Je voudrais revenir sur une journée bien particulière, celle où, chaque hiver, je prends un printemps de plus. Je vous sens curieux d’en savoir davantage dans la mesure où il n’est pas inélégant de se renseigner sur la date de naissance d’un individu de sexe masculin. Un indice ?
« … Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix … »
Si j’avais déclamé « Ce siècle avait deux ans … », c’eut été trop facile. Bref, mon père, qui le louait tant, dut sans doute en faire la remarque quand j’apparus, je vins au monde le même jour que Victor Hugo, c’est la faute à ma mère. Pour l’année, je vais jouer les coquettes.
Ce matin-là d’anniversaire, je découvris donc un cadeau posé devant mon ordinateur. Avant même d’enlever l’emballage, j’eus comme un pressentiment qui s’avéra exact.
Une heureuse et émouvante apparition, au sens (presque) surnaturel du mot ! Entre mes mains, le visage de Cavanna, décédé quelques jours plus tôt ! Avec son superbe portrait de patriarche, empreint d’une grande douceur, lui l’iconoclaste rebelle, comme apaisé, revenait me raconter quelques pans de sa vie. Je ne vous cache pas qu’une larme perla au coin de la paupière.
Avait-il anticipé mes pensées, toujours est-il que, secrètement, j’avais envisagé, ce jour-là, d’aller traîner mes guêtres au quartier latin, du côté de Maubert, certain que son ombre y planerait et m’inspirerait.
Allons-y donc !
Pas si vite ! Sur la route de Memphis, pardon des Champs-Élysées, ne voilà-t-il pas qu’un drôle de singe en hiver, barbu et un peu hirsute, s’engage sur un passage clouté à l’instant où le feu se met au vert.
Heureusement, j’ai l’œil et de bons réflexes. Mais que fait donc là cette vieille canaille d’Eddy Mitchell en ce milieu de matinée ? Qu’il ne me dise pas qu’il n’a pas cuvé sa cuite de la veille au Théâtre de Paris où il jouait sa première séance de l’adaptation du truculent livre d’Antoine Blondin qu’on qualifie souvent de roman de l’ivresse ! D’abord parce que le personnage qu’il interprète, Albert Quentin, ancien fusilier-marin en Chine, ne boit plus. Ensuite, parce que je l’ai entendu, la veille à la radio, déclarer qu’il ne faut pas boire pour jouer un ivrogne. À moins, autre hypothèse, qu’il ait voulu se mettre, quelques instants, dans la peau d’un torero au milieu des voitures de l’avenue Foch comme autrefois Belmondo dans le film et … Antoine Blondin, dans la vraie vie, rue Mazarine.
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J’adore Eddy mais, de manière gratuite peut-être, je ne le considère pas crédible, pas plus d’ailleurs que son compère Fred Testot, dans leur composition de « princes de la cuite ». Il est vrai qu’ils se lancent un sacré défi en reprenant, un demi-siècle plus tard, les rôles tenus au cinéma par deux monstres sacrés, Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo. Tiens, vous voulez connaître mon casting ? Jean-Pierre Marielle et Romain Duris !
Ce soir, en rentrant, je sortirai mon Blondin de chevet et relirai (au moins) la première page du roman :
« Une nuit sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-Tseu-Kiang dans son lit bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner. Autant dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre … »
En effet, midi approche, et je n’ai pas réservé dans le restaurant rue de Bièvre sur lequel j’ai jeté mon dévolu en ce jour de commémoration.
Il y a trente-cinq ans, au temps de ma grande aventure avec l’équipe de Charlie-Hebdo, je venais souvent déjeuner dans ce chaleureux « bougnat », c’était d’ailleurs son nom. C’étaient la poésie des comptoirs, le vin des rues, les plats dits canailles, ces plats de bistrot, simples, populaires, à prix modéré.
Les temps ont (à peine) changé. Ici, n’en déplaise à Brice Hortefeux, auvergnats et arabes font bon ménage de longue date. En investissant l’ancienne enseigne aveyronnaise contiguë, Nacef s’est agrandi et propose depuis fort longtemps ses spécialités de tajines et couscous. Il faut toujours se méfier des affirmations non contrôlées (il y a un autre restaurant de couscous dans la même rue) mais il semblerait qu’un ancien président de la République, très proche voisin, venait y manger de temps en temps. La rumeur dit même qu’il y aurait déjeuné avec sa famille (l’officielle évidemment) le jour où il quitta l’Élysée.
Comme pièces à conviction cédées par François Mitterrand, sont accrochés aux murs, un « galure de tonton », et un plateau en cuivre que l’ancien roi du Maroc Hassan II aurait offert lors d’une visite au chef d’État français.
Plus par goût pour ce type de viande que par sympathie socialiste, j’opte pour le couscous du Président, méchoui et merguez. Autrefois, il vous en coûtait 81 francs en référence à ce mois de mai de fol espoir.
Cavanna avait aussi ses habitudes ici. Il y a peu, son ami Jean Teulé, qui a préfacé sa biographie, lui faisait remarquer affectueusement que ce n’était pas le top pour un « parkinsonien » de commander un couscous au risque de projeter la semoule sur les voisins.
Je m’esclaffe car on ne va pas se la jouer macabre aujourd’hui. Est-ce d’ailleurs parce qu’un auvergnat (de souche ?) Renaud Lavillenie a battu, quelques jours plus tôt, le vieux record du monde de la spécialité que détenait Sergueï Bubka, j’imagine Cavanna, assis sur la banquette, en face de moi, élucubrant sur le saut à la perche, un sport encombrant :
« Un sport est essentiellement un mouvement banal de la vie quotidienne, isolé de son conteste et réduit à un geste – ou à plusieurs – exalté jusqu’à la perfection, canalisant l’effort vers une efficacité sans cesse perfectionnée en vue de ramener une médaille à la maison, si possible en or.
Tout a commencé avec le soldat de Marathon. Lui, c’était la course à pied. On a donc réduit la course à pied aux gestes strictement nécessaires. Pas question, par exemple, de se tricoter un pull-over tout en courant parce qu’on a remarqué que les mains n’ont rien à faire, tout se passe dans les jambes, c’est de l’énergie perdue. Le geste doit être pur.
À l’origine, on courait pour attraper l’antilope nutritive, ou pour fuir le léopard affamé. Supprimez l’antilope, supprimez le léopard, il reste la course, c’est-à-dire le sport. On peut donc dire que le sport est une activité sublimée et ce n’est pas moi qui vous en empêcherai. De la même façon, peut-on déduire que le lancer du disque est une idéalisation de la querelle de ménage, l’haltérophilie une conséquence de l’invention de la roue – on n’avait pas encore bien compris comment ça marchait -, le tennis une façon primitive de cuire les pommes de terre en tapant dessus à coups de poêle à frire. N’accumulons pas les exemples, vous m’avez compris.
… Qui peut dire à quelle activité primaire succéda le saut à la perche ? Quel individu des siècles obscurs se déplaçant dans la nature épaisse de ces temps brutaux portait sur l’épaule – et ne s’en séparait jamais – une perche de cinq ou six mètres de long ? Qu’espérait-il en faire dans sa promenade ? Cueillir des noix de coco ? Certains historiens du sport, et non des moindres, ont suggéré que le saut à la perche était abondamment pratiqué dans les attaques de châteaux-forts. Ce devait être un spectacle fascinant, tous ces bonshommes sautant en l’air comme des puces sur une plaque chauffante et atterrissant dans les marmites d’eau bouillante, car vous pensez bien que le truc était connu. Aujourd’hui encore, le saut à la perche est la plus comique des exhibitions aux Jeux olympiques. Rien ne me passionne que de voir ce petit bonhomme cramponné à son mât de cocagne s’envoyer en l’air dans l’azur, propulsé par l’effet ressort de l’engin pour en fin de course se laisser tomber sur un tas de matelas.
Il paraît que les Grecs inventèrent cette spécialité. C’est bien d’eux, ça ! La circulation devait être problématique dans les rues d’Athènes, à l’heure où les perchistes vont boire au marigot. Les Grecs établirent le premier record, et puis tous les suivants. Des témoignages incontestables affirment qu’ils atteignaient couramment la hauteur d’un sixième étage. Et puis Einstein inventa l’échelle.
Non, décidément, cette pile de matelas me gêne. Ça manque de dignité, voyez-vous. Et le gros bâton, qu’en faites-vous ? Qu’est-ce qu’il devient le gros bâton, quand son propriétaire, au sommet de sa parabole gracieuse, grisé par l’ivresse des altitudes, l’a lâchement abandonné à son malheureux sort ? Eh bien, voilà : on ne sait pas. Il disparaît. Vers où ? Ça … Tout ce que je puis dire, c’est que personne n’a jamais revu une perche de sauteur après usage. Ceci est triste, infiniment.
Il est à mots couverts parlé d’un mystérieux cimetière des perches à sauter, caché dans les tréfonds de la jungle … Je n’en dirai pas plus, j’en ai même déjà trop dit.
Sachez seulement qu’il est fortement question, dans les milieux sportifs au courant des choses, d’un prochain rapprochement entre deux frères ennemis, et que vous aurez bientôt à applaudir les champions d’une nouvelle spécialité, le triple saut à la perche. »
Sacré Cavanna ! Je prends congé de lui pour faire un tour à pied dans le quartier. Pas une marche sportive où l’on se déhanche en tortillant du popotin, ni un raid, sac sur le dos et bâtons à chaque main, comme on le voit pratiquer par les clubs de marche, de plus en plus fréquemment en ville ! Entre Seine et Montagne Sainte-Geneviève, la déclivité n’est pas insurmontable. Non, j’erre, je déambule, j’arpente, je flâne, je baguenaude, je vadrouille je traînaille, sans but vraiment précis. Qu’elle est belle et riche la langue française ! Cavanna s’en friserait ses bacchantes gauloises : sept verbes pour exprimer quasiment la même chose. Ne faudra-t-il pas que, dans une rue voisine, une enseigne commerciale me désespère.
Nul n’est censé ignorer la loi orthographique !
Ironie de l’Histoire, au cœur du quartier, au Moyen-Âge, pullulaient des collèges en théologie qui n’avaient en commun que le nom avec les établissements actuels dits de la réussite pour se donner sinon espérance, du moins bonne conscience.
Albert de la place Maubert, derrière ce sobriquet qui sonne titi parisien, se cache la « lumière », saint Albert le Grand dit Maître Albert. Il enseigna vers 1245 à l’Université de Paris, au sein de laquelle Robert de Sorbon, confesseur de saint Louis fondit bientôt la Sorbonne. Déjà, les amphithéâtres étaient trop vétustes et Albert faisait cours dehors aux étudiants, parmi lesquels un certain Thomas d’Aquin, assis sur des bottes de paille.
Trois siècles plus tard, la place connut un funeste destin et devint le lieu où l’on tortura et brûla les athées et les hérétiques.
La veille de Noël 1534, suspecté d’hérésie, Antoine Augereau, hommes de lettres, grand érudit, imprimeur, suspecté d’hérésie, y fut pendu et ses livres mis au feu. Il avait édité les œuvres de Clément Marot, de François Villon, et, en typographie, inventé l’usage des accents et de la cédille.
Près de cinq siècles plus tard, l’ombre de Cavanna, contempteur du point virgule qu’il n’utilisait jamais, rôdant encore, m’agrippe par le paletot et décoche un petit coup de goupillon :
– Quel est le grand principe sur lequel se fonde la laïcité ?
– La liberté de conscience
– Qui consiste en quoi ?
– En ce que chacun peut adopter la religion qui lui convient le mieux tout en laissant ses voisins en faire autant. Ou n’avoir aucune religion.
– Ce principe est-il effectivement en usage et où ?
– Il est en usage dans les pays dotés d’une Constitution démocratique.
– Vous affirmez donc que, dans les pays réputés démocratiques, chacun pratique la religion qu’il s’est librement choisi en toute connaissance de cause ?
– C’est évident.
– C’est faux. La totalité des habitants d’une certaine contrée pratique la même religion, voire la même nuance particulière de la même religion, mis à part quelques groupes minoritaires.
– C’est normal. Ils ont tous la même tradition.
– Vous voulez dire qu’on leur inculque à tous les dogmes d’une religion, et d’une seule.
– C’est la religion de leurs ancêtres.
– Toute religion se proclame seule détentrice de la vérité et affirme que les autres ou bien se trompent, ou bien mentent. Donc pratiquer une religion, c’est réprouver toutes les autres. Une réprobation qui peut aller jusqu’à la haine.
– Toutes les religions proclament leur amour de la paix et de la tolérance.
– « Tolérance » ? vous rendez-vous compte de ce que ce mot contient de condescendance, d’arrogance mal réprimée, de mépris pour celui qui croit à ce que d’autres estiment être des billevesées ineptes et peut-être dangereuses ? Une minorité de croyants non conformes à la foi de la masse de la nation est toujours en danger.
Vous parliez de libre choix. Très bien. Alors, dites-moi à quel moment le citoyen à la recherche d’une croyance dont il estime avoir besoin est-il mis devant ce fameux choix ? La réponse est : jamais. Dans les faits, l’enfant suit les pratiques de ses parents. À aucun moment, on ne lui a demandé son avis, en tout cas jamais il n’a reçu le minimum de renseignements concernant le catalogue des religions qui s’offrent à son besoin de « spiritualité ».
L’enfant hérite tout naturellement des convictions, rituels, usages et explications du monde qui furent ceux de ses parents et de leurs propres parents, et aussi ceux de la masse humaine partageant la même culture.
– S’il fallait, en plus du travail scolaire, imposer aux enfants l’étude, même abrégée, des systèmes religieux, où irions-nous ?
C’est pourtant important, la religion. Tout au moins l’affirme-t-elle. Il y a du salut dans l’éternité, de la conduite morale, des choses qui, si l’on y croit, ont infiniment plus d’importance que toute autre circonstance de la vie d’un être humain. Or, nous venons de le voir, l’appartenance à telle ou telle religion est le fait du pur hasard. Tu nais de l’autre côté de la rue, tu seras musulman ou chrétien. Cela ne devrait-il pas donner à penser ? Minimiser l’importance de la chose ?
– Eh bien, non ! Tout au contraire. Cette répartition de hasard, dont, par cela même, éclate le caractère purement fantasmatique du fait religieux, unit les hommes avec une force terrifiante. Car, outre l’explication du but de la vie, elle est l’affirmation, la preuve tangible du lien qui unit ces hommes. Le patriotisme ou même l’idéal politique commun n’ont jamais réussi à prendre le pas sur le fait religieux ;
Où l’athéisme est-il enseigné ? À quel moment de leurs études les jeunes gens apprennent-ils que tout ce qu’on attribue à l’action d’un créateur s’explique tout aussi bien sans lui ? Aucune structure n’existe qui permettrait de comparer les religions, de juger de leur vraisemblance, de leurs arguments, de leur « logique », aucun cours sommaire de psychologie expliquant pourquoi ce besoin de surnaturel, cette peur de la mort, ce besoin d’un « père » et, surtout, cette recherche d’un mythe commun scellant l’appartenance à du collectif. Le sujet sera superficiellement évoqué en philosophie, sans conclure, évidemment. »
À partir de 1981, durant deux septennats, il fallait montrer patte blanche pour emprunter l’étroite rue de Bièvre alors barrée et boire un canon chez le bougnat. On trinquait fréquemment au comptoir (ainsi que dans les locaux de Charlie Hebdo) avec le chauffeur du président.
Aujourd’hui, nostalgiques ou déçus du socialisme, ralentissent le pas devant son ancienne demeure. La sonnette mentionne toujours les initiales DM de l’ex première dame de France (l’officielle encore) qui vécut ici jusqu’à sa mort. À quelques pas de là, en hommage, un bucolique square en travaux porte désormais son nom.
Il n’y a pas que les présidents de la République qui découchent. Le ruisseau de Bièvre (ancien nom du castor) se jetait dans la Seine, non loin de là où passe la rue éponyme aujourd’hui. Ce sont les chanoines de l’abbaye voisine de Saint-Victor (aujourd’hui détruite) qui obtinrent sous le règne de Louis XII que le cours d’eau soit détourné de son lit originel pour baigner leur enclos et actionner un moulin.
Outre le souvenir de « Tonton », la rue de Bièvre est également hantée par celui du troquet du Père Hubert et d’un mystérieux gitan. À chacun, son petit Rom dont les conteurs font gorge chaude !
Il y avait de l’eau (de la Bièvre ?) dans le gaz entre le tenancier Valentin et son épouse, la plutôt jolie Paulette. Un jour, alors que le bistrotier était de sortie, un gitan que personne n’avait jamais vu, entra dans le café désert. « Un visage maigre, barbu, deux yeux de braise noire, de longues mains d’une étonnante finesse », de quoi ne pas laisser Paulette indifférente. Sur la toile cirée, il étala un jeu de tarots … En rentrant, Valentin, très jaloux et soupçonneux, intima au gitan de prendre la porte sur le champ, le menaçant même de lâcher son chien, un bas-rouge peu aimable. Le client indésirable obtempéra non sans avoir auparavant tendu deux doigts vers la gueule ouverte du molosse et prononcé quelques mots incompréhensibles. La bête mourut après une lente agonie, quelques jours plus tard.
Valentin jura de se venger et lorsque le gitan réapparut, il empoigna un couteau et se rua sur lui. Comme la première fois, le romanichel tendit deux doigts en baragouinant son invocation. La santé de Valentin se dégrada tant qu’il ne pouvait même plus empêcher le bohémien de faire ses tours de cartes avec Paulette. Un beau matin, il mourut. Bientôt, le rade resta fermé et … des passants auraient vu le gitan tendre une dernière fois ses doigts vers la maison avant de s’éloigner avec Paulette.
La façade se lézarda. L’immeuble qui menaçait ruine fut livré aux démolisseurs. Quelques jours après le début des travaux, les six ouvriers du chantier tombèrent malades, victimes d’une pelade (comme le chien de Valentin). Les autorités allemandes (nous étions en 1943) réquisitionnèrent alors un camion d’ouvriers polonais qui rasèrent tout en deux jours.
Depuis, au 1 bis de la rue, dans l’alignement des maisons, là où le mètre carré est dans les plus chers de Paris, il y a un trou, un minuscule coin de terrain vague envahi par les herbes pas plus folles que les conteurs qui se régalent et arrangent à leur manière cette malédiction.
La rue a bien changé en un siècle comme en témoignent les photographies. Dans les années 1981-1995, l’automobile du président attendait en quasi lieu et place des charrettes.
Les clichés de Atget, Doisneau ont figé pour l’éternité ce Paris des petits métiers, des gitans et des clodos, des soupentes et des bistrots.
Je traverse le quai de la Tournelle, histoire de fouiner quelques minutes chez les bouquinistes en bord de Seine, à la recherche d’un ouvrage qui m’aurait échappé. Aucune bonne pioche aujourd’hui ! Par les rues étroites qui, si l’on est un peu curieux, conservent encore quelques vestiges du Moyen-Âge, je retombe à la Maub’. Plus qu’une place, c’est aujourd’hui, un tronçon du boulevard Saint-Germain élargi.
Il est difficile d’imaginer qu’elle fut un lieu important d’exécutions publiques. On y brûla des penseurs, des écrivains, des imprimeurs, des éditeurs et leurs livres. Une photographie d’Eugène Atget montre qu’y fut érigée, en 1889, une statue en bronze d’Étienne Dolet, écrivain, poète, imprimeur, martyr de la libre pensée du seizième siècle. Elle fut enlevée et fondue en 1942 par les autorités françaises sous l’occupation allemande pour récupérer le métal.
« Je m’ demande à quoi qu’on songe
En prolongeant la ru’ Monge,
A quoi qu’ ça nous sert
Des esquar’s, des estatues,
Quand on démolit nos rues,
A la plac’ Maubert ?… »
J’imagine le petit monde interlope et argotique d’Aristide Bruant chanté par l’ami Brassens, entouré de Maxime Le Forestier, Marcel Amont et quelques amis disparus comme Pierre Louki et Marcel Dadi.
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Il ne manque que la gargote du père Hubert ! « Mes chansons, je les ai prises dans la rue. Je suis venu de la rue, je les rends à la rue » disait Bruand qui eut la coquetterie pour le cabaret de troquer le d final de son nom pour le t de l’oiseau.
Qui sait si nous ne reverrons pas bientôt les purotins rouscailler (rouspéter ceux qui vivent dans la misère) quand ils fileront la cloche (vagabonderont) !
Je décide de prolonger ma promenade dans le quartier en remontant la rue Monge. J’accélère le pas devant l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui, depuis une quarantaine d’années, est devenue le lieu « culte » de culte du mouvement catholique traditionaliste. Ici, ce sont les curetons intégristes qui rouscaillent !
L’ami Cavanna qui a décidé de surveiller ma flânerie du coin de l’œil, m’apostrophe de nouveau. Il me semble, cette fois, bien remonté :
« La liberté de conscience est une énorme connerie, et une connerie criminelle …
… La liberté de conscience, dîtes-vous ? Une des plus belles conquêtes de la démocratie ! D’ailleurs, c’est bien simple, sans liberté de conscience il n’est pas de démocratie.
Je concède que, bien utilisée, une liberté de conscience prise assez tôt et nourrie au biberon peut offrir une certaine utilité. Moi personnellement – comme on se plait à dire quand on aime les proverbes d’une certaine longueur-, moi, donc, personnellement, je possède une liberté de conscience très mignonne, je la porte toujours dans la poche intérieure de mon veston, elle me mordille gentiment le sein quand, dans la rue, un intégriste farouche ou un abstinent du boudin le Vendredi saint me frôle d’un peu trop près. Vous comprenez, ça sent Dieu. Elle ne supporte pas. C’est une liberté de conscience comme ça. La moindre odeur un peu métaphysique, le moindre « floc » de deux genoux s’affalant sur le pavé pourtant lointain de la grotte de Lourdes pour faire repousser une jambe de bois la met en émoi. Elle ne tolère aucune manifestation d’aucune divinité. Je sais qu’il y a des libertés de conscience moins intransigeantes qui vont jusqu’à permettre à des dieux de toute sorte de s’ébattre et de s’entremêler dans le grand vide cosmique, humant le parfum des prières et tendant l’oreille au bruit rafraîchissant des piécettes tombant dans le tronc. C’est d’elles, de ces libertés de conscience-là, que vient tout le malheur. Venez un peu par ici, je vous fais voir.
La liberté de conscience, la seule, la vraie, c’est : « Fous le bon dieu dehors et ferme bien la porte ! » pas de bon dieu, pas de religion non plus, donc, par voie de conséquence. Il faut faire une loi pour, naturellement. Comme ça, c’est parfait. Mais attention ! Sois vigilant ! Tu te laisses attendrir, tu tolères un bon dieu, même un tout petit, même une seule fois par an, c’est foutu. N’insiste pas, c’est foutu. Cherche-toi une autre planète.
Tu ne me crois pas ? Regarde mieux. Que vois-tu ? Tu vois ton petit bon dieu tout mignon empalé par le cul sur un machin pointu qui fait très mal, et tout autour des hommes et des femmes, certains portant des oripeaux extravagants avec beaucoup de doré et des chapeaux pointus, qui tournent en rond tout en chantant des choses un peu bébêtes. Ces gens apportent un nouveau bon dieu, le vieux ne leur plaisait plus. L’empalement, c’est comme tout, on s’en lasse, le Nouveau est pendu par les couilles, la tête, conséquemment, tournée vers le bas et une bougie sacrée plantée dans le fondement. Ces gens aiment les dieux souffrants. Ça fait beaucoup de théologie, je ne sais pas si vous suivez bien.
Redevenons simple. Ouvrons le dictionnaire. Ou bien interrogeons Wikipédia. « La liberté de conscience, apprenons-nous avec un sourire comblé, consiste à laisser tout un chacun adorer le bon dieu qui lui plaît et à laisser les autres en faire autant. » Bien.
Or, chaque bon dieu est en principe seul et unique de son espèce. Ah, ah … Et ceux qui l’adorent détestent ceux qui adorent d’autres dieux, lesquels d’ailleurs n’existent pas. Vous êtes toujours là ? Tous ces gens se détestent entre eux et s’unissent pour haïr ceux qui n’en adorent aucun. Que de haine !
Je lis dans vos yeux que vous avez tout compris : les bons dieux sont des éléments excessivement dangereux. Leur présence dans un groupe humain est un facteur de malheur et de mensonge. En admettant même que l’un d’eux soit vrai, tous les autres sont faux.
– Mais, me direz-vous, il est impossible, par une loi, d’interdire le culte des bons dieux. L’homme a besoin de croire, et que son voisin croie come lui. Les bolcheviks même n’ont pas réussi à extirper le bon dieu des Russes. En soixante-dix ans ! La liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire en des conneries malsaines et de les prêcher, est un moindre mal ;
– Vous n’avez pas tort. Mais ce « moindre mal » est quand même un mal, un facteur de mort riche de Saint-Barthélémy en puissance. Oui, c’est un peu symbolique, l’athéisme ne peut pas –et ne veut pas- s’imposer par la force, et plus que du pain, l’homme a besoin de se bourrer la tête de conneries. Eh bien, bon. On continue comme ça. Moi, je m’en lave les mains. Mais je vous aurai prévenus. »
Maintenant qu’il a rejoint l’au-delà, il pourrait nous dire ce qu’il en est exactement.
Tiens, ça fait longtemps que je ne suis pas allé jeter un œil aux arènes de Lutèce, un peu plus loin. Oui, lecteurs de Mont-de-Marsan, Dax, Arles et Nîmes, nous avons aussi nos arènes dans la capitale.
Elles sont même bien plus anciennes que les vôtres, nananère, puisqu’il s’agit d’un amphithéâtre gallo-romain construit au premier siècle de notre ère.
Promis, je vous les ferai visiter dans un billet futur. Aujourd’hui, je décampe vite car l’ombre de Cavanna, « anti corrida notoire », se profile déjà. Or, lors de l’hommage qu’il lui rendit sur LCI, Michel Field avoua qu’il passa la plus mauvaise nuit de sa vie à parler de tauromachie avec Cavanna !
auteur : LPLT / Wikimedia Commons
Je m’éloigne par l’élégant escalier fontaine qui permet d’accéder à la rue Rollin. Descartes y passa une ou deux années de sa jeunesse : « Heureux qui a vécu caché ». Blaise Pascal y mourut en 1662. Ses derniers mots auraient été : « Puisse Dieu ne jamais m’abandonner », vous savez ce qu’en pense Cavanna. Il fut inhumé, tout près de là, à l’église Saint-Étienne-du-Mont. Une épitaphe en latin célébrant sa piété y fut gravée, « ce qui donna la jalousie à (ses) ennemis qui furent trouver Monsieur l’Archevêque pour faire lever la tombe » ou du moins effacer le texte. Il y est toujours.
Au bout de la rue, est scellée une plaque commémorative sur la façade de la maison où Ernest Hemingway passa, avec sa première femme, deux des plus belles années de sa vie. On peut y lire : « Tel était le Paris de notre jeunesse / au temps où nous étions très pauvres et très heureux. », une phrase tirée de Paris est une fête, livre de souvenirs inachevé qui ne fut publié qu’après le suicide du romancier. Lui était un aficionado convaincu mais chut !
Un bref crochet par la Contrescarpe où parade toujours l’enseigne colonialiste du Nègre Joyeux (voir billet du 24 mars 2009 Le temps pas béni des colonies … ou quelques élucubrations vers la rue Mouffetard ) puis je me glisse dans la rue Descartes.
Des nourritures terrestres aux nourritures spirituelles, il n’y a que la chaussée à traverser : d’un côté, le restaurant La Maison de Verlaine où vécut et mourut effectivement le poète ; de l’autre, un pub le Bateau ivre. Je doute que les jeunes clients branchés, en sirotant leurs cocktails aux happy hours, pensent à l’Orgie Parisienne d’Arthur Rimbaud :
« … Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n’allez pas baver, sans geste, sans parole,
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,
Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
Ecoutez l’action des stupides hoquets
Déchirants ! Ecoutez sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais ! … »
Ne vous méprenez pas ! Ce poème, écrit dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante de mai 1871, dresse en réalité un tableau ironique de la restauration de l’ordre bourgeois à Paris et fait mine d’encourager les « lâches, les pantins et leurs laquais » à célébrer dans l’orgie la défaite de la Commune.
Ce n’est pas l’envie qui me gratte de vous offrir le Sonnet du Trou du Cul, poème parodique composé en duo par les deux compères Paul (pour les quatrains) et Arthur (pour les tercets). Vous le trouverez sans difficulté sur la Toile. Comme l’esprit de Hara-Kiri rôde encore, je pasticherais bien (au degré d’humour que vous désirez) la réflexion de mon éminent « collègue » le professeur Choron lorsque je le filmais à propos de la création : « Il ne faut pas croire que Verlaine et Rimbaud ne se sont pas fait chier à écrire ça ! »
Je vous recommande chaleureusement le roman Ô Verlaine de Jean Teulé, celui-là même qui a préfacé Cavanna, pour retrouver les derniers mois de la vie du poète. Et comme vous tomberez sous le charme de son style truculent (« cavannesque » ?), vous dévorerez ensuite ses deux autres biographies, Rainbow pour Rimbaud et Je, François Villon. Au fait, Jean Teulé fête son anniversaire le même jour que moi !
A quelques pas, au 33 de la rue Descartes, une plaque discrète rappelle que, pendant une quinzaine d’années, la fine fleur du music-hall français se produisit ici dans ce qui était un des grands cabarets de la rive gauche : Bobby Lapointe, Anne Sylvestre, Raymond Devos, Ricet-Barrier, Pierre Étaix, Pierre Louki, Roger Riffard et même Jean Ferrat.
L’heure avance, je redescends la colline jusqu’à la Maub’. Que la Montagne (Sainte-Geneviève) est belle ! Est-ce par association d’idées que, chez le caviste, j’achète deux bouteilles de Coteaux d’Ardèche. À deux euros pièce, ça vaut bien la piquette des vieux paysans chantée par Jean Ferrat (dont on célèbre ces jours-ci le quatrième anniversaire de sa mort). Quoique elle faisait des centenaires à ne plus que savoir en faire …
J’achève mon pèlerinage avec un petit détour par la rue des Trois Portes. Elle doit son nom au fait qu’au XIIIème siècle, il n’y avait que trois maisons. C’est au numéro 10 de cette voie tranquille du Quartier Latin qu’au cours des années 1960, s’installa la joyeuse bande de trublions de Hara-Kiri puis Charlie-Hebdo. Souvenirs heureux que j’égrène pour vous dans un billet du 23 décembre 2010 !
C’est là aussi que Cavanna écrivit, jusqu’aux ultimes jours de sa vie, dans la petite pièce qui faisait office autrefois de bureau au professeur Choron.
Aubaine, le porche est ouvert ; (oh ce point-virgule qu’il honnissait) je m’avance dans la cour pour voir une dernière fois cet endroit mythique que j’avais fréquenté. Les ouvriers portugais et maghrébins qui rénovent les façades, savent-ils que vécut là un fils de maçon rital, un amoureux fou de la langue française ?
Peut-être, plus tard, une plaque le rappellera aux passants. Pour l’instant … sa boîte aux lettres en témoigne.
Un petit coup d’œil à la supérette 8 à Huit de la rue Lagrange : il n’y a pas si longtemps dans une de ses chroniques, un jour peut-être que sa muse littéraire l’avait délaissé (encore que … vous allez voir), Cavanna avait fait l’éloge de ce commerce de quartier à taille humaine où l’accorte caissière saluait les clients et lui permettait notamment de tâter par deux les kiwis pour évaluer leur degré de maturité, d’autant disait-il que ces fruits mûrs avaient la consistance de seins féminins. Bon sang de rital !
Au moment de reprendre mon véhicule, je m’interroge, c’est mercredi, si j’achète ou pas, au kiosque à côté, le nouveau numéro de Charlie-Hebdo orphelin de son génial fondateur. Allez, sait-on jamais, il se sera peut-être encore rappelé à notre bon souvenir !