Au bon temps des dictées!
Une de mes fidèles lectrices m’a fait parvenir récemment un Éloge de la dictée rédigé par une de ses amies, pensant implicitement que cela fournirait prétexte à un joli billet comme je sais les trousser pour votre plus grand bonheur … Quel prétentieux, je fais !
Merci pour ce cadeau … empoisonnant ! Il n’était pas raisonnable, en effet, que j’atteste de ma modeste expérience d’ex jeune élève des fifties puis d’enseignant pour m’engager dans un débat argumenté autour d’un article publié dans la vénérable revue Défense de la langue française.
J’ai un rapport très pratique à la dictée, cet exercice de français quasiment tombé en désuétude, du moins dans la forme à laquelle j’étais confronté au temps de mon école communale et du cours complémentaire. Face à tous mes « gros mots », une petite fille qui m’est chère me rétorquerait malicieusement : « Papy, on n’est plus au Moyen Âge ». Sa remarque est bienveillante car je me demande parfois si ma scolarité ne relève pas plutôt du crétacé inférieur de la pédagogie.
Alors que l’adolescent boutonneux de Brel collectionnait les zéros en latin, des minces et des gros dont il faisait des tunnels pour Charlot et même des auréoles pour Saint François, moi, j’accumulais en dictée les « zéro … faute », tiens je ne me suis pas fait prendre au piège du pluriel.
Je ne (rosarum rosis) rosis pas et n’en tire ni gloire, ni vanité. Aussi loin que je me souvienne, j’ai écrit sans faute (ou presque) quasi instinctivement comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. En fait, le mérite en revenait d’abord au travail méthodique effectué en amont par mes valeureux professeurs ainsi, sans doute, qu’à mes nombreuses lectures.
Vous avez déjà compris, je ne vais pas faire le procès de l’orthographe, celle que certains qualifient, qualifiaient plutôt car beaucoup n’en ont plus que faire, de science des ânes. Ne comptez pas sur moi pour être aux côtés des pourfendeurs qui, à l’instar de pseudo supporters de football à chaque dégagement du gardien de but adverse, pourraient éructer : « Ongulés ! »
Au contraire, c’est une jubilation de faire appel à un de ses admirateurs :
« Il y a des mots avec des « h » en trop, des consonnes doublées, des « eau », des « ault », des « ain », des « xc » … C’est ceux que je préfère. Ça leur donne une physionomie spéciale, un air précieux, un peu maladif, comme « thé », ou au contraire pétant de gros muscles, comme « apporter », « recommander », ou qui fait grincer des dents, comme « exception ». Il y a des mots à chapeaux à plumes, des mots à falbalas, des mots à béquilles et à dentiers, des mots ruisselants de bijoux, des mots pleins de rocailles et de trucs piquants, des mots à parapluie … quand on me parle, mais surtout quand je parle, je les vois passer un à un à toute vibure, s’accorder, se conjuguer, s’essayer un « s » au pluriel, le rejeter en pouffant parce que ça va pas du tout, grotesque et laid, vite s’accrocher l’ « x » qui va comme un gant, ah ! c’est bon, ça défile …
… Je sais, c’est très mal porté de dire ça, au jour d’aujourd’hui. L’orthographe est un instrument de torture forgé par la classe dominante pour snober les croquants, la grammaire un galimatias insultant toute logique et toute cohérence, la langue française dans son ensemble un tas de boue juste bon à entraver l’essor de la pensée. Voilà comme on doit causer, qu’on le veuille jeune loup dans le vent ou contestataire bon teint. Allez vous faire foutre ! Le français est la plus amusante, la plus scintillante, la plus stimulante pour l’esprit et l’imagination de toutes les langues qu’il m’a été donné de connaître avec quelque intimité. Tas d’imaginations débiles que vous êtes, bandes de feignasses à qui il faut tout mâcher, saletés de sociétaires de la Comédie Française qui supprimez les « e » muets dans les alexandrins, si vous saviez, petits cons, ce qu’on peut se marrer avec des virgules et des passés simples (que vous appelez « imparfaits du subjonctif », en vous croyant malins !), si vous saviez ! Plus qu’avec une guitare, merdeux, bien plus ! Et sans faire chier les voisins. »
Vous aurez peut-être deviné, à leur style, que ces considérations naissent de la verve étincelante et mordante de François Cavanna qui s’est fait la belle avec Miss Parkinson, il y a quelques jours.
Je me réjouis de rendre ici encore hommage à cet enfant d’immigrés italiens, farouche défenseur de la langue française, modèle d’intégration par l’école de la République.
En tout cas, pan sur le bec de Ferdinand Brunot, linguiste éminent, qui, dans une lettre ouverte de 1905, haranguait ainsi le ministre de l’Instruction publique :
« Demandez à vos directeurs, à vos inspecteurs : le cri sera unanime l’orthographe est le fléau de l’école. (…) Cet enseignement a d’autres défauts que d’être encombrant (car les heures de dictée sont prises sur le temps donné jusqu’alors au calcul, à l’histoire et à la géographie), Comme tout y est illogique, contradictoire, que, à peu près seule, la mémoire visuelle s’y exerce, il oblitère la faculté de raisonnement; pour tout dire, il abêtit. »
En ce « temps béni des colonies » (Michel Sardou chanteur populiste, 1947- …), attention on dit de l’eau bénite, il précisait :
« Quelles réflexions peut se faire un jeune Annamite auquel on enseigne dans nos colonies que l’écriture est l’art de “retracer la parole “par des signes convenus” (Académie) et auquel on apprend que pour écrire oiseau, on emploie un o , un i , un s, un e, un a et un u, alors que pas un des sons ne se fait entendre dans le mot oiseau. »
N’est-ce pas toute sa complexité qui fait la beauté de notre langue ?
Allez, tolérez encore un zeste de Cavanna, génial écrivain et penseur : « Tous les matins, on commence par la dictée. Moi j’aime bien, parce que la dictée, ça raconte une petite histoire, ou alors ça décrit un paysage, mais c’est moins marrant. Dedans, il y a des pluriels, des féminins, des adjectifs qualificatifs et des conjugaisons, et en plus, par-ci par-là, des mots vraiment difficiles qu’on n’emploie pas pour parler, des mots de dictée, faits exprès pour, comme cependant, ou désormais, ou derechef, ou hippopotame, et aussi des mots qu’on croirait gentils et paf, c’est des pièges comme clef ou châtaignier. »
Françoise de Oliveira inaugure avec beaucoup de solennité son éloge que j’évoque enfin:
« Tous les matins, que le ciel soit gris ou bleu, que l’humeur soit bonne ou mauvaise, à huit heures trente-deux, nous étions debout à côté de nos bancs, nos tabliers bien boutonnés, nos mains bien propres, et la maîtresse tapait sur son bureau avec une grande règle de bois et disait : « Asseyez-vous sans bruit et ouvrez vos cahiers ! ». Et, dans cette classe sévère et sombre, s’ouvraient simultanément quarante cahiers, quarante plumes sergent major se trempaient dans le petit encrier de porcelaine blanche placé au coin du pupitre, et quarante têtes blondes et brunes d’une dizaine d’années se levaient pour lire la date écrite dans l’angle du tableau noir, modèle de pleins et déliés, modèle de lettres majuscules souples et élégantes, que nous recopiions à dix carreaux de la marge, en haut de la page blanche qui inaugurait une nouvelle journée. »
Une atmosphère absolument surréaliste dont, le visage à demi-masqué par une capuche, le portable à la main, certains écoliers de maintenant se gausseraient : « Oh, les bouffons ! Comment ki m’cause là ! »
« Puis nous posions nos porte-plumes dans la grosse rainure de bois devant nous, nous croisions les bras et nous écoutions. Le texte de la dictée était lu d’une voix sûre et claire, à vitesse mesurée. La mélodie de la phrase se dessinait déjà ; quand la maîtresse reprenait son souffle, nous sentions la virgule ; quand l’intonation baissait, nous sentions venir le point ; s’arrêtait-elle dans sa descente? Un point-virgule. Remontait-elle ? Un point d’exclamation. Bref, nous pénétrions déjà dans le monde nouveau d’un texte inconnu. Nous jugions déjà le style de l’auteur : longueur des phrases, richesse du vocabulaire, souplesse ou rigidité de la pensée ; l’auteur se dévoilait peu à peu. »
C’est étrange, je pense à cet instant à une ancienne institutrice de l’école de Chaponval, non loin de la gare où descendait Vincent Van Gogh. Pour les besoins d’un film commandé par le musée de l’Éducation du Val d’Oise, j’avais repris son évocation de souvenirs avec, en surimpression, les plumes Sergent-Major des écoliers écrivant sur le tableau de la classe 1900 reconstituée : « Tous les matins, c’était calcul, puis tout de suite, la dictée, tous les jours, et naturellement une dictée non préparée … »
Cette enseignante alors nonagénaire était la maman de l’écrivain Philippe Delerm et la grand-mère du chanteur Vincent. Il y a de plus mauvais exemples non ?
Je me souviens effectivement de ces instants de concentration, de tension, d’appréhension également, quand j’écoutais religieusement (adverbe peut-être inapproprié pour un élève de l’école publique!) l’enseignant lire intégralement le texte que nous allions devoir retranscrire en nous appliquant dans l’écriture. Je tentais d’anticiper déjà les éventuelles difficultés à surmonter. Le stress était plus intense encore lors de la dictée faisant office de composition trimestrielle pour le contrôle de nos connaissances.
L’écrivain Daniel Pennac évoque dans Chagrin d’école, cette espèce de jouissance intérieure qui l’envahissait à ce stade de l’exercice :
« Quelles qu’aient été mes terreurs d’enfant à l’approche d’une dictée – et Dieu sait que mes professeurs pratiquaient la dictée comme une razzia de riches dans un quartier pauvre !-, j’ai toujours éprouvé la curiosité de sa première lecture. Toute dictée commence par un mystère : que va-t-on me lire là ? Certaines dictées de mon enfance étaient si belles qu’elles continuaient à fondre en moi comme un bonbon acidulé, longtemps après la note infâmante qu’elles m’avaient pourtant coûtée … »
Laissons Françoise de Oliveira poursuivre son éloge :
« Quand nous reprenions nos plumes, nous étions concentrés, soigneux, intéressés, inquiets, certes, car nous ne connaissions pas tous les mots que nous avions entendus. Mais nous nous mettions au travail, le buvard sous la main, avec sérieux et humilité.
La dictée nous enseignait le passage quasi miraculeux de l’oral à l’écrit, nous donnait donc naturellement le sens de l’abstraction, si difficile à faire naître dans l’esprit d’un enfant. »
Détendons-nous un instant en retrouvant à la pension Muche, Topaze, le maître d’école caricaturé par Pagnol, se promenant au milieu des pupitres :
« Des moutons … Des moutons … étaient en sûreté … dans un parc ; dans un parc. (Il se penche sur l’épaule de l’élève et reprend) Des moutons … moutonss … (L’élève le regarde ahuri) Voyons mon enfant, faites un effort. Je dis moutonsse. Étaient (Il reprend avec finesse) étai-eunnt. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas qu’un moutonne. Il y avait plusieurs moutonsse … »
Par chance pour l’écolier, Ernestine Muche, jolie jeune fille de vingt-deux ans, entre à cet instant dans la classe … Sans atteindre ces excès, il est vrai que, parfois, le maître compatissant trichait un peu en accentuant exprès une liaison, pour nous aider, pour nous faire entendre par quelle lettre tel mot se termine … quoique les z’haricots, ça ne le faisait pas !
Parmi ceux battant en brèche la dictée, certains justement soulèvent le problème de la prononciation, source possible d’erreur.
Vaste débat auquel je ne me mêlerai pas : notre belle langue s’est au cours des siècles artificiellement forgée, en circuit fermé, au sein d’une élite d’un royaume, aristocrates et clercs, salons et poètes, sans aucune relation avec la langue des gens du cru. Est-ce, aujourd’hui, la revanche de ces derniers avec les « c kler et mdr » qui encombrent les textos ?
Je me délecte d’écouter les sermons du Requiem des rois de France d’Eustache du Caurroy, Le Roué (Roy) est mort, vive le Roué Louis ! psalmodiés avec un drôle d’accent picard. Je ne me moque pas, moué je plaide plutôt en faveur, car mon père, tout originaire de cette région qu’il était, il était un bon apôtre de l’Éducation Nationale !
Au temps de mon école communale en Pays de Bray, je savais débusquer (à moins que je fus séduit) les pièges tendus par la langue chantante d’enseignantes méridionales. C’est l’occasion de rendre hommage à mademoiselle Perségol, native de Sainte-Énimie dans les gorges du Tarn, et à madame Ricard, douce enseignante du Lot-et-Garonne. Où sont-elles passées mes belles maîtresses de l’école de jadis ?
Il me revient en mémoire un casse-tête infernal posé par mon père, oui le picard, lors d’une composition. Je dus mâchouiller l’extrémité de mon porte-plume, je dus raturer plusieurs fois avant de mettre ce que je pensais être l’orthographe exacte de assujetti, on m’avait tellement prescrit d’écrire le mot le plus simplement possible quand on ne savait pas … que je me résolus à ne mettre qu’un seul t. Y avait-il pour compliquer la chose, un accord à effectuer avec un sujet ou un complément d’objet direct placé avant ? Je ne sais plus mais je dus me satisfaire de la note de seize sur vingt. Car oui, en ce temps-là, une faute coûtait quatre points sur vingt attribués, et cinq fautes valaient la bulle ou … une auréole pour saint François pour les élèves du Sacré-Cœur !
Une panique similaire à celle évoquée par Cavanna, encore lui, dans son essai Mignonne, allons voir si la rose … titre poétique emprunté au premier vers de l’Ode à Cassandre de Ronsard.
« Quand, à l’horizon du cours de français, se lève pour la première fois, nuage lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l’auxiliaire « avoir », l’enfant comprend que ses belles années sont à jamais enfuies et que sa vie sera désormais un combat féroce et déloyal des éléments acharnés à sa perte.
L’apparition, dans une phrase que l’on croyait innocente, du perfide participe passé déclenche, chez l’adulte le plus coriace, une épouvante que le fil des ans n’atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d’avance de son indignité et de l’inutilité du combat, l’infortuné qu’un implacable destin fit naître sur une terre francophone perd ses moyens et commet la faute. À tous les coups. (…)
Pourtant, s’il est une règle où l’on ne peut guère reprocher à la grammaire de pécher contre la logique et la clarté, c’est bien celle-là. (…) Quoi de plus lumineux ? Prenons un exemple : «J’ai mangé la dinde.» Le complément d’objet direct «la dinde» est placé après le verbe. Quand nous lisons «J’ai mangé», jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s’il a l’intention de nous faire part de ce qu’il a mangé. Il a mangé, un point c’est tout! La phrase pourrait s’arrêter là. Donc, nous n’accordons pas «mangé», et avec quoi diable l’accorderions-nous ? Mais voilà ensuite qu’il précise «la dinde». Il a, ce faisant, introduit un complément d’objet direct. Il a mangé QUOI ? La dinde. Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu’elle soit, ne peut plus influencer notre verbe «avoir mangé», qui demeure imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes qu’il en irait de même : «mangé» resterait stoïquement le verbe «manger» conjugué au passé composé. Maintenant, si ce quidam écrit «La dinde ? Je l’ai mangée» ou «La dinde que j’ai mangée», alors là, il commence par nous présenter cette sacrée dinde. Avant même d’apprendre ce qu’il a bien pu lui faire, à la dinde, nous savons qu’il s’agit d’une dinde. Nous ne pou¬vons plus nous dérober. Nous devons accorder,-hé oui. «Mangée» est lié à la dinde (c’est-à-dire à «I’» ou à «que», qui sont les représentants attitrés de la dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que «mangée» n’est plus seulement un élément du verbe «manger» conjugué au passé composé, mais également une espèce d’attribut de la dinde. Comme si nous disions «La dinde EST mangée». »
Bien qu’il se déclarât dépourvu de toute qualité pédagogique, qui sait si les chères têtes blondes n’auraient pas mieux déjoué avec Cavanna les pièges tendus par les participes passés. Quoique celui-ci, avec son esprit « bête et méchant », aime à se souvenir :
« Après la dictée, on fait la correction, et on voit combien on a de fautes. C’est toujours les mêmes qui en ont plein, et des fois des tellement marrantes que ça fait rire la classe quand le maître les oblige à les lire à haute voix. »
Ma maman rapportait parfois une anecdote survenue à l’une des ses anciennes collègues dans son école d’un modeste village du Pays de Caux. Je la soupçonne de l’avoir puisée dans La foire aux cancres de Jean-Charles, un succès de librairie dans les années 1950-60. Peu importe, alors que la maîtresse avait dicté : Les poules étaient sorties du poulailler dès qu’on leur avait ouvert la porte, le petit écolier de la campagne cauchoise écrivit, avec son bon sens paysan, Les poules étaient sorties du poulailler, des cons leur avaient ouvert la porte ! Ça sent le vécu ! Je ne sais pas si l’enseignante argua pour sanctionner l’élève, qu’elle n’avait pas signalé de virgule. La jubilation valait bien sa mansuétude en la circonstance.
Parvenu à l’âge adulte, envers du décor, je passais en position confortable d’infliger à mon tour le supplice de la dictée à mes chers élèves du lycée français de Mexico. Ils étaient péruviens, belges, néerlandais, libanais, suédois et même français, ils étaient enfants d’ambassadeurs, de consuls et de coopérants, ils parlaient couramment au moins quatre langues mais … ils maîtrisaient beaucoup moins bien l’orthographe française. J’y perdis peut-être mes premiers cheveux lors des premières dictées que je leur eus imposées en vue de l’incontournable examen d’entrée en sixième. Je ne pouvais me résoudre à enfiler inexorablement des colliers de zéros à ces enfants attachants et intelligents.
Pennac, semble-t-il, connut pareil phénomène :
« Inutile de m’épuiser en corrections puisque le résultat m’était connu d’avance ! Combien de fois, enfant, ai-je affirmé à mes professeurs ce que mes élèves me répèteraient à leur tour si souvent :
– De toute façon, j’aurai toujours zéro en dictée ! »
Il trouva la parade en improvisant une dictée non préparée, « écho instantané à leur aveu de nullité » :
« Nicolas prétend qu’il aura toujours zéro en orthographe, pour la seule raison qu’il n’a jamais obtenu une autre note. Frédéric, Sami et Véronique partagent son opinion. Le zéro, qui les poursuit depuis leur première dictée, les a rattrapés et avalés. À les entendre, chacun d’eux habite un zéro d’où il ne peut sortir. Ils ne savent pas qu’ils ont la clé dans leur poche.
Pendant que j’imaginais le texte, y distribuant un petit rôle à chacun d’eux, histoire d’émoustiller leur curiosité, je faisais mes comptes grammaticaux : un participe conjugué avec avoir, COD placé derrière ; un présent singulier précédé d’un pronom complément pluriel et d’un pronom relatif sujet ; deux autres participes avec avoir, COD placé devant ; un infinitif précédé d’un pronom complément, etc. »
S’en suivit, la dictée achevée, une correction immédiate collectivement avec un questionnement sur chaque difficulté. Je n’agis pas autrement sans sombrero sur le nez.
« Une fois chacun sorti de son zéro, les dictées devenaient moins nombreuses et plus longues, dictées hebdomadaires et littéraires, dictées signées Hugo, Valéry, Proust, Tournier, Kundera, si belles parfois que nous les apprenions par cœur, comme ce texte de Cohen emprunté au Livre de ma mère … »
Ah, les belles dictées d’antan, tenez, Cavanna, toujours lui :
« La dictée est signée du nom de celui qui l’a écrite, parce qu’il en est très fier et il veut que ça se sache. Je commence à bien les connaître. Il y a M. Victor Hugo, M. Anatole France, M. Alphonse Daudet, M. Pierre Loti, Mme George Sand qui a un prénom d’homme et Mme Colette qui n’a pas de nom de famille, ça doit être une enfant de l’Assistance. Ce sont des écrivains. Ils écrivent des dictées. Ils sont célèbres parce que leurs dictées sont très bonnes, avec des pièges dedans juste ce qu’il faut. »
C’est vrai qu’une fois écrit le nom de l’auteur du texte dicté, au-delà des tourments causés par l’orthographe de certains de ses mots, coulaient en moi, comme une jouissance, la beauté d’une description, d’un portrait, la révélation d’une histoire, en résumé, cette brève confrontation à la vraie littérature.
Ces dictées n’avaient rien à voir avec celles, pour linguistes savants, proposées à la télévision par le populaire Bernard Pivot qui se régalait de les truffer de mots rares ou obsolètes, de règles de grammaire abstruses et d’exceptions équivoques.
Modèle du genre, la dictée, prétendument attribuée à Prosper Mérimée, faisait partie des passe-temps de la cour de Napoléon III. La légende dit que l’empereur aurait fait 75 fautes, l’impératrice Eugénie 62 et Alexandre Dumas fils 24 !
Je retrouve Daniel Pennac, de nombreuses dictées quotidiennes plus tard … :
« Vint la correction secrète du professeur ; la mienne, chez moi, et la remise des copies le lendemain, la note, la fameuse note, histoire de voir la tête que ferait Nicolas en sortant pour la première fois de son zéro. La bouille de Nicolas, de Véronique ou de Sami le jour où ils brisaient la coquille de l’œuf orthographique. Affranchis de la fatalité ! Enfin ! Oh, la charmante éclosion ! »
Je vécus semblable satisfaction et je ne me souviens pas qu’un seul de mes élèves fût victime du traumatisant zéro éliminatoire pour le passage au collège.
C’était moins démagogique que le subterfuge, envisagé plus tard par certaines têtes pensantes de l’éducation nationale, d’être bienveillant avec les fautes dites « d’usage » et de ne pas tenir compte des fautes d’accent. Ceci dit, il faut reconnaître que la barre fatidique éliminatoire de cinq fautes dans certains examens comme le certificat d’études primaires et l’entrée en sixième était probablement excessive. Encore que, lors de mon séjour au Mexique, ayant instauré une fréquente correspondance avec ma grand-mère paysanne, j’eus l’heureuse surprise de découvrir que ma chère aïeule possédait une rédaction et une orthographe irréprochables bien qu’elle eût quitté l’école à douze ans, âge légal alors de la fin de scolarité obligatoire. Comme quoi …
Je m’escrime à vous énumérer les vertus de la dictée, ne faut-il pas que Jean-Paul Sartre, dans Les Mots, me casse la baraque :
« Mon grand-père avait décidé de m’inscrire au lycée Montaigne. Un matin, il m’emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n’avais que le défaut d’être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j’allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l’administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c’était la copie que j’avais remise. On avait attiré son attention sur l’orthographe – « Le lapen çovache ême le ten » (le lapin sauvage aime le thym) – et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant « lapen çovache » ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l’arrêta d’un regard terrible. Il commença par m’accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu’on m’avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur… »
Que Madame de Oliveira ne m’en tienne pas rigueur, je me suis souvent détaché de son pertinent plaidoyer pour citer, en guise d’approbation, quelques écrivains qui rendent avec humour et jubilation aussi hommage à la dictée bien qu’elle leur infligeât quelques souffrances morales (et peut-être même physiques) dans leur enfance. Au vu de leur carrière littéraire, cela s’arrangea bien par la suite.
Permettez-moi encore un soupçon de Cavanna :
« Après la dictée, il y a les questions. Analyse logique, analyse grammaticale, questions sur le sens pour voir si on a bien tout compris ce que l’écrivain a voulu dire et si on a su apprécier comme c’est beau.
Comme dit maman : « Quand on sait lire et écrire, on peut aller partout la tête haute. »
J’ajoute un doigt de Pennac :
« Réactionnaire, la dictée ? Inopérante en tout cas, si elle est pratiquée par un esprit paresseux qui se contente de défalquer des points dans le seul but de décréter un niveau ! Avilissante, la notation ? Certes, quand elle ressemble à cette cérémonie, vue il y a peu à la télévision, d’un professeur rendant leurs copies à ses élèves, chaque devoir lâché devant chaque criminel comme un verdict annoncé, le visage du professeur irradiant la fureur et ses commentaires vouant tous ces bons à rien à l’ignorance définitive et au chômage perpétuel …
… J’ai toujours conçu la dictée comme un rendez-vous complet avec la langue. La langue telle qu’elle sonne, telle qu’elle raconte, telle qu’elle raisonne, la langue telle qu’elle s’écrit et se construit, le sens tel qu’il se précise par l’exercice méticuleux de la correction. Car il n’y a pas d’autre but à la correction d’une dictée que l’accès au sens exact du texte, à l’esprit de la grammaire, à l’ampleur des mots. Si la note doit mesurer quelque chose, c’est la distance parcourue par l’intéressé sur le chemin de cette compréhension. Ici comme en analyse littéraire, il s’agit de passer de la singularité du texte (quelle histoire va-t-on me raconter ?) à l’élucidation du sens (qu’est-ce que tout cela veut dire exactement ?), en transitant par la passion du fonctionnement (comment ça marche ?). »
CQFD ! Madame de Oliveira ne dit rien de différent, dans une optique plus universitaire eu égard à la tribune où son éloge est publié.
« La dictée nous enseignait l’attention et le soin … La dictée nous enseignait la logique … La dictée nous enseignait la confiance … Nous apprenions l’humilité, la sagesse de reconnaître nos faiblesses et le sens de la responsabilité.
La dictée n’était pas une torture subie, c’était un entraînement que nous faisions chaque matin, tels les joggeurs modernes, pour notre bien, pour notre santé intellectuelle. Et elle nous apportait le plaisir du travail bien fait … La dictée était la clé des études réussies. »
Chers lecteurs, un peu cancres avant-hier, ne me vouez pas aux gémonies ! Loin de moi l’idée de vous envoyer au banc du savoir au fond de la classe, près du radiateur.
Avec le secours de quelques pépites littéraires, j’ai surtout souhaité égrener quelques bons souvenirs scolaires de mon enfance à l’encre violette.
œuvre de la plasticienne Sandrine Morsillo dans le cadre d’une exposition Faire l’École
Un inspecteur général fantasque avait, en son temps, suggéré d’effectuer les dictées sur une ardoise afin d’éviter les traces traumatisantes des fautes et des corrections en rouge sur les cahiers. Il ignorait que les mêmes ardoises fleuriraient un jour à la terrasse des brasseries et restaurants.
Vous ne pouvez pas imaginer combien j’ai la tripe qui se noue lorsque je lis : « plat du jour : cabillo sauce normende », « achis parmantier », « ce midi, popiettes de veau » ou « Nos deserts son fait maison » ! C’est presque rédhibitoire (pas facile à écrire ce mot), tant pis pour les profiteroles qui étaient peut-être délicieuses … j’en doute cependant. Les mots ne sont pas seulement des sons, ils possèdent une figure, une silhouette qui en font leur caractère émoustillant ou répugnant en l’exemple.
Il y a quelques années, au bout de ma rue, avait été aménagé un rond-point dit des « Quatres arbres » en référence à la toponymie du lieu-dit inscrit sur le cadastre. Cela dépasse encore mon entendement que des panneaux fussent fabriqués ainsi orthographiés, puis installés impunément à chaque débouché de voie pendant presque un an. Est-ce pour dissiper le doute qu’on baptisa finalement le rond-point du nom de Cassina de Pecchi, une ville de la province de Milan jumelée à la commune ?
Comme tout, métaphoriquement, est question de goût, je vous laisse en compagnie de Philippe Delerm dont les nouvelles pourraient constituer de savoureuses dictées. Dans son propos sur l’amer et le sucré,, il paraitrait que le goût de l’amertume vient avec les années.
Il n’est pas complètement exclu que quelques fautes se cachent malicieusement dans ce billet. Plutôt que me retrancher derrière l’infâme correcteur orthographique, j’en rejette la responsabilité sur le temps de sucrer les fraises qui se rapproche inexorablement !
En sollicitant sa bienveillance, je remercie Françoise de Oliveira de m’avoir permis, à travers son Éloge de la dictée, de croquer quelques madeleines de mon enfance.

Vous pouvez laisser une réponse.
Merci! Merci! Encore un texte qui mériterait d’être distribué dans les écoles! À partir de l’éloge de la dictée de Françoise de Oliveira, vous nous entraînez, comme d’habitude dans une promenade où la nostalgie le dispute à l’humour. Mais comment faites-vous pour avoir si présents à la mémoire tant de textes différents, qui dans leur diversité de ton se complètent au bénéfice d’une langue française que d’aucunes s’acharnent à défigurer? Permettez-moi d’y ajouter cette anecdote récente. J’écoutais à la radio l’interview( comment le dire en français? ) d’un jeune pakistanais, champion junior d’échecs dans son pays, et réfugié à Paris sans papiers, avec son père.Ils ont dormi dans la rue, ont eu faim, ils ne parlaient pas français. Il a éveillé l’attention d’un maître d’échecs et va sans doute obtenir des papiers pour lui et sa famille. Le livre écrit sur son aventure s’appelle’ Un roi clandestin ». Et ce garçon, qui a appris notre langue en deux ans, répondant à une question, avait commencé par dire « des fois » et s’est vite repris: « parfois ». Rien que pour cela, j’achèterai son livre. Merci encore Jean Michel, et bien admirativement
renée
Bravo,
Sans être un intégriste de l’orthographe, j’ai apprécié votre texte et me promets de le relire avec toute l’attention qu’il mérite.
Je partage votre avis sur les dérives que l’on constate partout sur les réseaux numériques, en particulier sur ceux baptisés « sociaux ». Lire certains est devenu un parcours du combattant dans un champ de mines, il faut traduire et interpréter. Le mal s’élève rapidement dans la hiérarchie de ceux qui passent pour des références. Les journalistes et certaines « grandes écoles » sont déjà bien contaminés.
Si le Français est devenu une langue véhiculaire phonétique du type « en(us) », disons le clairement pour que tout le monde puisse communiquer. Croyant innover, les clans poursuivront leur cryptage réseau, comme depuis l’apparition des mots.
Bonjour
Heure matinale que celle de découvrir votre blog, je pratique la calligraphie et la partage avec élèves, supports papier, encre violette et autres, et mes voyages virtuels de recherche d’écritures et de textes m’ont conduite à vous croiser sur la « toile », j’aimerai bien correspondre avec vous si vous le voulez, merci, à bientôt peut-être…
Bonjour, c’est trop beau ! « je vous écrirai certainement mais pas aujourd’hui, il fait trop beau ! » Colette.
L’orthographe, je l’ai sentie, je la sentais, je voyais les mots que je ne connaissais pas et il me semblait qu’ils ne pouvaient s’écrire autrement ! comme quand on voit un tableau si beau que l’on voit ce qu’il y a derrière la peinture ! moi, ce fut l’enfer des mathématiques ! je me souviens de la division que je ne comprenais pas ! et l’entrée du professeur de maths dans la classe, je me suis fait « dessus » et suis resté trempé toute la matinée. Le lendemain, le rutilant professeur de français, nous récite coup sur coup, « ma bohème » d’Arthur Rimbaud et « chanson d’automne » de Paul Verlaine. Il m’a réconcilié avec l’école.. c’est vrai qu’aujourd’hui, professeur de droit,j’autorise (enfin je préviens) que l’on a la possibilité d’écrire « conjoints » en deux mots.