Quand le photographe JeanDenis Robert nous alphabétise …

Je commence cette nouvelle histoire de photographies avec la scène de l’arroseur arrosé.

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Bref, je tire le portrait de JeanDenis Robert qui m’a donné rendez-vous devant la galerie An. Girard, dans le quartier de Montparnasse, pour découvrir sa nouvelle exposition Imagesetabécédaire.

Capture d’écran 2013-11-20 à 19.35.50

À vrai dire, mon acte numérique est presque superflu car un autoportrait trône au centre des cimaises.

0-autoportrait

Les plus physionomistes de mes lecteurs s’en souviennent peut-être. Je vous l’avais présenté dans mon billet consacré à la sortie du beau-livre PEOPLE de JeanDenis et du poète Per Sørensen (voir http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/).
Pour être honnête, il se nommait alors Brassaï en clin d’œil (de l’objectif) au grand photographe d’origine hongroise, maître du noir et blanc, à qui la ville de Paris rend hommage, jusqu’en mars, avec l’exposition Brassaï : Pour l’amour de Paris.
Sous la pression de ses amis, JDR a fini par s’identifier au portrait ébouriffant et surréaliste. Il y a un petit air de famille, au moins artistique, non ?
Pour présenter sa nouvelle exposition, je cite en substance quelques éléments de l’avant-propos de PEOPLE que j’eus l’honneur et le bonheur de rédiger. JeanDenis Robert, amoureux de la chine, fouineur de grenier, coureur impénitent des bric-à-brac, met en scène sa collecte d’articles, instruments, ustensiles, outils, colifichets, babioles, bibelots, bricoles, broutilles, troquant leur condition d’objet dérisoire pour le statut plus enviable d’objet d’art.
Ses éléments de langage (artistique), expression à la mode chère à nos politiciens, puisent quelque part à la source de l’humanité. Il semblerait, en effet, que la communication entre les premiers hommes passa probablement par le dessin. Elle perdure avec l’utilisation des pictogrammes notamment dans la signalétique du code de la route.
Notre écriture est alphabétique. Son origine icono-photographique est mystérieuse. A priori, il n’y a pas de rapport entre l’image de la lettre et le son. C’est la différence fondamentale entre l’écriture et le dessin dans notre civilisation occidentale. Lorsque l’émetteur de signe a comme intention de représenter : il dessine ; quand il choisit d’encoder des sons, il écrit.
Fort heureusement, son Hasselblad en bandoulière, Jean-Denis ne prend pas mon jargon linguistique au pied de la lettre. Il ne déroge pas à la fascination que, de tout temps, les abécédaires et les alphabets, véritables histoires sans paroles, ont exercée sur les illustrateurs.
Ainsi, au gré de ses glanes, il met en scène un petit théâtre de mots avec humour, fantaisie, dérision, jubilation, poésie, magie aussi. Il joue avec les lettres et les mots, se joue des mots, crée des mots images, invente des images mots.
Jean-Denis me renvoie à mon enfance lorsque, dans le grenier familial, je feuilletais les vieux albums d’avant-guerre de Benjamin Rabier ou, quand, peu inspiré par la leçon du maître, mon regard s’évadait vers les tableaux didactiques suspendus aux murs.
Rabier commença sa vie professionnelle comme comptable au magasin du Bon Marché à Paris (celui-là même où JDR exposa AZERTYUIOP, l’an dernier !). Mais, très vite, encouragé par le caricaturiste Caran d’Ache, il devint une figure majeure du dessin animalier. Il fut le créateur de la Vache qui rit, et vous ne pouvez pas ignorer son emblématique canard Gédéon. Pour nous alphabétiser et enrichir notre vocabulaire, il réunissait les animaux dans des saynètes savoureuses, aujourd’hui désuètes.
JeanDenis débusque des bibelots de canards et cigale pour illustrer la lettre C. J’affabule peut-être mais La Fontaine aurait aimé la musique même discordante de ces « alpha bêtes ».

RabierAlphabetblog

C

JeanDenis rend hommage aux moines enlumineurs qui, installés dans les scriptoria de leurs abbayes, travaillaient à la plume, notamment sur les initiales ou les lettrines destinées à ouvrir un paragraphe ou un chapitre.

lettreG

G est nul au milieu des mots comme dans sangsue, vingtième, doigt, lis-je en bas de cadre. GaGeure, JeanDenis le rend éléGant !
Il enlumine lui-même, au sens étymologique de mise en lumière, en allumant le F.. !

F

lettre L

J’ai envie d’évoquer Geofroy Tory, également enlumineur à ses débuts, figure incontournable de l’univers du livre à la Renaissance. Imprimeur officiel de François Ier, illustrateur attitré de Du Bellay, créateur de la cédille et de l’apostrophe. Théoricien de la typographie, il eut l’idée de créer des alphabets imaginaires et d’adapter l’anatomie des lettres aux proportions du corps humain dans un remarquable ouvrage poétiquement appelé Le Champ Fleury.
Voici comment ce graphiste avant la lettre expliquait la lettre Q éventuellement sujette à railleries et grivoiserie : « C’est la seule lettre entre toutes les autres qui sort hors de la ligne et la raison est qu’elle n’est jamais écrite sans avoir se joignant un U qu’il va quérir et embrasser par en dessous comme son fidèle compagnon ».
JeanDenis a choisi pour l’illustrer de se saisir d’un élément de son fidèle compagnon de travail, son appareil photographique.

lettre Q

lettre Y

Avec des brindilles et branchages ramassés lors d’une promenade, il nous propose quelques lignes de Y majuscule et minuscule.
Curieux de et dans la nature, Victor Hugo l’était également. Voici ce qu’il écrivit à la suite de voyages dans les Alpes et Pyrénées (1839) :
« En sortant du lac de Genève, le Rhône rencontre la longue muraille du Jura qui le rejette en Savoie jusqu’au lac du Bourget. Là, il trouve une issue et se précipite en France. En deux bonds, il est à Lyon.
Au loin sur les croupes âpres et vertes du Jura les lits jaunes des torrents desséchés dessinaient de toutes parts des Y.
Avez-vous remarqué combien l’Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L’arbre est un Y ; l’embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d’âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y.
Au reste cette observation peut s’étendre à tout ce qui constitue élémentairement l’écriture humaine. Tout ce qui est dans la langue démotique y a été versé par la langue hiératique. L’hiéroglyphe est la racine nécessaire du caractère. Toutes les lettres ont d’abord été des signes et tous les signes ont d’abord été des images.
La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel ; et cela doit être. L’alphabet est une source ... »
À laquelle JeanDenis boit avec délectation.

lettre M

A

Comme le poète Guillaume Apollinaire, par ailleurs maître du calligramme (mot-valise signifiant Belles Lettres), la Seine l’inspire. Devant le musée d’Orsay, il reconnaît les jambages de la lettre M (comme Mirabeau) dans l’architecture du pont Royal. Il joue sur les échelles de plan avec la dame de fer chère à Gustave Eiffel.
Un coup de D et apparaissent Judith, Rachel, Pallas et Argine, les quatre dames d’un jeu de cartes usagé. Escartefigue fendait le cœur de César, la dame de cœur, héroïne biblique coupa la tête de son amant Holopherne.
Une grue de meccano nous envoie en l’R.

D

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lettre Slettre Z

Deux serpents en bois articulés se chauffent, enlacés, sur une pierre au soleil. Des pâtes s’entortillent. Cela me rappelle les potages au vermicelle de mon enfance. J’en buvais d’abord le jus pour ensuite, avec la cuillère, agencer méthodiquement quelques lettres de l’alphabet.

lettre X

X, attention danger ou alors il faut obtenir le code parental des parents. Un subtil jeu d’ombres révèle sur le panneau le regard aguichant d’une femme.
Lorsque la lettre est évidente surgissant dans le paysage, l’artiste l’enjolive par un travail maîtrisé sur la couleur et la matière. C’est le cas du … K :

lettre K

lettre P

Les lettres sont partout, phonétiquement dans une hache, morphologiquement dans une collection de Pulvérisateurs insecticides. Cela me renvoie à mon tournage sur le dessinateur Franck Margerin. Une accumulation de pompes Fly-tox de nos grand-mères tapissait la cage d’escalier du pavillon de banlieue du créateur de Lucien.
Je vous pompe l’air ? Avouez pourtant qu’on jubile de l’infantilisation exercée par JeanDenis.
Chacune de ses lettres éveille de multiples images, suscite des impressions visuelles, sonores, olfactives, exhume des souvenirs.
Tiens, je vous en offre encore une petite dernière, la dernière lettre apparue dans notre alphabet. En effet, bien qu’utilisé depuis le XVIIe siècle, le W n’était pas encore considéré comme lettre à part entière dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1935. Auparavant, les quelques mots en W prenaient place à la fin de la section consacrée à V. On le définissait comme une consonne appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord, employée en français pour écrire des mots empruntés aux langues de ces peuples.
Il me plait de l’évoquer à cause du livre étonnant de Georges Pérec, W ou souvenir d’enfance, une double histoire imaginaire qui commence par un récit à la première personne de Gaspard Winckler avant de laisser brusquement place à une description de la société W dans une île de la Terre de Feu.
Son titre conviendrait bien à la démarche de JeanDenis Robert, notre chercheur de trésors, si le texte ne cachait pas finalement la terrible réalité des camps de concentration.
Pour illustrer le W, JeanDenis a redonné vie à une antique machine à écrire, ancêtre des claviers numériques d’aujourd’hui.

Lettre W

Maintenant que l’on maîtrise correctement l’alphabet, il nous propose des rébus. Amateurs de voyages extrêmes, destination Kaboul et Beyrouth en toute sécurité.

17-Kaboul

18-Beyrouth

Un peu plus abstraitement, dans l’esprit de sa galerie de portraits de PEOPLE, le photographe conjugue des atmosphères. Quelques pièces patinées d’une ménagère sur le beau marbre veiné du château de Nogent-le-Roi (où il exposa) exaltent la passion amoureuse et sa « faim d’Elle ».

23-Faim-delle

5-Embrassons-nous

Parfois même, il n’est pas nécessaire que les mots sortent de la bouche. Ainsi les lèvres écarlates de la fontaine Stravinsky de Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle, à proximité du centre Beaubourg, sont une offrande au baiser.
Embrassons-nous, l’invitation est d’autant plus symbolique qu’en arrière-plan, surgissent des photographies géantes tirées du projet Face 2 Face du « street artist » JR. Il mitrailla des Israéliens et des Palestiniens avant que ceux-ci collent leurs portraits côte à côte sur le mur qui sépare leurs deux pays.
Je pense aux Voyelles de Rimbaud :

« I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes … »

22-Verone-et-Venise

19-Trouville

Abandonnant les lettres et les mots, pas très loin des synesthésies baudelairiennes, JeanDenis Robert nous invite au voyage, le luxe et la volupté de Vérone et Venise.
J’opte, bon sang du normand que je suis ne saurait mentir, pour le calme de Trouville, une station balnéaire qui m’est chère depuis un tournage avec le photographe John Batho sur ses parasols et ses nageuses (voir billet du 16 septembre 2009 Croisière dans la couleur).
JeanDenis l’imagine avec une petite gare comme celle du train électrique de mon enfance installé dans le grenier familial, et une collection de coquillages ayant appartenu à papa Robert, le réalisateur de La Guerre des boutons, la vraie, celle de 1961.
Vous n’allez pas me croire, mais, à cet instant, dans la galerie, entre … Tigibus alias Martin Lartigue (voir billet du 27 septembre 2011).
Cela dit, JeanDenis Robert est de moins en moins le fils de, et trace une route artistique (toujours plus) enchantée, en explorant des voies nouvelles comme le suggère l’ultime cliché de l’exposition.

16-la-Direction

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