La cuvette de Sapiac
« J’ai la France facile, comme d’autres ont le vin gai ; je l’ai au cœur et sous la semelle de mes godasses. Je suis français, ça n’a pas dépendu de moi et ça n’a jamais été un souci. Ni une obsession. Toujours un bonheur... »
Je fais mien ce passage tiré du Dictionnaire amoureux de la France de Denis Tillinac. En dépit de ses affinités chiraquiennes, j’éprouve de la sympathie pour cet écrivain, journaliste, longtemps directeur de la maison d’édition de la Table Ronde, membre de la Ligue nationale de rugby, prix Roger Nimier, prix Kléber Haedens, grand prix de littérature sportive, autant d’éléments qui l’associent à un autre de la bande des « Hussards », ce cher Antoine Blondin qui avait le Tour de France facile et le vin très gai.
Je le cite encore tandis que je mets le cap sur le sud-ouest : « … Cahors lovée dans une boucle du Lot au creux de ses collines. J’aime beaucoup Cahors, c’est la patrie de Clément Marot et Alfred Roques, un pilier d’anthologie, a porté haut les couleurs du Stade cadurcien. Je l’admirais beaucoup. Il est mort. Marot aussi. Presque tous ceux que j’admire sont morts, j’ai dû venir au monde trop tard… »
Note de la rédaction qui a droit à l’épître, pardon au chapitre, à propos de Marot : il est un homonyme prénommé Alain, encore en vie, ancien rugbyman international briviste, surnommé Caly. Pas de quoi pleurer sinon de rire !
« … Encore le causse jusqu’à Caussade ; ensuite, c’est la plaine. De la gare de Montauban, on aperçoit les tours jaune pâle de la cathédrale et de l’ancien évêché devenu musée Ingres, au bord du Tarn. J’aime Montauban, presque autant que Cahors ; ses briques rosâtres annoncent le Languedoc, c’est un peu de Toulouse en modèle réduit. Je suis toujours aussi heureux d’assister à un match à Sapiac, dans la fameuse cuvette … »
Il y a quelques semaines, alors que je contournais la préfecture du Tarn-et-Garonne, l’envie me prit soudain de m’écarter de l’autoroute A 20, à hauteur du panneau Sapiac, au sud de la ville.
Si vous imaginez que j’envisage de vous faire visiter le musée de Montauban et les peintures de Jean Auguste Dominique Ingres et Antoine Bourdelle, les deux enfants du pays, j’appréhende votre déception. Pour me faire pardonner, je vous confie presque un secret, car beaucoup l’ignorent probablement, que l’académicien André Chamson sauva des exactions nazies la célèbre Joconde et d’autres œuvres du Louvre en les rapatriant au musée Ingres.
Alors que le dit Ingres entretenait une passion pour le violon lorsqu’il abandonnait ses pinceaux, moi, depuis mon enfance, je manifeste un intérêt puéril mais tenace pour les enceintes sportives :
« Magiques comme les phonolithes, les stades restituent sans cesse tout ce que les champions et leurs supporteurs leur ont donné … Les bruits, les parfums, les couleurs des maillots reviennent en mémoire. » J’en ai déjà évoqué certains, ainsi Colombes, le seul stade olympique de France (billet du 6 mai 2008), et les Sauclières, la vieille dame de Béziers (billet du 11 février 2011).
Aujourd’hui, c’est le récapitulatif des résultats sportifs, le dimanche en fin d’après-midi, à la radio et à la télévision, qui resurgit. Au bon temps des poules de huit du championnat de France de rugby, Roger Couderc puis Pierre Salviac (ça rime avec Sapiac) nous informait presque immuablement de l’invincibilité du XV de Montauban dans sa « cuvette de Sapiac ».
Donc, il fallait bien qu’un jour je me fasse une idée plus précise de cette arène mythique du royaume d’Ovalie.
Elle ne serait pas facile à repérer dans le labyrinthe des ruelles sans les pylônes des projecteurs qui se dressent par-dessus les toits. Sapiac est un quartier tranquille de pavillons coquets et de jardins bien entretenus. Il n’y a aucun parking autour du stade, ce qui laisse deviner le trouble causé par la dizaine de milliers de spectateurs déferlant en moyenne pour soutenir les verts et noirs aux grandes heures de l’Union Sportive Montalbanaise.
L’histoire que je vous narre aujourd’hui commence aux environs des belles années mille neuf cent dix lorsque le monde découvrait l’automobile, comme le chantait Charles Trenet dont les randonnées sur la route de Narbonne dans sa superbe Panhard et Levassor le conduisirent justement à … Montauban.
À cette époque, la municipalité tarn-et-garonnaise ne se sent pas concernée par le lancement d’un club de rugby qui recrute essentiellement parmi les militaires et les étudiants de la faculté de théologie protestante, la ville possédant une forte tradition huguenote depuis les guerres de religion.
Les matches se déroulent sur le champ de manœuvres, bientôt repris par l’armée. Le club se porte alors acquéreur d’une carrière en fin d’exploitation, dans le quartier de Sapiac situé dans la partie basse de la ville entre la rivière du Tarn et son affluent le Tescou, une caractéristique géographique essentielle dans la suite de mon propos.
Le nouveau stade accueille son premier match de rugby le 18 octobre 1908. À cette occasion, les joueurs locaux, déjà intraitables à domicile, l’emportent sur leurs voisins Gersois de Auch trois points à zéro, un score de football, on dirait aujourd’hui.
Quelques semaines plus tard, l’USM est sacrée championne des Pyrénées et accède aux phases finales de la compétition de deuxième série, l’équivalent de la Pro D2 actuelle. Elle joue alors son huitième de finale contre le champion du Languedoc, l’US Perpignan. En terre catalane, Montauban se qualifie grâce à un essai de son capitaine Ricard, un nom prédestiné à une troisième mi-temps joyeuse et propice à une mémorable chanson.
Parvenus en finale, les Sapiacains se déplacent inutilement à Montpellier pour affronter le XV de Toulon resté en rade. L’organisateur de la compétition, un nommé Charles Brennus graveur de son métier et secrétaire de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques, décide le report de la finale qui se déroulera, en définitive, à … Montauban. L’USM commence à écrire la légende de la cuvette de Sapiac. En lessivant le « Ercété » (R.C Toulon), elle devient championne de France de seconde série et accède à la première division.
En ce qui me concerne, je me rince l’œil en pénétrant dans l’antre plus que centenaire.
C’est toujours un frisson qui me parcourt quand je découvre un stade, mieux que cela même, car c’est également un vélodrome, une piste ayant été construite en 1907.
En cet après-midi ensoleillé, la vue est pimpante avec le pré tendrement vert exclusivement réservé aux rugbymen, enchâssé dans l’anneau de ciment rose.
Pour être honnête, le bijou réservé à la gente cycliste est bien toc. Il est loin le temps, quarante ans exactement, où la piste accueillit les championnats de France. La mousse la ronge inexorablement dans les parties ombragées. Comme beaucoup de vélodromes en plein air, elle est laissée à l’abandon et sert d’espace privilégié aux publicités des sponsors des rencontres de rugby.
Le surnom de cuvette vient de l’architecture du stade, creusé dans une ancienne carrière. Le niveau de la pelouse est en-dessous du point le plus bas des tribunes, effet accentué par la déclivité de la piste elle-même.
Il provient possiblement aussi d’une raison d’ordre climatique et hydrologique. Le sol argileux et imperméable favorisait les inondations lors des fréquentes crues du Tarn et du Tescou. En 1996, la cuvette justifia plus que jamais son appellation, l’eau montant à hauteur des barres transversales des poteaux de rugby. Sapiac a les pieds au sec depuis la construction récente d’une double porte écluse.
L’état souvent boueux du terrain influença longtemps le style de jeu du club local, plus basé sur la puissance des avants que sur les envolées des lignes arrières. Hasard ou pas, une des gloires de l’USM, Arnaud Marquesuzaa dit le Bison, trois-quarts centre du Racing Club de France, du Football Club de Lourdes et de l’équipe de France qui fit la peau des Springboks en 1958, prit place dans le pack à son arrivée à Montauban.
Toujours est-il que les journalistes usèrent et abusèrent de la métaphore dans leurs dithyrambes pour raconter comment les espoirs des équipes visiteuses (on dit plus volontiers invitées en Ovalie) se noyaient ou prenaient l’eau presque immanquablement dans la fameuse cuvette de Sapiac.
Je m’assieds quelques instants dans la tribune d’honneur. Loin de ma Normandie natale, je n’ai évidemment pas de souvenir personnel se rattachant au lieu. Je tente d’imaginer ce qu’était un dimanche à Sapiac.
Quoi faire de mieux alors qu’exhaler quelques effluves de Sapiac ressentis avec beaucoup de ferveur, de chaleur et même de talent par un ancien petit enfant du cru :
« Ces instants magiques qui d’un rien font un tout !
Je devenais impatient. Je voulais les voir surgir du couloir, pénétrer sur l’onde verte, se passer le ballon, arborer leurs beaux maillots (encore propres) vert et noir, sautiller sur place, faire les mouvements rotatifs des bras, se frapper le poitrail et enfin se réunir en cercle pour la communion d’avant-match.
« Et voici l’équipe de l’USM ! Ouah ! En numéro un : CARDEBAT ! Ouah ! En numéro deux : CABANIER ! … »
Des frissons m’envahissaient, je me retrouvais dans un autre univers. Dans un sanctuaire ?
Il me semblait que le temps stoppait sa course folle, que les nuages s’étaient mis au point mort au dessus de nous pour contempler (avec nous) le miracle, que la foule bruyante devenait un bruissement sourd.
Et puis, l’apparition …
D’abord l’équipe adverse puis venaient nos héros, nos forçats. Les boums des tambours redoublaient d’intensité grâce à la résonance dans la Cuvette.
À côté de moi un grand-père criait à un autre grand-père « Il parait qu’ils sont sortis au Pim’s hier soir. Mon petit-fils les a vus … » Je pensais aussi comme eux que ce n’était pas bien d’aller dans une boîte de nuit la veille d’un match.
Le ballon s’envolait dans le ciel, c’était parti !
Un montalbanais venait de recevoir une poire dans la mêlée. Un seconde ligne à tous les coups (ils ont la tronche à portée pour un pillard d’en face.) … L’arbitre n’a rien vu et ne sanctionne pas. Une rumeur et puis : « L’arbitre au Tescou, L’arbitre au Tescou !!! » Le juron officiel de la Cuvette. Le Tescou étant un petit cours d’eau qui ne passait pas si loin du stade.
Tous en chœur nous braillions, à qui voulait l’entendre, notre conjuration.
Mais Londios allait nous servir un exploit de virtuose. Relançant de ses vingt-deux, il passait un, puis deux, puis trois, puis quatre adversaires sur des crochets tranchants, donnait à un avant qui ouvrait vers l’aile. Notre Piazza aux jambes de feu filait vers l’en-but en suivant la ligne de touche. « ESSAI !!! »
Le stade s’embrasait, j’étais aux anges, le rugby était formidable.
Quelle beauté du geste, le rugby n’était pas qu’un sport, c’était surtout un Art. Les artistes nous avaient comblés. Ils avaient fait honneur à la Cuvette. Le peintre et son tableau, le musicien et son instrument, le joueur de rugby et son ovale, Montauban et ses vert et noir, Robert et sa Cuvette … » (extrait de http://l-effluve-des-mots.over-blog.com/ )
Sapiac, ce nom qui fait clac, sonore comme un cri de guerre, facile à scander, s’est substitué depuis toujours à celui de la ville.
Quant aux injonctions envoyant le « rifiri » au Tescou après chaque décision défavorable aux joueurs locaux, elles trouveraient leur origine dans un match disputé en 1934 entre le régiment des Tirailleurs sénégalais de Montauban et le Train des Équipages de Toulouse. La victoire des militaires du cru (si j’ose dire !) déclencha l’ire des pioupious de la ville rose qui pourchassèrent l’arbitre hors de la cuvette et le baptisèrent dans la rivière voisine.
Référence aux joueurs cités, ce vivant billet date de la grande époque du quinze de Montauban qui brandit en 1967 lou planchot, le fameux bouclier gravé par Charles Brennus, déjà évoqué plus haut, en guise de trophée offert au champion de France.
L’un des gladiateurs sapiacains se prénommait Moïse (Maurière), autant dire que, selon la légende du roi mésopotamien Sargon d’Akkad, il se sauvait régulièrement des eaux de la cuvette.
Longtemps encore, Sapiac fit figure de citadelle imprenable avant qu’au milieu des années 1990, le professionnalisme et son inexorable et effroyable cynisme économique ne modifiassent l’esprit du rugby. Communication oblige, l’U.S Montalbanaise devint le Montauban Tarn-et-Garonne XV (MTG XV).
La petite préfecture provinciale ne pouvait rivaliser avec sa riche voisine toulousaine malgré la vaillance des Sapiacains dans leur cuvette. C’est cette issue dramatique que nous raconte un autre blogueur ( http://www.chroniques-ovales.com/article-la-cuvette-se-fera-fournaise-49168554.html ) :
« Des larmes et du sang À 16 h 25, un horaire que seule une chaine de télévision peut imposer à la sagesse des hommes, dans l’antre de Sapiac, la belle et noble Cuvette qui vit tant d’exploits, se déroulera le dernier acte d’une tragédie insoutenable. Quand l’équipe de Montauban foulera la pelouse, l’émotion sera à son comble. Dans les tribunes populaires et sur le pesage, ce sont des années de mémoire qui défileront dans les yeux des montalbanais, fiers de leur petite préfecture, de cette qualité de vie à nulle autre pareille et de ce maillot « vert et noir » pour la vie. Je connais des joueurs dont le corps se souvient encore et pour toujours, je crois, de ces combats d’antan. Des matches héroïques qu’il fallait livrer au stade toulousain de Rives et Skrela. Le soir, il y avait foule à l’hôpital. Personne ne râlait, la bataille avait été rude et loyale. À Montauban, le pèlerinage de Sapiac est un passage obligé, une pause nécessaire, un rayon de soleil dans une région où il est pourtant particulièrement généreux. C’est le public du Rugby comme on l’aime, simple, populaire, goguenard et chauvin. On ne se change pas ! Quatre-vingt minutes pour couler l’aviron et sortir la tête de l’eau.
Le Tescou n’a pas fait des siennes, c’est le grand dramaturge du championnat qui a décidé il y a fort longtemps de ce final à la « muerte ». L’actualité a ajouté les soubresauts d’un budget qui s’étiole, les hésitations qui deviennent tergiversations, les gestes salvateurs qui se transforment en coups bas. Les protagonistes de ce feuilleton indigne auront leurs places réservées, ils trôneront une dernière fois, pantins impudiques et sans honte qui n’ont d’autres préoccupations que de se montrer encore et toujours là où il faut être vu. Les vrais, les amis de toujours du Rugby, se moqueront bien de ces clowns pathétiques. Ils n’auront d’yeux que pour la terrible bataille qui va laisser une équipe au fond du seau … »
En cette fin d’après-midi d’avril 2010, l’Aviron Bayonnais eut beau ramer dans la cuvette, il ne sortit pas la tête hors de l’eau et … devait plonger dans la division inférieure.
Mais, malgré le maintien sportif acquis sur le pré, MTG XV, en proie à une grave crise financière, dut déposer le bilan. Pire même, le « gendarme financier », la Direction Nationale d’Aide et de Contrôle de Gestion de la Ligue de rugby, lui refusa sa participation au championnat de PRO D2. Les technocrates à la froideur implacable avaient succédé aux dirigeants à l’embonpoint entretenu par le cassoulet radical-socialiste.
La section professionnelle du MTG XV fut alors dissoute. Le club reprit son ancien sigle d’U.S Montauban et redémarra en Fédérale 1, antichambre des deux divisions de l’élite professionnelle.
Cependant, ne soyez pas inquiets, le sortilège de Sapiac subsista toujours et la cuvette continua d’écrire sa légende. En atteste le communiqué laconique sur le site du club en date du dernier week-end :
« À Sapiac : Montauban bat Hendaye par 40 à 0 (mi-temps : 35 à 0)
Temps pluvieux et pelouse détrempée, telles étaient les conditions de jeu de ce nouveau match de Fédérale 1. C’est la raison pour laquelle le lever de rideau des équipes de Nationale B fut délocalisé au Ramierou. Les coéquipiers d’Anthony Biscay vont décider de marquer des essais en ne tentant pas les pénalités. Serge Sergueev sera à la conclusion en force du premier et Eric Tafernaberry, le basque de l’USM prendra l’intervalle pour le deuxième essai. Le troisième essai d’Amédée Domenech naitra sur une action similaire et Julien Larroque se faufilera dans un vrai trou pour le quatrième et enfin Amédée Domenech pour le cinquième. 35 à 0, à la pause. Sur ce terrain très difficile, les « vert et noir » attendront les dernières minutes pour rajouter un dernier essai par Frédéric Urruty. Score final, 40 à 0. L’USM reste leader invaincu de son championnat. »
Souvenirs, souvenirs, on y retrouve un Amédée Domenech, petit-fils de l’illustre Duc, un truculent pilier de la grande école (rugbystique) de Brive.
Les anecdotes fourmillent au sujet du grand-père. Ainsi, lors d’une mémorable rencontre France-Afrique du Sud, à Colombes, en 1961, aux côtés de son compère Roques, le Pépé du Quercy, lors de la première mêlée fantastique (Denis Lalanne en fit un superbe livre), Amédée ferma d’un coup de poing l’œil valide de son adversaire direct Springbok, un certain Pelzer qui était borgne, avant de lui souhaiter « Bonne nuit Monsieur Pelzer » !
Sacré Amédée dont le charisme et la faconde lui ouvrirent par la suite les portes du cinéma (Coplan agent secret), des affaires (propriétaire du Grand Hôtel de Bordeaux à Brive) et de la politique comme président régional du Parti Radical Valoisien.
Je m’égare. Tandis que je quitte les travées de Sapiac, je vous laisse en compagnie des Frères Jacques qui vous chantent les (beaux) dommages collatéraux des joutes d’antan entre Montauban et Perpignan.
C’est ça l’rugby !