le 14 juillet vers midi et demi. Peu de temps après, sa moto s’écrasa dans un ravin dans une descente vers Ax-les-Thermes alors qu’il suivait le coureur seul en tête. Il n’assisterait pas à la victoire de Jacques Anquetil qui était son favori. Guy Kédia, un brillant reporter aussi, lui succéda bientôt.
Dans ce nouveau type de reportage, l’émotion du direct nous captivait. Nous percevions en arrière-plan, voire même couvrant la voix du reporter, les acclamations des spectateurs sur le bord de la route, les klaxons des motos et voitures suiveuses. Ainsi se construisait de la vraisemblance.
Dans L’ironie du sport, Antoine Blondin se plaisait à dire : « J’ai fait quatre fois le tour de la terre à 37km/h soit à la vitesse d’un coureur du Tour de France, vous pensez bien que je suis un reporter sans frontières ! » Il ne croyait pas si bien dire. Par sa présence au plus près des sportifs, au cœur de la course, le travail du journaliste sportif se rapprochait de celui de grand reporter. Et, ce n’est sans doute pas un hasard, si une dizaine d’années plus tard, forts de leur expérience sur le champ des batailles du Tour, Fernand Choisel et Guy Kédia furent envoyés par leur rédaction pour relater les affrontements entre CRS et étudiants sur les barricades de mai 68. Son magnétophone en bandoulière, Fernand Choisel nous faisait vivre en direct la révolte étudiante à travers les rues du Quartier Latin avec la même intensité que la bagarre des champions cyclistes dans l’ascension du Tourmalet. Les sinistres hommes à la matraque du ministre de l’intérieur succédaient à l’inquiétant homme au marteau qui guette le coureur défaillant.
Les archives sonores de ces reportages en direct sur la route du Tour sont rares. En voici cependant un de l’inénarrable journaliste Luc Varenne, glané sur les ondes belges. Son chauvinisme excessif était presque touchant. Je plante le décor : l’immense champion belge Eddy Merckx après une descente vertigineuse du col d’Allos est en train de gagner son sixième Tour de France.

Dans le camp français, les journalistes exultaient sans doute. Bernard Thévenet venait de ravir la toison d’or au roi Eddy, le Cannibale. Vas-y Nanar !
À l’issue des longues heures passées, l’oreille collée au transistor, venait le moment de passer aux travaux pratiques.
J’enfilais mon éclatant maillot jaune, cousu par une enseignante qui, justement, surveillait les études au pensionnat. Elle avait même brodé sur la poitrine les fameuses lettres HD en hommage à Henri Desgrange. Une vieille chambre à air usagée enroulée sur les épaules, pour « faire encore plus vrai », un bidon d’eau naturelle, juste « chargé » d’émotions et du matériau linguistique nouvellement acquis, j’enfourchai mon petit vélo vert et … c’était parti pour une folle chevauchée à travers les deux cours du collège que je prolongeais souvent par un tour dans le quartier et l’ascension de la rue du Bout de l’Enfer. Le souffle ne me manquait pas pour assurer le reportage, évidemment captivant, de ma course.
Parfois, un piéton amusé m’encourageait : Vas-y Robic ! J’étais un peu vexé, j’aurais bien aimé qu’il criât : Allez Anquetil ! C’est ce qu’on appelle le conflit des générations. Et puis, c’est vrai, le style de mon champion était inimitable.
Peu à peu, la télévision devint envahissante. Vous savez ce que c’est quand on est gamin, on adore les images. Les retransmissions télévisées sur la grande boucle devinrent quotidiennes … quand la météo n’empêchait pas les hélicoptères de décoller. Robert Chapatte, ancien coureur, nous initia aux finesses et roueries de la stratégie de la course cycliste (ah le fameux « théorème de Chapatte »).
Je grandissais. Ce fut mon tour d’être reclus comme pensionnaire au lycée Corneille de Rouen. Et malheureusement, Victor Hugo n’avait pas écrit la Légende des Cycles. Dommage d’ailleurs qu’il ne naquit pas un siècle après que Napoléon eût pointé sous Bonaparte, il nous aurait offert, j’en suis persuadé, des pages magnifiques sur Ottavio Bottecchia le bûcheron du Frioul, Nicolas Frantz dit le Teinturier, et Lucien Buysse, un belge colombophile surnommé le Pigeon d’acier.
La télévision coupa les ailes à un certain lyrisme. Plus qu’un commentateur des images que nous voyions, le téléreporter devint surtout un amplificateur d’émotions, un chargé de communication de connivence avec le téléspectateur qui voyait la même chose que lui.
L‘exemple type en fut Roger Couderc, le seizième homme du XV de France. Allez les petits ! Comme il les aimait ses petits. Secondé par Pierre Albaladejo, ce n’était plus le Sud-Ouest mais la France entière qui se planta devant le petit écran, le samedi à quinze heures, pour suivre les rencontres du tournoi (alors) des cinq nations. Et fleurirent de savoureuses expressions du terroir comme les mouches ont changé d’âne, le cochon est dans le maïs ou la cabane est tombée sur le chien !

https://www.dailymotion.com/video/x3ogn9

Terrorisme de l’audimat, lentement mais insidieusement, le commentaire sportif s’appauvrit. Le pathétique Tout fout l’camp chanté par Mouloudji : Y’a plus de boxons, y’a plus de boxeurs … ni de reporters » Plus besoin de créer, de donner libre cours à l’imagination pour retenir l’attention du téléspectateur. Pour le flatter, le reportage tomba trop souvent dans un discours désolant de banalité, appauvri sur le plan du vocabulaire, au service d’excès cocardiers et triviaux. J’avais renoncé depuis déjà longtemps à ma vocation enfantine. Vieux chnoque avant l’âge, j’avais la nostalgie des reportages d’autrefois … y compris les miens !

Mon cher Jean-Michel, tout à fait Thierry ! Aphorismes, maximes et poncifs de certain commentateur vedette, pourtant talentueux auparavant, firent même les choux gras des Guignols de l’Info :
« On peut en conclure qu’une arcade sourcilière anglaise est plus fragile qu’un crâne camerounais » … « Fauché comme un lapin en plein vol » … « Monsieur Foote, vous êtes un salaud » … « Les Caennais sont désavantagés par le vent qui souffle à leur avantage » … « Si cette retransmission peut l’aider à sortir du coma, nous en serions très heureux » … « Depuis que Courbis est sous les verrous, Toulon ne se porte pas trop mal » … « On se demande pourquoi la Fédération a confié l’arbitrage de ce match à un arbitre tunisien, alors qu’il existe de très bons arbitres en Europe » … « Il faudrait confier l’organisation de la Coupe du monde à des pays adultes » … « Il y a toujours un barbu dans l’équipe d’Argentine » … « Le portugais est bricoleur » … « L’Albanie, le pays des aigles mais des aigles déplumés » … « Ils ont tous deux la peau noire, mais ce sont tout de même de très bons joueurs » …
En mon âge adulte, je ne rêvais plus du tout devant cette forme de « beaufitude ».
Tant qu’à manier l’aphorisme et le cliché, je préférais l’humour d’un journaliste de presse écrite régionale et ses articles sur des rencontres entre équipes corporatives : « Les Gaziers asphyxiés par le rythme de leurs adversaires … La formation de l’E.D.F survoltée … Les dentistes se sont cassés les dents sur une défense renforcée… L’A.S Boucherie très saignante … »
Éclaircie, au milieu des années 80, Canal Plus surgit dans le paysage télévisuel apportant un ton nouveau, vivant, intelligent et pédagogique dans le traitement du reportage de football, grâce notamment au tandem constitué par Charles Biétry, le directeur des sports de la chaîne, et le regretté Thierry Gilardi.
Ancien grand reporter à l’Agence France Presse (AFP), Biétry délaissait le ressenti immédiat pour traiter le commentaire comme une pure information au sens où sa contextualisation fonde la liberté d’interprétation. Ainsi, occulter le contexte politique en Ukraine, lors des récents Jeux Olympiques d’hiver, et social au Brésil lors de la prochaine Coupe du Monde de football, auraient constitué pour lui une grave faute journalistique. Et, il ne s’agissait pas d’éluder la question en en disant juste deux mots pour se donner bonne conscience.
Je me souviens qu’à l’occasion de la Coupe du monde 1998, dans un magazine que Canal consacrait à l’événement, adoptant certains angles de vue originaux et pertinents, Biétry étudiait les hymnes (oui, ceux que j’entonnais quarante ans auparavant !) des équipes en présence, leur origine, leur signification, leur rapport peut-être avec le style de l’équipe nationale. Ainsi, il demanda même à Carla Bruni, moins insupportable alors, de chanter Fratelli d’Italia.
Un ancien excellent footballeur argentin du Real Madrid, Jorge Valdano, affirmait que « quelqu’un qui ne connaît que le football, ne connaît rien au football ».
C’est une forme de grief déguisé contre l’invasion ou l’inflation de consultants, anciens sportifs de haut niveau, censés apporter leur expérience pointue dans leur discipline, à côté d’un commentateur déclencheur d’émotions.
Pierre Albaladejo fut l’un des premiers du genre pour le rugby, outrepassant, avec intelligence, sa stricte connaissance du jeu pour modérer certains élans cocardiers de Roger Couderc. Mon champion Anquetil officia avec compétence sur les ondes d’Europe 1 auprès de Fernand Choisel, puis à la télévision avec Robert Chapatte sur Antenne 2. La tâche n’était pas si aisée, ainsi le si populaire Raymond Poulidor ne fut jamais convainquant dans l’exercice, ce qui, a posteriori, confirmait peut-être son manque de clairvoyance en course.
Simple anecdote, je me souviens que les coureurs venant de franchir le sommet du col du Tourmalet, je m’approchai alors d’un véhicule technique de la télévision, équipé de moniteurs, pour suivre la descente et l’ascension finale vers Luz-Ardiden. Poulidor, consultant à l’époque, émit une opinion catégorique sur le succès des coureurs en tête. Les techniciens en régie, guère charitables, s’esclaffèrent et considérèrent immédiatement que les échappés seraient donc rejoints ; ce qu’il advint. Pauvre Poupou, là encore, il arrivait derrière Anquetil !
Vous imaginez si dans mes dithyrambes journalistiques enfantins, j’avais dû aussi jouer le rôle du consultant ?
J’ai été élevé dans ma jeunesse à la verve de grandes plumes littéraires qui se nourrissaient du contexte de l’époque pour interpréter la réalité d’événements sportifs. Merci à Antoine Blondin bien sûr, merci à Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares, qui raconta dans Sur le Giro 1949, le duel épique entre Coppi et Bartali, merci à Louis Nucera et ses Rayons de soleil, à Philippe Bordas et ses Forcenés, à René Fallet. Merci à vous Denis Lalanne, Henri Garcia, Jacques Augendre, Abel Michéa, Pierre Chany, Maurice Vidal, j’en oublie malheureusement.
Merci à vous François Thébaud, rédacteur en chef emblématique du Miroir du Football. J’ai relu ces jours-ci votre livre testament Le temps du Miroir, une autre idée du football et du journalisme. J’y ai retrouvé en introduction ceci :
« Imprimées, les feuilles mortes se ramassent aussi à la pelle. Alors pourquoi s’attarder sur le destin de l’une d’entre elles ?
Parce que durant seize années, le Miroir du Football a constitué un cas unique dans l’histoire de la presse sportive mondiale.
Unique par la nature de son contenu qui abordait tous les aspects – technique, tactique, économique, politique, moral, philosophique, esthétique – d’un phénomène social auquel les intellectuels restaient indifférents.
Unique par l’audace et l’entêtement de ses campagnes dont le temps a presque toujours justifié le bien-fondé, même quand elles étaient menées « contre le courant ».
Unique par la vigueur de son ton. Chaleureux et enthousiaste envers les joueurs, la chair et le sang du football. Critique envers les dirigeants de clubs et de fédérations. Polémique envers les affairistes, les politiciens et les technocrates, toujours prêts à exploiter ou manipuler les sportifs …
… Unique par l’autonomie rédactionnelle et la liberté d’expression arrachées au prix d’un combat quotidien à une direction que ses intérêts, son autoritarisme et son appartenance politique (Parti Communiste Français ndlr) ne prédisposaient ni à la tolérance, ni au laxisme … »
Oui, le foot prêtait à un débat d’idées. François Thébaud et Jacques Ferran, alors rédacteur en chef de L’Équipe, s’invectivaient avec brio à longueur de colonnes. Le premier louait la beauté du jeu, la défense en ligne d’Anderlecht et du Football Club de Nantes, le jeu offensif « à la rémoise », le second prônait la culture du résultat avant tout et l’efficacité du catenaccio de l’Inter de Milan. Il arrivait que mon professeur de papa adressât un long courrier à l’un ou à l’autre pour le féliciter ou le fustiger.
Au début des années 60, mon instituteur de certificat d’études, classe que j’avais dû fréquenter en attendant d’avoir l’âge légal pour entrer en sixième (!), s’inscrivit à un concours pour recruter des téléreporters sportifs, organisé par Raymond Marcillac, directeur des sports de l’unique chaîne de télévision française. Parmi cinq mille candidats, il parvint jusqu’à la finale. Auparavant, il avait vaincu, en quarts de finale, un certain Daniel Pautrat que repéra bientôt le directeur de la radio Georges Briquet pour remplacer Robert Chapatte. L’ancien petit écolier était fier de la voix de son maître. Qui sait si j’avais eu quelques années de plus … Nous en parlons encore parfois un demi-siècle plus tard.
« Notre consœur Marianne Mako est au ras du sol » ! Pour aller à l’encontre de ce faux aphorisme mysogine énoncé par l’ami Thierry que j’ai égratigné plus haut, il faut remarquer l’arrivée notable et salutaire de femmes qui apportent aujourd’hui une sensibilité et une compétence nouvelles et rafraîchissantes au journalisme sportif.
De manière involontaire et prémonitoire, Roger Couderc leur rendit hommage, dans un exercice inhabituel pour lui, en récitant le Sonnet pour Hélène de Ronsard. Une fin élégante pour rendre l’antenne !

http://www.ina.fr/video/I08049747

 Remerciements chaleureux et émus à l’auteure Marie-Thérèse Bitaine de la Fuente qui a ressuscité de merveilleux moments de mon enfance. Vous pouvez vous procurer son livre Le violon de Maman, à partir du lien suivant: http://marietheresebitaine.blogspot.fr/

Publié dans:Coups de coeur |on 1 mars, 2014 |12 Commentaires »

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